Le baleinier
Caïn Bates
Il y avait dans notre village un baleinier. Il était grand et fort, portait une barbe hirsute et parlait si fort que la terre tremblait en entendant sa voix. Tout le monde l'adorait et il était devenu au fil du temps une légende dans notre région. Très tôt le matin, certains enfants sortaient de leurs lits pour l'accompagner jusqu'à la côte et l'y attendait après l'école pour l'escorter jusqu'à la place du village où il apportait son butin de la journée. Du plus loin que je me souvienne, le soleil ne se levait pas avant qu'il ai atteint le large et, dès que ses pieds s'enfonçaient dans le sable, on entendait les baleines pleurer au loin. Il revenait le plus souvent au crépuscule, le soleil pouvant enfin se coucher dans la mer, loin de sa bête noire, et dinait chaque soir dans une famille différente. N'ayant plus de mère, je ne l'ai jamais invité chez moi, il me faisait bien trop peur. Après le repas, il s'exilait dans la taverne où il buvait un verre par habitant, comme si il leur apportait par ce biais une protection divine. Chaque jour qui passait, son harpon fétiche devenait toujours plus rouge et ses mains toujours plus noires, ses proies toujours plus énormes au fil des mois. Un soir d'hiver, il convia les villageois à venir déguster une de ses prises et distribua la graisse à qui en voulait. C'est ce soir là qu'un pasteur installé depuis peu chez nous fît son apparition. Après avoir béni la viande, il remercia notre Seigneur et le baleinier pour le festin. Ils discutèrent de sa généreuse contribution aux habitants, de son humilité et de ses bonnes actions passées pour rendre la vie de ce village plus paisible.
Quelques jours plus tard, le pasteur convoqua les gens à la messe du midi. Il expliqua qu'il était bon de louer Dieu, qu'il nous apporterai la paix et que nous étions tous ses enfants. Lors de son sermon, il parla de longues minutes du baleinier, des raisons qui font de lui un être mauvais, de ses crimes envers des êtres vivants, de son âme plus noire encore que le sang des baleines qui se déversait dans la mer, du fait qu'il était si rebut qu'il ne participait même pas à la messe. À son retour sur la côte, il ne fût pas accueillit par ses admirateurs, sa marche dans les rues était un ballet de volets qui claquent et d'insultes, de jets de pierres et de crachats. S'arrêtant directement à la taverne, il passa la nuit à boire, enchaînant son rituel encore et encore. Une fois jeté dehors, il arpenta l'allée qui menait sur la jetée, saoul et ravagé, titubant sur les pavés glissant sous la pluie. Une fois sur les falaises, il lança un dernier regard vers le bas et commença à lâcher prise. Je lui tira alors sur la manche, lui rappelant qu'il était jusqu'alors un héros et qu'il ne devait pas finir comme un lâche. C'est toujours plus ivre que chaque jour, il partait en mer à la recherche de nourriture, c'est toujours plus haï qu'il rentrait parmi les siens. Mais un soir, on ne vit pas rentrer le géant, la nuit était tombée depuis des heures mais, aucun navire à l'horizon.
Le village retrouva son calme au fil des jours, le démon n'avait pas remis les pieds dans leur pure cité. Les enfants glorifiaient le pasteur qui, chaque soir, mangeait dans une famille différente. Quand ce fût mon tour de l'accueillir, je lui prépara de la viande de baleine et un peu de pomme de terre. Il mangea sans m'adresser la parole et se mis en route vers la chapelle. Quand, le matin, mes pieds s'enfoncèrent dans le sable, les femmes se mirent à pleurer, les enfants ne bougèrent plus d'un pouce et je pouvais enfin laver le sang sur mes mains dans la mer. Le harpon qui logeait dans le cœur du pasteur était la meilleure vengeance à mon père mort ivre lors d'une tempête.