Le cercle des projections privées

camille-de-vaulx

Réunion de famille. Peu ordinaire.


_ Entrez maître.

La pièce est sombre et glace. Et sale. La poussière volette en tourbillon sous les pas de mon hôte. De grands draps blancs couvrent les meubles, fantômes de choses.

Le parquet vieux craque, mes pieds lui écrasent la figure. Il couine. On m'escorte jusqu'à la pièce où tous les regards m'attendent. Me scrutent dans le noir.

Cramponnés sur leurs chaises de plastoc, ils poireautent. Certains se rongent les lèvres au sang. Je suis en retard, c'est vrai.

Les impatients saignent de la bouche.

Les claquements de mains, le souffle des voix, soulèvent des colimaçons de cendres qui s'accumulaient sur le sol, en pellicule, depuis des siècles.

Samedi, vingt heures et des cendres, la séance peut commencer.

_ A qui le tour ?

Devant moi, poussent des indexs en forêt. Ils veulent tous y passer. Les pressés.

Je désigne :

_ Jean-Jérôme, c'est à vous.

Les yeux jaloux observent, dans les travées, l'élu qui monte sur l'estrade. Le pourchassent de la pupille.

Ils ne tiennent plus en place. Certains crient comme des galeux, ils brament les maudits. Les autres s'écroulent en larmes, faisant vaciller les rangs du devant.


Tous, auraient voulu que ce soit leur soir.

Tous, auraient voulu dévoiler leur chef-d'œuvre.

Tous, sont suspendus aux lèvres de Jean-Jérôme, il lance la vidéo.


Un petit garçon à frange blonde trottine ses premiers pas. La caméra tremblote, les potelés pilons du môme aussi. Il vacille sur ses pattes, comme un Bambi blessé. Les herbes hautes lui chatouillent les chevilles, il regarde l'objectif : se marre, ses trois dents à l'air. Près d'un arbre, son papa l'appelle, il se glisse dans ses bras. Ils rient d'amour,

_ Mathis est décédé l'année dernière. Il avait deux ans. Leucémie.

Dans la salle, la foule des pères réunit là, se lève. Émue.


Tous les premiers samedis du mois, nous nous réunissons au cercle des projections privées.

Et, le temps de quelques heures, nous ressuscitons les fantômes de nos gosses.

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