Le carré des indigents (6)
gordie-lachance
La lampe n’éclairait pas grand-chose, mais je connaissais assez bien ma mère pour me rendre compte qu’elle avait le teint gris, avec des auréoles plus sombres autour des yeux... un moment, j’ai cru qu’elle était morte, mais elle a eu une sorte de sursaut qui m’a fait encore plus peur que tout le reste.
Je suis sorti à reculons, j’ai posé la lampe sur la table de la cuisine et je suis sorti à toute allure de la maison. Mon cœur battait comme une pierre glacée dans ma poitrine. Il fallait que j’aille le plus loin possible de cet endroit. Je savais qu’à un moment ou un autre je n’aurais pas d’autre choix que d’y revenir, mais pour l’instant il fallait que je respire et que je me calme. Pas question d’aller me coucher tout de suite avec son image dans la tête.
J’ai enfourché mon vieux vélo et j’ai filé sur la route. Il était un peu grand pour moi et je devais me déhancher pour pédaler, mais il était solide. On pouvait lui faire atteindre une sacrée vitesse, à condition d’être prêt à mouiller sa chemise. C’est ce que j’ai fait, j’en avais tellement besoin. Je me suis arc-bouté sur les pédales et je l’ai poussé au maximum. La dynamo bourdonnait en frottant contre la roue. Le vent fouettait mon visage. Le phare envoyait devant moi un pinceau lumineux qui se découpait nettement sur le bitume.
Après cinq minutes à cette allure, j'ai bloqué les roues devant chez Arnie (il s’appelle Arnaud mais il trouve qu’Arnie fait plus « américain ») et j’ai sifflé entre mes dents. Sa silhouette ronde est apparue à la fenêtre du premier et je lui ai fait une sorte de bras d’honneur avec le dos de la main dans le creux du coude. C’était un code entre nous. Sans doute une manière de se dire je t’aime et va te faire foutre en même temps.
Une ou deux minutes plus tard (le temps qu’il ramasse ses chaussettes puantes et qu’il habille sa grosse carcasse), il se tenait sur le pas de la porte, un sac de papier pendant mollement au bout de son bras.
Malgré la pénombre, j’ai vu qu’il essayait de ne pas sourire. Il aimait nos escapades nocturnes, mais il savait que pour moi elles correspondaient souvent à des moments difficiles avec ma mère.
J’aimais bien Arnie, même si je le détestais d’avoir des parents aussi chouettes. Peut-être que j’aurais préféré être à sa place qu’à la mienne, allez savoir.