Le choix

belthane

La fumée obstruait sa vision, comme la colère occultait son jugement. La colère s'était emparée de lui ce matin, comme la fumée le faisait maintenant. Elle s'était immiscée en lui, l'empêchant de respirer, de penser, de bouger. Fou de rage il avait balancé son poing dans le mur du corridor, laissant une marque de plus.

En claquant la porte il l'avait traitée de salope. Dans l'avenue presque déserte, il avait caché ses larmes de rage sous ses lunettes de soleil. Il avait peur du jour où sa main n'atteindrait plus le mur. Il secoua la tête négativement, avec un soupir exaspéré. Elle n'arrêtait pas de le chercher. Elle avait bien mérité de se faire traiter de salope merde ! Même si il l'aimait comme un fou, elle avait le don de le rendre fou de rage.

Une larme courut le long de sa joue alors qu'il s'engouffrait dans la station de métro accompagné de quelques travailleurs matinaux. Dans le wagon cahotant, entre les crissements métallique s, les odeurs d'urines, et les lumières blanches des néons, il sut qu'il avait eu tort. Il lui achèterait des fleurs. Et plutôt que de passer la soirée avec Phil et Alex, devant un match, il serait avec elle. Parce qu'au fond, il souhaitait que les choses marchent entre eux. Parce que c'était la chose à faire.

« On ne subit pas son destin, fils, on le forge ! » Il entend encore la voix grave de son père lui énonçant cette maxime toute faite. Son sourire, la fierté de son regard, l'odeur un peu piquante de son aftershave vieilli ; tant de petits détails qui rendent ce souvenir si vivant. Il ressent presque sous ses doigts la texture râpeuse de la chemise en coton quand son père le prends dans ses bras. Et ces quelques mots : « Je suis fier de toi John, mais tout reste à faire ! »

Son père avait raison. Mais quel chemin déjà accompli depuis ce jour ! Dans moins de six mois il aurait son diplôme. L'agence de courtage où il effectuait son stage avait déjà promis de l'engager s'il terminait dans les délais. C'était plus qu'un rêve qui se réalisait. La vie s'ouvrait à lui. Même s'il devait encore faire ses preuves. On lui en demandait toujours un peu plus. Et ça, ça le mettait dans une colère folle. Il n'avait jamais le temps de profiter d'un succès, qu'un autre défi l'attendait. Faire ses preuves encore et encore, inlassablement. Parfois c'était trop. Parfois il explosait, parfois son poing finissait dans le mur.

Juste un peu de répit. Simplement un peu de répit, un peu de temps pour lui, avec ses amis. Oublier. Oublier la fac, le travail, l'oublier elle. Oublier que dans la vie tout ne se passe pas comme prévu. Juste passer un peu de temps à rire, à ne penser à rien. Juste s'évader le temps d'un matche de basket.

C'était si difficile à comprendre ?

Il voulait réussir. Mais il fallait qu'on lui en donne l'opportunité.

Ça aurait pu être ce matin à la réunion de 10 heures.

Mais il y a eu cet incident et maintenant la fumée était partout.

C'était si soudain. Il y a eu un vrombissement et puis les lieux avaient pris une forme méconnaissable. Il était assis en face de Judy qui sirotait son café. Ils revoyaient les éléments à aborder pour la réunion. Subitement elle était invisible, couverte par une fumée aussi épaisse que de la laine brute.

John avançait à tâtons, il s'était accroupi espérant pouvoir respirer plus aisément. Il avait tort. Il lui fallait sortir d'ici, trouver l'issue de secours. Il ne céda pas à la panique. Il se concentra pour garder son calme, comme lors d'un match de championnat, il se focalisa sur son objectif, comme les cours de leadership le lui avaient enseigné. Il n'y avait qu'avec elle qu'il entrait dans des colères folles ; elle et les arbitres de basket. Pour les autres il était calme, posé, presque apathique selon ses supérieurs. Ici, maintenant, accroupi dans la fumée, il n'avait pas vraiment peur. Il savait que le dénouement serait heureux. Il souhaitait juste la prévenir, lui dire qu'il allait bien et qu'il la retrouverait ce soir.

Il saisit son téléphone portable. Entre deux quintes de toux il essaya d'appeler Rose.

Pas de réseau.

Quelqu'un le bouscula, il lâcha l'appareil qui disparut dans la fumée. John lâcha un « non ! » entre ses lèvres. Il avança pour tenter de le retrouver. Ce n'est que lorsqu'il mit la main sur le téléphone qu'il prit conscience de son environnement.

Des cris, des hurlements, des pleurs, des appels au secours, des explosions, des bousculades. Le chaos complet. Et une chaleur de plus en plus forte.

Un incendie c'est certain. Un doute fissura ses certitudes.

John envoya un sms à Rose : « soucis au travail, te rappelles une fois sorti. » Il entendit clairement la voix de Judy qui hurlait « Par ici !  Oh mon dieu ! Mon dieu ! » Il suivit la voix.

Les vitres avaient volé en éclat, la fumée se déversait en trombes dans le ciel azur. John s'approcha de Judy. Le vent lui fouettait le visage, faisait claquer ses vêtements. Il se tint à une armature métallique lorsqu'il sentit la présence du vide lui lécher le visage. Ses mains devinrent moites. Il se recula. John réalisa à peine qu'un éclat de verre avait entaillé la paume de sa main. Le sang visqueux coulait lentement sur son poignet. Judy se colla à lui en pleurs. « On va tous mourir ! C'est horrible ! Oh mon Dieu !

- Mais non ça va aller. Ils vont venir… ça va aller… »

Il répétait cette litanie pour se rassurer. En y croyant de moins en moins.

La fumée changeait de couleur, elle devint plus noire, plus râpeuse dans la gorge. John percevait la chaleur qui irradiait de l'intérieur du bâtiment.

Impossible d'avancer. Impossible de reculer.

Que faire ?

Il senti son téléphone vibrer dans sa poche.

Rose sans doute.

Rose qui lui dirait qu'elle lui pardonne, qu'elle l'aime.

Rose qui voudrait enfin faire sa vie avec lui. Rose. Rose. Rose !

Non.

Un message de Paul, le boss. « Vais être coincé à la compta. Réunion repoussée à 11h même salle. »

John eut un rire sardonique avant de jeter son téléphone dans le vide.

Que faire ?

Que choisir ?

Il n'y avait pas de bons ou de mauvais choix, juste des choix.

Que choisir ?

D'autres avaient déjà choisi avant lui. D'autres continuaient à le faire.

Subir ou agir ?

En avançant dans le vide il crut sentir l'aftershave de son père.

***

[Exercice consistant à écrire une nouvelle à partir d'un fait divers. Je me suis inspiré de la photo « The Falling Man » A l'exception du cliché, tout le reste est le fruit de mon imagination.]

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