Le Concours du Lac
marethyu
C'est fou ce que les journaux peuvent être inintéressants ! Simon feuilletait le magazine que son père avait laissé sur le fauteuil du salon et le trouvait proprement ennuyeux. Rien de passionnant à lire. Rien d'utile. Soudain, son regard fut attiré par une annonce. Il la parcourut rapidement et appela :
- Papa !
Son père, qui apportait une soupière, sursauta et renversa la moitié du contenu sur la nappe.
- Tu n'es pas un peu fou, non ! s'écria-t-il. Qu'est-ce qu'il te prend bon sang ?
- Papa ! Lis ça !
Simon agitait le journal sous le nez de son père.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? Je t'ai déjà dit que je ne voulais pas te voir lire au moment de passer à table !
- Papa ! S'il te plait, lis cet article !
De mauvaise grâce, le père se saisit du journal.
- C'est celui-là ? Bon… Comme tous les ans… gnagnagna… le Val-D'oise organise une course de bateaux à voile en modèle réduit, nommée "Le Concours du Lac"… … gnagnagna… les participants devront avoir construit eux-mêmes leur voilier et le faire enregistrer avant le… mais où veux-tu en venir ?
- Tu sais que je suis les cours facultatifs de l'atelier de modélisme du collège. J'apprends à construire des maquettes de bateaux en bois. Je voudrais participer à ce concours.
- Et le prix à gagner ?
- Trois cents euros… et il faut payer cinq euros d'inscription.
- Ça va, on peut se le permettre. Tu comptes présenter le deux-mâts que tu es en train de fabriquer ?
- Non. Je pensais à quelque chose de plus… spectaculaire.
Le père sourit intérieurement. Il connaissait le genre d'idées de son fils.
- Tu vois à quoi ressemble la maquette du bateau en ivoire, la corvette à deux ponts qui est dans le château-musée tout près d'ici ? continua ce dernier.
- Oui… répondit le père en devinant où son fils voulait en venir.
- Et bien je vais la reproduire !
- C'est une maquette horriblement compliquée ! Tu n'auras jamais le temps. Nous sommes le 5 février et les inscriptions au concours se clôturent le dix-sept mars.
- Avec beaucoup de travail et les conseils de mon prof qui est reconnu au niveau national dans ce domaine, je pense pouvoir y arriver.
- Très bien, conclut le père, cette question réglée, à table ! On va essayer de manger ce qu'il reste de la soupe…
Dès le début de l'après-midi, Simon se mit au travail. Il alla au château-musée pour y photographier la maquette sous tous les angles et prendre des mesures avec l'accord du propriétaire. Le lendemain, à son arrivée au collège, il fonça à l'atelier de modélisme, et expliqua son projet à son professeur qui se montra très intéressé par le défi à relever. Ils commencèrent le travail à la récréation, créant les plans de la maquette. Puis, au fil des jours, Simon fabriqua des supports en contreplaqué qui serviraient de "moule" pour donner sa forme à la coque. Il vissa sur ces derniers des lamelles fines de bois de poirier, en longueur, qu'il colla les unes aux autres. Ce travail donna une coque dont la forme bombée était exactement similaire, grâce aux mesures préalables, à la corvette qui avait servi de modèle. Mais il fallait encore beaucoup travailler. Simon s'occupa ensuite de l'enduit pour boucher les trous formés par les lamelles mal jointes.
Construire une maquette de bateau est un travail passionnant, qui demande patience, habileté, talent et un suivi scrupuleux du plan du bateau. Simon travailla donc pendant les récréations et deux heures après les cours, chaque jour, dans l'atelier. Au bout de deux semaines, la coque fut définitivement terminée. Les deux ponts, celui intérieur et celui extérieur, étaient présents. On voyait même les canons pointer au dehors. Simon les avait patiemment sculptés pendant son temps libre chez lui. Il fallait maintenant créer et monter les mâts, fixer les voiles… et fabriquer tous les détails dont le pont regorgeait ! Simon doutait d'en avoir le temps.
La date limite de clôture des inscriptions approchant, il apporta sa maquette chez lui et passa de longues heures, jusque tard dans la nuit, à travailler dessus.
Le quinze mars, le bateau était fini. Rien ne manquait par rapport à la maquette originale. Si la couleur de la reproduction n'avait pas été différente, on aurait pu les confondre. Tout fier, Simon alla avec son père l'inscrire au concours, puis il attendit avec impatience la course prévue pour le 20 mars.
Le jour J arriva enfin. Son bateau en main, Simon se présenta à l'embarcadère. Il put pour la première fois voir les œuvres de ses concurrents. Il y avait des reproductions magnifiques, comme une maquette de la caravelle Santa Maria, ou un trois-mâts gigantesque. D'autres bateaux n'avaient aucune chance dans la compétition, et n'étaient là que pour le plaisir des yeux et de leur créateur. Les bateaux furent alignés et bientôt, le départ fut donné. Au coup de pistolet, les participants donnèrent une poussée à leur œuvre et la regardèrent filer. La ligne d'arrivée était trois cents mètres plus loin, et les bateaux devaient y accéder avec le vent comme seul allié. Le parcours étant en ligne droite, le seul risque était que deux bateaux se heurtent en pleine course. C'était la plus grande peur de Simon. Si sa reproduction coulait, il serait anéanti. L'autre trois-mâts présent dans la compétition prit aussitôt les devants, tandis qu'une petite barque de pêcheur s'immobilisa dès les premières secondes. Quelques instants plus tard, des cris se firent entendre chez les participants. Deux bateaux venaient d'entrer en collision et s'immobilisèrent, avant que l'un des deux ne coule, entrainant l'autre avec lui.
La Corvette de Simon filait sur les eaux du lac, semant rapidement les autres concurrents, mais l'autre trois-mâts restait premier. Tout le monde était conscient que la véritable lutte serait entre ces deux participants. Tout à coup le vent redoubla d'intensité. Les deux bateaux prirent encore de la vitesse. "Pourvu que les voiles tiennent, pensa Simon, le cœur serré".
La ligne d'arrivée approchait et la victoire du bateau concurrent ne faisait plus aucun doute, quand, soudain, un coup de vent plus fort que les autres lui arracha la voile centrale, brisant net le grand mât qui s'effondra avec un craquement sur le mât de misaine. Le bateau continua sur sa lancée quelques secondes grâce à sa dernière voile attachée au mât d'artimon, puis il se mit à ralentir pour finalement voguer doucement.
La Corvette le dépassa et, à toute vitesse, franchit victorieusement la ligne d'arrivée. Les autres bateaux, loin derrière, la passèrent à leur tour, une vingtaine de secondes plus tard. Le trois-mâts concurrent, brisé, ne parvint pas à franchir la ligne et alla s'échouer sur une des berges.
Premier ! Il était premier ! Simon n'en revenait pas. Il resta immobile, pétrifié, jusqu'à ce qu'un homme sur une tribune crie son nom dans un micro, lui demandant de le rejoindre. Simon fut secoué gentiment par son père et, les jambes flageolantes, s'avança au milieu de la foule. On lui remit avec des félicitations enthousiastes un trophée doré représentant – quelle coïncidence – un trois-mâts toutes voiles au vent, ainsi qu'une enveloppe contenant trois cents euros. Tout rouge, Simon balbutia, remercia maladroitement, serra les mains qu'on lui tendait, et se dépêcha de retourner dans la foule, près de son père, trop timide pour qu'on le regarde plus longtemps. On appela le deuxième gagnant. Tandis que ce dernier montait sur la tribune, Simon vit du coin de l'œil un homme partir, l'air abattu, avec dans les mains le trois-mâts dont les voiles avaient été arrachées. "Finalement, pensa Simon, cette victoire a quand même un goût amer. C'est ce type qui aurait dû avoir le trophée. Sans ce coup de vent, il aurait gagné…". Puis il regarda le bateau doré et une bouffée de fierté monta en lui. Non ! Ce prix récompensait les heures interminables de travail passées sur la maquette, sa motivation, sa détermination et – pourquoi pas ? – son talent ! Il le méritait.
Il admira son trophée encore et encore… si fier d'avoir gagné. Il était impatient de le montrer à son professeur de modélisme !