Le client
Vincent Vigneron
Le vêtement élastique, en coton rêche, porteur du swag des jours chômés. En ce 1 Mai, dans les rues jonchées de résidus de cortège (canettes, flyers, langues de belle-mère), la foule, apaisée par la lueur méridienne venant enfin clore un long hiver, s'écoule le long des rares vitrines ouvertes, appelant le client par le néon.
Un homme remonte la Rue du Vieux Grognard qui est un axe commerçant et piétonnier bien connu dans cette ville thermale. Lui aussi porte un survêtement. Dans ses poches, les reliefs irrévocables suggèrent paquet de cigarettes et smartphone. Il ressemble à Jason Statham en 2030.
Il a dû être athlétique. Peut-être a-t-il arrêté le sport au profit de longues parties de console. Sa chemise s'est bombée au fil des années. Il s'arrête devant une enseigne de mode. Des mannequins imberbes de résine blanche le dévisagent. Il hésite plusieurs minutes, se gratte la tête. Près de lui, sur une branche invisible, des oiseaux s'animent au passage d'enfants portant à leurs bouches des barbes à papa. Profitant de l'entrée d'un couple endimanché, il entre à son tour et traverse, l'encolure furieuse, les allées, sans regarder les présentoirs latéraux, il fonce vers une vendeuse.
Quel modèle et quelle taille, s'il vous plaît ? lui dit-elle, ayant décodé quelques mots inarticulés.
Peu importe
Mais je ne peux pas vous donner n'importe lequel ! Que porte votre épouse d'habitude ?
Je n'ai pas d'épouse
Votre amie alors ?
Je ne sais plus mais à peu près cette taille (il décolle les mains de sa poitrine et les tient en cloche).
Coton ou dentelle ?
Peu importe, Madame, vraiment…
La vendeuse tousse. Elle se sent comme une pharmacienne démunie devant l'imprécision d'un malade réclamant genre donnez-moi juste un médicament, peu importe.
Elle l'accompagne vers un rayon enjôleur. Les lèvres mordues, sans doute pour réprimer l'ultime question (avec ou sans armature ?), elle lui propose une gamme simple, unicolore.
Le visage de l'homme est rouge. Il remonte une forme d'énergie tellurique de son épaule vers sa main. Son poing fermé se love dans un bonnet A.
Je prends celui-là, merci.
Il règle son achat en liquide, le souffle rauque. Le vigile le regarde ressortir, médusé de le voir serrer contre son cœur un sac craquelé par l'étreinte, duquel deux bretelles roses dépassent.
La route se poursuit bordée de bougainvilliers. L'averse, brutale, immobilise des grappes humaines sous les abribus et les marquises des grands hôtels. L'homme passe la main sur sa nuque massive, plantée comme une cariatide sous un dôme à ciel ouvert. Il se fige devant le spectacle paniqué d'un vieux couple tâchant de repêcher leur chien tombé dans un plan d'eau.
Mon chien a le syndrome de Bayard, il se noie, sauvez-le ! hurle la dame âgée.
Un jeune skateur plonge jusqu'aux genoux et enserre l'animal sous les pattes antérieures. Il est sauvé. Il est question de sang et de potassium, de foudroyant empoisonnement pulmonaire. L'homme n'assiste pas à la fin de l'explication scientifique ni aux remerciements fébriles. La pluie s'arrête. Il entre dans un magasin d'articles sportifs. Le voilà bravant les linéaires de raquettes, avec son allure de Massey Ferguson. Un jeune et téméraire stagiaire s'interpose et le questionne.
Je veux des balles de tennis
Surface synthétique ou terre battue ? Rebond long ou court ?
Ça m'est égal
Ah bon ? Vous êtes débutant ? Parce que ça change tout, le choix de la balle !
Je veux cette taille et il montre son poing ramassé comme une ammonite.
Par contre la taille des balles est standard et il pouffe.
Le stagiaire se reprend. Il gratte machinalement la photo de son badge. Voilà, voilà. Tendant un blister de balles bon marché, il se le voit arracher des mains par l'homme au survêtement.
J'en veux que deux.
Mais c'est vendu par quatre, Monsieur
L'homme les considère alors longuement, et après qu'elles se soient imposées à ses yeux comme des systèmes solaires à part entière, il acquiesce.
Il paie la note et s'éloigne avec un ticket de réduction pour l'achat d'un lot de douze balles « apprentissage poussins – juniors ».
Il regagne son domicile à bord du bus. À l'intérieur, il range ses balles dans le sac de lingerie.
Arrivé à la maison, la paix règne, sépulcrale. Le chauffage à gaz ronronne encore car il refait froid en ce premier mai. Le soir tombe peu à peu. Il passe la soirée le plus banalement possible, sans un regard pour ses achats. La télévision octroie sa lumière bleue, jusqu'à très tard, dans le salon aux murs nus. Il rejoint sa chambre en traînant des pieds. Il prend le sac qui se morfondait, ‘'res nullius'' contre le porte-parapluie.
Assis sur le lit, il contemple les articles (mais « contempler » semble légèrement hors de propos). Il les passe en revue, tout comme il passe mentalement en revue le conseil de son médecin.
Essayez-ça pour éviter l'opération
Vous risquez de mourir si l'apnée dure trop longtemps
C'est anxiogène tout ça. Il n'y a rien à perdre à tenter cette solution do-it-yourself.
Déplié, le soutien-gorge ressemble à une méduse échouée sur la plage. Il ouvre le sachet de balles et en prélève deux sur quatre. Les balles se glissent merveilleusement dans la gloriette de coton qui s'ouvre à elles. Il ajuste le soutien-gorge à sa poitrine. Les petites encoches sont d'une complication horlogère. C'est fait. Puis il le fait pivoter à 180° de sorte que les balles adhèrent à son dos.
Il se couche sur le côté. Il attend le sommeil.
Si vous dormez sur le dos, vos ronflements finiront par vous tuer, Monsieur
Les sentences de la médecine sont implacables.
Il chasse ces pensées dans la pièce qui s'obscurcit à mesure que le vide se fait dans sa tête.