Le canal du midi a Toulouse

Laure Verschuere

Une fois de trop !

Marchant le long du canal, Hallil, quatorze ans se promenait plus qu’il ne se dirigeait vers un but précis. Il n’était que seize heures et vu que tous ses potes étaient plus ou moins parqués chez eux pour la préparation du réveillon de Noël, en famille, il était là, lui, seul dehors, glandant le long des berges enneigées du Canal du Midi. Rageant sur son mp3 oublié dans sa chambre, il n’arrivait pas à se concentrer ni sur un quelconque chant d’oiseau frigorifié, ni sur les remouds des eaux glacées, et encore moins sur le bruit des pas de promeneurs inexistants. Rien n’avait décidé de venir divertir ses pensées moroses à l’idée de réveillonner pour la deuxième fois consécutive avec son père et son petit frère, seuls tous les trois, au cinquième étage de leur appartement des Balmettes, espérant le retour de celle qui les faisait tant rire. Avant. Incapable de sourire. Incapable de se réjouir. Il n’arrivait plus à résister pas à cette colère qui l’envahissait, et qui l’ensevelissait dans cette souffrance d’un manque irréparable, qui certains jours plus que d’autres, l’étreignait jusqu’à l’étouffer de douleur. En ce milieu d’après midi d’hiver tout blanc, il jurait contre cette vile fatalité, qui sous la forme d’une brutale rupture d’anévrisme, banale pour certains, lui avait arraché sa mère en ce cruel 21 Décembre 2007, l’emprisonnant à jamais dans cette tristesse accentuée certains jours de l’année ‘dits’ de joie. Les premiers pas de Nophel, ses premiers mots, leurs anniversaires, le sien surtout, la nouvelle année, et Noël, oui, Noël aussi...

- Maman… Murmura-t-il avant que ses oreilles ne lui fassent mal.

Après une journée à son travail de nettoyage industriel, Georges fatigué et fourbu se rentrait chez lui, non sans avoir pris le temps de s’arrêter à Maxi-Toys récupérer sa commande de jouets soigneusement emballé et étiqueté par les hôtesses, qu’il lui faudrait glisser sous le sapin cette nuit. Perdu dans les chansons de bonheur et d’allégresse que diffusait la radio « vieillotte » de sa voiture, il prenait soin d’être vigilant pour rentrer en un seul morceau chez lui. Bien décidé à ne pas être en retard pour le vin chaud prévu avec ses voisins de quartier dans la salle de l’ancienne cantine attenante à leur maison, il continuait à rouler avec prudence sur la route enneigée. Et, guidé par le peu de noir visible sur la RD 120 qui rejoignait la rue Saint Paul juste avant de tourner sur le quai pour rejoindre la grande rue centrale via le canal du midi, la Renault de Georges avançait avec un petit 60 qui marquait son empressement…

En moins d’une minute qui aurait pu être des heures, en moins de soixante secondes qui aurait pu être une vie, en moins de trente-cinq ans et de quatorze années insignifiantes qui auraient pu être anéanties en un seul instant anodin, un son rimant avec « vive le vent » d’un chant harmonieux se mélangea avec un bruit de moteur qui jappait telle une plainte langoureuse. Du bruit d’une glissade agonisante ponctuée par le son de la tôle expirant dans un dernier froissement assourdissant inévitable, l’embardée qui secoua Georges dans la petite familiale des Colbert arrêta le souffle de deux personnes au même moment. Le sien et celui d’un adolescent. Un triste moment de solitude les unit, celui là même qui confia au hasard de les faire se rencontrer. De la peur qui envahit Georges et Hallil, tous deux impuissant face à leur destin, rien ne pu sortir comme autre son de leur bouche que celui de la futilité de leur vie. Un cri de terreur court et intense. Tous deux avaient les yeux rivés dans la même direction, celle d’un monticule de neige sur le bord de la berge, qui allait être balayé par un projectile bleu. Celle d’un tourbillon d’eau qui allait engloutir la vieille auto. Et, celle d’un amas de vase qui accueillerait le sacrifice d’une vie ou de deux si la journée devenait clémente…

Le pas d’Hallil avait stoppé net. Juste devant lui un son crissant avait alerté ses oreilles, fait transpirer son dos et resserrer son cœur. Il n’avait eu le temps que de croiser le regard désespéré de l’homme, voir la bute de la berge enneigée qui n’avait pas plus le pouvoir de le retenir que lui, puis les flots qui l’emportaient avec avidité. En quelques secondes, cette rencontre fortuite l’avait projeté dans un méandre de douleur. La mort. Voila deux ans qu’il espérait la rencontrer pour lui demander pourquoi elle lui avait arraché sa mère, que là, juste devant ses yeux et son corps impuissant, elle venait le défier de prendre une autre vie. Incapable de retenir un cri de stupeur, de terreur ou de rébellion, et sans prendre le temps de réfléchir à sa propre vie, il se jeta dans l’eau glacée. - Ah ça non, tu ne l’emporteras pas lui aussi ! Grommela-t-il entre ses dents.

Les eaux se déchainaient, emportant le bruit sourd de la carcasse métallique qui luttait contre l’ensevelissement ainsi que les râles de sa respiration hachée. Le peu d’air de l’habitacle lui rappela qu’il ne lui restait plus longtemps à vivre. Tirant fortement sur la ceinture coincée pour se dégager, respirant malgré l’oppression des flots qui lui arrivaient aux narines, et n’ayant devant les yeux que trois visages féminins qui lui rappelaient sa vie de père, Georges se démenait pour survivre alors que rien ne lui permettait d’avoir cette chance si ce n’est le visage d’un garçon d’une terre inconnu, un innocent qui se proposait d’échanger leurs vies, son sauveur…

En trois brasses et deux coups de jambes, Hallil se retrouva devant la portière conducteur, essayant vainement de l’ouvrir tandis que sa bouche retenait le peu d’air qu’il avait accumulé. Mais la porte ne voulait pas s’ouvrir. L’homme à l’intérieur se débattait contre sa ceinture qui ne voulait pas lâcher. Profitant de la vitre cassé du coté passager, Hallil pris place à coté de Georges, lui agrippant le poignet pour décoincer la ceinture à sa place. Il connaissait bien ces fermetures à la noix qui se bloquaient tout le temps quand il ne fallait pas. C’était les même que dans la Twingo de Fatima, sa m… Habitué à en décoincer une chaque jour, pour arrimer le siège auto de Nophel à la banquette arrière, l’attache ne lui résista pas. L’homme fut libéré. D’un regard de joie et d’amour, de bonheur et de gratitude, de paix et d’empressement de retourner à la vie, Georges le remercia. Mais il fallait faire vite. La voiture continuait de couler et l’air manquait. Après avoir abaissé sa vitre à la manivelle, l’homme s’extirpa de sa voiture laissant derrière lui des paquets multicolores et un adolescent courageux, juste derrière ses talons...

Ils n’avaient pas pu échanger un mot, mais Georges savait qu’il lui devait beaucoup, et il se promit de s’investir dans la vie de cet inconnu comme il s’était investi pour sauver la sienne. Reprenant son souffle à la surface, il regagna en quelques brassées la berge difficilement, éreintées mais secouru. Extirpé de l’eau par des riverains arrivés sur les lieux, les poumons de Georges se déployaient avec ferveur laissant l’air froid et sec lui bruler la poitrine. Puis, dans un mouvement de vie, il sourit aux visages consterné autour de lui, avant qu’une peur ne l’assaille.  Il lui manquait quelque chose…

Assis, sur le siège passager du véhicule d’un étranger, Hallil profitait des derniers fragments d’air qui lui permettait de survivre. Incapable d’obliger ses membres à bouger, il restait là, haletant. Il attendait quelqu’un. Mais il ne restait plus personne à coté de lui. Le propriétaire du tas de ferraille dans lequel il perdait ses derniers instants de vie était partit, et personne n’était présent et encore moins décidé à lui parler. Perdu dans ses pensées et son attente oppressante, il ne bougeait pas, s’obligeant à ne pas se débattre de la noyade. Devait-il choisir de vivre ? Devait-il abandonner cette chance de savoir pourquoi ? Devait-il anéantir cette possibilité de la rejoindre ?

Ne fais pas ça… Ils ont besoin de toi… Tu dois vivre mon chéri… Lui glissa une voix perdue dans son cœur.

Des larmes lui coulaient sur les joues ou était-ce l’eau qui avait entièrement envahi l’habitacle ? Mue par une force invisible, Hallil s’extirpa à son tour de la voiture pour regagner la surface. Avait-il enfin compris que la vie était plus importante que ses remords ? Avait-il compris qu’il ne devait pas gâcher ce cadeau qu’elle lui avait fait quatorze ans plus tôt ? Peut-être…

Mais une main froide et glacée en avait peut-être décidée autrement…

L’attirant vers le fond, en même tant qu’un amas de ferraille et de paquets, une main le guidait vers le trépas. Hallil n’avait plus de souffle, il ne pouvait plus se débattre. Il ne pouvait plus. Mais, étais-ce la mort, enfin, qui avait décidé de le prendre ou bien une ceinture de sécurité coincée dans sa botte ?  Est-ce qu’une main bienveillante pourrait venir le récupérer à son tour ?

Est-ce que quelqu’un allait le secourir lui aussi ? Est-ce qu’il aurait le droit d’être à nouveau vivant et heureux ?

Chut… Soit patient… tu comprendras un jour, lui glissa une voix perdue dans les flots de son amour… Comme les eaux rendent leurs trésors, tes larmes de souffrance te redonneront le sourire mon fils…

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