Le chant des flots

Mylène Marle


     Le soleil se lève sur l'île, mais il n'a plus personne à réchauffer. Les maisons sont vides. Le bateau est venu une dernière fois et a pris tout le monde. Tous ceux qui restaient. Papa et Maman m'ont laissé aussi.

     Je suis seul.

    Ça avait commencé au temps de mon arrière grand-mère. Au début, c'était des histoires de marins, ou de gars qui traînaient dehors le soir, après la fermeture des bistros. Ou des cabarets, ou peu importe la façon dont ils appelaient ça à l'époque. On entendait des voix venant de la mer. Et puis lendemain, on remarquait que quelqu'un avait disparu.

     Les vieux, ils ont tout de suite fait le lien avec les vieilles légendes, les sirènes, les vaisseaux fantômes, ce genre de choses. Alors ils ont pris des mesures, sans quoi l'île aurait été vidée depuis longtemps. Ils ont dit aux gens de ne jamais sortir tard le soir et de se boucher les oreilles très fort s'ils entendaient une voix venant du large. Pendant un temps, ça a marché.

     Petit à petit, la menace s'est précisée. C'était bien un bateau, comme dans les histoires. Et sur le pont, il y avait des marins. Ils étaient toujours trop loin pour qu'on voie leur visage, ou même à quoi ressemblait leur corps – enfin, certains se sont assez approchés pour les voir, mais ils ne sont jamais revenus. Et ces marins, ils chantaient. Même avec les oreilles bouchées, on sentait bien qu'ils chantaient des choses magnifiques, mieux que toutes les chansons de la radio, des choses à vous soulever de terre et à vous ôter tous vos soucis.

     Je ne sais pas pourquoi, mais les gens partaient. Il y en avait toujours qui enlevaient leurs bouchons et qui couraient vers la mer. Et puis le bateau s'est mis à apparaître dans la journée, à n'importe quelle heure. Au début, ça surprenait les habitants, mais ils ont vite pris le coup : on portait du coton dans les oreilles dès qu'on sortait et toutes les maisons étaient insonorisées. Je vous jure, sur toute l'île, c'était un grand silence blanc et même à l'intérieur on parlait à voix basse, pour guetter, au cas où les chants se seraient infiltrés sans qu'on s'en rend compte.

     Mais même ça, ça n'a pas fonctionné. Il y avait de plus en plus de gens qui disparaissaient. On les voyait courir d'un coup sur la plage, un grand sourire aux lèvres, et se jeter dans les flots. J'imagine qu'on les retrouvait noyés, au moins certains, mais Papa et Maman ne m'ont jamais vraiment dit. Je ne sais pas comment les marins faisaient. Peut-être qu'ils agissaient sur la tête, ou qu'ils se concentraient tous sur une ou deux personnes. En tout cas, l'île a commencé à se dépeupler et ils revenaient toujours plus souvent.

     Parce que, vous voyez, si un bateau se pointe une fois par mois et embarque deux personnes, ça va. Au bout d'un siècle, ça commence à faire du monde. Mais s'il décide de venir toutes les semaines, puis tous les jours et de prendre dix gars...

     Vers la fin, on aurait tous pu tenir dans un salon. On aurait peut-être dû, d'ailleurs. Mais les adultes ont voulu fuir. Ils se disaient qu'au centre de l'île, ils seraient plus en sécurité – même s'il n'y a rien que des cailloux, là-bas, et de toute façon ça ne fait qu'un ou deux kilomètre de plus entre nous et la mer. Alors on a fait nos bagages et on est tous sortis. Papa et Maman avaient une voiture et on est montée dedans, mais ceux qui n'en avaient pas sont partis à pied. Ils couraient vers le centre, avec leurs sacs et leurs paniers. Au même moment, les chants se sont élevés de la mer et ça a été la panique. Les gens criaient et se poussaient sur le sentier. Certains avaient mal ajusté leurs bouchons et se ruaient à contre-courant, et tout le monde se battait, se battait...

     La voiture ne pouvait pas passer par les chemins, alors Papa a pris la grande route. Mais une portion passait près de la côte et d'un coup on a été juste face à la mer, qu'on essayait de fuir. Pendant une seconde, j'ai entendu les chants. Et c'était vraiment magnifique, comme un vent frais en été. Je crois que j'ai essayé d'ouvrir la portière, mais je n'ai pas eu le temps. Peut-être que Papa et Maman les ont entendus aussi. Peut-être qu'ils ont voulu les rejoindre, ou au contraire qu'ils ont tenté de s'enfuir. En tout cas, Papa a tourné le volant d'un coup, la voiture a fait une embardée, j'ai vu la mer s'éloigner et, brusquement, il y a eu un grand choc. Ma ceinture m'a cloué au siège, mais j'ai senti l'impact dans tous mes os et les vitres m'ont griffé le visage en explosant. J'ai dû être assommé quelques minutes, parce que plus rien ne bougeait quand je suis sorti. Je suis tombé dans l'herbe, je n'arrivais plus à bouger. Je n'entendais plus rien non plus, rien à part un tintement aigu au fond de ma tête.

     Et puis j'ai levé les yeux et je l'ai vu. Il se trouvait juste en-dessous de moi, sous la falaise. Les marins chantaient, je distinguais leurs bouches qui bougeaient et leurs joues qui se gonflaient, mais je n'entendais pas. Ils avaient l'air... humains, en partie. Tant qu'on ne regardait dans les yeux. Tant qu'on ne regardait pas les dents. Ils semblaient être là depuis très longtemps, avec leurs vêtements usés et tachés par le sel. Le bateau lui-même paraissait très vieux à cause des voiles en lambeaux et du bois déformé, mais plus que ça on aurait dit qu'il était pris dans une tempête qui l'agitait tout entier, alors que la mer était très calme. Je crois que c'est ça qui m'a le plus effrayé : la mer sans une ride, plate comme un lac, comme une pièce en verre. Comme si tout s'était arrêté et que c'était vraiment la fin.

     Je me suis enfui. J'ai réussi à me lever et j'ai couru dans la forêt, là où on ne voit pas la plage. Depuis, je suis resté caché, jusqu'à hier matin où je suis retourné dans le village. Tout était vide. Je suis allé au centre de l'île en espérant trouver des gens, mais je n'ai vu personne. Je crois que les marins ont fini par les avoir, ou alors ils ont abandonné. Peut-être qu'ils n'étaient plus assez nombreux pour résister. J'espère que la plupart on coulé avant d'arriver au bateau, avant que les marins ne les attrapent. J'ai de la peine aussi pour Papa et Maman, mais je me console un peu en pensant que eux, au moins, ils ne les ont pas eus.

     Je suis tout seul. Le bateau m'a oublié.








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