Le Cercle des pierres

Jean Talabot

Chapitre II

« Quand j'ai vu ce type monter dans mon tacos, je me suis directement dit “ce gars là, j'en vois mille par soir, il reviens de Pigalle bourré, et il n'a pas réussi à ramener une fille chez lui”. Au début, j'ai même eu peur qu'il vomisse dans ma caisse. Et puis non, ce type paraissait vraiment différent. Ricain, c'est sûr, mais différent dans un autre sens. Il parlait assez bien français même. A un moment que je l'observais dans mon rétroviseur, il regardait par la vitre, perdu dans ses pensées. J'ai remarqué alors qu'il saignait de l'oreille droite. Et c'est là, quand j'ai voulu lui faire remarquer, que je me suis endormi. Quand les flics m'ont réveillé, la bagnole s'était encastrée dans un lampadaire. Je ne sais toujours pas ce qu'il a pu se passer, et personne n'a retrouvé le corps du gosse. Enfin bref, maintenant l'agence m'a viré, et c'est le début des emmerdes...»

Les amis d'Alain Porelle, nouveau ex-chauffeur de taxi, acquiescèrent bêtement. L'infortuné chauffeur était accoudé au comptoir du Championnet, carrefour Guy Moquet, avec quelques anciens collègues de l'agence. On venait de le "remercier" pour faute grave et alcoolémie. Mais il était convaincu que ce n'était pas les deux pauvres verres de whisky qui l'avaient assomé ce soir là.


2ème jour.
Logiquement le 30 septembre 2015. 
1er cercle des pierres.


J'ai l'impression que le soleil a toujours la même intensité ici. 
Il ne se couche pas, ne se lève pas, et n'effectue pas sa quotidienne balade semi-astrale. Je ne sais même pas où il est dans le ciel, je ne le vois pas. Je sais juste que, quand je me suis réveillé ce matin (encore une fois nu et en plein désert, cette fois pas de miracle), l'obscurité fantastique qui éclairait mon arrivée avait disparu. Le désert n'est en fait pas violet, mais orange à la lumière du jour.

Comment décrire une telle impression de solitude ? J'ouvre les yeux, après avoir passé la veille à me morfondre et à essayer à tout prix de me rendormir pour ne plus affronter ce que je craignais être la réalité, et le seul panorama qui s'offre à moi est un conglomérat de dunes rocheuses et antipathiques qui me permettent de dessiner un minimum de perspective dans ce monde sans vie.
Je ne sais toujours pas où je suis, et je n'ai toujours croisé aucune forme vivante. Si je ne suis pas mort, dans un paradis bizarre qui ressemblerait d'avantage à un enfer du ralenti, j'ai peur de dépérir assez rapidement.

Dès mon réveil, j'ai pris le choix de marcher le plus longtemps possible dans la même direction. S'il existait quelque chose sous ce ciel étrange, je tomberais forcément dessus.
J'ai marché quatre heures d'affilée. Nu, je n'ai jamais eu ni chaud, ni froid. C'est à peine si j'ai transpiré. Et, chose étrange, je n'avais toujours pas faim depuis la veille.

Ni soif. En plein désert.

Devant le silence absolu de mon corps, je me perdais avec l'esprit. Pour la première fois depuis quelques semaines, je pensais à mes parents. Quand pourrais-je les rassurer et les prendre dans mes bras ? Et est-ce que le temps marche à la même vitesse ici que dans la « vraie vie » ? Peut être que personne n'avait remarqué ma disparition. Peut être que, comme dans certains films de SF, mon voyage ici ne représente que quelques secondes sur Terre.
Peut être même que je n'ai jamais existé pour autrui.
Ma solitude me faisait perdre confiance en moi à un niveau existentiel. Je n'étais même plus sûr d'être vivant dans le passé ou dans ce présent.

Au bout de ces longues heures de marche, je m'arrête. Ce n'est pas la fatigue, mais le désespoir pur. Rien, rien de nouveau. Je n'avais encore jamais ressenti cette sensation. Tout est vide d'humanité, et de sens. D'habitude, il y a toujours quelque chose de viscérale qui bat dans le corps des hommes. La peur, l'amour, une envie physique, un désir intellectuel. Mais je perdais ici l'ultime étincelle que nous avait offert la nature : l'espoir.

Je sens mon cœur recommencer à faire des siennes, m'obligeant cette fois à me mettre à genoux. Mais, paradoxalement, cela me fit du bien. Depuis longtemps, je n'avais pas ressenti physiquement quelque chose de fort. Je me sentis vivant.
Je m'assieds en tailleur au beau milieu, ou -qui sait?- à l'extrémité, de ce géant nul-part. En replaçant une mèche blonde de cheveux sales, j'ai la désagréable sensation de la sentir rester collée dans ma main.
Je pleure froidement, prostré. Comme un bébé lézard dans un immense désert qui n'avait de feu que la couleur.

Cet univers ne m'offrait aucune interaction, je me sens inutile, je ne suis pas à ma place. En recueillant un peu de cette terre orange dans ma paume, je crache les dernières gouttes de salive que glandes arrivent encore à produire, et tache d'en faire une pâte. Je la dépose sur ma langue. La mixture n'a pas de goût, j'en appréhende à peine la matière.
Voilà, après m'être rendu compte de ce triste tableau, l'inspiration vient : je suis revenu à l'an zéro, où Dieu n'a pas encore créé l'Homme ni l'âme.

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Sous un autre ciel, une famille pleure aussi.
Il est 17h à Okinoshima, importante ville des îles Oki, au sud de la Mer du Japon.
Kiata, qui travaillait comme caissière d'un shop duty-free à l'aéroport, vient d'être officiellement déclarée disparue. Ni sa patronne, ni son petit ami, ni les douanes des aéroports limitrophes n'ont pu donner quelque information à la police.  

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