Le Banquet- Au bonheur des ogres

june

Une scène de banquet gargantuesque, où les corps se font nourriture, et où les mets à profusion sont dévorés ...

Tout le monde s'attable avec délectation, attendant le défilé des mets exquis. La réjouissance se lit sur les lèvres, et elle peut se voir sur les ventres replets des individus. Certains essuient leur menton graisseux avec le coin de la serviette, d'autres se lancent dans des coups de coudes accompagnés de rires étouffés et de regards salaces. Les jeunes femmes feignent de ne pas voir, se murent dans un silence éloquent, et tâtent parfois leurs protubérances sphériques. Elles se demandent même s'il ne s'agit pas de bébés, qui logent tranquillement à l'intérieur. La nourriture fait office de fœtus, en ce qui les concerne. Le poulet arrive sur un plat porté par deux serviteurs ventripotents. Les regards se tournent vers cet objet de convoitise, et quelques sifflements admiratifs sont émis. Les serviteurs déposent prestement le plat et se hâtent de retourner en cuisine. Ils sont en sueur, d'avoir trop couru. Le pauvre poulet, qui jadis pouvait manger à loisir, était maintenant donné en pâture. L'arroseur arrosé. L'huile sublimée sur la peau fait saliver ces êtres gargantuesques, qui n'ont d'yeux que pour cet aliment second. Ils ont déjà mangé des pommes frites, des dindons, des beignets à la crème, et un énorme gâteau au chocolat. Peu importe la chronologie, du moment que ce qui est proposé est à la hauteur. Deux garçonnets rotent à l'unisson, et échangent un regard de complicité. Quelle douce mélodie ! Ils attendent le signal. Le nain arrive alors, se hisse sur la table, aidé d'une main experte. Il fait le tour de quelques visages, et déclare avec raffinement qu'il est temps de manger. Il descend rapidement, avant de se faire engloutir par des bouches avides. Les mains se servent avec dextérité, elles se chamaillent, elles repoussent : « moi d'abord ». Les cuisses se mangent de bon appétit, et d'autres séries de poulets tout aussi appétissants arrivent. Les femmes osent enfin regarder leurs camarades masculins. Elles lissent leurs robes de leurs paumes grasses, et entortillent leurs boucles blondes, brunes, et parfois rousses entre leurs doigts. Elles fixent, soupèsent la marchandise entre deux bouchées. Puis, quand un regard coule vers l'une d'elles, les chipies se mettent à chuchoter avec empressement, en ne quittant pas leur proie des yeux. Un défilé de carcasses trône sur la table, vestiges d'une bataille à peine entamée. Entre temps, les femmes se pincent, comme un jeu. Elles éprouvent leur chair avec amusement. Les serviteurs arrivent, portant cette fois un immense cochon. Ils le posent, et se lèchent les doigts : ils ont mangé beaucoup de gâteaux. Les femmes et les hommes montent sur la table gigantesque. Elle ne croule pas : elle est habituée à recevoir de lourdes charges. Au contraire, elle s'incline. Ils dansent à l'unisson et chipent parfois des raisins, entre les doigts des serviteurs. Les couleurs s'entrelacent et se défont tout aussi rapidement, dans le tourbillon des corps. Les jambes s'agitent frénétiquement, battent la cadence. Certains hommes portent des coupes de vin à leurs bouches, se tapent sur des cuisses qui rebondissent : ils rient de bon cœur, et renversent parfois des amphores. Un pourpre sur du rouge vif. Le rosé des joues ressort. Un accordéoniste au triple menton joue de l'accordéon, assis sur une chaise. Il est agité : il espère séduire la belle Troïska avec sa musique. Laquelle est en train de s'agiter sur la piste improvisée. Ses grands yeux bleus brillent d'un émerveillement troublant, et mettent en valeur ses lèvres charnues, ourlées de rose pâle. Deux nattes blondes pendent le long de sa poitrine. Elle ne les dénoue pas, et se contente de frapper des mains en faisant un tour sur elle-même.

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