L'autoroute 4

cecilep

L'autoroute

Épisode 1 : départ en vacances d’une famille : Martin, le père, Sarah, la mère et Antoine et Émilie, les jumeaux de cinq ans.

Ils s’arrêtent déjeuner dans un relais routier mais au moment du départ, Sarah a disparu et le reste de la famille se retrouve étrangement coincée à l’intérieur du routier : impossible de sortir.

Épisode 2 : la même journée, vécue par Martha, la propriétaire du routier. Elle vit là depuis de nombreuses années et a connu des événements étranges, notamment la disparition, jamais expliquée, de son mari

Épisode 3 : Plusieurs personnes se retrouvent coincées à l’intérieur du restaurant en compagnie de Martin et de ses enfants : il y a Martha, la patronne, Gilles le chef cuisinier et son aide, Claude, et un autre client, un touriste américain, Richard.

La porte n’est pas fermée à clé et pourtant, il est impossible de la franchir. D’autres événements troublants viennent frapper le lieu. On ne peut appeler les secours, il n’y a plus d’électricité, plus de réseau pour les téléphones portables. Ils se retrouvent totalement isolés.

Épisode 4 : Le petit groupe tente de s’organiser à l’intérieur, essaye de ne pas effrayer les enfants. Soudain, Claude disparaît mais on ne tarde pas à le retrouver : il a descellé une fenêtre de la cuisine et gît à l’extérieur, mort.

Martin voudrait sortir mais Richard tente de le dissuader, l’extérieur semble bien hostile.

Épisode 5 : La nuit approche, des bruits sourds se font entendre. Que se passe-t-il à dehors ?

Épisode 6 : La nuit est complètement tombée. Le paysage extérieur semble redevenu normal.

Soudain, une ombre se profile sur le parking…

Épisode 7 : L’ombre se révèle être un homme. Il leur parle à travers la vitrine, leur raconte ce qu’il a vu, plus loin, sur l’autoroute A666 : des dizaines de voitures vidés de leurs occupants, laissées à l’abandon sur les voies de circulation.

On le fait entrer par l’arrière du restaurant, par la fenêtre descellée par Claude, quelques heures plus tôt.

Épisode 8 : Martin, Richard et les enfants vont profiter de la nuit, puisque plus rien ne semble se passer dehors. Martha, Gilles et l’homme, qui se prénomme Paul, décident de rester au restaurant et d’attendre qu’on vienne les chercher.

Sur l’autoroute, le petit groupe découvre un étrange spectacle : les voitures sont là, à l’abandon, il n’y a personne à l’intérieur. Ils décident de marcher jusqu’à la ville la plus proche.

Épisode 9 : Le jour se lève. Martin, Richard et les enfants arrivent dans un petit village où tout est normal. Il ne s’y est rien passé et personne ne s’est rendu compte de rien. Mais la police, elle, est au courant : un phénomène inexpliqué a provoqué la disparition de centaines de personnes sur l’autoroute A666.

Épisode 10 : Martin, Richard et les enfants reviennent au routier. Il n’y a personne et le bâtiment semble abandonné depuis des années…

Episode 1

Personne n’a jamais su ce qui était arrivé ce jour-là.

La police, des enquêteurs privés intéressés par l’appât du gain (certaines familles avaient promis des récompenses à qui apporterait ne serait-ce qu’un début de réponse), des scientifiques, des journalistes s’étaient penchés sur le phénomène et avaient cherché à comprendre mais aucune conclusion n’était venue mettre fin à ces années d’interrogation. Et après vingt ans, je n’espérais plus grand-chose. 

« Le pire c’est de ne pas savoir » entend-on souvent quand une personne disparaît et qu’elle n’est pas retrouvée. Jusqu’à ce jour de juillet, je n’avais jamais réellement réfléchi au sens de cette phrase. Aujourd’hui, je la comprends. Où est Sarah ? Que lui est-il arrivé ce jour-là, à elle et aux centaines d’autres personnes qui n’ont jamais été retrouvées et qui n’ont jamais donné de nouvelles ?  Sont-ils morts (je ne peux me résoudre à accepter cette hypothèse et pourtant, c’est sans doute la plus probable), sont-ils retenus quelque part ? Mais par qui et pourquoi ? Je pense sincèrement que je n’aurai jamais de réponse à mes interrogations. Au début, je l’ai cru mais plus le temps a passé plus mon optimisme a décliné, jusqu’à être réduit à néant.

Je m’appelle Martin, j’ai soixante-deux ans et ma femme a disparu depuis vingt ans.

Les vacances avaient pourtant bien commencé. Les ventes de mon dernier roman avaient été particulièrement bonnes et nous avions décidé de partir trois semaines en vacances sur la Côte d’Azur.

« Antoine, dépêche-toi ou on part sans toi ! m’écriais-je à l’attention de mon fils

Son visage rieur apparut sur le perron. Il portait un sac à dos et tenait, serré dans ses bras, sa peluche favorite, un lapin gris à grandes oreilles roses.

-         On ne peut quand même pas partir sans Anatole ! s’exclama-t-il avec un air scandalisé.

-         Certainement non, Antoine, intervint Sarah en le poussant doucement vers la voiture, mais presse-toi un peu.

Elle l’installa sur le siège, l’attacha et vérifia la ceinture d’Emilie qui, à la différence de son frère, était assise dans la voiture depuis près d’une heure, prête pour le départ.

-         J’ai vérifié les fenêtres, j’ai coupé le gaz, j’ai même débranché le fer à repasser, m’avertit  Sarah en s’installant à l’avant.

Je lui jetais un regard mi-amusé mi-agacé. Elle aimait se moquer de moi et de mes manies ; elle appelait cela des TOCS et devenait folle lorsque je vérifiais pour la cinquième ou sixième fois si les portes étaient bien fermées, le soir, avant de monter dormir.

-On y va ! lançai-je à la cantonade.

La voiture s’engagea dans l’allée du jardin, franchit le portail qui se referma derrière nous (je contins tout juste l’envie irrépressible qui me tenaillait d’aller vérifier par moi-même que les vantaux étaient en effet correctement fermés mais je décidai d’abandonner cette idée en surprenant le regard appuyé que Sarah m’adressa).

La journée s’annonçait radieuse. Le soleil chauffait déjà à travers le pare-brise, le ciel était d’un bleu sans nuage et la circulation particulièrement fluide.

Depuis tout enfant, j’avais toujours aimé les longs voyages en voiture. Je ressentais une sorte d’ivresse de liberté, comme si rien ne pouvait nous arrêter. J’aimais voir les paysages et la végétation changer à mesure que nous nous éloignions de la région parisienne, j’aimais m’arrêter sur les aires d’autoroute et observer autour de moi les autres voyageurs. Je m’imaginais leur vie, leur histoire, leur itinéraire et leur destination.

Au bout de trois heures cependant, les affaires commencèrent à se gâter. Les jumeaux étaient très agités et manifestaient leur agacement par de grands coups de pied dans les sièges. Je jetai un œil à Sarah qui, sans me regarder, répondit à ma question muette :

-Mumm, je suis d’accord, il va falloir s’arrêter.

- Où ?

Sarah pianota sur son I phone (elle était la seule de la famille à être équipée de la sorte. J’éprouvais une intense méfiance à l’égard de ces appareils et, même dans mon métier, j’utilisais encore le bon vieux cahier et le stylo assorti) et déclara :

-         Nous avons le choix…Emilie, arrête de taper dans le fauteuil, s’il te plaît, … Nous sommes sur l’A666, dans cinq kilomètres il y a une aire avec un snack, un MacDo quinze kilomètres après la prochaine sortie ou…tiens, un relais routier dans huit kilomètres !

-         Un relais routier ? Pourquoi pas, cela nous permettra de nous poser plus tranquillement, et pas besoin de station, j’ai encore quasiment le plein. On y va !

Sarah me guida, suivant l’itinéraire sur l’écran de son téléphone, jusqu’à une petite bâtisse blanche entourée d’arbres. Nous nous garâmes sur le parking quasi désert puisque seulement deux autres voitures y étaient stationnées, une grosse familiale rouge portant une immatriculation du nord de la France et une autre, beaucoup plus petite, que j’apprendrai plus tard être une voiture de location.

L’endroit était calme et joli et je me félicitais de ce choix bien agréable en comparaison des aires d’autoroute bondées, bruyantes et impersonnelles. Le parking était gravillonné de cailloux blancs sur lesquels jouait le soleil de midi. Des jardinières de géraniums rouge vif bordaient l’allée qui menait jusqu’au restaurant. Nous étions à moins de cinq cents mètres de l’A666 mais aucun bruit de circulation ne venait troubler la quiétude de l’endroit. Un havre de paix sur la route des vacances.

Tenant les enfants par la main, Sarah me précéda à l’intérieur. Une petite femme d’une soixantaine d’années vint à notre rencontre.

-         Une table pour quatre ? questionna-t-elle

-         Oui, s’il vous plaît. Mais pas trop loin d’une fenêtre si possible, répondit Sarah. Si

j’avais, selon ma femme, des TOCS, elle avait, selon moi, une manie bien étrange qui refaisait surface à chaque voyage en voiture : lorsque nous nous arrêtions, elle voulait toujours garder un œil sur la voiture. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle avait en tête, notre véhicule n’était pas particulièrement luxueux, aucun bagage pouvant attirer l’attention n’était laissé en évidence. Mais chaque fois, elle insistait sur ce point, il fallait qu’elle voit la voiture. On nous installa donc à une table pour quatre, juste devant la grande baie vitrée qui donnait sur l’aire de stationnement.

La salle de restaurant était très simple mais claire et accueillante. La maîtresse des lieux n’avait pas sacrifié le confort de ses clients sur l’autel de la mode et une nappe blanche recouvrait la table ce qui me surprit particulièrement dans ces temps où les restaurants ne s’encombraient plus d’un protocole certes vieillot mais bien agréable.

La même femme nous apporta le menu.

-         Le plat du jour, c’est saucisses-lentilles, prononça-t-elle à voix basse en posant une carafe d’eau sur la table. Et on a un menu enfant, reprit-elle en esquissant un sourire à l’attention des jumeaux, C’est saucisse-frites ou steak-frites, glace et coca ou jus d’orange.

Sarah posa un regard interrogateur sur les enfants :

-         Qu’est-ce que vous préférez ?

Saucisse-coca ! répondirent-ils en chœur. Antoine et Emilie avaient beau être jumeaux, ils ne se ressemblaient pas physiquement. Antoine avait hérité de la chevelure rousse de sa mère et Emilie était brune, comme moi. Leur caractère aussi différait : Antoine, à cinq ans, était encore un bébé, immature, capricieux et enjôleur alors qu’Emilie était étonnamment raisonnable et posée, réfléchissant parfois comme une adulte ce qui ne manquait pas de nous déstabiliser. Par contre, en ce qui concernait les goûts alimentaires, ils étaient semblables en tous points, préférant l’industriel et le chimique au « fait maison », ce qui avait le don de mettre Sarah hors d’elle. Elle avait fini par ne plus préparer de gâteaux, sachant pertinemment que cela ne leur ferait pas plaisir.

-         Et toi ? lui demandai-je

-         Un plat du jour sera parfait.

-         Alors deux plats du jour et deux menus enfant avec saucisse-frites et coca, s’il vous plaît.

-         Parfait, merci, nota la femme avec un sourire de plus en plus avenant.

-         Sympa comme endroit, non ? interrogea Sarah en visitant la salle du regard.

-         Oui, pas mal. On est plus tranquille que sur une aire, répondis-je en parcourant la salle des yeux.

A quelques tables de nous, déjeunait une famille avec quatre enfants. Sans doute les propriétaires de la familiale rouge. Trois filles et un garçon, tous adolescents, monopolisaient la conversation dont des bribes me parvenaient. Il était question de plage, de planche à voile, de barbecues. Le père semblait absent, préoccupé par quelque chose. Il jouait avec la nourriture, la poussant d’un côté puis de l’autre sur l’assiette. Aussitôt mon imagination reprit le dessus et j’essayais de trouver des raisons plausibles à son attitude : des soucis dans son métier, des problèmes d’argent, une dispute avec sa femme… Cette scène, je l’avais vécue moi-même il y avait de nombreuses années lorsque mes parents nous avaient emmenés au restaurant fêter les quinze ans de ma sœur aînée. Mon père, cadre dans une banque, n’avait jamais été un grand bavard mais ce soir-là, il avait battu des records. Ma mère s’en rendait bien évidemment compte et seule Laura, ma sœur, aux anges de s’être vu offrir un ordinateur portable, profitait de la soirée. Le restaurant ressemblait un peu à celui-ci. A la campagne, un cadre tranquille et une cuisine simple.

Finalement, n’y tenant plus, ma mère lui avait demandé ce qu’il se passait et il avait enfin avoué, devant nous trois qui le regardions d’un air ébahi, qu’il avait d’autres enfants et qu’il entretenait une liaison avec une collègue depuis dix ans. Ma mère n’avait pas fait de scandale. Elle avait demandé l’addition et nous étions sortis du restaurant. Puis tout avait changé. Mon père avait quitté la maison, nous ne l’avons pratiquement jamais revu. Il vivait à Paris avec son autre famille, à une vingtaine de kilomètres de notre maison familiale mais en réalité si loin… De temps en temps, un coup de fil ou une visite rapide nous rappelait qu’il était toujours vivant. Mais les ponts avaient été coupés, surtout par ma mère qui n’avait pas supporté d’apprendre qu’on lui avait menti pendant toutes ces années.

Laura avait commencé ses « bêtises » à ce moment-là. Une réaction normale avait dit le psychologue que maman l’avait emmenée consulter. Si l’on peut considérer comme normal le fait de fuguer pendant dix jours, de se faire mettre à la porte du lycée, de traîner avec des voyous notoires. Elle s’était finalement calmée après quelques années de tension et aujourd’hui, menait une vie rangée de conseillère d’orientation dans l’académie de Nancy.

Quant à moi, j’avais été le témoin silencieux du naufrage de ma vie, de ma famille, continuant cependant mon petit bonhomme de chemin sans faire de bruit, ayant bien conscience qu’il ne fallait qu’une toute petite étincelle pour que tout explose définitivement. Je ne souhaitais une adolescence pareille à personne et surtout pas aux quatre jeunes assis à quelques mètres de moi. Ils n’avaient, semble-t-il, rien fait pour mériter un tel cataclysme.

Un peu plus en retrait, non loin de la porte menant à la cuisine, se trouvait un autre homme, seul celui-là. A ses paroles lorsqu’il répondit à la femme qui prenait sa commande, je compris que c’était un touriste, sans doute un Américain, mais je n’eus pas le loisir de lui imaginer une vie : nos plats arrivaient.

-         Saucisse-frites, annonça la femme en déposant les assiettes devant les enfants.

-         On dit quoi ? chuchota Sarah en faisant les gros yeux à l’intention des jumeaux

-         Merci ! s’écrièrent-ils en chœur

-         Les cocas…et vos assiettes madame, monsieur, bon appétit !

Elle s’éloigna d’un pas légèrement traînant et disparut dans la cuisine.

Après quelques bouchées, Antoine se manifesta :

-         J’ai laissé Anatole dans la voiture…

-         Tu n’en as pas besoin pour manger, trancha Sarah

-         Si…

Elle décida alors, devant la mine renfrognée de notre fils de changer de stratégie

-         De toute façon, il dort.

-         Oui, mais je le veux.

-         Antoine, tu nous fatigues, tranchai-je. Tu auras ton lapin tout à l’heure.

-         T’es qu’un bébé ! ricana Emilie

Bravo, en plein dans le mille ! Emilie savait que son frère détestait se faire traiter de bébé et elle avait toujours le chic pour le faire à des moments particulièrement stratégiques. Les lèvres d’Antoine commençaient à trembloter, nous allions avoir le droit à une crise de larmes. La femme du relais avait dû, de loin, assister à la scène car elle s’approcha soudain de notre table.

-         Oh ! Tu as presque fini tes frites, lança-t-elle à l’adresse d’Antoine. Quel grand garçon ! Tu veux une paille pour boire ton coca ?

-         Oh oui, s’exclama-t-il

Je lui jetai un regard reconnaissant et elle s’éloigna pour revenir avec deux pailles rouges qu’elle planta dans les verres des enfants qu’il ne fallut pas prier, cette fois, pour dire merci.

-         En vacances ? demanda-t-elle en s’attardant

-         Oui, répondis-je. On part vers le sud.

-         Ah ! La Côte d’Azur… Cela fait vingt ans que je suis dans la région et que je tiens ce restaurant et je n’y suis jamais allée…

-         Nous non plus. C’est la première fois, précisa Emilie

-         Vous devez avoir beaucoup de monde, c’est une autoroute très passante, questionna Sarah

-         Mumm… Mais elle est assez récente, elle a été inaugurée il y a seulement un an. Avant, les gens empruntaient la nationale qui passe derrière, continua-t-elle en désignant du bras le bois qui couvrait le terrain à l’arrière de la maison. A l’époque, on avait plus de monde, les gens s’arrêtaient davantage dans les relais. Maintenant, ils vont plutôt dans les stations services manger des sandwiches caoutchouteux. Enfin bref, c’est comme ça ! Je vous apporte le dessert ?

-Juste les glaces des enfants et deux cafés, s’il vous plaît.

La salle se vidait tranquillement avec le départ de la famille que j’avais observée tout à l’heure. Tout semblait aller bien pour eux, à présent. Les parents devisaient à voix basse, un sourire aux lèvres. Rien à voir avec ma propre histoire…

A sa table, celui que je supposais être un touriste américain terminait son plat. Il ne semblait pas pressé, sans doute en vacances lui aussi. Derrière le comptoir, la femme qui nous avait accueillis et servis discutait avec un homme, sans doute le cuisinier. Les enfants terminaient tranquillement leur glace et je sirotais mon café. Le calme avant la tempête. Si j’avais su !

- Maman…je veux Anatole ! s’écria soudain Antoine

- Tu peux attendre cinq minutes, non ? On va bientôt partir, lui répondit Sarah.

Devant la moue de notre fils, elle ne put s’empêcher de sourire.

-Allez, venez avec moi tous les deux, reprit-elle en s’adressant aux enfants, on   va aux toilettes avant de partir.

Je les regardais s’éloigner tous les trois, ignorant que, dans quelques minutes, ma vie allait être bouleversée pour toujours.

Lorsqu’ils revinrent, j’étais en train de régler nos repas au comptoir.

               - Tu me passes les clés, me fit Sarah en s’approchant. Je vais ouvrir la voiture, il doit faire une chaleur terrible là-dedans.

Je jetais un œil vers le parking pour constater que la voiture que j’avais garée à l’ombre à notre arrivée était maintenant en plein soleil. Une véritable étuve !

                - Ok, on te rejoint.

Elle sortit du restaurant, me laissant les enfants. Ce fut la dernière fois que je la vis. Sa silhouette, de dos, franchissant la porte vitrée qui fit tinter le carillon placé juste au-dessus. Pas un jour n’est passé depuis sans que je m’interroge : et si j’y avais été à sa place ? Et si elle était sortie avec les enfants ? Je n’ai bien sûr aucune réponse ni aucune raison de m’en vouloir et pourtant, ces questionnements me hantent encore, vingt ans après. La journée était si belle, le soleil si radieux. Comment tout cela a-t-il pu basculer dans le cauchemar en si peu de temps ?

Je tendis ma carte bleue à la femme qui me la rendit en souriant.

         -Je vous souhaite de bonnes vacances. A bientôt peut-être, au revoir les enfants !

               - Merci, bonne fin de journée, lui répondis-je. Vous dites au revoir, les enfants ?

         -Au revoir, firent-ils en chœur, me prenant la main chacun de leur côté.

Dehors, il faisait une chaleur étouffante. Pas un souffle de vent ne venait rafraîchir l’atmosphère. Le reste du voyage allait nous sembler long…

En arrivant près de la voiture, je fus surpris de voir la portière passager ouverte, le sac à main de Sarah posé sur le siège. Aucune trace d’elle.

-         Il est là, Anatole ? questionna Antoine

-         Tiens, fis-je en le lui passant. Il le serra dans ses bras, seule certitude à laquelle il allait pouvoir se raccrocher dans les heures à venir.

Je regardais autour de moi mais Sarah n’était nulle part. Le soleil et la chaleur se faisaient plus intenses. Etait-ce parce que nous venions de passer un long moment dans une salle climatisée, mais je me sentais étourdi, mal à l’aise, à la limite de la suffocation.

-         Où est maman ? demanda Emilie

-         Je ne sais pas, je suppose qu’elle est retournée à l’intérieur, elle a dû oublier quelque chose. Prenant les enfants par la main, je refis le chemin en sens inverse.

Le tintement de la clochette fit lever les yeux de toutes les personnes présentes dans la salle. La femme qui s’était occupée de nous, étonnée, me questionna :

-         Vous avez oublié quelque chose ?

Mes yeux mirent du temps à s’habituer à la relative pénombre de l’intérieur et la climatisation qui me manquait tant il y a quelques minutes me parut un blizzard insupportable. Je n’étais pas bien. Je me sentais comme dans un état second. La femme dut s’en rendre compte car elle me proposa de m’asseoir.

-         Ca va. Il fait très chaud dehors, j’étais un peu étourdi…

Je reprenais peu à peu mes esprits. L’ai était bien plus respirable maintenant.

-         Maman doit être aux toilettes, on va l’attendre, dis-je à l’attention des enfants.

-         Votre femme ? Elle n’est pas là

-         Elle était dehors mais je ne l’ai pas vue sur le parking, elle a dû revenir aux toilettes.

-         Ah ? Je ne l’ai pas vue passer…

Le carillon de la porte d’entrée tinta joyeusement à ce moment précis. Nous nous retournâmes tous vers l’entrée, persuadés d’y voir Sarah. Mais la porte était fermée. Personne n’était entré. Personne n’était sorti.

-         Il y a des fantômes chez vous ? plaisantai-je à l’adresse de la patronne.

Mais son regard terrifié me stoppa net. Elle semblait en proie à une profonde angoisse. Ses mains qui tenaient un torchon se mirent à trembler et le verre qu’elle était en train d’essuyer tomba, se fracassant au sol en mille morceaux. Le bruit sembla la faire réagir et elle se reprit immédiatement.

-         Excusez-moi, je suis maladroite.

Elle se baissa pour ramasser les morceaux. Un homme passa la tête par la porte des cuisines.

-         Un problème, Martha ?

-         Non, j’ai juste fait tomber un verre, rien de grave.

Sa voix cherchait à être enjouée mais on aurait pu y percevoir, si on l’avait bien écoutée, un tremblement, une cassure.

-         Mais que fait votre mère ?

Je commençais à m’agiter, comme si les enfants avaient pu me fournir une réponse.

-         Vous restez là, indiquai je à Antoine et Emilie, je vais voir si maman est aux toilettes.

Sans me poser de question, je pénétrais dans les toilettes des femmes, mais la pièce était vide. Une sourde tension se mit à monter en moi. Mes mâchoires se contractèrent, mon ventre se serra. Où était passée Sarah ?

Je reviens dans la salle, le visage fermé. Les enfants étaient juchés sur les tabourets de bar, jouant avec des porte-clés Orangina, sans doute offerts par la patronne pour les faire patienter.

Le touriste américain était en train de régler son repas. Mon regard fit le tour de la salle de restaurant. Personne. Elle était désespérément vide. Venant de la cuisine, j’entendais un poste de radio qui jouait, en sourdine, une musique d’été. Mon esprit se mit à vagabonder, je ne savais plus que penser, que faire. Je m’assis brusquement sur l’un des tabourets, à côté des enfants. La tête dans les mains, je ne comprenais pas où pouvait être Sarah mais j’étais inquiet. Profondément inquiet.

-Votre porte est fermée, Madame

Je levais les yeux et vit le touriste devant la sortie, tentant, en vain, de faire jouer le loquet de la porte.

- Non, je ne ferme jamais dans la journée, déjà que je n’ai pas beaucoup de clients, je ne voudrais pas les faire fuir ! lui répondit la patronne en s’avançant. Elle essaya à son tour d’ouvrir la porte qui resta absolument immobile. Impossible d’ouvrir. Nous étions prisonniers à l’intérieur.

Épisode 1 : départ en vacances d’une famille : Martin, le père, Sarah, la mère et Antoine et Émilie, les jumeaux de cinq ans.

Ils s’arrêtent déjeuner dans un relais routier mais au moment du départ, Sarah a disparu et le reste de la famille se retrouve étrangement coincée à l’intérieur du routier : impossible de sortir.

Épisode 2 : la même journée, vécue par Martha, la propriétaire du routier. Elle vit là depuis de nombreuses années et a connu des événements étranges, notamment la disparition, jamais expliquée, de son mari

Épisode 3 : Plusieurs personnes se retrouvent coincées à l’intérieur du restaurant en compagnie de Martin et de ses enfants : il y a Martha, la patronne, Gilles le chef cuisinier et son aide, Claude, et un autre client, un touriste américain, Richard.

La porte n’est pas fermée à clé et pourtant, il est impossible de la franchir. D’autres événements troublants viennent frapper le lieu. On ne peut appeler les secours, il n’y a plus d’électricité, plus de réseau pour les téléphones portables. Ils se retrouvent totalement isolés.

Épisode 4 : Le petit groupe tente de s’organiser à l’intérieur, essaye de ne pas effrayer les enfants. Soudain, Claude disparaît mais on ne tarde pas à le retrouver : il a descellé une fenêtre de la cuisine et gît à l’extérieur, mort.

Martin voudrait sortir mais Richard tente de le dissuader, l’extérieur semble bien hostile.

Épisode 5 : La nuit approche, des bruits sourds se font entendre. Que se passe-t-il à dehors ?

Épisode 6 : La nuit est complètement tombée. Le paysage extérieur semble redevenu normal.

Soudain, une ombre se profile sur le parking…

Épisode 7 : L’ombre se révèle être un homme. Il leur parle à travers la vitrine, leur raconte ce qu’il a vu, plus loin, sur l’autoroute A666 : des dizaines de voitures vidés de leurs occupants, laissées à l’abandon sur les voies de circulation.

On le fait entrer par l’arrière du restaurant, par la fenêtre descellée par Claude, quelques heures plus tôt.

Épisode 8 : Martin, Richard et les enfants vont profiter de la nuit, puisque plus rien ne semble se passer dehors. Martha, Gilles et l’homme, qui se prénomme Paul, décident de rester au restaurant et d’attendre qu’on vienne les chercher.

Sur l’autoroute, le petit groupe découvre un étrange spectacle : les voitures sont là, à l’abandon, il n’y a personne à l’intérieur. Ils décident de marcher jusqu’à la ville la plus proche.

Épisode 9 : Le jour se lève. Martin, Richard et les enfants arrivent dans un petit village où tout est normal. Il ne s’y est rien passé et personne ne s’est rendu compte de rien. Mais la police, elle, est au courant : un phénomène inexpliqué a provoqué la disparition de centaines de personnes sur l’autoroute A666.

Épisode 10 : Martin, Richard et les enfants reviennent au routier. Il n’y a personne et le bâtiment semble abandonné depuis des années…

Episode 1

Personne n’a jamais su ce qui était arrivé ce jour-là.

La police, des enquêteurs privés intéressés par l’appât du gain (certaines familles avaient promis des récompenses à qui apporterait ne serait-ce qu’un début de réponse), des scientifiques, des journalistes s’étaient penchés sur le phénomène et avaient cherché à comprendre mais aucune conclusion n’était venue mettre fin à ces années d’interrogation. Et après vingt ans, je n’espérais plus grand-chose. 

« Le pire c’est de ne pas savoir » entend-on souvent quand une personne disparaît et qu’elle n’est pas retrouvée. Jusqu’à ce jour de juillet, je n’avais jamais réellement réfléchi au sens de cette phrase. Aujourd’hui, je la comprends. Où est Sarah ? Que lui est-il arrivé ce jour-là, à elle et aux centaines d’autres personnes qui n’ont jamais été retrouvées et qui n’ont jamais donné de nouvelles ?  Sont-ils morts (je ne peux me résoudre à accepter cette hypothèse et pourtant, c’est sans doute la plus probable), sont-ils retenus quelque part ? Mais par qui et pourquoi ? Je pense sincèrement que je n’aurai jamais de réponse à mes interrogations. Au début, je l’ai cru mais plus le temps a passé plus mon optimisme a décliné, jusqu’à être réduit à néant.

Je m’appelle Martin, j’ai soixante-deux ans et ma femme a disparu depuis vingt ans.

Les vacances avaient pourtant bien commencé. Les ventes de mon dernier roman avaient été particulièrement bonnes et nous avions décidé de partir trois semaines en vacances sur la Côte d’Azur.

« Antoine, dépêche-toi ou on part sans toi ! m’écriais-je à l’attention de mon fils

Son visage rieur apparut sur le perron. Il portait un sac à dos et tenait, serré dans ses bras, sa peluche favorite, un lapin gris à grandes oreilles roses.

-         On ne peut quand même pas partir sans Anatole ! s’exclama-t-il avec un air scandalisé.

-         Certainement non, Antoine, intervint Sarah en le poussant doucement vers la voiture, mais presse-toi un peu.

Elle l’installa sur le siège, l’attacha et vérifia la ceinture d’Emilie qui, à la différence de son frère, était assise dans la voiture depuis près d’une heure, prête pour le départ.

-         J’ai vérifié les fenêtres, j’ai coupé le gaz, j’ai même débranché le fer à repasser, m’avertit  Sarah en s’installant à l’avant.

Je lui jetais un regard mi-amusé mi-agacé. Elle aimait se moquer de moi et de mes manies ; elle appelait cela des TOCS et devenait folle lorsque je vérifiais pour la cinquième ou sixième fois si les portes étaient bien fermées, le soir, avant de monter dormir.

-On y va ! lançai-je à la cantonade.

La voiture s’engagea dans l’allée du jardin, franchit le portail qui se referma derrière nous (je contins tout juste l’envie irrépressible qui me tenaillait d’aller vérifier par moi-même que les vantaux étaient en effet correctement fermés mais je décidai d’abandonner cette idée en surprenant le regard appuyé que Sarah m’adressa).

La journée s’annonçait radieuse. Le soleil chauffait déjà à travers le pare-brise, le ciel était d’un bleu sans nuage et la circulation particulièrement fluide.

Depuis tout enfant, j’avais toujours aimé les longs voyages en voiture. Je ressentais une sorte d’ivresse de liberté, comme si rien ne pouvait nous arrêter. J’aimais voir les paysages et la végétation changer à mesure que nous nous éloignions de la région parisienne, j’aimais m’arrêter sur les aires d’autoroute et observer autour de moi les autres voyageurs. Je m’imaginais leur vie, leur histoire, leur itinéraire et leur destination.

Au bout de trois heures cependant, les affaires commencèrent à se gâter. Les jumeaux étaient très agités et manifestaient leur agacement par de grands coups de pied dans les sièges. Je jetai un œil à Sarah qui, sans me regarder, répondit à ma question muette :

-Mumm, je suis d’accord, il va falloir s’arrêter.

- Où ?

Sarah pianota sur son I phone (elle était la seule de la famille à être équipée de la sorte. J’éprouvais une intense méfiance à l’égard de ces appareils et, même dans mon métier, j’utilisais encore le bon vieux cahier et le stylo assorti) et déclara :

-         Nous avons le choix…Emilie, arrête de taper dans le fauteuil, s’il te plaît, … Nous sommes sur l’A666, dans cinq kilomètres il y a une aire avec un snack, un MacDo quinze kilomètres après la prochaine sortie ou…tiens, un relais routier dans huit kilomètres !

-         Un relais routier ? Pourquoi pas, cela nous permettra de nous poser plus tranquillement, et pas besoin de station, j’ai encore quasiment le plein. On y va !

Sarah me guida, suivant l’itinéraire sur l’écran de son téléphone, jusqu’à une petite bâtisse blanche entourée d’arbres. Nous nous garâmes sur le parking quasi désert puisque seulement deux autres voitures y étaient stationnées, une grosse familiale rouge portant une immatriculation du nord de la France et une autre, beaucoup plus petite, que j’apprendrai plus tard être une voiture de location.

L’endroit était calme et joli et je me félicitais de ce choix bien agréable en comparaison des aires d’autoroute bondées, bruyantes et impersonnelles. Le parking était gravillonné de cailloux blancs sur lesquels jouait le soleil de midi. Des jardinières de géraniums rouge vif bordaient l’allée qui menait jusqu’au restaurant. Nous étions à moins de cinq cents mètres de l’A666 mais aucun bruit de circulation ne venait troubler la quiétude de l’endroit. Un havre de paix sur la route des vacances.

Tenant les enfants par la main, Sarah me précéda à l’intérieur. Une petite femme d’une soixantaine d’années vint à notre rencontre.

-         Une table pour quatre ? questionna-t-elle

-         Oui, s’il vous plaît. Mais pas trop loin d’une fenêtre si possible, répondit Sarah. Si

j’avais, selon ma femme, des TOCS, elle avait, selon moi, une manie bien étrange qui refaisait surface à chaque voyage en voiture : lorsque nous nous arrêtions, elle voulait toujours garder un œil sur la voiture. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle avait en tête, notre véhicule n’était pas particulièrement luxueux, aucun bagage pouvant attirer l’attention n’était laissé en évidence. Mais chaque fois, elle insistait sur ce point, il fallait qu’elle voit la voiture. On nous installa donc à une table pour quatre, juste devant la grande baie vitrée qui donnait sur l’aire de stationnement.

La salle de restaurant était très simple mais claire et accueillante. La maîtresse des lieux n’avait pas sacrifié le confort de ses clients sur l’autel de la mode et une nappe blanche recouvrait la table ce qui me surprit particulièrement dans ces temps où les restaurants ne s’encombraient plus d’un protocole certes vieillot mais bien agréable.

La même femme nous apporta le menu.

-         Le plat du jour, c’est saucisses-lentilles, prononça-t-elle à voix basse en posant une carafe d’eau sur la table. Et on a un menu enfant, reprit-elle en esquissant un sourire à l’attention des jumeaux, C’est saucisse-frites ou steak-frites, glace et coca ou jus d’orange.

Sarah posa un regard interrogateur sur les enfants :

-         Qu’est-ce que vous préférez ?

Saucisse-coca ! répondirent-ils en chœur. Antoine et Emilie avaient beau être jumeaux, ils ne se ressemblaient pas physiquement. Antoine avait hérité de la chevelure rousse de sa mère et Emilie était brune, comme moi. Leur caractère aussi différait : Antoine, à cinq ans, était encore un bébé, immature, capricieux et enjôleur alors qu’Emilie était étonnamment raisonnable et posée, réfléchissant parfois comme une adulte ce qui ne manquait pas de nous déstabiliser. Par contre, en ce qui concernait les goûts alimentaires, ils étaient semblables en tous points, préférant l’industriel et le chimique au « fait maison », ce qui avait le don de mettre Sarah hors d’elle. Elle avait fini par ne plus préparer de gâteaux, sachant pertinemment que cela ne leur ferait pas plaisir.

-         Et toi ? lui demandai-je

-         Un plat du jour sera parfait.

-         Alors deux plats du jour et deux menus enfant avec saucisse-frites et coca, s’il vous plaît.

-         Parfait, merci, nota la femme avec un sourire de plus en plus avenant.

-         Sympa comme endroit, non ? interrogea Sarah en visitant la salle du regard.

-         Oui, pas mal. On est plus tranquille que sur une aire, répondis-je en parcourant la salle des yeux.

A quelques tables de nous, déjeunait une famille avec quatre enfants. Sans doute les propriétaires de la familiale rouge. Trois filles et un garçon, tous adolescents, monopolisaient la conversation dont des bribes me parvenaient. Il était question de plage, de planche à voile, de barbecues. Le père semblait absent, préoccupé par quelque chose. Il jouait avec la nourriture, la poussant d’un côté puis de l’autre sur l’assiette. Aussitôt mon imagination reprit le dessus et j’essayais de trouver des raisons plausibles à son attitude : des soucis dans son métier, des problèmes d’argent, une dispute avec sa femme… Cette scène, je l’avais vécue moi-même il y avait de nombreuses années lorsque mes parents nous avaient emmenés au restaurant fêter les quinze ans de ma sœur aînée. Mon père, cadre dans une banque, n’avait jamais été un grand bavard mais ce soir-là, il avait battu des records. Ma mère s’en rendait bien évidemment compte et seule Laura, ma sœur, aux anges de s’être vu offrir un ordinateur portable, profitait de la soirée. Le restaurant ressemblait un peu à celui-ci. A la campagne, un cadre tranquille et une cuisine simple.

Finalement, n’y tenant plus, ma mère lui avait demandé ce qu’il se passait et il avait enfin avoué, devant nous trois qui le regardions d’un air ébahi, qu’il avait d’autres enfants et qu’il entretenait une liaison avec une collègue depuis dix ans. Ma mère n’avait pas fait de scandale. Elle avait demandé l’addition et nous étions sortis du restaurant. Puis tout avait changé. Mon père avait quitté la maison, nous ne l’avons pratiquement jamais revu. Il vivait à Paris avec son autre famille, à une vingtaine de kilomètres de notre maison familiale mais en réalité si loin… De temps en temps, un coup de fil ou une visite rapide nous rappelait qu’il était toujours vivant. Mais les ponts avaient été coupés, surtout par ma mère qui n’avait pas supporté d’apprendre qu’on lui avait menti pendant toutes ces années.

Laura avait commencé ses « bêtises » à ce moment-là. Une réaction normale avait dit le psychologue que maman l’avait emmenée consulter. Si l’on peut considérer comme normal le fait de fuguer pendant dix jours, de se faire mettre à la porte du lycée, de traîner avec des voyous notoires. Elle s’était finalement calmée après quelques années de tension et aujourd’hui, menait une vie rangée de conseillère d’orientation dans l’académie de Nancy.

Quant à moi, j’avais été le témoin silencieux du naufrage de ma vie, de ma famille, continuant cependant mon petit bonhomme de chemin sans faire de bruit, ayant bien conscience qu’il ne fallait qu’une toute petite étincelle pour que tout explose définitivement. Je ne souhaitais une adolescence pareille à personne et surtout pas aux quatre jeunes assis à quelques mètres de moi. Ils n’avaient, semble-t-il, rien fait pour mériter un tel cataclysme.

Un peu plus en retrait, non loin de la porte menant à la cuisine, se trouvait un autre homme, seul celui-là. A ses paroles lorsqu’il répondit à la femme qui prenait sa commande, je compris que c’était un touriste, sans doute un Américain, mais je n’eus pas le loisir de lui imaginer une vie : nos plats arrivaient.

-         Saucisse-frites, annonça la femme en déposant les assiettes devant les enfants.

-         On dit quoi ? chuchota Sarah en faisant les gros yeux à l’intention des jumeaux

-         Merci ! s’écrièrent-ils en chœur

-         Les cocas…et vos assiettes madame, monsieur, bon appétit !

Elle s’éloigna d’un pas légèrement traînant et disparut dans la cuisine.

Après quelques bouchées, Antoine se manifesta :

-         J’ai laissé Anatole dans la voiture…

-         Tu n’en as pas besoin pour manger, trancha Sarah

-         Si…

Elle décida alors, devant la mine renfrognée de notre fils de changer de stratégie

-         De toute façon, il dort.

-         Oui, mais je le veux.

-         Antoine, tu nous fatigues, tranchai-je. Tu auras ton lapin tout à l’heure.

-         T’es qu’un bébé ! ricana Emilie

Bravo, en plein dans le mille ! Emilie savait que son frère détestait se faire traiter de bébé et elle avait toujours le chic pour le faire à des moments particulièrement stratégiques. Les lèvres d’Antoine commençaient à trembloter, nous allions avoir le droit à une crise de larmes. La femme du relais avait dû, de loin, assister à la scène car elle s’approcha soudain de notre table.

-         Oh ! Tu as presque fini tes frites, lança-t-elle à l’adresse d’Antoine. Quel grand garçon ! Tu veux une paille pour boire ton coca ?

-         Oh oui, s’exclama-t-il

Je lui jetai un regard reconnaissant et elle s’éloigna pour revenir avec deux pailles rouges qu’elle planta dans les verres des enfants qu’il ne fallut pas prier, cette fois, pour dire merci.

-         En vacances ? demanda-t-elle en s’attardant

-         Oui, répondis-je. On part vers le sud.

-         Ah ! La Côte d’Azur… Cela fait vingt ans que je suis dans la région et que je tiens ce restaurant et je n’y suis jamais allée…

-         Nous non plus. C’est la première fois, précisa Emilie

-         Vous devez avoir beaucoup de monde, c’est une autoroute très passante, questionna Sarah

-         Mumm… Mais elle est assez récente, elle a été inaugurée il y a seulement un an. Avant, les gens empruntaient la nationale qui passe derrière, continua-t-elle en désignant du bras le bois qui couvrait le terrain à l’arrière de la maison. A l’époque, on avait plus de monde, les gens s’arrêtaient davantage dans les relais. Maintenant, ils vont plutôt dans les stations services manger des sandwiches caoutchouteux. Enfin bref, c’est comme ça ! Je vous apporte le dessert ?

-Juste les glaces des enfants et deux cafés, s’il vous plaît.

La salle se vidait tranquillement avec le départ de la famille que j’avais observée tout à l’heure. Tout semblait aller bien pour eux, à présent. Les parents devisaient à voix basse, un sourire aux lèvres. Rien à voir avec ma propre histoire…

A sa table, celui que je supposais être un touriste américain terminait son plat. Il ne semblait pas pressé, sans doute en vacances lui aussi. Derrière le comptoir, la femme qui nous avait accueillis et servis discutait avec un homme, sans doute le cuisinier. Les enfants terminaient tranquillement leur glace et je sirotais mon café. Le calme avant la tempête. Si j’avais su !

- Maman…je veux Anatole ! s’écria soudain Antoine

- Tu peux attendre cinq minutes, non ? On va bientôt partir, lui répondit Sarah.

Devant la moue de notre fils, elle ne put s’empêcher de sourire.

-Allez, venez avec moi tous les deux, reprit-elle en s’adressant aux enfants, on   va aux toilettes avant de partir.

Je les regardais s’éloigner tous les trois, ignorant que, dans quelques minutes, ma vie allait être bouleversée pour toujours.

Lorsqu’ils revinrent, j’étais en train de régler nos repas au comptoir.

               - Tu me passes les clés, me fit Sarah en s’approchant. Je vais ouvrir la voiture, il doit faire une chaleur terrible là-dedans.

Je jetais un œil vers le parking pour constater que la voiture que j’avais garée à l’ombre à notre arrivée était maintenant en plein soleil. Une véritable étuve !

                - Ok, on te rejoint.

Elle sortit du restaurant, me laissant les enfants. Ce fut la dernière fois que je la vis. Sa silhouette, de dos, franchissant la porte vitrée qui fit tinter le carillon placé juste au-dessus. Pas un jour n’est passé depuis sans que je m’interroge : et si j’y avais été à sa place ? Et si elle était sortie avec les enfants ? Je n’ai bien sûr aucune réponse ni aucune raison de m’en vouloir et pourtant, ces questionnements me hantent encore, vingt ans après. La journée était si belle, le soleil si radieux. Comment tout cela a-t-il pu basculer dans le cauchemar en si peu de temps ?

Je tendis ma carte bleue à la femme qui me la rendit en souriant.

         -Je vous souhaite de bonnes vacances. A bientôt peut-être, au revoir les enfants !

               - Merci, bonne fin de journée, lui répondis-je. Vous dites au revoir, les enfants ?

         -Au revoir, firent-ils en chœur, me prenant la main chacun de leur côté.

Dehors, il faisait une chaleur étouffante. Pas un souffle de vent ne venait rafraîchir l’atmosphère. Le reste du voyage allait nous sembler long…

En arrivant près de la voiture, je fus surpris de voir la portière passager ouverte, le sac à main de Sarah posé sur le siège. Aucune trace d’elle.

-         Il est là, Anatole ? questionna Antoine

-         Tiens, fis-je en le lui passant. Il le serra dans ses bras, seule certitude à laquelle il allait pouvoir se raccrocher dans les heures à venir.

Je regardais autour de moi mais Sarah n’était nulle part. Le soleil et la chaleur se faisaient plus intenses. Etait-ce parce que nous venions de passer un long moment dans une salle climatisée, mais je me sentais étourdi, mal à l’aise, à la limite de la suffocation.

-         Où est maman ? demanda Emilie

-         Je ne sais pas, je suppose qu’elle est retournée à l’intérieur, elle a dû oublier quelque chose. Prenant les enfants par la main, je refis le chemin en sens inverse.

Le tintement de la clochette fit lever les yeux de toutes les personnes présentes dans la salle. La femme qui s’était occupée de nous, étonnée, me questionna :

-         Vous avez oublié quelque chose ?

Mes yeux mirent du temps à s’habituer à la relative pénombre de l’intérieur et la climatisation qui me manquait tant il y a quelques minutes me parut un blizzard insupportable. Je n’étais pas bien. Je me sentais comme dans un état second. La femme dut s’en rendre compte car elle me proposa de m’asseoir.

-         Ca va. Il fait très chaud dehors, j’étais un peu étourdi…

Je reprenais peu à peu mes esprits. L’ai était bien plus respirable maintenant.

-         Maman doit être aux toilettes, on va l’attendre, dis-je à l’attention des enfants.

-         Votre femme ? Elle n’est pas là

-         Elle était dehors mais je ne l’ai pas vue sur le parking, elle a dû revenir aux toilettes.

-         Ah ? Je ne l’ai pas vue passer…

Le carillon de la porte d’entrée tinta joyeusement à ce moment précis. Nous nous retournâmes tous vers l’entrée, persuadés d’y voir Sarah. Mais la porte était fermée. Personne n’était entré. Personne n’était sorti.

-         Il y a des fantômes chez vous ? plaisantai-je à l’adresse de la patronne.

Mais son regard terrifié me stoppa net. Elle semblait en proie à une profonde angoisse. Ses mains qui tenaient un torchon se mirent à trembler et le verre qu’elle était en train d’essuyer tomba, se fracassant au sol en mille morceaux. Le bruit sembla la faire réagir et elle se reprit immédiatement.

-         Excusez-moi, je suis maladroite.

Elle se baissa pour ramasser les morceaux. Un homme passa la tête par la porte des cuisines.

-         Un problème, Martha ?

-         Non, j’ai juste fait tomber un verre, rien de grave.

Sa voix cherchait à être enjouée mais on aurait pu y percevoir, si on l’avait bien écoutée, un tremblement, une cassure.

-         Mais que fait votre mère ?

Je commençais à m’agiter, comme si les enfants avaient pu me fournir une réponse.

-         Vous restez là, indiquai je à Antoine et Emilie, je vais voir si maman est aux toilettes.

Sans me poser de question, je pénétrais dans les toilettes des femmes, mais la pièce était vide. Une sourde tension se mit à monter en moi. Mes mâchoires se contractèrent, mon ventre se serra. Où était passée Sarah ?

Je reviens dans la salle, le visage fermé. Les enfants étaient juchés sur les tabourets de bar, jouant avec des porte-clés Orangina, sans doute offerts par la patronne pour les faire patienter.

Le touriste américain était en train de régler son repas. Mon regard fit le tour de la salle de restaurant. Personne. Elle était désespérément vide. Venant de la cuisine, j’entendais un poste de radio qui jouait, en sourdine, une musique d’été. Mon esprit se mit à vagabonder, je ne savais plus que penser, que faire. Je m’assis brusquement sur l’un des tabourets, à côté des enfants. La tête dans les mains, je ne comprenais pas où pouvait être Sarah mais j’étais inquiet. Profondément inquiet.

-Votre porte est fermée, Madame

Je levais les yeux et vit le touriste devant la sortie, tentant, en vain, de faire jouer le loquet de la porte.

- Non, je ne ferme jamais dans la journée, déjà que je n’ai pas beaucoup de clients, je ne voudrais pas les faire fuir ! lui répondit la patronne en s’avançant. Elle essaya à son tour d’ouvrir la porte qui resta absolument immobile. Impossible d’ouvrir. Nous étions prisonniers à l’intérieur.

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