Le Ciel de la marelle

Juliette Rose

C'était un jeu entre nous, un rituel hérité de l'enfance. Si l'une de nous deux avait pour consigne d'enfourcher son vélo et de ramener quelque chose du village, l'autre lui criait "Restes-y !" depuis la fenêtre de la chambre. Un regard complice échangé, deux sourires similaires et puis cet ordre qui résonnait dans la cour, tel un signal permettant à l'autre de donner son premier coup de pédale.

J'étais restée assise à la fenêtre, comme d'habitude, à l'attendre. A dessiner sur une feuille de papier des visages dont les traits manquaient toujours d'imperfections. Après plusieurs tentatives et quelques esquisses balayées d'un coup de crayon, je relevai mon regard vers la route. Elle n'était pas rentrée. Les minutes étaient trop longues et la nuit allait tomber. Je suis descendue dans la cour, avançant jusqu'au portail, j'ai fait quelques pas sur la route. Personne à l'horizon. Je décidai alors de marcher jusqu'au village, je finirais bien par croiser son chemin, ai-je pensé. Tout en avançant, j'ai soudainement eu envie de l'appeler par son prénom...

"M'appelle pas comme ça !", elle me disait. Elle préférait que j'utilise un nom d'animal, n'importe lequel. Chaton, dromadaire ou petit thon, valaient toujours mieux que son prénom. L'utiliser était signe selon elle que j'étais fâchée, que j'allais la gronder pour une bêtise qu'elle aurait faite, alors que des noms tels que raton, libellule ou hérisson, sonnaient plus comme une invitation... A voyager jusqu'au ciel de la marelle, à préparer le meilleur des gâteaux, à se laisser rouler jusqu'en bas de la colline, des brins d'herbe plein les cheveux.

Tandis que je marchais vers le village grandissait en moi une peur inexplicable, un gouffre d'inquiétude qui me soufflait que quelque chose n'allait pas. Je sursautais au moindre frémissement du vent dans les arbres, au moindre insecte qui me frôlait le visage d'un peu trop près. Et puis j'ai aperçu quelque chose, beaucoup plus loin, une silhouette étendue au bord du chemin. Je me suis mise à courir à sa rencontre, criant désormais son prénom aussi fort que mes poumons me le permettaient.

"Tu prends toute la place avec tes grandes jambes !" Petites, nous prenions quelques fois notre bain toutes les deux. Nous jouions à celle qui retiendrait son souffle le plus longtemps sous l'eau. Puisque je gagnais à chaque fois, elle finissait toujours par s'improviser coach sportif pour me faire battre mon propre record. "C'est important de t'entraîner, comme ça, si un jour je me noie, tu seras là pour me sauver", elle me disait.

Oubliant de respirer, je courais aussi vite que je le pouvais. Les secondes défilaient dans ma tête, comme lorsque j'étais sous l'eau, dans la baignoire, et que je percevais sa petite voix qui comptait à la surface. Mon angoisse ne cessait d'augmenter au fur et à mesure que je me rapprochais de la silhouette tant celle-ci me paraissait inerte. J'avais beau hurler son prénom, elle restait immobile. Les secondes défilaient toujours, de plus en plus vite, comme lorsqu'en comptant elle accélérait pour que mon record soit battu. Et puis j'ai soudain réalisé. Ce n'était pas elle que je voyais... C'était son vélo. Gisant là, sur le bas côté, la chaîne arrachée, comme un animal qu'on aurait sauvagement abattu pour finalement l'abandonner.

"Il est malade ?" Un petit oiseau tombé du nid avait bien peu de chance de s'en sortir, grand-mère nous l'avait pourtant souvent répété. Mais devant ses grands yeux qui me suppliaient de sauver ce petit être, j'avais décidé de m'improviser docteur pour oisillon en perdition. Nous l'avions installé dans une boîte à chaussures réaménagée en palace cinq étoiles. Quatre, au moins. Puisqu'elle était convaincue que le laisser seul ne serait-ce qu'une seule seconde provoquerait sa perte, nous avions décidé de le veiller chacune notre tour durant toute la nuit, nous assurant que le bonnet qui lui servait de couverture le maintenait bien au chaud.

Alors que j'essayais de reprendre mon souffle, mes yeux étaient restés fixés sur la chaîne arrachée de son petit vélo. Réalisant tout à coup qu'elle n'était pas là, j'ai commencé à chercher autour de moi. J'avais perdu toute notion d'espace. Ces étendues que je voyais tous les jours me paraissaient désormais tellement plus vastes et inquiétantes. Les surfaces se démultipliaient, les champs s'étiraient et s'étiraient encore, au-delà de l'horizon.

Au petit matin, je l'avais trouvée assoupie à côté du palace cinq étoiles. En regardant à l'intérieur, je m'étais aperçue que le petit oiseau n'avait pas survécu... Profitant de son sommeil, j'avais doucement attrapé le petit corps inerte et j'étais sortie dans le plus grand des silences pour ne pas la réveiller. Lorsqu'elle avait ouvert les yeux, j'avais pu lui dire que nous l'avions sauvé. Elle ne s'était pas réveillée à temps pour le voir s'envoler...

Je ne savais plus où marcher, où la chercher. Elle n'était pas là. J'avais beau balayer du regard tout l'espace que je pouvais autour de moi, je ne la voyais pas. J'étais tétanisée. Les battements de mon cœur résonnaient dans tout mon corps et martelaient chaque petite parcelle de ma peau. Respirer m'était devenu douloureux. Ne pouvant retenir les larmes qui roulaient le long de mes joues, je n'entendais plus ma propre voix qui hurlait son prénom.

"Et ces larmes Mademoiselle, elles sont sucrées ou elles sont salées ?" J'attrapais tes larmes du bout de mon doigt, les approchaient de ma bouche pour les goûter. Ce petit rituel te faisait toujours rire. J'arrivais à faire disparaître ton chagrin rien qu'avec cette question, à te redonner le sourire rien qu'en te disant qu'elles étaient forcément sucrées vu les millions de gâteaux engloutis que tu devais avoir au compteur de ta petite vie...

Et puis mon corps a vacillé.

Des minutes, des heures. Des jours. Chaque seconde me paraissait interminable. Chacune de mes respirations me séparait un peu plus d'elle. J'aurais arraché tous les brins d'herbe de la colline pour qu'elle réapparaisse, remué le ciel de la marelle pour pouvoir l'entendre rire, sauvé tous les oiseaux de la terre pour l'entendre compter plus vite que la vitesse des secondes, juré de ne plus jamais l'appeler par son prénom pour la sentir encore au creux de mes bras, battu tous les records du monde pour attraper une dernière fois ses petites larmes du bout de mon doigt...

Et plonger mon nez dans sa nuque pour respirer son odeur.

Ma petite sœur.

  • Sublime Juliette ! décidément l'enfance t'inspire beaucoup.

    · Il y a presque 11 ans ·
    P1030860 orig

    paoladele

  • c'est magnifique et j'espère que cette histoire tragique est une fiction. On lit ton texte le cœur toujours serré, l'angoisse au fond du ventre . très très beau style, bravo

    · Il y a presque 11 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • Oui, c'est une fiction ! Merci beaucoup pour ton commentaire en tout cas !

      · Il y a presque 11 ans ·
      Juliette rose

      Juliette Rose

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