Le conquérant
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LE CONQUERANT
L'être échoua sur le rivage d'une petite île perdue au beau milieu du Pacifique, que bien peu de navigateurs avaient seulement croisée au cours de leurs voyages, et qu'aucun d'eux n'avait même pris la peine de répertorier.
C'était un méchant bout de caillou avec, ça et là, quelques maigres buissons de végétation sauvage, et une poignée d'arbres rachitiques qui, s'ils entraient bel et bien dans la classification des végétaux à station verticale, le faisaient avec délicatesse, sur la pointe des racines en somme. Un monticule auquel on aurait eu bien du mal à donner le nom de colline surplombait l'îlot, servant de creuset à l'eau de pluie, alimentant chichement la verdure clairsemée. Ni animaux ni oiseaux n'avaient daigné élire domicile sur cette terre désolée. L'île ponctuait de sa présence éthérée cette zone maritime oubliée des hommes. Elle existait, néanmoins, et comme tout ce qui est vivant, avait sa raison d'être ; raison qui allait bientôt être révélée. Les vagues de l'océan venaient quand à elles inlassablement s'y briser, comme c'est l'usage sur les rivages de bien des mers du monde.
Par une nuit sans lune, cet océan-ci y cracha un chargement très particulier dont il ne voulait plus. Par ce geste répulsif, il indiquait qu'il avait jugé à sa juste valeur le colis qu'on avait confié à ses soins : Rien ne lui répugnait plus que de faire plusieurs fois le même travail.
Pauvre océan !
UN
Il se releva, péniblement, comme s'il n'avait pas l'habitude d'utiliser ses muscles. Mais.. peut-être était-il fatigué, tout simplement ? Après tout, il avait certainement pataugé dans l'immensité glacée pendant Dieu seul savait combien d'heures. Son bateau avait dû être pris dans l'une de ces tempêtes furieuses dont ce petit coin de parallèle avait le secret. Sa peau était nue et blafarde, parcourue de fines ridules dues à son séjour prolongé dans l'eau de mer. D'autres s'en seraient trouvé incommodés, mais lui n'en semblait pas gêné outre mesure. L'être, l'homme pourrait-on dire, scruta attentivement la plage de sable blanc où il avait émergé de l'onde, tandis que l'eau clapotait impatiemment autour de lui, comme pour le pousser plus avant. Son regard avide se porta sur les différentes espèces végétales qui avaient commencé leur implantation à quelques mètres de lui, sur les rochers marins et terrestres, enfin sur l'éminence qui se dressait non loin. Ses yeux revinrent aux rochers d'eau qui formaient une crique naturelle à l'endroit même où il se tenait. Il semblait curieux de tout, insatiable de l'île autant qu'indifférent à l'eau qui venait maintenant mourir en élans paresseux autour de ses chevilles.
Il ne bougea pas d'un orteil, tout au long des heures chaudes où il détaillait chaque chose, essayant de comprendre, assimilant son nouvel environnement. La mer, l'île, le ciel sans nuages où brillait un féroce soleil : Tout l'intéressait.
Vint un moment où ses jambes, cependant, finirent par céder sous le poids de.. la fatigue ? La faim ? Il tomba sur les genoux, essaya – en vain – de se mettre debout. Il sentait que c'était ce qu'il devait faire. Une question de vie ou de mort en sorte.
Rien n'y faisait. Il ne parvenait pas à se redresser. Quelque chose.. L'instinct ?.. le poussa. Il rampa sur un mètre. Plus, il ne pouvait pas. En désespoir de cause, se calant sur un coude, il songea à ce qu'avait été sa courte existence. Il fallait qu'il fasse une dernière chose ! Car il sentait que cette vie [Quelle horreur !] se terminait. Lui qui avait parcouru tant de.... Secouant la tête obstinément pour sortir de la torpeur qui le gagnait, il referma convulsivement les doigts de la main gauche sur une poignée de sable sec immaculé, l'observa un instant sourdre de ses doigts pliés. Il n'y en eut bientôt plus. Il prit une autre poignée, soumis à des flots d'impulsions contradictoires, la porta convulsivement à la bouche et.. avala ! Puis, une autre poignée, et une autre. Lorsque son estomac fut empli, il s'affala sur le côté, et mourut.
Le fait fut enregistré.
DEUX
L'être échoua sur le rivage de la petite île perdue au beau milieu du Pacifique. Il se releva péniblement, comme si ses muscles étaient rouillés. Mais.. peut-être ne savait-il plus les faire fonctionner ? Il plia les jambes, étendit les bras, tourna la tête de droite à gauche et de haut en bas. Satisfait, quoiqu'à bout de souffle, il s'éloigna du sable blanc – non sans lui jeter un regard en coin – et entreprit d'explorer l'île. Il n'alla pas bien loin.
Cela faisait quatre heures que, sous un soleil de plomb, il fixait émerveillé le même bout de rocher moussu, fasciné par les jeux de lumière que l'eau et l'astre diurne concourraient à y créer en bonne intelligence, et que de minuscules crabes blancs traversaient en tous sens de façon apparemment anarchique, à la pointe gauche de la petite crique, lorsqu'il ressentit une pulsion. Dédaignant la plage de sable fin - oh ! si tentant - il retourna vers l'océan, et se mit à boire goulûment.
Un quart d'heure plus tard, le ventre tendu comme une barrique, il s'écroula en avant, la tête dans l'eau, observa avec intérêt les zébrures solaires qui dansaient sur le fond sablonneux, eut quelques convulsions et mourut.
[Ce n'est pas encore ça..]
TROIS
L'homme échoua sur la rive sablonneuse de la petite île. Il se releva aussitôt et, détournant obstinément les yeux du sable et des rochers, gravit souplement la pente douce qui menait aux arbustes maigrelets. Tout en cheminant, il s'emparait d'une feuille de chaque plante et la mâchait précautionneusement. Il en vint à buter contre un pan d'écorce que le vent et l'âge avaient détaché d'un vieux tronc d'arbre. La peau d'arbre était tendre et friable, aussi l'engouffra-t-il rapidement dans sa gorge insistante, sans la mâcher exagérément. Un morceau un peu plus gros s'y coinça. Hoquetant, s'étreignant le cou à deux mains, il cherchait cet air qui le fuyait, et partit en courant au petit bonheur. Il arriva en haut du monticule situé au centre de l'île, plus par hasard que par préméditation, nota qu'en son sommet il formait une cuvette, roula une dernière fois des yeux, le visage rouge et les lèvres bleuies, et mourut avant même de toucher le sol.
[Encore une fois..]
QUATRE
L'homme échoua sur la rive de la petite île. Il remarqua sans émotion le squelette d'un être de sa taille exacte couché sur le sable. Portant son regard sur la plage, à l'endroit où la mer venait lécher le littoral, il ne vit rien d'autre que les petits grains blancs, si beaux, si appétissants. Secouant le chef, il s'enfonça prestement dans l'intérieur des terres, dédaignant feuilles et écorces, et atteignit rapidement le faîte du monticule. Là gisait le cadavre en décomposition d'un homme qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Il ne lui accorda qu'une attention superficielle, mais se pencha avec intérêt vers la citerne naturelle pour y boire un peu d'eau de pluie. C'était bon, bien différent du goût qu'avait la grande eau. Il prit cependant garde de n'en pas trop boire. Sa soif étanchée, il entreprit un inventaire systématique des lieux. Sur les arbres poussaient des choses rondes et molles, à la saveur sucrée et gorgées de liquide. Il en mangea une, attendit une heure, en mangea une autre et s'allongea pour se reposer, car son corps était soudain envahi d'une grande lassitude. Il ne rêva pas, car il ignorait ce que c'était, et que seul son corps manifestait un besoin de repos. Son esprit, lui, demeura alerte toute la nuit, à échafauder des plans, des stratégies, maintenant que cette étape était franchie.
Le soleil se coucha, laissant place aux étoiles, ainsi qu'à un astre d'un blanc laiteux, presque rond. La scène était splendide, et la nostalgie d'autres lieux semblables le prit. Il ferma les yeux sans pour autant s'endormir. Au matin, il mangea encore un fruit, qu'il avait épluché, cette fois - sans la peau, c'était meilleur ! - but un peu d'eau, et se dirigea vers la plage. La mer était calme. Il avança droit devant lui, se mit à nager aisément lorsqu'il perdit pied, jusqu'à ce qu'il arrive à un certain point où il plongea.
L'homme qui remonta était physiquement le même, mais différent en substance quand aux constituants de ce qui forme l'humanité. Il nagea vers l'île, désormais son nouveau foyer. Il avait beaucoup à apprendre. Les semaines s'écoulèrent.
Un jour, un bateau s'approcha de l'îlot. Nul n'aurait pu dire pourquoi il avait choisi cet endroit et ce moment pour y jeter l'ancre, étant donné qu'il n'y avait là rien qui puisse l'attirer, si ce n'est la curiosité atavique que ressent chaque marin devant une terre inconnue. Le syndrome de Colomb, pourrait-on dire. Comme d'autres l'avaient fait avant eux en d'autres lieux, quelques hommes descendirent une chaloupe pour aller inspecter le rocher, en quête d'improbables trésors. Ils n'en trouvèrent aucun, mais cueillirent des oranges, remplirent un baril d'eau, et ramenèrent également à bord une créature hirsute et décharnée qui ne parlait pas un mot et semblait un peu folle. Avant peu, cependant, elle arriva à leur parler maladroitement, assimilant assez de ce langage - dont les sons devaient longtemps heurter sa langue et son palais - pour s'exprimer. Le médecin de bord - qui se trouvait être aussi le cuistot et l'homme de barre - l'examina et conclut à une amnésie totale, fait rarissime dont il existait cependant des exemples dans les archives des hôpitaux où il avait autrefois exercé la profession d'infirmier non spécialisé. Ils l'amenèrent à la civilisation.
L'Etat le prit en charge, lui apprit un métier, lui donna un nom, une nationalité et des papiers.
C'est ainsi que Gralf vint au monde des hommes.
Ce monde qui allait connaître la main de fer d'un être qui avait l'apparence des humains, mais aucun des sentiments qui les animaient.
A TROP VOULOIR MONTER..
Gralf s'intégra rapidement, apprit la langue, les coutumes, et gravit les échelons du succès.
Il commit peu d'impairs pendant cette période, car il observait avant d'agir, réfléchissait avant de parler, et ne répétait jamais deux fois la même erreur. Il commença à faire de la politique, et séduisit rapidement les foules par son magnétisme, son énergie inépuisable, et les idées qu'il déployait comme des banderoles colorées. Personne ne se douta que, sous des dehors affables, se dissimulait un monstre qui ne guettait que l'occasion de presser le bouton rouge de la solution finale. C'était là son unique but : Réduire l'humanité en poussière, tandis qu'il attendrait dans le bunker présidentiel que les différentes nations se soient entretuées. Car il voulait demeurer seul sur Terre. Etant immortel, il considérait en effet les autres formes de vie comme grossières et imparfaites et, par là, comme devant être annihilées.
Une fois, il assista à une chasse à courre donnée par un des plus gros donateurs du parti. A cette occasion, un renard fut blessé. Le chef de meute l'acheva, tandis que le sang de la bête pulsait d'une blessure au flanc occasionnée par un tireur maladroit qu'on n'était pas parvenu à identifier. Il expliqua à Gralf qu'il avait agi ainsi par commisération. Gralf, qui n'éprouvait pas de sentiments, et ne pouvait donc pas ressentir des émotions comme l'empathie ou la compassion, enregistra cependant ce qui lui paraissait être une attitude seyante et honorable, une des valeurs dont s'enorgueillissaient les membres de son groupe politique, sans par ailleurs les mettre en pratique autrement que sous les feux des projecteurs. Il savait se comporter en réunion, et comprenait l'impact émotionnel de ses actes vis-à-vis des humains. Il hocha donc consciencieusement la tête ; d'autres hochements de tête approbateurs vinrent alors des autres chasseurs, et il sut qu'il avait fait le bon choix. Dans ces milieux conventionnés, il était important de toujours être à l'unisson. Se rebeller contre la supposée cruauté des chasseurs n'aurait fait que les monter contre lui, ruinant ainsi définitivement ses chances de faire carrière ; d'autant qu'il se fichait comme d'une guigne des renards, des canards, et de tout ce qui vivait sur cette planète. Il ne crut pas bon de souligner le fait que c'était lui qui avait blessé intentionnellement le renard. Pas pour le voir souffrir - il n'était pas plus cruel qu'il n'était gentil - mais parce que ça l'intéressait.
On enveloppa la pauvre bête dans une couverture, pour éviter de souiller le coffre du 4x4, fait que Gralf enregistra consciencieusement dans sa mémoire prodigieuse sans pour autant le comprendre, et tout ce petit monde repartit fort satisfait chez soi.
Et lorsque, plus tard, les membres de son parti lui firent comprendre qu'un candidat à la Présidence se devait d'être marié, il se soumit à leur volonté, car il savait qu'il n'y avait pas d'échappatoire possible. Il n'en consulta pas moins des encyclopédies entières sur le système reproducteur des mammifères, apprit ce qu'il convenait de faire pour s'accoupler (quel terme déroutant !), ce qu'attendait la femelle du mâle, etc.. ad nauseum. Il ne poussa toutefois pas ses recherches au-delà d'un certain point. Il lui suffisait de savoir quoi faire, et comment le faire. Pour être tout à fait prêt, il s'entraîna le soir devant son miroir, et parut satisfait de son membre reproducteur et de la façon dont il fonctionnait. Naturellement, la notion de plaisir , qui accompagne généralement l'acte, lui était tout à fait étrangère. Oh ! Les transmetteurs neuraux fonctionnaient correctement, mais il ne savait pas déchiffrer les messages qu'ils transmettaient à son cerveau et ne s'y intéressait pas outre mesure. Il avait autre chose en tête.
Huit jours plus tard - Ils étaient rapides ! - une jeune femme charmante - selon certains - et de bonne famille - selon tout le monde - lui fut présentée, candidate rêvée pour tenir le rôle si convoité de future Première Dame. Elle était de taille moyenne et élancée, une brune aux yeux d'azur. Son expression était tout à la fois rêveuse et intense. Son corps n'avait rien à envier aux mensurations voluptueuses de Raquel Welch, dont elle aurait pu être le clone (à part les yeux bleus). Elle le laissa parfaitement de marbre. La jeune femme lui avoua qu'elle se languissait de lui depuis qu'elle l'avait aperçu lors d'un meeting. Il ne comprit rien à ce qu'elle racontait, comme c'était souvent le cas avec les humains, quand ils se mettaient à exprimer leurs émotions. Il lui sourit néanmoins, car il savait que c'était ce qu'elle espérait. Ses muscles faciaux étaient parfaitement entraînés maintenant, et le stratagème réussit. Elle était radieuse, et accepta sans trop se faire prier un dîner en tête-à-tête, c'est à dire avec seulement quatre gardes du corps disposés de façon discrète aux abords et dans le restaurant huppé qui leur avait été entièrement réservé. Le repas fut suivi d'un dernier verre dans les appartements de Gralf, une suite tapageuse à l'étage terrasse du Hilton de la ville. La soirée s'acheva dans la dignité et il lui souhaita bonne nuit en la raccompagnant chez elle. Quatre jours plus tard, délai suffisant pour respecter les formes, il lui fit sa déclaration. La jeune femme hocha humblement la tête (comment aurait-elle pu résister ?). Le jour des noces fut fixé, et la cérémonie une réussite : Gralf avait tout fait pour ça. La foule en liesse avait son héros. La Grande Mascarade allait pouvoir commencer. Toutes les chaînes de télévision diffusèrent en direct l'événement. Et lorsque Tatiana, sa jeune femme, prononça le "Oui" de circonstance, bien des cœurs se pâmèrent, et bien des larmes coulèrent. Puis, les mains qui étreignaient encore un mouchoir en papier tournèrent le bouton du poste télé et allèrent se coucher, entraînant à leur suite des corps vides d'avoir trop ressenti, des têtes pleines de lendemains glorieux qui ne seraient jamais les leurs. De cette union et de l'image qu'elle projetait dans l'inconscient collectif dépendaient et son avenir, et les pleins pouvoirs que Gralf entendait utiliser pour débarrasser cette planète de la vermine humaine qui la recouvrait comme un parasite unicellulaire aux têtes innombrables. Ce n'était pas qu'il haïssait l'humanité. Simplement, ça lui paraissait la chose à faire. C'est ainsi qu'il avait toujours procédé, tout au long de ses interminables voyages, et il ne voyait pas de raisons de changer.
Enfin, les derniers invités se retirèrent, non sans le féliciter encore une fois pour son goût exquis pour les belles choses. Et que j'te fais des clins d'œils, et que j'te pousse du coude.. Gralf était abasourdi par la bassesse des sentiments que cela impliquait, ces allusions à peine déguisées au.. sexe ! Que ces humains étaient vicieux et inutiles. Dès qu'il serait au pouvoir, il les mettrait au pas, et de la manière la plus radicale !
En attendant, il devait se plier au rituel du mariage, non sans éprouver une répugnance certaine à l'idée de ce qu'il allait devoir accomplir. La jeune épousée - s'il se souvenait bien, pensa-t-il en ressentant un début de panique - devait être conduite dans le lit, avec force baisers et caresses, accompagnés de mots tendres et autres niaiseries roucoulantes. Gralf commença donc à faire toutes ces.. choses indispensables, lorsqu'il éprouva son premier choc. Sa femme tournait la tête, minaudait, se dérobait sans cesse. Interdit, Gralf mit sur pause et réfléchit rapidement, dévidant fébrilement les banques mémorielles qui traitaient du sujet, et qu'il avait emmagasinées dans son esprit fécond. Oui, il s'en souvenait maintenant, cela s'appelait.. quel était le terme, déjà ?.. Ah oui: parade amoureuse, et faisait partie du jeu qui préludait à l'acte sexuel décrit par maints ouvrages. La femme faisait semblant de se refuser, afin d'exciter le mâle, qui était alors prêt à tout - y compris parfois à violer la femme – pour arriver à ses fins. Sous ses assauts feints, la femme rendait alors les armes, victime consentante et apaisée par la force virile de l'homme. Ridicule, pensa Gralf.
Il rentra néanmoins dans le jeu, la poussant d'abord gentiment, puis avec de plus en plus de force, sans se rendre compte à aucun moment qu'il se fourvoyait, qu'elle ne jouait pas, qu'il ne s'agissait pas du tout de ce à quoi il avait pensé. Mais après tout, ses connaissances en la matière étaient très limitées, puisqu'il n'avait aucune expérience de la sexualité, à part ce qu'il avait pu en lire, et il n'avait assimilé que très succinctement les à-côtés qui lui faisaient présentement défaut. C'est lorsque Tatiana, sa jeune femme, commença à pousser les hauts cris qu'il se rendit compte que quelque chose n'allait pas. Il lui demanda donc ce qu'il se passait. Elle évitait son regard, gênée. Il insista. Elle s'empourpra alors et lui dit qu'elle avait ses trucs de femme. De plus en plus perplexe, il lui demanda d'être plus précise, du ton cassant qu'il employait avec ses subalternes. C'était évidemment la chose à ne pas faire. Poussée dans ses ultimes retranchements, et à bout de larmes, Tatiana lui répondit qu'elle était indisposée. Gralf, de plus en plus perplexe, chercha en vain une correspondance dans les casiers de sa mémoire. Il ne savait pas que les femmes étaient réglées. Il avait eu tellement de choses à apprendre qu'il avait fait quelques impasses, notamment sur la biologie des humains, à l'exception de ce qui touchait à l'acte sexuel proprement dit. De toute façon, ces sujets le rebutaient, mais là, il était temps de faire une séance de rattrapage. Il ne pouvait pas se permettre de faire la fine bouche. Il lui demanda donc de lui montrer où elle avait mal. Il ne comprenait pas quel était le problème : Y avait-il des périodes où la copulation était impossible ? Cela concernait-il seulement les femmes ? Ses réflexions ne l'avaient jamais mené aussi près de la vérité, mais il était loin d'imaginer ce que cette dernière allait déclencher. Devant sa froide insistance, suffoquée, la jeune femme esquissa un geste vers son bas-ventre. Voulait-il vraiment voir ça ? Elle poussa un soupir. Les hommes étaient de tels pervers ! Sa mère le lui avait pourtant dit, mais elle s'était toujours refusée à le croire. A présent, elle voyait bien qu'elle avait raison. Elle poussa un nouveau soupir. Après tout, cet homme était sans doute le prochain Président, alors, s'il avait ses petites manies, elle pouvait bien lui faire plaisir !
Avec un soupçon de honte, les joues brûlantes, elle défit sa robe, la laissa glisser sur ses jambes fuselées, fit suivre sa culotte de coton imprimé, et se livra dans toute sa féminité aux yeux de son époux.
Gralf observa un silence de tombe pendant qu'elle ôtait ses effets, et ne réagit que lorsqu'il aperçut la culotte à terre, auréolée de sang. Tatiana ajouta sottement. "Je suis désolée. Je n'ai pas pensé à prendre une serviette". Mais Gralf ne l'écoutait plus : Il avait les yeux qui lui sortaient des orbites. Ses pensées dansaient le fox-trot dans son crâne. Du sang ! Une serviette ! Du sang ! Une serviette ! Soudain, sans prévenir, un souvenir précis s'imposa. En un éclair, il revit la scène de chasse à laquelle il avait participé voila des mois. La compréhension l'envahit, apaisant son âme tourmentée. Blessée ! Elle était blessée. Comme.. le renard !!
Soudain, il sut sans l'ombre d'une hésitation ce qu'il devait faire. Bondissant sur la jeune femme interdite, il l'emprisonna d'une clef au cou que nul homme n'aurait pu défaire, et lui brisa la nuque d'un geste précis, craquement funeste qui s'entendit très nettement à l'extérieur de la suite, où les gardes du corps gardaient essentiellement la porte. Tatiana mollit dans ses bras, et il laissa glisser son corps inerte sur le parquet ciré. Alertés par ce bruit incongru, les gardes surgirent dans la pièce prêt à tout.. pour stopper net lorsqu'ils découvrirent la scène macabre. En les voyant débouler, Gralf tendit aussitôt les mains en avant, dans un geste qu'il voulait rassurant. "Ne vous inquiétez pas les amis, tout va bien. Elle ne souffre plus. J'ai fait ce qu'il fallait !" Il attendit les hochements de tête approbateurs qui, sûrement, n'allaient pas tarder à se manifester, comme pour le renard. Les gardes, de leur côté, n'en croyaient ni leurs oreilles ni leurs yeux. Ils contemplaient le tableau, pétrifiés, et secouaient bien la tête, mais de gauche à droite, pas de bas en haut. Ce type était dingue ! Ravagé du ciboulot ! Comment ça ? Elle ne souffre plus ? Mais c'est lui qu'il aurait fallu abattre. Ce gars était dangereux ! Et d'ailleurs, pensèrent-ils par un mimétisme de pensée proche de la communion télépathique.. s'il était élu Président ?.. Dieu seul savait ce qu'il serait capable de faire !
D'un accord tacite, les quatre gardes dégainèrent leur arme de service, et farcirent de plomb le candidat présidentiel, vidant frénétiquement leurs chargeurs sur la bête. Sa dernière pensée, avant de rendre ce qui lui tenait lieu d'âme fut :
[Où ai-je commis une erreur ? Tout allait si bien.. si bien…. ]
Pendant qu'il contemplait le sang de ses blessures d'un air détaché, tandis qu'il agonisait, une pensée tenace se fraya un chemin vers sa conscience déclinante ; il eut encore ces derniers mots, émis dans un râle, sous le regard interloqué de ses exécuteurs : "N'oubliez pas la couverture.. la cou.. ver.. ture." Puis il expira.
On incinéra discrètement sa dépouille, et on scella ses cendres dans un coffret en pin qu'on jeta au plus profond d'un volcan, tout au fond, afin que le monstre ne vienne plus jamais polluer la terre des hommes.
Au fond de l'océan, à quelques centaines de mètres d'une petite île non répertoriée, gît une chose tapie au fond d'une bulle calcifiée, pour qui l'eau de mer était comme de l'acide aux hommes. Car il n'y avait pas d'eau là d'où elle venait. Forte d'une science inconnue des hommes, elle envoya ses créatures l'une après l'autre à l'assaut de ce monde. Elle s'était pour les modeler inspirée d'un cadavre gonflé d'eau coincé dans le petit bateau de plaisance qui avait coulé et reposait par quatre cent mètres de fond, juste à côté de son abri imperméable.
La chose avait apprit à trois reprises de son environnement. Bientôt, elle fut prête. Lorsque sa quatrième et dernière création – avec laquelle elle était en relation empathique – fut viable, elle la fit revenir et lui transféra l'intégralité de sa conscience et de ses connaissances, puis s'éteignit en échappant enfin à sa prison liquide.
Quelques mois après la mort de Gralf, une bille de bois pourri échoua sur le rivage de la petite île perdue au beau milieu du Pacifique. Le ressac la drossa sur la plage de sable blanc, où elle finit par s'immobiliser. Les crabes, délaissant le squelette blanchi de l'homme, y élurent bientôt domicile.