le cerisier

nyckie-alause





Je pense que tu n'aurais pas dû venir aujourd'hui. Regarde ! L'allée est jonchée de pétales… Tu ne peux pas envisager un instant de l'emprunter sans en déplacer aucun et je ne veux même pas imaginer d'en briser moi-même l'harmonie.


Mais quelle harmonie ? Déjà j'observe là un racornissement, comme un ourlet grisâtre autour des pétales amalgamés. Leur blancheur bleuit comme un poison, des lignes se forment entre les tas, des trainées humides coulent jusqu'aux bordures et stagnent, en irisations verdâtres. Le vent s'insinue entre les murs et cette pluie, cette pluie que l'on a pourtant espérée n'est qu'une réminiscence de l'hiver chargée qu'elle est d'odeur de fumée froide. 


La plupart des gens oublient de regarder ce qui relie les choses entre elles.

 La lacune ou l'intervalle, ça compte aussi.


Lucie lève les yeux vers le ciel désespérant que Jane fasse demi-tour. Elle entre dans la maison pour réapparaitre aussitôt tenant la clef du portillon qu'elle lui montre de loin, du haut de l'allée, comme un trophée qu'elle s'étonnerait d'avoir reçu. Elle l'agite au dessus de sa tête et le porte-clé doré scintille. Arrivée au bord de la terrasse, elle hésite, jette un regard derrière elle s'assurant qu'elle n'est pas suivie. Puis d'un élan d'un seul, elle saute sur la murette et manque de perdre l'équilibre. La pierre étroite et verdissante est constellée de pétales collés par des gluances épaisses et sinueuses abandonnées par des mollusques dont on préfère ne pas imaginer l'aspect élastique. 

Lucie, fais attention ! crie Jane se cramponnant des deux mains aux barreaux du portillon comme si cela pouvait aider Lucie à ne pas tomber. 

Un pas après l'autre, un glissement, un souffle retenu, une hésitation suivie d'une accélération du mouvement, les bras qui s'écartent en balancier, un pas de plus… Elle y est presque quand le vent soulève une feuille de cerisier qui dévoile un escargot et le mouvement de son pied reste en suspend… Que faire ? 


— Tu veux dire que ce n'est pas seulement ce qui se passe 

qui a de l'importance, mais aussi ce qui ne se passe pas.

— Exactement ! Je n'aurais pas pu mieux formuler la chose.



Jane pose la main sur la poignée qui tourne et libère le pène. Il n'était pas fermé à clef ? L'humidité empêche le portillon de grincer sur lui-même en s'ouvrant.

Je croyais avoir verrouillé dit Lucie. 

Elle éclate d'un rire clair. Elle se tient toujours sur un pied, faisant tinter sa clef, ne se décidant ni à écraser l'escargot, ni à descendre du muret, ni à inviter son amie à entrer. Elle tient la pose.

C'est à ce moment que Jane prend la mesure de l'importance de l'instant et des conséquences de ses  actes futurs. 

Elle met un pied sur le bas du portail et pousse de l'autre en se cramponnant des deux mains, évitant ainsi toute intrusion sur l'allée jusqu'à la butée contre la murette parallèle. Et hop ! A son tour la voici perchée qui fait une révérence à l'amie en équilibre. 

On remonte ?

Le demi-tour est périlleux pour Lucie mais elle s'en sort bien, la bestiole en sursis s'empresse de traverser le mur pour se rendre je ne sais où en laissant derrière elle une impression brillante un peu mousseuse. 

Quel dommage de ne pouvoir filmer la scène. Le portillon a claqué en se refermant. Un coup de vent sème une nouvelle touche de blanc-rosé sur le paysage restreint de l'allée. Les filles arrivent enfin à la terrasse et compte un deux trois afin de sauter exactement à l'unisson. Jane a quelques pétales qui se sont accrochés dans les cheveux noirs et Lucie dit « n'y touche pas ».

Après quelques souffles d'un vent puissant qui secoue le cerisier, le ciel noir lâche une pluie froide en grosses gouttes qui tapent sur la verrière sous laquelle les amies s'abritent. Des barrages, des ruisseaux, des tsunamis de pétales, l'allée qui devient de la couleur du ciel, gris béton.

Le sifflement de la bouilloire dans la maison signe la fin du spectacle. Le cerisier est nu de fleurs sur son tronc noir. Tu as bien fait de venir aujourd'hui, j'ai préparé des biscuits pour le thé.


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