Le Bruit des Sabres
Nathan Noirh
Camp – Volant ~ Corps de troupes qu'on déplaçait rapidement, spécialement pour observer l'ennemi et pour faire des incursions sur son territoire. Camp installé sommairement pour une courte durée par une troupe ou un groupe de campeurs en déplacement. (Par métonymie) (Familier) Nomade vivant en campement mobile.
Clac. Clac. Clac.
L'appartenance. Si l'on y réfléchit bien, c'est le mot qui gouverne toutes les mécaniques de notre société. Vous aurez beau prendre pour référence la pyramide de Maslow, le concept d'appartenance est celui qui domine réellement les autres. À l'école tout d'abord, nous vous apprenons à construire un groupe, à se faire des amis, à faire des travaux collectifs. Durant votre adolescence, on vous apprend à faire partie d'une communauté partageant les mêmes plaisirs et envies que vous. Lorsque vous passez un entretien d'embauche, les questions de management d'autres que vous, de travail collectif et de communication interne vous sont posées. On vous apprends que vivre seul n'est pas bon, parler seul non plus d'ailleurs. Votre vie entière se déroule constamment dans un combat contre la solitude. La vie dans un complexe civilisé et urbain nous a poussé les uns vers les autres. Il faut plus d'une personne pour qu'une manifestation ait lieu et que vous soyez entendus. La grande majorité des sports nécessitent un partenaire. Le principe même du sport réside dans l'adversité, contre vous même ou contre une équipe. Un policier ne peut assurer l'ordre seul. Un président a besoin d'un conseil de ministres. Un dentiste est toujours accompagné d'un assistant. Je ne remets pas en couse l'utilité d'avoir un partenaire, un ami, un collègue de travail, une personne sans qui votre travail ne serait pas réalisable. La communauté nous a pris en otage. Nous ne pouvons pas vivre de désirs solitaires, d'envies éphémère sans avoir à en informer notre prochain. Nous ne pouvons pas être seul autant que nous le voudrions.
Clac. Clac. Clac. (Nous avons encore un peu de temps)
Il y a quelques années, une jeune femme de mon quartier était portée disparue par sa famille. Il y a eu de nombreuses affiches dans les rues, des policiers sont venus poser des questions, les voisins ont même menés leur propre enquête. L'appartement de la jeune fille en question avait été forcé, fouillé, sondé. Suite à quoi, l'éternelle bande jaune interdisant d'entrer a fait son apparition en travers la porte. La jeune femme avait tout simplement disparue, laisse parents et amis sans nouvelles. Ce n'est qu'après plusieurs semaines, remarquant que le chat de la jeune femme se portait toujours bien et ne semblait pas souffrir d'insuffisance alimentaire (même si un chat, c'est un chat, et que n'importe quel chat peut se débrouiller), qu'une autre enquête a été menée. Et la conclusion a été la suivante : la jeune femme s'était aménagée un sous-sol secret, où même l'œil le plus averti n'aurait pu trouver l'accès dans son appartement. Elle ne cherchait pas à se cacher de quelqu'un, d'un ex devenu trop violent ou d'un éventuel cambrioleur. Elle cherchait à se cacher d'une société devenue beaucoup trop spectatrice de sa vie. Internet, la télé, la radio, les voitures, les trahisons, les faux amis, les fausses confidences, les vraies peines, les vrais attentats. Vous pouvez appeler cela de l'agoraphobie ou de l'anxiété sociale, la peur ou le refus d'y adhérer était présent. Cette jeune femme a donc décidé d'emmagasiner des provisions, de construire un abri, et d'y vivre en parfaite solitude. Seulement la société n'a pas appréciée. Après l'avoir délogé de son bunker, la société la conduite en observation médicale afin de procéder à un premier diagnostic évident : Va-t-elle faire du mal à son entourage ou risque t-elle de se faire du mal ? Un comportement de la sorte ne pouvant se résoudre qu'avec la présence et les questions ambiguë d'un psychologue commis d'office, la conclusion a été la suivante : Mademoiselle est dépressive et souffre d'une instabilité affective et émotionnelle importante, ses capacités actuelles ne lui permettent donc de vivre sans surveillance. Il lui a donc fallu du repos et de nombreux cachets afin de combattre cette morosité galopante, de préférence dans un endroit surveillé et adapté à sa condition, entourée d'autres personnes éprouvant la même souffrance qu'elle.
Clac. Clac. Clac. (- Quelqu'un peut-il regarder dehors ?)
L'histoire de la jeune femme qui voulait vivre seule, et celle de la société qui ne l'a pas laissé faire. Ce n'est pas l'enseignement que je veux vous montrer. Posez-vous la question suivante : pourquoi la jeune femme n'est-elle pas plutôt partie de chez elle, vers un endroit non civilisé ? L'appartenance. Pourquoi devrait-elle quitter sa propriété ? Sa maison ? L'endroit où elle a peut-être grandi ? Pourquoi devrions-nous quitter la société afin de ne pas être réprimandé pour vouloir le faire ? Parce que malgré nous, la société fait partie de nous. Depuis que nous sommes nés, nous apprenons à vivre dans une société soudée, complexe, sécurisée, informée, collective. Nous n'apprenons pas à vivre, nous apprenons à vivre avec les autres. Nous souhaitons nous en aller mais nous sommes dépendants d'elle. C'est comme une mère qui nous aime et nous déteste, nous ne pouvons nous résoudre à la quitter. C'est une mère dure, froide, mais bienveillante.
Elle est devenue au fil des siècles notre pire ennemie. Nous sommes notre pire ennemi. La majorité des cruautés et des actes ignobles de l'humanité ont été causés par un humain évident : l'humain en société. L'homme est mauvais pour l'homme. A force de vivre en groupe et de devoir systématiquement justifier sa vie, il devient comme une bête qui ne peut plus se sauver. J'ai toujours aimé l'histoire de l'Enfant Sauvage de Victor Aveyron. Je ne pense pas qu'une personne ayant vécu toute son existence seule, retirée de la société, possède des envies de meurtres, de torture ou encore des concepts tels que le fanatisme, la persécution ou l'envie d'asservir les autres. N'est-ce pas la plus belle preuve de notre propre échec ?
Clac. Clac. Clac. (Fermez les fenêtres)
En 2061, le Bruit des Sabres est omniprésent. À chaque action contraire aux principes de la société, nous les entendons. À chaque contestation, rixe et malentendu fortuit des concitoyens, ils viennent. Nous ne les voyons jamais, à part ceux qui ne sont justement plus là pour le raconter. Le Bruit des Sabres. C'est un claquement continu, répétitif, rythmé et froid, une vague qui s'écrase indéfiniment. Clac. Clac. Clac. Dans cette société du futur, le Bruit des Sabres était l'accomplissement ultime d'une communauté parfaite, sans violences et sans affection. Là où le mauvais poussait les hommes à s'opposer aux lois et aux règlements, le bon poussait les hommes à se défier et à s'opposer aux autres hommes. Des valeurs aussi futiles que la Haine ou l'Amour ont été supprimées et oubliées. Nous allons devoir arrêter cette réunion. Très vite.
Clac. Clac. Clac. Le Bruit des Sabres. Clac. Clac. Clac. La mort peut sans doute paraître douce lorsque l'on vit dans la peur et la répression constante. Mais l'homme reste un homme, il préfère l'amertume à la douceur. Nous devons trouver le moyen de renverser ce bruit assourdissant, cette maladie noire. Clac. Clac. Clac. Le Bruit des Sabres. Clac. Clac. Clac. Et au-dessus de cette symphonie macabre jouée par un orchestre invisible de la terreur, il y aura toujours cette même mélodie. Clac. Clac. Clac. Nous devons partir ! Il va arriver d'une minute à l'autre.
Clac. Clac. Clac.
Le Bruit des Sabres arrive.
Fin du Chapitre 1.