Le chat errant

morgan-kepler

Sous les décombres d'un monde trop tard réveillé et couché trop tôt, il cherchait quelque âme charitable qu'il ne trouvait jamais. Ce monde était très grand, il continuait donc sa route.

Se battre pour manger, manger pour ne pas mourir. Et le Bonheur dans tout ça ? Lui et Survie ne vont pas de paire. Pourtant Il résidait dans chaque lever de soleil qui lui était donné de contempler. Chaque nouvelle journée lui apparaissait comme un miracle, surtout après les durs mois d'hiver; sa présence ici-bas était une victoire.

C'était il y a deux ans il me semble, la première fois que je l'ai vu. Ah ça ! Il était encore jeune, trop jeune, ce n'était qu'un enfant. Je le voyais descendre les escaliers de mon vieil immeuble en courant. Je crois qu'il fuyait.

Il n'était pas très beau, le temps ne l'a pas arrangé. Cependant quelque chose m'a frappé, il avait un je-ne-sais-quoi comme on dit, qui retenait l'attention. L'arrogance, la liberté, une jeunesse insolente jetée en pleine gueule d'une société aveugle et hypocrite ! Une beauté différente. DIFFERENT. C'est le cœur du problème, il était différent, c'est la différence qui le meurtrissait. Il se cachait parce qu'il était différent. Mais différent de qui ? Différent par rapport à quoi ? Au début je ne comprenais pas, j'étais bien trop naïf ...

Je ne parvenais pas à m'approcher de lui. Quand il entendait l'écho de mes talons dans le sombre couloir où il dormait il disparaissait aussitôt. Il avait peur. Comment est-il possible d'avoir peur de ce qui nous ressemble tellement ? Peut-être qu'à force de s'entendre dire qu'on est différent on finit par le croire. Mais moi je ne lui voulais aucun mal, j'aurais bien aimé lui parler. Ça aurait pu tout changer.

Ça n'aurait rien changé, m'a t'on dit souvent. Ce qui est sauvage reste sauvage.

Oui, et ce qui est stupide reste stupide ! Hélas.

C'est à cette époque que je me suis profondément heurté à l'absurdité massive de la société. Parce que la normalité est l'accord du plus grand nombre elle avait raison. Égoïste, absurde, hypocrite. Oui hypocrite parce qu'elle fait semblant d'être ouverte ! Elle simule une générosité envers ceux qui sont dans le besoin, mais c'est pour donner une bonne image. Ainsi elle se donne bonne conscience car elle finit par se persuader de son mensonge, elle en est convaincue. Elle prône les rapports factices. Et c'est pour ça que plus personne ne se regarde dans les yeux mais prétend entretenir une vie sociale. Y a t'il seulement des êtres qui osent s'opposer à ce système ? Parce qu'il ne suffit pas de militer ou de s'engager dans une action. Qui fait réellement quelque chose pour que ça change ? User les pavés n'a jamais détruit un monde. Usez les pavés, vous les amusez !

J'ai longtemps cherché, en misérable utopiste que je suis, quelques uns du même avis que moi, quelques uns qui le sont mais ne se droguent pas, parce que soit disant ça rend l'esprit plus clair, plus con, puis un moyen concret d'aider ceux, qui comme le mystérieux félin de l'escalier pourraient avoir besoin de soutient, un peu de chaleur. Mais rien. Tout était vague. Tout était flou. Tout n'était que buée. Tout s'est évaporé. On s'intéresse à la misère du monde sans n'y avoir jamais mis les pieds mais on n'oublie qu'à côté de soi, juste en bas de la rue, il y a une précarité effrayante que nous croisons tous les jours. Regardez sous vos fenêtres pas dans votre télévision ! On vous montre ce qu'on veut bien vous laissez voir et on vous empêche de voir ceux qui vivent dans le noir.

Pendant ce temps il souffrait. Que n'aurais-je pas donné pour voir un peu de vie dans ce regard éteint ? Trois mois durant, si peu, je le regardais passer à quelques mètres de moi sans jamais n'en saisir ne serait-ce qu'un poil. Un matin il a trébuché, je l'ai aidé à se relever, il m'a regardé. Enfin ! Des années il m'a semblé, mon cœur se serra car à cet instant qui fut si court parait-il, j'ai compris. Et puis il a disparu. Je lui ai fait peur, je l'ai vu dans ses yeux sublimes. Des yeux verts comme l'emeraude qui me rongent encore.

Il a disparu longtemps. J'ai cru que c'était de ma faute. D'abord j'étais inquiet mais on me soutenait que ce genre d'animal aimait à vagabonder. Puis j'ai appris par hasard, en surprenant les paroles du concierge avec une vieille mégère, que sa présence au dernier étage dérangeait et qu'on l'avait chassé.

Je ne l'ai pas vraiment cherché. On ne fait jamais rien finalement. On se laisse vivre, on se laisse aller. Il occupait simplement mes pensées. Il était ailleurs, c'est tout. Dans un coin. J'admets avoir quelques fois dévié mes pas de mon chemin habituel pour voir si les toits voisins ne l'hébergeaient pas. Il était évident que personne ne voulait de lui ici, il devait être loin, j'espérais seulement qu'il était en vie.

Mais je ne suis qu'un être humain cruellement ordinaire, et je l'ai oublié.

Le temps a passé. Les jours, les mois et les années ont terni le jeune homme accueillant que j'étais, je devenais peu à peu le reflet de ce que je n'aimais pas. Il a bien fallu grandir, n'est pas Peter qui veut, trouver un travail et la vie dite quotidienne ne laissa plus de place ni à la curiosité ni aux rêveries, moi aussi je devîns bête et méchant. Je m'exaspérais de ces intrus écoutant ostensiblement leur musique au fond des bus, je me crispais face aux parasites aux cheveux trop longs qui me poussaient à faire un détour de quelques millimètres sur le trottoir parce qu'ils ne marchaient pas assez vite, je m'essoufflais nerveusement quand trop souvent je devais « patienter » (mais que faire lorsque l'on est pas patient ?), les vieillards reniflant assis près de moi m'agaçaient outrageusement, je méprisais profondément les électrons solitaires qui souriaient dans la rue … À vrai dire je ne supportais pas ce qui bouleversait, même légèrement, mon quotidien bien rangé. Oui c'est exactement cela, j'étais devenu comme vous.

On me sollicitait dans la rue pour une pétition, un avis, je traçais ma route sans le moindre regard. On m'arrêtait pour défendre une cause et la soutenir je me défilais abjectement, je donne déjà, vous m'avez déjà parlé toute à l'heure ! J'avais perdu tout espoir de changer le monde dans lequel je vivais et celui dans lequel vivaient les autres surtout. Je ne pensais plus qu'à moi et c'était déjà assez. C'est presque trop.

Je n'aimais plus le soleil, je haïssais la pluie. Je ne regardais plus les étoiles lorsque je rentrais tard, je ne contemplais pas les levers de soleil quand je partais travailler. C'est à peine si je me regardais dans le miroir à vrai dire. Et comment aurais-je pu me regarder dans les yeux ?

Je n'aimais plus les animaux.

Je les trouvais sales et stupides, sans intérêt. Moi qui voulais autrefois vivre avec une multitude d'espèces, je n'avais assez d'argent que pour me procurer des produits chimiques anti-nuisibles.

Le chat de mon voisin de palier m'excédait. Je n'attendais qu'un faux pas de sa part pour exiger une déportation immédiate. Malheureusement il ne s'approchait jamais de ma porte et fuyait lorsque je sortais. Les animaux et les êtres sensibles sentent l'aigreur des âmes sans cœur. Ils savent ne pas s'aventurer dans les lieux où ils ne sont pas désirés.

S'il m'avait été donné de m'observer j'aurais eu honte de moi.

Et puis j'ai été licencié. J'ai dû partir moi aussi. J'ai déménagé dans une ville plus dense, là où personne ne peut se reconnaître, là où on ne croise aucun regard, même moqueur. J'avais perdu ma place. Avant d'arriver ici j'étais quelqu'un, du moins je pensais l'être. Ici je me suis retrouvé seul avec moi-même, et ce que j'ai vu n'étais pas rassurant. Je ne connaissais rien, je n'avais pas d'avenir certain et mon passé était en miette. On m'avait menti, j'avais cru à ces mensonges, je m'étais bercé d'illusion, mes oeillères sont tombées et j'ai beaucoup souffert de cette prise de conscience. Aujourd'hui il s'est évaporé mon passé, ce n'était que fumée. Il me restait simplement le choix. Ce terrible choix que j'ai dû faire. Je devais devenir ce que je devais être ou tout abandonner, alors ça serait comme si je mourais. J'ai choisi la vie, qu'on m'excuse, cette triste vie que j'essaie tant que mal de peindre en bleu. En rêve. Mais encore, je ne me voyais pas esclave de la société. Il fallait trouver un échappatoire, il fallait que je m'en sorte, je ne pense pas que je le méritais, mais c'était mon seul objectif. J'ai cherché où je me cachais. Ma voie s'était ouverte. Je voulais m'accomplir. Pour cela j'arrêtais d'apparaitre aux yeux des autres, je ne glissais plus sous le sens de la popularité qui est trop factice, je laissais cela aux autres, à ceux qui n'ont pas de talent, à ceux qui n'ont pas d'âme. J'allais retrouver la mienne. J'étais moi, juste moi, détaché complètement d'autrui. Je ne voulais plus briser personne, pour leur bien je les évitais, je savais de quoi j'étais capable, je savais ce que je valais. En grand égoïste que j'étais encore je gardais tout pour moi. Beaucoup se sont heurtés à ma misanthropie, c'était ainsi, je ne laissais personne entrer dans ma vie, et je me hâtais de faire sortir tout ceux qui y restaient. La pureté ne peut souffrir le présence corrompue des automates. L'ennui c'est que je n'étais pas pur.

Je me reconstruisais petit à petit. Je décrassais les murs, je balayais mon entrée, je m'apprêtais à m'envoler. Et c'est là que je le revis. Lui. Il avait tellement changé. Un peu plus vieux son teint avait terni. Son regard était aussi sombre que ses cheveux. Il faisait un peu peur, il y avait quelque chose dans sa stature qui n'avait rien de rassurant. Il fuyait encore, cette fois je me décidais à le poursuivre. Il était rapide. Des années d'expériences l'avantagaient, je doute que personne n'ait jamais réussi à le rattraper, mais je persévérais. J'avais perdu sa trace. La prochaine fois je serai plus réactif. Je suis resté cinq semaines posté devant ma fenêtre, ma seule fenêtre d'ailleurs, qui offrait une vue magnifique sur la cage d'escalier. Je ne faillîs pas. Il est vrai qu'il m'arrivait de trouver mon entêtement complètement absurde. Mais il revînt. Pas lorsque j'étais derrière ma fenêtre, mieux encore, au coeur d'une nuit effrayante, j'étais sur le palier, je cherchais mes clés. Il s'avança à pas de loup derrière moi, je ne l'entendis pas. Peut-être était-ce à cause de l'orage. Peut-être parce que mon esprit était occupé. Peut-être ses pattes sont faites de velours. Ou bien il n'est qu'une ombre. Un simple fantôme. Mais il était derrière moi, me frôla légèrement. Je sursautai. Il me tendit mon trousseau sans oser me regarder dans les yeux. Pétrifié, tremblant.

Nous restâmes là un instant. Je ne sais combien de temps. Il était plutôt joli ce soir. Le temps et la misère combinés lui donnaient ce charme propre aux vagabonds. De l'innocence, de l'expérience … Un regard vide et profond à la fois. J'avais en face de moi le théâtre des paradoxes. J'avais en face de moi ce que je pouvais enfin appeler « vérité ». Nous étions quitte, nous étions égaux.

Tout est noir dans ma mémoire. Je crois que la foudre nous a frappé. Je n'ai plus que l'image des ses yeux perçants. Quand je ferme les miens je ne vois plus qu'eux. Ils me hantent dans mon sommeil, ils m'obsèdent le jour. Ils m'épient, mais je sais qu'ils me protègent.

Aujourd'hui il marche derrière moi. Jamais trop près, il ne veut pas qu'on nous voit côtes à côtes, mais il n'est jamais très loin. Il m'a appris le sens de la vie. Il m'a montré les étoiles, les dessins dans les nuages. Il m'emmène voir les cristaux sur le pont de la République. On regarde ensemble la petite cascade du Doubs. Et les amoureux de la nature qui pagaient, qui pagaient, qui pagaient … Et nous qui courrons, qui courrons, qui courrons. Oui nous vivons.

J'essaie de le sortir de la rue. En vain. On ne troque pas le monde entier contre les murs d'une prison. Il me dit souvent qu'il n'est pas à la rue, mais que c'est la rue qui est à lui.

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