Le chasseur du Drake
Hervé Pizon
Outre sa carrure de géant, on remarquait immédiatement son caractère affable. Jack réalisait parfaitement le travail pour lequel il avait été engagé il y a dix ans dès l'ouverture de l'hôtel Drake : l'accueil de la clientèle. Jack avait d'abord occupé le prestigieux poste de portier, mais depuis la perte de son œil, la direction avait estimé pour son bien et non sans une certaine ironie du sort que le hall Renaissance serait plus adapté… En portant secours à une cliente molestée par son amant éméché, il avait reçu un chandelier en pleine figure. De pugilat en folle course-poursuite avec les hommes de main de l'impétrant, un plongeon dans les eaux glacées de la Baie lui avait épargné la vie, forgé sa légende.
Il avait donc troqué son uniforme rouge de hallebardier pour la lumière du hall rococo. Chasseur hors pair, il était ombre parmi les ombres d'un monde souterrain, conduisant discrètement l'establishment vers le feutré des salons privés et l'intimité des chambres. Il prononçait leurs noms longs comme des paquebots, égrenait les numéros mais taisait à jamais l'identité des passagers.
Des plafonds dorés, il en avait vu d'autres à la force du poignet. Cloué au sol K.O. sur le ring qui vit grandir Abe Attell, champion du monde poids plume acoquiné à la pègre, son sang ornait le dôme. Harponneur naufragé du baleinier Morgan, jambes fracassées, il avait dérivé trois jours durant le dos sur une planche.
Du toit de l'hôtel, quand la brume se taisait, ou des collines arpentées de Twin Peaks, Jack Lee Orion observait solitaire le ciel étoilé.