Le brouillard

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La plaine, répétition à l'infini de la morosité. On se désespère de l'absence du vertige des reliefs, du néant des ruisseaux bouillonnants qui se fracassent sur les rochers, du manque de conifères assourdis par les hululements spectraux d'un hibou. Seules quelques fermes viennent ici et là mettre un terme à ce manque d'altitude.

Pourtant, quand le brouillard se levait sur ce désert, la peur envahissait cette fausse apparence de tranquillité. On se réfugiait au coin du feu à qui on confiait des légendes, alimenté du crottin d'un troupeau qui paissait dans les champs les plus pouilleux. Il arrivait encore que l'on sacrifiât une bête, en souvenir de croyances d'un autre âge. Le curé de la paroisse, par pragmatisme, fermait les yeux, pourvu que ses ouailles fréquentent la messe dominicale. Bien que personne n'osât sortir, on savait qu'ils étaient là. Le vent qui s'engouffrait dans le conduit laissait entendre des bruissements qui d'habitude en étaient vierges.

Le vagabond qui arpentait la campagne n'en avait cure. Depuis des années, il avait fait fi de toutes les étrangetés, de toutes les horreurs de l'inhumanité et de toutes les croyances que l'on propageait par imbécillité ou par ignorance. Alors, pénétrer dans cet inconnu vaporeux ne l'effrayait guère. Il déchanta vite. Après deux heures de pérégrination, il retomba sur ses pieds. Il reconnut, sans aucun doute possible, la trace de ses semelles cramponnées.

Au bout d'une journée à errer sans repaire, il aperçut le contour fantomatique d'un toit de tuiles. Il était habitué à ce que l'on l'éconduise. Souvent, il avait essuyé des tirs de chevrotine. Avant de frapper à la porte, il entendit clairement des pleurs accompagnés de supplications. Dans son dos, des craquements se firent entendre. En se retournant, il crut percevoir des formes qui mirent un terme à sa croyance que son environnement était dépourvu de la moindre élévation. Allez savoir pourquoi : il lui revint en tête « La Grande Peur dans la montagne » de Ramuz.

Après deux jours et deux nuits d'enfermement qui donnèrent envie de massacrer l'ancêtre qui n'avait eu de cesse de radoter la même phrase dans un charabia que personne ne comprenait, un rayon de soleil parvint enfin à traverser les carreaux crasseux. Tel un bathyscaphe qui refait surface, il fallut encore compter plusieurs heures avant d'oser reprendre contact avec l'extérieur. Au pied de l'entrée gisait un cadavre. Un médecin et la maréchaussée furent dépêchés sur place. On conclut à un arrêt cardiaque, sans pouvoir expliquer la terre qui envahissait ses bronches.

Il se passa deux saisons où l'on reprit les activités culturales. En son for intérieur, chacun priait, malgré la dureté des travaux de fenaison et la soif qui asséchait les gosiers, que le ciel soit à jamais estival et clément. Mais, l'automne revint. En souvenir du dernier événement, par précaution, on se hâta de procéder au labourage, au cas où l'on aurait à se claquemurer.

C'est aux alentours de la Toussaint que le brouillard revint hanter la plaine. Le vieux était mort la semaine précédente. On ne put compter sur lui pour savoir si, de mémoire d'homme, on avait déjà connu une telle opacité. On en vint au bout de quinze jours à ne plus être capable de se repérer sur le calendrier. Les veillées au coin de l'âtre devinrent interminables.

C'est un groupe de chariots qui pénétra le premier dans le hameau, des ferrailleurs tsiganes que l'on acceptait de recevoir pour la simple curiosité d'avoir quelques nouvelles du monde. Il fut plus simple de tous les accuser pour le meurtre des sept membres de la maisonnée.

Cela fait désormais plusieurs décennies que le lieu est abandonné. Jamais depuis la disparition de la forêt Charbonnière on avait vu un arbre en ces lieux dédiés au blé. Ils ont repris leurs droits. À perte de vue, ce ne sont plus que taillis, futaies et broussailles. Par le plus grand des mystères, le brouillard n'a jamais réapparu.

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