L'autre soir au Tabou

Sylvia Herbez

Boris n'avait pas envie de sortir ce jour là. Il avait décidé d'entrer en résistance dès le lever pour ne pas se plier à ce rituel désuet et stérile. Fêter son anniversaire n'a décidément aucun sens et encore moins compte-tenu des circonstances. Mais les lois du système et les conseils insistants de sa bonne avaient eu raison de sa détermination. Boris remontait d'un pas rapide et agacé, en cette fin d'après-midi pluvieuse, la rue Dauphine.

La tête enfoncée dans son vieil imperméable sans forme, les poings serrés au fond des poches, il avançait en rasant les murs, le regard aux niveaux des caniveaux. Quel temps de chien! Et cette foule qu'il faut éviter, contourner, ignorer. Flot continuel de gueules vides et déprimantes croisées à chaque virage! Il sentait monter en lui comme un courant électrique désagréable, une tension continue, nauséabonde. Comment changer d'orientation de raisonnement, inverser la polarité de sa pensée, passer du négatif au positif. Il remit ses souvenirs en marche arrière et consulta ses cours lorsqu'il était élève ingénieur à Centrale. Exercice vain, ennui des calculs.

"Allez Reprends en main ton cœur ton chant tu es vieux le temps passe..." Ce vers d'Aragon lui était venu subitement, instantanément. Il se sentit mieux. Déjà quelques notes de jazz filtraient par le soupirail. Dans sa précipitation, il avait failli dépasser le club. Il leva les yeux. "Enfin arrivé! " soupira-t-il. Sans hésiter, il poussa la porte du Tabou pour s'y engouffrer comme dans le ventre de sa mère.

Déjà l'odeur familière l'enveloppait de son souvenir rassurant. Que de moments uniques à passer les heures, les nuits dans cette cave... Les gestes d'autrefois se répètent. Il accroche son imperméable trempé au porte-manteau déjà encombré, écarte le lourd rideau de velours rouge et entre dans l'antre pacifique du lieu. Ils sont là, autour du piano. Serge aux commandes, le verre de scotch au dessus du clavier, l'accueille de son rituel signe de la main, cigarette fumante. Miles à sa gauche, un sourire accroché à sa trompette, relève la tête. Marcel est de dos mais déjà il lève son verre. Juliette s'avance et lui tend un bouquet de luzerne avant de l'embrasser. "Allez, viens, on t'attendait pour commencer. Tiens, ta trompinette est toujours dans l'étui, prends-la!"

Boris est bien, rassuré. Il saisit l'objet en cuivre, ajuste l'embouchure, trinque en guise de départ. La musique accorde les amis de toujours et commence à virevolter. Jusqu'au petit matin, elle fît des entrechats.

En hommage à Boris Vian dont ce fût l'anniversaire le 10 mars. Il aurait eu 91 ans et n'aurait sans doute pas aimé cela!


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