Le bal des Ardents
My Martin
A l'origine réside la forme de l'eau : l'eau conserve l'information, lorsqu'elle entre en contact avec son environnement. Elle l'encode, elle l'archive.
Parallèlement, les pensées ont une signature électro-magnétique unique. Émises dans l'espace-temps, elles peuvent être enregistrées à distance ; le décodage permet de reconstituer la pensée initiale.
J'ai longtemps cherché, calculé, passé des nuits à réfléchir pour concevoir des circuits, des prototypes. J'ai été près de réussir, j'ai échoué, je ne me suis pas découragé, j'ai persévéré et une nuit dans mon garage...
Les particules des pensées sont dans l'espace, partout et nulle part, hors du temps. Le champ que j'ai créé les attire, les circuits les canalisent, les capturent, les ordonnent. Reliée à l'alambic et aux cuves, la bouteille de verre se remplit d'eau polarisée, goutte à goutte. Lorsqu'elle est pleine, je la retire et renseigne l'étiquette en papier avec le lieu, la date et l'heure.
Je suis ému. Ne me suis-je pas trompé ? Je verse de l'eau sur le ciment et...
L'enfant escalade la paroi rocheuse. Parvenu au sommet, il contemple le paysage majestueux, les hauts sommets enneigés. Il tourne le dos à l'hôtel qui reçoit des célébrités. Il se jette dans le vide. Il vole sans effort, les cheveux au vent, les villages minuscules s'étendent loin sous lui, dans la vallée verte. Comme le décor sur une maquette. Un nuage blanc l'aspire, éléphant aérien. Il s'élève très haut puis décroche, plonge en un piqué vertigineux. Mais il peine à reprendre de l'altitude. Son poids le leste, il évite un sapin, un autre, frôle un mur, le kiosque à musique, la colonnade de l'établissement thermal. Lourd. Des lignes de code défilent.
J'élève la bouteille vers l'ampoule sale qui pend au bout du fil électrique. J'approche mon nez du goulot. Pas d'odeur nette ou des odeurs mêlées, évanescentes.
Humus, terre mouillée, promenade en forêt. Poussière. Parfums de fleurs, prairie, rires. Bord de mer. Sur la plage, il regarde sa femme et ses enfants jouer dans les vagues près du bord. Il ne les rejoint pas, il veille. La petite fille noire en maillot de bain bleu est à la piscine. Dos au mur. Les garçons blancs se moquent d'elle, la harcèlent avec des rires mauvais. La peur se lit dans ses yeux. Elle a les bras pliés, ses poings contre sa bouche.
Le liquide n'est pas homogène, il est trouble, plus dense par endroit. De minuscules bâtonnets noirs évoluent. Test, sélection "haute". Je positionne la bouteille dans l'appareil, sélectionne, phase de capture. Je coupe l'énergie, verse le liquide sur le ciment et...
Jour de fête, buildings, foule dense. Le cortège tourne lentement le coin du boulevard. La voiture est découverte. Applaudissements, drapeaux. Coups de feu.
On toque à la porte. J'éteins vite l'appareil. L'intendant entre. Décharné, cauteleux, mains jointes, yeux mobiles.
-"Bonjour, professeur. Comment allez-vous ?"
-"Bien, ma foi."
-"Vos recherches progressent-elles comme vous le souhaitez ?"
-"Pas aussi vite que je voudrais, mais je suis en bonne voie."
-"Vous avez capté des évènements ?"
-"Des bribes, rien de valable."
-"Je vous dérange, vous étiez en train de travailler ?"
-"Oui, enfin non, j'avais terminé pour aujourd'hui, je rangeais."
-"Vous me montrez ces bribes, s'il vous plaît ?"
J'allume l'appareil. Les codes défilent sur l'écran puis s'arrêtent sur la dernière ligne en sélection "haute", qui n'est pas constituée comme les autres.
L'intendant s'incline et sort.
Le lendemain matin, je reçois une invitation. Une première. Je m'y rends à l'heure convenue, lavé peigné, costume cravate, comme pour un entretien d'embauche. A l'entrée, un garde me remet un masque noir. La galerie est belle comme dans un rêve, éclairée a giorno par des bougies, dont la lumière se reflète à l'infini dans les miroirs. Des serviteurs circulent avec des torches, des plateaux. Brouhaha, foule, les déguisements sont variables, sages ou délirants. Le thème est "La vie sauvage". Cervidés à haute ramure, nymphes aux voiles diaphanes, géants sur des échasses, nains obèses qui roulent, jongleurs, acrobates, pyramides humaines.
Le bruit s'est atténué, les musiciens jouent, une mélodie légère avec accordéons, harpes, vielles. Je suis au milieu de la galerie côté parc. Une porte dérobée s'ouvre, la foule s'écarte, ils font leur entrée : les dirigeants, Styx, son épouse et sœur Sze, ainsi que leur fils Silence. Longilignes, intimidés, ils se tiennent par la main. En justaucorps verts, recouverts d'une infinité de languettes de tissu vaporeux. Divinités de la forêt.
Un murmure de respect parcourt la foule. Le vide se fait autour d'eux. Les musiciens cessent de jouer. Alors un serviteur avec une torche passe derrière les dirigeants, les frôle. Cris. Le costume de Styx s'embrase. Il lève les bras, hurle. Je me jette en avant, le renverse, me roule avec lui sur le sol. La colle des languettes alimente le feu, les flammes s'éteignent, grésillent, reprennent. Fumé, odeur âcre. Les gardes affluent de toutes parts. Ils me relèvent sans ménagement, étendent une couverture sur Styx. Civière. Un cercle étroit se ferme autour des dirigeants, exfiltrés. Affolement. Arme à la main, des gardes énervés questionnent, recherchent le serviteur à la torche.
Des gardes m'encadrent, me prennent sous les épaules, menottes. Ils m'entraînent. Cellule.
Lampes en plein visage, questions, coups. On m'a vu mettre le feu. Je me défends, proteste puis me tais. Cellule. Enfin l'intendant intervient, je suis extrait de ma cellule et conduit dans les appartements privés, auprès de Styx.
-"Il vous demande", murmure l'intendant avec un clin d'œil.
Une vaste pièce au décor somptueux, plafond à caissons. Un bureau ouvragé aux bronzes dorés. A l'écart, une table basse et des fauteuils. Styx m'accueille avec empressement, me prend dans ses bras. Je l'ai vu à la fête, à la télévision, dans les journaux mais de près, il est méconnaissable. Maigre, les yeux cernés, les joues hâves, le teint cireux. Des pansements blancs aux mains.
Sze près de lui. Longs cheveux blonds, taille de guêpe, beauté artificielle. Toute refaite, pas d'âge.
Le jeune Silence, portrait de sa mère, dont il semble le frère. Visage triangulaire, peau laiteuse presque transparente, yeux verts.
Styx me remercie chaleureusement, s'excuse pour les mauvais traitements que j'ai subis, je serai indemnisé. Il me questionne sur ma vie, mes activités.
Il ouvre une porte. Une pièce adjacente où mes appareils ont été transportés, les cuves de stockage, les tuyaux, les câbles. Les écrans sont allumés.
-"Vous avez tous moyens désormais, cher professeur. Nous ne nous quittons plus."
Ma vie a bien changé, en mieux ? Je travaillais dans mon garage, je comptais au plus juste en fin de mois, à partir du 15, maintenant je ne me soucie plus de rien. Styx reçoit des conseillers, des ministres, des ambassadeurs. Il laisse souvent la porte ouverte.
Il vient me voir, "pour se changer les idées", discute, m'interroge pour mes recherches, se fait expliquer des questions techniques.
Mon appartement est contigu au sien. Il m'appelle parfois le soir, je lui fais la lecture, de la poésie, des récits de voyage. Il est très entouré et très seul hors de ses fonctions, à un point que je ne saurais dire. Il est tourmenté par des cauchemars récurrents, il se débat. Une nuit, le l'ai entendu sangloter.
-"Donnez-moi de votre eau."
-"Mon eau ? Elle est polarisée, elle contient des informations, elle..."
-"Donnez-moi de votre eau, je veux dormir, je veux rêver. Comme vous, comme tout le monde. Pas ce sommeil de plomb, lourd comme une tombe. Je suis vidé le matin, plus fatigué que la veille. "
J'argumente, je discute en vain. Je remplis un pichet de mon eau, un verre. Je le lui tends. Il le vide d'un trait, soupire d'aise, s'allonge sur son lit en souriant, yeux fermés. Je m'assieds dans un fauteuil à côté du lit. Je somnole. Il se lève, boit encore plusieurs verres.
Dans la nuit, il se tend, tétanisé, arqué, il repose sur ses talons et sa nuque. Son corps irradie une lumière blanche. Il ouvre la bouche, des volutes denses s'élèvent, s'enroulent, s'étalent en nappes sur le plafond. Dans l'espace, en partie engagées dans sa bouche et sa tête, les images se déploient, se superposent, couleurs chamarrées, conversations, cris, mots inintelligibles.
Deux adolescents -un grand mince, un petit gros- bavardent dans la cour du lycée, près du monument en hommage aux élèves tués pendant la guerre. La cour jouxte une pente raide, puis une cour inférieure. Un jeune surgit, pousse violemment le petit gros, qui dévale la pente en roulant et s'affale sur la cour basse déserte.
Hiver. Il branche la couverture chauffante et va regarder la télévision au rez-de-chaussée. Plus tard, lorsqu'il monte se coucher, il ouvre son lit. Le feu couve, ronfle dans le sommier, le matelas, les braises dévorent l'édredon, la fumée envahit la chambre. La grand-mère téléphone aux secours, le pompier arrose le lit avec sa lance. Le feu a été circonscrit. Les draps brûlés, les couvertures, sont jetés par la fenêtre, dans le jardin à l'arrière de la maison.
Styx boit de l'eau toutes les nuits, plus que de raison. Les images se forment, lourdes, chargées, puisent dans ses souvenirs, expriment ses souffrances et le libèrent. Il dort jusqu'au matin sans médicaments.
Effervescence. Il se prépare, il va s'absenter plusieurs jours pour une visite d'Etat. Bagages bouclés, noria de personnel, ballet d'hélicoptères. Je reste seul avec mes appareils.
Je sors de l'appartement, suis le personnel qui court dans les couloirs, télévision.
La voiture tourne le coin du boulevard, la foule acclame. Drapeaux. Gros plan : Styx, Sze et Silence sourient et saluent de la main. Coups de feu. Le sang gicle. Les sirènes hurlent, les motards ouvrent la route, la voiture file à toute allure vers l'hôpital.
Les images tournent en boucle.
Ils m'ont arrêté tout de suite. L'intendant a fait expertiser mon appareil, retrouvé les images relatives à l'attentat en sélection "haute". J'ai tout fomenté, je suis accusé. Je vais me défendre.
L'intendant assure l'intérim sous le nom de Styx 2. Il connaît bien les dossiers, ses supporters sont nombreux. Tout plutôt que le désordre.
Menotté, je sors du commissariat central. Caméras, journalistes, télévisions du monde entier. Un homme sort un revolver de sa poche et ouvre le feu sur moi à bout portant.
Douleur comme la foudre
l'actualité revue et revisitée par le pouvoir de l'eau, et plusieurs univers se télescopent... je lis jusqu'à la fin, happée par la suite à connaitre... :-) si vous vouliez bien lire mon texte "les crocs de la nuit" je serais contente de savoir ce que vous pensez des différents univers qui le peuplent :-)
· Il y a environ 4 ans ·Maud Garnier