Le Chat d'Alpage

peter-oroy

Dans les montagnes Suisses, la descente de l'Alpe est traditionnellement une journée mémorable où tout le monde est à la fête, hommes et bêtes. L'effervescence règne partout. Sonnailles, chants etc …


LE CHAT D'ALPAGE

 

 

La neige avait envahi les pointes des sommets autour de l'estive. Le calme régnait dans la prairie autour du chalet. On n'entendait plus les vaches meugler sous l'appentis de planches brulées par les intempéries. Plus de clarines tintinnabulant au long de la journée sur les pentes verdoyantes parsemées de quelques mélèzes rabougris par l'altitude. Plus d'éclaboussures de lait chaud échappées des bidons de traite. Il semblerait même que les souris se prépareraient pour l'hiver. Un ou deux choucas virevoltaient dans l'air frais. Profitant des derniers rayons encore chauds de cette fin octobre Tobby trônait sur le vieux banc de bois devant le chalet. Tel un roi solitaire, il régnait maintenant, le regard perdu sur l'immensité des montagnes. Il ne bougeait pas. Assis sur son arrière train, les deux pattes antérieures au garde-à-vous il paraissait statufié pour l'éternité. Le mouvement de ses oreilles pointues dévoilait de temps à autre le frémissement du vent ou le craquement d'une planche rôtie par le soleil d'été et qui se rétracte au souffle de l'hiver naissant.

 

Il était monté depuis le village un doux matin de mai. Il avait suivi l'Alpaufzug, la montée à l'alpage, en évitant soigneusement le sabot des vaches. Tout le village était en émoi. Après le long hiver où la neige recouvrant la vallée laissait jour après jour la trace des pas dans les rues pentues, ils avaient quitté les grandes fermes chaudes et accueillantes d'en bas. Ils étaient partis avec bétail, chaudrons pour faire le fromage, linge de maison, habits de rechange et beaucoup d'espoir vers les sommets encore recouverts de poudre blanche. Le village résonnait des sonnailles des clarines et des bidons de lait qui s'entrechoquaient sur le char tiré par deux vaches.  

L'air était frais et embaumait le printemps naissant. Tobby  n'était encore qu'un chaton. Plus téméraire que ses autres congénères de la ferme, il avait pris la route qui mène au chalet avec tous les autres. A la ferme personne n'avait remarqué sa fugue tant l'effervescence de la montée était intense. Derniers adieux, dernières recommandations et « hop, hop, yiiiihe » on se mit en route. En queue de convoi deux ou trois armaillis armés de pelles plates déblayaient les inévitables bouses qui maculaient la route (particularité helvétique de la doctrine du propre-en-ordre, la poutze comme on dit ici). La reine arborait son bel ornement. Fixés sur son front, elle portait la chaise à traire, un bouquet de fleurs fraichement cueillies au jardin et une gerbe de bruyère croissant dans le rocher derrière la maison. Elle donnait le pas au reste du troupeau. Tobby était fier de participer à ce remue-ménage. 

La montée fut longue et semée d'embuche pour le petit félin. Mais il s'en sorti comme un vieux montagnard. Au soir tombant, ils étaient parvenus à leur destination. Il fallait rapidement finir de remonter les clôtures, s'occuper du bétail, tout déballer, préparer les énormes chaudrons de cuivre et remettre le chalet en fonction. Tobby évitait les lourds godillots de montagne, les pas pressés de chacun, l'effervescence qui régissait la maisonnée. Il préférait prendre ses quartiers et inspecter les lieux, repérer les trous de souris, les éventuels restes de repas, les endroits à éviter et tous les dangers du vénérable chalet de montagne.

Puis vint l'heure tant rêvée de la traite des vaches. Subrepticement notre félin se faufila vers l'appentis de bois et, perché sur une poutre soutenant les longues mangeoires, il attendait. Déjà les premières éclaboussures de ce nectar blanc et légèrement chaud maculaient le sol. Quel régal ! Le roi des chats chez Lucullus ! 

Repu de bon lait frais, il se faufila dans la cuisine, attiré par le fumet du lard cuisant dans la grande poêle noire. Quelques Gräubis (cubes de lard grillé) sautaient de la casserole posée sur le potager de fonte gavé de grosses bûches incandescentes. On préparait les traditionnels Älplermagronen (plat des Alpes Suisses consistant de pâtes, de pommes de terre, de crème et de fromage, le tout additionné de petits cubes de lard grillé). Tobbychaparda quelques miettes tombées à terre. Puis il alla se cacher derrière la cheminée de pierres noircies par les flambées encore nécessaires en cette période de l'année. 

Les nuits étaient courtes sur l'alpe. Réveil à l'aube, des pas sonnant sur le sol en grosses planches de sapin, le bruit des bidons que l'on prépare pour la traite. Pour Tobby, c'était l'heure du petit-déjeuner à l'étable. Cette fois on avait préparé une petite écuelle et le lait chaud attendait. On avait remarqué la présence du petit invité.

–Tiens Tobby, c'est pour toi dit le maître. On compte sur toi pour attraper les souris, hein !

Dès cet instant Tobby ne se souciât plus d'attendre les gouttes de lait s'échappant du bidon un peu trop secoué.  

 

            L'été se passa comme des vacances pour le chaton devenu un robuste chat de ferme. Il passait ses journées à gambader dans la prairie et à suivre les vaches allant à la traite le pis si plein que quelques gouttes tombant au sol faisaient le régal de Tobby. Les souris avaient déserté les recoins du chalet.

            Bien-sûr il y eut des jours froids où le brouillard et la pluie noyaient la prairie. Au milieu de l'été de terribles orages firent gronder la montagne et s'enflammer quelques sapins foudroyés. Tobby trouvait toujours à manger et la rosée du matin lui servait de boisson fraîche.

 

***

 

Puis un jour le froid du matin se fit plus mordant. Le soleil dormait plus longtemps. La bise remplaça le Foehn. L'herbe du matin mouillait la fourrure de Tobby. Les sauterelles avaient déserté les pentes herbeuses autour du chalet. Le petit moulin mû par le torrent tournait dans le vide comme un démon. Il fournissait le courant électrique nécessaire à l'exploitation de la fromagerie en actionnant un petit générateur. L'air sentait la neige. D'ailleurs les sommets alentour se coiffaient de légers bonnets blancs. Gambader dans les prairies apportait toujours autant de plaisir et de soif de découvertes à Tobby qui ne s'en privait pas. Il partait parfois pendant des jours entiers rôder dans les hautes herbes. Il grimpait aux arbres, s'accrochait  aux branches et restait de longues heures à l'affût, à guetter, à observer. Il avait repéré plusieurs endroits cachés du chalet où il pouvait se faufiler en cas de danger.

***

Le brouillard envahissait les sommets de plus en plus fréquemment. Les matins se faisaient plus froids. La bise piquait et hérissait le poil.

Le remue-ménage pastoral va commencer. Les vaches sont restées à l'étable. On commence à démonter les clôtures, à huiler les meules dans le cellier à fromages. Les doubles fenêtres sont posées en prévision de l'hiver, le tas de bûches recouvert d'une bâche. Les volets de l'étage sont fermés et bien cadenassés pour éviter que le vent d'hiver ne s'y engouffre. Le cellier est nettoyé et briqué avec soin. Presque deux tonnes de fromage y ont été fabriquées pendant l'été. L'affinage définitif se fait dans la vallée pendant l'hiver. Sur les sommets le soleil brille encore. On a tondu les pentes autour du chalet et le bon foin de l'été est engrangé dans les combles. Un peu de nostalgie étreint les cœurs. On y a vécu depuis début juin et octobre est déjà là. Les femmes sont montées hier pour aider à préparer la Poya ou désalpe dans le canton de Fribourg. On polit les cuivres jusque tard dans la soirée, demain matin il faudra préparer le troupeau. On mitonne le dernier souper avant le départ. Tobby a passé la soirée sur le long banc de la cuisine, l'œil aux aguets et le coup de patte leste. Les animaux dans l'étable s'agitent, ils sentent le départ. La nuit sera courte.

 

L'Alpabzug ! La désalpe ! Réveil à l'aube. Le soleil enflamme déjà les pointes des sommets. Le copieux petit-déjeuner est servi. La traite se termine. Les femmes brossent les robes folkloriques. Il faut faire bonne figure en arrivant au village. Les boucles des souliers étincellent de mille feux.

Le troupeau est réuni. Les vaches arborent d'admirables coiffes, des compositions florales sur le front et de magnifiques cloches carillonnantes. La reine de l'alpe porte de nouveau la chaise à traire et une superbe gerbe de fleurs des champs agrémentée de branches de sapin. Pour l'occasion les armaillis portent l'habit de travail que l'on appelle bredzon en pays fribourgeois, le capet et le loyi, la poche à sel.

Hop, hop, yiiiihe ! Le départ est donné. Le convoi s'ébranle. Le troupeau part lentement en direction de la vallée. Il faut canaliser les bêtes, leur redonner un semblant de discipline après de longs mois de liberté. Lors de la désalpe les enfants marchent devant. Un berger les accompagne en tirant d'énormes volutes de fumée de sa pipe à couvercle qui se perd dans sa barbe.

On a laissé les Bonnets Rodzo, les lutins, en haut. Ils ont rendus de fiers services durant l'estive. On accorde à ces lutins de légende un pouvoir bénéfique et protecteur pour les bergers et le troupeau.

 

Déjà, au détour d'un chemin creux on entend le cor des alpes qui résonne et se répercute en échos langoureux dans les gorges de la montagne. Le village est proche ! La youtze (Jodel en Suisse) se fait entendre et couvre les applaudissements des villageois et des quelques touristes réunis au bord de la route. Sur une butte près du petit temple couvert de lourdes pierres un drapeau à croix fédérale fend les airs, il saute, il virevolte, il frétille et retombe en un ballet acrobatique orchestré par un homme portant bredzon.

Le lancer de drapeau est une ancienne coutume moyenâgeuse venue de Suisse Centrale, importée par des mercenaires suisses avec le drapeau médiéval. Il existe même un recueil de figures avec des formules décrites avec précision. La figure emblématique est le Pilatusstich avec un lancer en hauteur et une habile réception avec le poignet retourné. Il existe pas moins de 99 figures main droite – main gauche.

De retour au village les armaillis égrènent les souvenirs du chalet là-haut. Brouillard, pluie, froid, vent, tempête, orage.

 

***

Inquiété par l'agitation de tous ces préparatifs, Tobby s'était enfui dans la prairie. On l'avait cherché et appelé mais Tobby restait introuvable. On reviendra demain pour voir…  « Maintenant il faut partir avait ordonné le maître ». Les femmes avaient laissé quelque nourriture au cas où on ne le retrouverait pas.

 

Les jours passèrent. Les femmes et les enfants étaient remontés de temps en temps, puis les chemins devinrent impraticables. La neige était trop abondante. Le maître avait dit, « les chats qui restent l'hiver à l'alpage finissent par mourir de faim, ou sont un jour ou l'autre la proie du renard ».

Mais Tobby avait de la ressource et était très malin. Il avait quitté ses quartiers d'été et était venu se réfugier tout là-haut dans les combles. Un jour il avait même fait connaissance avec la chouette de Tengmalm qui y avait élu domicile et nichait dans le dédale de poutres et de vieilles planches remisées dans la soupente. Le premier contact fut teinté de méfiance et de mise en respect de chacun. Puis avec le temps on s'accommoda d'un statu-quo. Un autre ennemi qui représente un danger pour Tobby est la fouine qui aime aussi se réfugier dans les combles. Il fallut mettre un terme à certaines velléités de conflit avec cet hôte particulièrement agressif. 

Quand l'hiver profond se fut vraiment installé chacun s'occupa plus de sa survie que de vaines querelles. La nourriture se fit de plus en plus rare. Mulots, musaraignes, souris et petits oiseaux cherchaient eux aussi un moyen de s'approvisionner. Pendant les moments de disette on alla chaparder de temps à autre chez ceux qui hibernaient. 

Un jour que Tobby était parti en chasse, alors qu'il était à l'affût et guettait un petit oiseau imprudent, il sentit une présence indésirable. Une odeur très musquée vint à ses narines. Ses oreilles se rabattirent sur sa tête, son poil se hérissa, ses pupilles devinrent noires, son dos se courba, ses pattes antérieures s'allongèrent devant lui. Tendu comme un arc, il était prêt à l'assaut. Il perçut une sorte d'aboiement aigu, un glapissement, un cri rauque. Prudent, il interrompit sa surveillance  et commença à ramper vers le seul sapin émergeant de la vaste étendue de neige. En silence il grimpa sur la plus haute branche et en fit son poste d'observation. Un renard laissait l'empreinte de ses pas dans la neige. De temps à autre il sautait hors de la neige en lançant un regard circulaire dans le but de repérer une proie potentielle. Le museau en l'air il semblait renifler l'odeur d'un animal, Tobby ou une autre proie ? Après un long moment d'observation Tobby redescendit prudemment de son perchoir et repartit en quête de quelque repas que la providence mettrait sur son chemin. 

L'hiver fut rude et la nourriture parfois rare sur l'alpe noyée sous un manteau de neige épaisse et peuplée de pièges.

Puis un jour les ruisseaux se remirent à chanter. De gros morceaux de glace pointus comme des hallebardes tombaient lourdement dans la neige amassée au pied du chalet. Pour Tobby le danger était grand. Il avait appris à éviter les abords de la maison. Par endroits la neige laissait place à l'herbe mouillée sentant bon la terre. Quelques fleurs alpines perçaient la couche devenue superficielle sur les buttes. Le petit chat devenu grand humait l'air frais du printemps renaissant. Le soleil dardait de ses rayons la prairie qui devenait de plus en plus verte. La vie reprenait doucement. Dame chouette dans son nichoir avait donné naissance à des petits. Régulièrement elle était ravitaillée par un de ses congénères. La fouine s'occupait de sa progéniture. Il fallait éviter de s'approcher de ce petit monde. Chacun défendait son territoire et tout se passait plus ou moins bien, sans guerre ouverte.

Le soleil devenait de plus en plus chaud et la prairie se couvrait de petites fleurs jaunes ou bleues. Les oiseaux chantaient. Les musaraignes gambadaient. Le renard avait repris sa couleur fauve. La neige avait complètement disparu du toit pentu. Tobby aimait passer des heures sur le banc devant les planches diffusant la chaleur des rayons du soleil. Les premiers randonneurs qui passaient par hasard par l'alpage furent fort étonnés de voir un chat vers le chalet. On en parlait au village. Personne ne s'imaginait un seul instant que le chalet fut habité par cet hôte à quatre pattes.

***

            Un jour alors que Tobby somnolait sur son banc, il entendit un sourd grondement ou plutôt un piétinement lourd, des coups de sifflet, des chiens qui aboient, enfin tout un tintamarre inhabituel dans la quiétude des montagnes. Aussitôt il se dressa sur ses pattes et se mit au garde-à-vous.

            Il vit tout d'abord quelques armaillis qui venaient en éclaireurs remonter les clôtures et préparer la maison pour la venue des bergers-fromagers. Ce sont les enfants qui furent les premiers étonnés en voyant cette frêle silhouette assise sur le banc où l'on dépose habituellement les bidons de lait.

            Tobby avait un peu maigri mais ses petits maîtres le trouvèrent bien gaillard et robuste. Il eut droit à des câlins et passa de bras en bras jusqu'à n'en plus pouvoir. Habitué à sa solitude, toute cette sollicitude et ces témoignages d'amour l'effrayèrent. Il partit en gambadant dans la prairie.

Le soir venu il avait repris ses habitudes et ronronnait sur le banc de la cuisine, les pattes en rond. De temps en temps il acceptait une caresse et avalait gloutonnement les petits cubes de lard grésillant qui sautaient de la poêle.   

            L'estive commençait. Il reprendrait des forces mais cette fois l'automne venu il redescendrait avec tout le monde dans la vallée bien au chaud et à l'abri dans la ferme auprès des siens.

 

 

© by Peter Oroy 14.12.2022

FIN 

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