Le cabaret

lzarama

Jane est à l’entrée du théâtre. C’est un peu moche, un peu miteux. Elle s’est déjà maquillée comme on lui a demandé, elle a passé son collant et son justaucorps noirs, sous sa parka. Elle a l’impression de ne plus se ressembler. La veille, elle a coupé ses longs cheveux blonds. Un chorégraphe lui a conseillé d’accentuer ce vague air de ressemblance qu’elle a avec Twiggy ou Jean Seberg, elle ne sait plus, pariant que ça marcherait mieux. A côté d’elle, il y a une personne assise sur un tabouret, le visage baissé, entrain de se ronger l’ongle du pouce. Jane n’arrive pas à voir si c’est un homme ou une femme. Peu importe. D’un seul coup, une porte s’ouvre et deux silhouettes surgissent. Elle ne les distingue pas vraiment, aveuglée par une lumière violente dans leurs dos. Elle voit juste deux corps, un rondouillard plutôt petit et derrière lui, un géant à la carcasse impressionnante. Elle remarque le visage de la personne assise à côté d’elle se tourner vers les arrivants. Un courant d’air traverse le hall sombre et humide et vient caresser la nuque de Jane. Elle frissonne. Quelqu’un appuie sur un interrupteur et tout s’éclaire. Jane n’a le temps de rien que le petit rondouillard lui explique en quelques mots ce qu’elle doit faire, là où il faut aller. Elle ne comprend pas bien tout, il parle très vite cet abruti à l’haleine dégueulasse, mais elle donne le change comme elle en a l’habitude. Elle s’engouffre là d’où ils viennent et ne remarque pas qu’elle est suivie. Pourtant, Jules est derrière elle.

Il n’est pas comme Jane, il n’a pas l’habitude, il a juste entendu parler de la revue de ce cabaret et il y a tenté sa chance. Il sait qu’il a un beau brin de voix. Il a répété des semaines pour faire cette surprise à Julie. Le patron des lieux est un ami d’ami. Il l’a auditionné un soir vite fait et a accepté sans broncher pour un soir sa prestation. Jules aurait toutefois préféré ne pas avoir besoin de se grimer.

Jules suit cette fille au corps de liane et ils arrivent dans une petite loge sale qui pue. Elle ne fait pas attention à lui, pose ses affaires, ôte sa parka et commence à s’étirer dans tous les sens. L’espace est exigu mais elle ne se gêne pas pour s’échauffer comme s’il n’était pas là. Il trouve que malgré le corps incroyable qu’elle, elle est moins belle que Julie. Elles sont toutes moins belles que Julie. Mais tout de même, s’il était resté femme, il aurait bien aimé ressembler un peu à ça. A une grande danseuse blonde dégingandée.

Jane finit ses étirements et sort de son sac sa paire de claquettes. C’est la première fois qu’elle travaille ici et on lui a demandé un truc bizarre : accompagner un amateur dans un numéro de chant et de claquettes. C’est un titre extrait de « Chantons sous la pluie », un truc mièvre qui dit « You were meant for me ». Sa mère adore cette comédie musicale. Elle a peut-être un peu accepté pour ça. Mais surtout parce qu’on lui a proposé un engagement. Elle en a assez du bar, les clients ne l’amusent plus. Elle s’étonne un peu que la personne à ses côtés, un homme apparemment, reste toujours immobile.

La porte de la loge s’entrouvre et la grande carcasse de tout à l’heure les prévient, baragouinant entre l’anglais et l’allemand, qu’ils passeront les premiers, dans trente minutes. Jane soupire, se rassoit et commence à grignoter sa barre protéinée, son dîner de ce soir. Jules fixe son reflet dans le miroir piqueté, jetant des œillades timides à la grande gigue. Elle n’a pas l’air d’avoir compris que le numéro, ils vont le faire ensemble. Ou alors, elle s’en fout. Il la regarde ronger son goûter, petit écureuil blond hirsute malpoli. Elle est tout l’inverse de Julie. Julie est douce, affable, attentive, ouverte. Il a failli se trahir hier, tout lui dévoiler, il ne tenait presque plus mais il a résisté, il préfère attendre ce soir, lui faire cette incroyable surprise. Il l’imagine étonnée, souriante, émue.

Il se ressaisit et commence à chercher son costume sur le portant. Il le trouve, se dit qu’il va être trop grand et cherche un coin pour se changer, en vain. Jane voit bien qu’il est mal à l’aise et parce qu’elle n’est pas si vache, elle se retourne. Jules ôte ses habits prudemment, stratégiquement pour se dénuder le moins possible en même temps. Il enfile le pantalon en douceur, une jambe puis l’autre, comme pour ne pas abîmer ce précieux corps. Puis la chemise, la veste. C’est un peu grand, oui, mais pas tant que ça.

Mais il manque les chaussures ! Il panique tout à coup, Jane le remarque. Il se met à gesticuler, bégayant presque: « Les chaussures, les chaussures, où sont-elles ? ». On tape à la porte, c’est bientôt à eux. Jane se met à regarder partout. Elle a compris que cette personne désespérée, à la recherche de ses claquettes, c’est son partenaire. Il lui faut ces chaussures ! Pas de chaussures, pas de numéro. Pas de numéro, pas d’engagement. Jules panique, l’absence de cette paire de claquettes est la bombe qui fait exploser toutes ses angoisses. Il se rue dans le couloir et pieds nus, retourne vers le hall du théâtre. Il entend des voix puis aperçoit la file d’attente qui gonfle doucement. Soudain, il voit Julie ! Belle, souriante, radieuse dans sa plus jolie robe de dentelle crème, celle qu’ils préfèrent tous les deux. Elle rit, renverse la tête, passe une main dans ses cheveux et bavarde avec un homme, un géant. Jules reconnaît l’assistant du régisseur. Il déchire son billet, Jules s’enfonce dans un recoin sombre. Le géant propose à Julie de l’accompagner jusqu’à son siège et il l’entend lui demander :

« Hans ?? Avec un s ou un z ? Ah oui, bien sûr, un s, vous êtes allemand ! »

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