LE CHOIX DE CHLOE

hector-ludo

Le choix de Chloé.

La lettre qui se trouvait dans ce livre de la Bibliothèque Rose n’était pas destinée à être lue par un enfant.

Ce fut la première pensée de Chloé en découvrant le feuillet plié en quatre. Le papier était trop fin, presque translucide. L’écriture qu’elle devinait par transparence avait cette élégance perdue, caractérisée par des pleins et des déliés que seule une plume bien tenue avait pu dessiner.

Chloé était une petite fille futée, mais personne ne s’en doutait. La vraie Chloé se cachait.

Depuis trois ans déjà, elle avait décidé de ne plus paraître ce qu’elle était.

Cela couvait depuis quelque temps, mais ce furent les façons débiles employées par sa tante Michèle pour lui parler qui la décida. Les adultes étaient vraiment trop nuls. Autant le ton que les mots, dont ils se servaient pour s’adresser à elle, était à pleurer d’infantilisme. Si seulement cette brave maîtresse d’école n’avait pas essayé de lui inculquer des notions qu’elle connaissait déjà depuis longtemps, elle aurait fait un effort.

Mais non, cette demoiselle suivait le programme.

Pour tout dire, le problème de Chloé venait qu’elle était une surdouée. Une surdouée qui ne voulait pas que cela se sache afin de vivre comme elle le désirait.

En conséquence, elle avait mis au point une attitude tout à fait originale pour éloigner les importuns.

Un entraînement sérieux devant un miroir, lui avait permis de mettre au point un petit sourire niais et innocent. La tête légèrement inclinée, ses yeux virevoltaient comme à la recherche de papillons invisibles. Dans n’importe quel siège, son corps avait systématiquement tendance à s’avachir.

La stratégie avait été payante, ses parents comme sa maîtresse se satisfaisaient maintenant d’une Chloé qui se débrouillait toujours pour avoir des notes entre le C et le B alors qu’elle semblait complètement absente pendant les cours. Ils avaient d’un commun accord décidé de ne plus la déranger.

Il suffisait que Chloé prenne un livre et se pose dans un coin pour que plus personne n’ose lui adresser la parole, certaine de ne pas recevoir de réponse. Dans cette situation Chloé était à l’égal d’un meuble.

Elle avait gagné ainsi une liberté incroyable. Autant les autres enfants étaient surveillés, invités à partager des jeux et obligés de respecter les normes des adultes, autant Chloè pouvait se promener à sa guise et sans contraintes.

C’est cette grande latitude de mouvement qui lui permit de se faufiler dans le grenier de sa grand-mère, un après-midi suivant le repas dominical.

Chloé aimait bien cette pièce, lorsqu’elle s’asseyait sur la vieille chaise à bascule placée en plein milieu, elle avait l’impression d’être dans un cocon. Non pas un cocon doux et moelleux, mais un cocon tissé des souvenirs accumulés tout autour d’elle. Il y avait des étagères et de vieux meubles bancals, recouverts de livres, de vaisselle et de vêtements de toutes sortes. Des boîtes à chapeaux, des coffres, des tableaux et toutes ces choses entassées et oubliées au fur et à mesure des années qui l’enveloppaient de leur atmosphère calme et désuète.

Le hasard avait voulu qu’elle choisisse cet ouvrage plutôt qu’un autre dans cette pile de livres à la tranche toujours aussi rose. Chloé n’avait pas l’intention de le lire d’ailleurs, à dix ans, elle avait abandonné ce genre de lecture depuis pas mal de temps. Lorsqu’elle était seule, elle piochait dans la bibliothèque de ses parents. Si elle butait sur un mot inconnu, un tour sur l’ordinateur familial ou dans l’encyclopédie lui suffisait.

Le livre était venu dans sa main parce qu’il devait en avoir envie ou qu’il voulait lui dire quelque chose. Chloé croyait en l’âme des objets. Elle savait de manière intuitive que toutes ces choses inanimées avaient une intelligence propre faite du temps passé dans le monde et de leur expérience au contact des hommes.

Lorsque l’ouvrage se fut ouvert du premier coup à la page contenant la lettre, Chloé considéra cela comme allant de soi.

Assise sur le fauteuil, se balançant légèrement, Chloé étudiait la feuille sans la toucher.

Ce ne pouvait pas être un marque-page. Le titre du livre « Pichenette et Cabochon à la montagne » réfutait cette idée. Une adulte, même un peu simple comme elle en connaissait, ne l’aurait pas lu.

Chloé remarqua qu’elle avait pensé « une ». Pourquoi ? Peut-être à cause de la délicatesse de la forme des lettres qu’elle entrevoyait. Son papa écrivait comme un cochon, une écriture de docteur disait toujours sa maman, illisible.

Sans doute aussi, parce que le refuge de cette lettre se trouvait dans une lecture de petite fille.

Une femme avait rédigé cette missive et elle l’avait caché là. Ou bien, quelqu’un d’autre pouvait l’avoir découverte ailleurs et camouflée à cet endroit. Pourquoi ?

Ce courrier était beaucoup plus ancien que la cachette.

Serait-il possible, se demanda Chloé, qu’un secret inavouable existât dans ma famille ? Un secret dont une seule personne a trouvé la preuve et l’a dissimulé dans ce livre pour petits.

Même lorsque ses parents étaient des enfants, l’usage de la plume avait disparu. Elle se devait de remonter au temps ou le stylo n’avait pas été inventé. Grand-mère était de cette époque, Chloé avait entendu dire qu’elle était née juste après la guerre.

Mais à quoi se rapportait ce secret ? Pouvait-elle imaginer que sa grand-mère Thérèse ne soit pas sa vraie grand-mère ?

Bien sûr ! Il y avait eu une substitution à la maternité, en fin de compte sa grand-mère était la dernière descendante d’un prince. La lettre rédigée par la sage femme sur son lit de mort contenait l’aveu de l’échange. Mais pour Thérèse, c’était trop tard, elle avait fondé une famille et avait, pour ses enfants, noblement choisi de renoncer au trône qui l’attendait.

Chloé trouvait que c’était une belle histoire. L’image qu’elle avait de sa grand-mère pouvait la rendre véridique.

Mais, Chloé n’ignorait pas que les adultes font parfois des choses horribles, surtout pour de l’argent. Il était tout aussi plausible que ce courrier soit en rapport avec un différent sur un héritage.

Cette grande maison, où son papa était né, ou même, peut-être Thérèse était née, avait été l’objet d’une sombre machination. Si Chloé reconstituait l’arbre généalogique de la famille, ne trouverait-elle pas une branche répudiée. Un aïeul militaire qui avait fui devant l’ennemi ou trahi sa patrie. Le chef de famille l’avait renié à tout jamais pour cette ignoble conduite. Cet aïeul inconnu avait dû comploter pour récupérer sa part d’héritage ou plus encore. Mais alors, s’il avait réussi et que la preuve de sa machination est inscrite sur cette lettre, elle était la descendante de ce félon. Quelle horreur, Chloé ne pourrait jamais plus se voir dans une glace n’y regarder qui que ce soit dans les yeux. À coup sûr, la faute continuait à se remarquer de génération en génération, elle en était persuadée.

Non, c’était impossible. Ce feuillet ne pouvait recéler une telle ignominie.

Caressant du bout des doigts le fin papier, Chloé réfléchissait. La grâce de l’écriture lui faisait penser à ce que les vieilles personnes appellent un billet doux. Une lettre écrite à un amoureux. Une idylle de jeunesse avait-elle été étouffée par une famille trop rigide .

Le plus romantique des amours s’était-il brisé sur les conventions. Le jeune homme adoré, peut-être par sa grand-mère, ne devait pas disposer du statut social ou de la fortune suffisante pour prétendre épouser sa bien-aimée.

La famille avait décidé de marier la promise à un autre prétendant. Elle fut éloignée de force de la maison jusqu’à son mariage.

Cette missive était la dernière que la malheureuse écrivit avant de partir à celui qu’elle ne revit jamais. Prisonnière, ne pouvant la poster elle-même, elle la confia en désespoir de cause à une servante qu’elle croyait de confiance. Hélas, cette dernière, écervelée, oublia la lettre dans un tiroir ou elle dormit des années.

Un jour sa grand-mère la retrouva. Ne pouvant se résoudre à détruire le dernier souvenir de l’homme qu’elle avait tant aimé et tant pleuré, elle cacha ce billet dans le livre innocent.

Chloé soupira, une belle et triste histoire, voilà ce que dissimulait cette lettre.

Maintenant, elle allait pouvoir l’ouvrir.

Soudain, Chloé suspendit son geste, un doute affreux venait de l’envahir. Et si elle s’était trompée. Si le texte ne concernait que des choses vulgaires, des choses sans intérêt, des trucs de la vie de tous les jours, sans romantisme ni poésie.

Une liste de courses par exemple, ou apogée du rébarbatif les comptes du mois. Quelle déception cela serait.

Pis encore, si sous la belle écriture elle ne trouvait que fautes d’orthographe et phrases mal fichues. Un texte indigent aussi intellectuel qu’un SMS.

Chloé était contrariée, maintenant elle voyait tout en noir.

D’un seul coup elle se mit à rire toute seule. Si, comble du comble, celle qui avait rédigé cette lettre n’était qu’une petite blagueuse de bas étage. Qu’elle ait osé écrire : « Zut à celui qui lira ». Quelle farce stupide, quelle désillusion et quelle rancune Chloé aurait contre elle .

Chloé se reprit, lorsqu’on avait cet art des pleins et des déliés, on ne s’abaissait pas à de telles bêtises.

Par contre, celle qui possédait une si belle écriture avait-elle, peut-être, commis une indélicatesse. Ou pire, un crime. Crime ignoré de tous et que la justice n’avait pas puni. Au fil du temps, les remords l’avaient rongée. Un jour, elle n’avait pu résister et coucher sur le papier les détails de son forfait. Tout bien réfléchit, l’encre, tellement sombre que l’écriture se devinait par transparence, était ce bien de l’encre ? N’était ce pas plutôt du sang. Devenue à moitié folle de regrets, c’est avec son propre sang qu’elle avait consigné les circonstances de son ignoble geste.

Comment cette feuille compromettante arriva-t-elle dans les mains d’un individu sans scrupule ? Mystères !

Mais de ce jour, la criminelle subit un chantage terrible. Poussée à bout, finit-elle par mettre fin à ses jours ou par avouer à la face du monde sa misérable faute ?

Chloé allait-elle oser dévoiler publiquement ce forfait ? C’était un cas de conscience.

De toute façon, se dit-elle à la manière de sa grand-tante, Dieu finit toujours par punir les méchants. Depuis le temps, le Bon Dieu avait fait le ménage. Inutile de s’en mêler.

Une nouvelle pensée traversa l’esprit de Chloé, elle frissonna de peur. Si ce papier qu’elle avait légèrement effleuré était imprégné de poisson. Cette missive n’était-elle qu’un piège créé de toutes pièces pour punir les gens trop curieux ? Un moraliste fanatique et fou avait inventé cette horrible astuce. Il ne lui restait plus qu’à sucer son doigt et s’en était fini. Quelle monstruosité !

Non, c’était idiot, ce genre de piège était prévu normalement pour fonctionner plusieurs fois. Il y avait trop peu de Chloé capable de seulement frôler du bout des doigts une lettre sans instantanément l’ouvrir.

Le grand frère de Chloé se serait jeté dessus tout de suite. Impatient et dévoré par la curiosité, il l’aurait parcouru rapidement et abandonné aussi vite si le contenu ne l’avait pas intéressé. Où bien, serait-il parti comme une flèche pour le montrer à ses parents.

Chloé, elle, hésitait encore. En ouvrant et en lisant maintenant, elle saurait. Sa curiosité serait satisfaite.

Mais que lui apprendrait ce message ? Chloé avait une certitude. La certitude qu’un texte n’existait qu’au moment où on le découvrait. Comme lorsqu’elle jouait aux cartes par exemple. Tant qu’elle n’avait pas retourné sa carte, celle-ci restait blanche. Ce n’est qu’au moment fatidique de l’inversion que le destin inscrivait le dessin et la valeur.

Des milliers de possibilités étaient susceptibles d’apparaître.

Une question lui vint encore à l’esprit. Et si cette lettre, cachée dans ce livre de la Bibliothèque Rose, n’était pas tombée entre ses mains pour qu’elle la lise, mais pour qu’elle en devine toutes les potentialités ?

Décidément, la décision n’était pas évidente.

Chloé se souvint alors d’une phrase écrite par un écrivain du temps de sa grand-mère.

Elle n’en avait pas vraiment compris le sens sur le moment. Il disait à peu près : « toutes les choses réalisées n’existent plus ». Même si, comme elle le supposait, cet homme parlait du rapport avec son œuvre, la phrase s’appliquait parfaitement à la situation de Chloé.

Ouvrir la lettre était une manière de la réduire à néant.

Chloé se redressa, referma le livre, le rangea très exactement à la même place et sortit du grenier.

Ses prochaines visites, chez grand-mère Thérèse, lui promettaient de fabuleux monologues en tête à tête avec la lettre cachée dans le livre de la Bibliothèque Rose.

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