Le bas du monde...
yangum
Dans la décharge, tas d'immondices tentaculaire dévoreur de rêves, ils travaillent.
Ils ramassent bouts de ferrailles, caddies usagés, portes de frigos à peu près convenable, ils ramassent pour échanger leur butin ordurier contre leurs centimes quotidiens, ils travaillent pour rallonger leur vie invivable...
Tio et Mina. Et Gustav. Ils se sont allongés...
- Quand partons-nous? Demande Tio, qui a posé sa main dans la main de Mina.
Mina scrute le ciel, comme pour chercher la réponse dans cette immensité bleue, qui ressemble à l'océan. Là haut, se dit-elle, tous les problèmes de la Terre paraissent si insignifiants, si puériles, qu'elle espère y aller, un jour. Qui sait, c'est peut-être par ce moyen qu'ils s'en iraient! Tels des oiseaux, ils voleraient, et puis... Des bateaux glissent lentement sur l'eau au loin, suivis de centaines de mouettes surexcitées, sans que jamais personne ne sache ce qu'ils contiennent.
Des fois, elle et Tio imaginent que... Quelques corbeaux déchiquètent un renard décapité au loin. Leurs croassements qui feraient même gémir même les morts lui font froid dans le dos. Elle observe un peu leurs sautillements frustrés sans rien penser, et replonge son esprit bouillant dans d'autres contemplations...
Une grande maison s'élève vers l'azur...
Elle tourne alors la tête vers Gustav, le chat. De son air sévère, il lui rappelle la nécessité vitale de son travail. Il faut cesser de rêvasser.
Puis, à contre cœur, elle se lève et recommence sa longue tâche monotone. Aujourd'hui, ils ramassent un bien meilleur butin que les autres jours. Un collier à peine cassé, un ordinateur neuf avec quatre touches arrachées, deux portables avec des fissures imperceptibles sur l'écran et un roulement à bille en parfait état. Exceptionnel.
Qu'importe, elle ne croit pas aux signes. Et encore moins à Dieu.
Mina cuisine dans la luxueuse pièce, à la baie vitrée énorme, qui a été construite il y a quelques mois. De là, elle peut voir ses enfants qui rentrent de l'école, ainsi que ses deux fidèles jardiniers qui taillent un massif de fleurs rebelles.
Mina ouvre les yeux en sursaut. Le soleil vient à peine de se lever. Des cris désespérés proviennent de l'extérieur. Elle se lève tout d'un coup, se dégage de ses torchons qui lui servent de couverture et s'habille d'une loque, jadis tunique. Lorsqu'elle passe l'ouverture sans porte de sa maison en tôle, elle voit un monde agglutiné en pleur devant une femme qui sanglote, accroupie devant une couverture blanche tachée de sang, dont dépasse un pied livide.
Des singes jouent près de là sans se soucier du malheur des hommes.
- Ils m'ont pris mon enfant... Dit-elle en un râle très faible, au rythme lent, qui paraît sortir de la bouche d'un mort. Ils lui ont coupé les mains...
Cette femme, c'est la mère d'Ali, l'enfant albinos, celui qui a une mère.
- Mais quels... c'est..., fait-elle inutilement. La femme inspire et expire péniblement. Son visage n'a rien d'humain. La bouche entr'ouverte, son regard reptilien et inexpressif donnent peur. Cette peur infondée qu'on a devant un fou qui divague.
Mina aime bien Ali. Un jour, alors qu'elle était gravement malade et incapable de bouger, il lui avait apporté un peu de poisson, pêché par Tio sur une rivière désormais asséchée par les exploitations des blancs. C'était comme ça d'ailleurs qu'elle avait rencontré ce dernier. Une fois, il lui avait même montré une source secrète d'eau potable qui pouvait seulement approvisionner deux personnes pendant quelques semaines, et il avait choisi de le faire avec elle.
Quelques jours plus tard l'eau n'était plus transparente, et ils l'ont abandonné.
Tout à coup la mère lève la tête, et ses yeux tournent sur leurs orbite avec un air de dégénéré. Elle hurle, bouge et convulse.
- Monstres! Ali... Reviens!!! Là, sa voix s'était brisée. Elle regardait le linceul d'un œil glauque. Puis la mère sans fils chantonna une petite comptine de leur village, debout, calme de nouveau.
On voyait souvent des scènes comme celles ci dans leur pays. Que ça soit pour de la drogue, de l'alcool, la justice, l'argent, la jalousie, les affronts entre gangs, leurs balles perdues, ou encore pour le pouvoir, ça finissait toujours avec un voile blanc taché de rouge et des habits tout noirs.
- Ali... gémit la pauvre femme. Elle perdra sûrement la tête, comme beaucoup de gens.
Certaines personnes, des sorciers, des superstitieux, croient que le corps des albinos porte bonheur. Ils les tuent, les découpent et vendent leurs morceaux au marché noir.
Aujourd'hui ils ont emporté les mains d'Ali.
Tio rentre de son travail. Il salue les jardiniers Oman et Haidar, qui s'obstinent à réparer la fontaine de la terrasse qui fuit.
Tio sort de sa rêverie, Mina lui a parlé.
- Heu, quoi? Fit-il décontenancé. Il épluche les détails du paysage tout en écoutant.
- Je te demandais... Es-tu prêt pour partir? Je crois qu'on peut nous en aller d'ici.
- Nous? Tu... Comment? Un arbre étirait ses branches nues sur le ciel, cachant une montagne rocheuse escarpée et laide, parmi tant d'autres qui parsemaient la région. La montagne devait être honteuse d'offrir un si minable spectacle à ses voisins les hommes.
- Exactement. Nous. Moi. Quant à comment, j'ai trouvé douze pièces de monnaie par terre. Un vrai coup de chance! Tu sais, quand le père à Walid a fait tomber tout un sac rempli de pièces volées par terre, eh bien il n'a pas dû toutes les ramasser. Et depuis qu'il est mort du SIDA et que Walid s'est suicidé, pas besoin de les leur rendre.
- Je suis sûre, que, maintenant, c'est assez pour payer des places sur un bateau. J'avais des doutes, peut-être que trois, ça ne suffisait pas. Mais maintenant, avec douze euros ! Je ne m'y connais pas trop en prix de bateau, mais là ça devrait être bon.
- Et puis, la carriole où l'on transportera nos bagages est finie. J'ai même mis un toit pour la pluie, au cas ou il y en aurait pendant le petit trajet. Et elle est assez petite pour l'emmener dans le bateau.
- Oh!!! Je ne m'y attendais pas, ça! La carriole, tu m'avais dis que ça ne serait pas avant un mois... Je... Je sais pas trop, c'est si soudain...
Et les oiseaux absents rendent encore plus lugubre la décharge déjà hideuse et étouffante. Tout doute disparaît de son esprit.
- Alors, tu es d'accord? dit Mina (Il voit une pierre tombale qui s'affaisse au loin).
- Oui.
Mina a fini de cuisiner son plat de viande. Les enfants sont dans leurs chambres, à faire leurs devoirs, et elle entend son époux qui pousse la porte.
Tio, Mina, petite sœur et Gustav traversent les rues des riches, pensifs, tirant la carriole remplie d'objets hétéroclites. Comme elle le voulait. Sans aucun regard pour ces gens, pauvres idiots, qui se tourmentent pour la moindre égratignure à leur masque d'argent. Ceux là les regardent, dégoûtés, en cachant ostensiblement les yeux de leurs enfants, à la seule vue de leurs vêtements déchirés.
Et dignes. Droits. Têtes hautes. C'est ainsi qu'ils parviennent à un bateau, le plus gros. Là, ils voient un homme, grand, au regard perçant, à qui ils adressent la parole.
- Monsieur, on voudrait... Une vieille dame blanche la bouscule et l'insulte dans une langue qu'elle ne comprend pas. Sûrement raciste.
L'homme jette un regard noir à celle-ci et s'apprête à l'apostropher. Puis elle lui montre un papier et il se tait. Sûrement raciste et influente. Puis, quand elle disparaît derrière le sas auquel mène la passerelle, Mina reprend, un peu ébranlée.
- On voudrait donc monter dans le bateau, là, l'informe-t-elle d'une voix ferme.
- Oh... Il la regarde, sale et mal habillée et avec ses tristes cernes, d'un air désolé. Et... Tu as ton billet? Je ne le vois pas...
- Non, mais j'ai ça. Elle montre ses précieux petits sous jaunes.
Le jeune homme prend les pièces avec un léger froncement de sourcil.
- Alors? Est-ce que ça suffit?
Il les dévisage, tous les deux. Il regarde leurs chaussures, puis leurs pantalon, puis leurs chemises, puis leurs visages émaciés. À côté de lui, une femme qui contrôle comme lui les billets le regarde d'un air gêné. Tout d'un coup, une lueur s'allume dans ses yeux.
Fugace, mais visible.
- Tiens, dit-il en lui rendant ses pièces, et en surveillant que personne ne les regarde. Monte.
Mina, avant de demander aux enfants de se mettre à table, regarde vers la mer, immense. Peut être que cet homme y est toujours. Cette homme qui l'a tant aidé, un des seuls à lui avoir tendu la main juste pour aider, avec grandeur d'âme. Une boule se noue dans la gorge. « Arrête! » se dit-elle.
« Arrête! ». Mais rien n'y fait, elle voit toujours son visage, une ombre qui n'a plus sa place dans ce bas monde depuis déjà des années.
*
Le bateau s'ébranle. Mina regarde au loin à travers le hublot de la cabine fermée à clé. Un regard satisfait, elle tremble de joie. Tio aussi. Une grande vague s'écrase sur la coque et fait onduler les cordages à peine visibles depuis cet endroit. Le voyage se passe très bien. Tout les matins, l'homme qui les avait fait monter se lève. Il partage ensuite le petit déjeuner au départ destiné pour lui seul avec ses protégés, puis va travailler. Il repasse très brièvement le midi pour distribuer le repas, et revient le soir avec un bon dîner et des friandises. Certaines personnes issus d'une vie luxueuse, prennent ça comme une expérience lamentable. Enfermés dans une cabine. D'autres, comme eux, issus d'une vie lamentable, le prennent comme une expérience luxueuse.
L'homme leur a même appris à lire. Ils dévorent toute inscription disponible dans la cabine.
Puis, vers la fin du voyage, pendant quelques minutes, ils entendent des voix près de la cabine, chuchotées.
- J'ai remarqué ton petit manège, vicieux, dit une voix féminine qu'ils ne connaissent pas. À rapporter des friandises le soir, toi qui es diabétique, et à revenir en douce à midi apporter de la nourriture volée. Tu fais du commerce d'enfant, que tu caches dans ta cabine?
- Quoi?? Mais, pour qui tu te prends? Je ne fais pas du trafic d'enfants! Je les aide à s'en sortir! À m'insulter comme ça, tu...
- Ne t'inquiète pas, je me fous de ces sales pauvres. Mais il me suffit d'un petit mot anonyme pour t'envoyer en taule. Alors... Tu devrais faire tout ce que je te dis de faire, à mon avis.
La femme a un petit rire malsain. Tu ne serais pas tenté par un petit vol chez le capitaine? Il rit une autre fois.
- Idiote. Tu crois que je ne suis pas au courant pour ton petit trafic de cocaïne? Que je ne sais pas que tu as rendu cocu la sœur de ce même capitaine? Que...
- Tu... La voix avait pris un aspect haineux. S'ensuivit un long silence brisé par un faible « qu'est-ce que tu fais? »
Elle se rappelle comment ils avaient ensuite réussis leurs vies.
Après avoir débarqué, elle avait travaillé dans une fabrique de vêtement. Là, les fabricants lui avaient décelé très tôt son don pour la couture. À partir des torchons destinés à sécher les mains des ouvriers, elle réussissait à confectionner des chemises délicates, pures et belles. À partir de tissus, elle arrivait à faire des robes. Des robes divines. Ils eurent l'idée de lui donner une feuille et un crayon. Et elle devînt styliste. Mina la styliste.
Les oiseaux migrateurs forment des V au loin, et les goélands réapparaissent lentement dans le champs de vision du hublot. Un coup de feu fait éclater le dôme de paix de l'Océan, qui renaît pourtant très vite.
Tio, lui, avait travaillé dans une troupe de comédiens ambulants. Et il avait un don, lui aussi. Le premier jour, il s'était trompé de sens, et poussé par les artistes qui croyaient qu'il faisait partie du spectacle, avait débouché sur scène, et il avait improvisé. Depuis, il avait fait partie intégrante des numéros. À chaque fois, on hurlait ''Tio, Tio, Tio! Tio, Tio, Tio!''
Et il les faisait tous rire, et il les faisait tous pleurer, et il les faisait tous halluciner. Il fut connu d'abord dans la capitale. Puis dans le pays, et on le vit même dans certaines revues étrangères.
Si bien qu'il fut repéré par une troupe de théâtre américaine, puis repéré par un réalisateur. Un qui était connu. Puis, il fut repéré par le monde. Tio l'acteur.
En haut de la ville, sur la décharge, tous les enfants pensent à Tio, Mina, Petite Sœur et leur chat, qui ont réussi à quitter ce lieu, malgré un avenir incertain.
Quant à Petite Sœur, elle choisit comme nom Angela Liberté. Elle apprit de multiples langues grâce à son immense réseau de connaissance. Grâce à ça, elle devint interprète (avec l'aide médiatique de Mina et Tio) et, à la suite d'une traduction importante à la télévision, une émission détecta son potentiel commercial. Elle l'embaucha, ce qui lui valu un grand pouvoir médiatique, dont elle se servit pour améliorer les conditions des pauvres de son pays, et aussi pour s'émanciper de cette entreprise, trop possessive.
Et le chat Gustav participa à chacune de ses transmissions, jusqu'à sa disparition à vingt-et-un ans!
Le bateau s'arrête lentement. Après dix jours de voyage, il accoste à la capitale. Mina se lève, doucement, et traverse avec Tio la salle des machines bruyante qui leur servait d'abri depuis que la femme avait tué l'homme. Elle est heureuse et horrifiée de partir. Du bateau, de sa ville natale, de tout en fait. Elle descend la passerelle, souriante et livide, devant cette ville tentaculaire grouillante de vie et harmonieuse. Pas de décharge où les pauvres travaillent, pas de quartiers blancs racistes. Quoique. Mais de toute façon, elle ne retournera pas à son ancienne vie.
Mina souriait. Tio s'était précipité sur elle en la voyant courbée, et il l'avait réconforté à sa façon, maladroite, en mettant le couvert et en la faisant rire de ses grimaces.
Elle n'était pas seule, et elle était heureuse.
Merci beaucoup Alice! Et P'tichoco aussi!
· Il y a presque 12 ans ·Tu me diras sur le forum quel passage t'a embrouillé? Pour savoir comment le modifier.
C'est vrai que j'ai fait un copié-collé à partir d'Open Office, donc du coup il y a des erreurs de mise en page: il y a plusieurs tiret pendant qu'une seule personne parle, donc on a l'impression que c'est un discours entre deux personnes, alors que c'est une seule tirade. Mais j'ai la flemme de modifier, parce que je suis un tas de viande qui pense qu'à dormir.
yangum
Je suis fan de toi ! Non, sérieusement, j'aime beaucoup !
· Il y a presque 12 ans ·bleupanda
J'aime bien ton texte. Il est bien écrit et, même si je m'attendais à cette fin, tu l'as bien écrite. A un moment je me suis un peu perdu dans l'histoire mais j'ai vite repris le fil. Enfin bref continue comme ça.
· Il y a presque 12 ans ·ptichoco