Le Corbeau Blanc

Roland Greuzat

Le corbeau blanc

(Un port, à l'Ouest)

Mouillé il était l'Oskar, avec sa dégaine de bien grand sec. Trempé jusqu'aux os. Ca lui rentrait par le cou et ressortait par le bas de son pantalon comme pour mieux imbiber ses chaussures. C'est mal fichu le cou quand on y pense. Y a pas beaucoup de chair à mettre autour. Et puis  sous la pomme d'Adam vous avez toujours cette espèce de petit creux qui fait comme un entonnoir … l'orifice d'une canule. A coup sûr si ça rentre par là, et c'est toujours par là que ça rentre,  ça vous coule tout du long et vous ne pouvez rien y faire. Il s'en foutait quand même Oskar, il avait connu pire. Il râlait juste un petit peu pour la forme. Oskar il était venu s'échouer là parce qu'il n'y avait pas plus loin, ou si peu. Il était légitimement en droit de s'attendre à un peu de soleil pour changer de la pluie, cela aurait compensé la saleté ambiante. Eh bien non!  Comme d'habitude Oskar n'avait pas de chance. Cela faisait six mois qu'il n'arrêtait pas de pleuvoir...

Du coup il en devenait encore plus sinistre le port. La mer, quand elle est grise et qu'il n'y a que du gris sale autour, c'est effrayant ce que cela peut être rien. Mais alors vraiment rien, avec un «pas d'adjectif» pour qualifier le vide.

En bas donc il y avait le port,  un port tout ce qu'il y a de plus portuaire, avec du gris et des grues. En été il aurait pu y avoir de la poussière et pas d'ombre, mais comme il pleuvait tout le temps il y avait trop d'ombre et plein de boue. Les gens aussi c'étaient des ombres, gris pareil que tout, gris comme le rien. Finalement, le rien, il y en avait partout, et au milieu du rien il y avait un Oskar gris. Mais lui il était gris-seul, pas comme les autres qui étaient gris-tout. Il les aimait bien les autres Oskar, il aurait bien aimé leur parler aussi, mais il s'en fichaient les autres d'Oskar, il ne leur disait rien...Tout gris, tout seul et tout mouillé qu'il était Oskar. On aurait pu dire aussi qu'il était vieux Oskar... mais pas trop... ou alors pas tant. Ce qui était sûr c'est qu'il avait fait la Légion. Vingt ans cela avait duré, ou presque, peut être même un peu plus, Oskar il ne savait pas trop. Il lui en était resté une certaine raideur au niveau du coup. Toujours le cou, saleté de cou. Quand Oskar se baissait, c'était toujours à angle droit. Il attendait alors d'être à l'équerre pour baisser les bras et faire ce qu'il avait à faire par terre: des trucs tout simples comme lacer ses chaussures ou ramasser son mouchoir par exemple. Quand il était dans cette position, cela faisait comme un carré. A gauche les jambes, au sommet le tronc et la tête. A droite les bras et en bas le sol. Et  quand il répétait l'exercice dans l'autre sens c'est toujours le sol qui ne bougeait pas. Dans ce cas il n'y avaient que les bras et les jambes qui passaient de droite à gauche, ou de gauche à droite suivant bien sûr l'endroit où l'on se plaçait pour regarder si jamais on trouvait ça intéressant. Mais il n'y avait personne justement qui trouvait ça intéressant. Vous voulez rire! Intéressant!  La géométrie? Oui peut-être, mais seulement pour quelques esthètes, pour quelques éternels étudiants. En tout cas pour la géométrie oskarienne vous repasserez, ça n'a jamais intéressé personne.

On se dit comme ça que quelqu'un comme Oskar ça n'a pas de problèmes, que ça vit tout seul, sans y faire attention, que ça passe, que ça glisse. Enfin on se dit cela quand on se pose la question mais il n'y avait pas beaucoup de monde à se poser des questions sur Oskar. Sauf lui. Et encore il ne savait pas vraiment comment se la poser la question alors, vous pensez, y répondre... En fait il ne savait plus rien Oskar, rien ou presque.

Quand il s'était engagé dans la Légion, il avait déjà fallu qu'il oublie son nom: c'était la règle. Comme il ne parlait pas le français, on lui avait appris les soixante dix mots du vocabulaire réglementaire qui doivent permettre au légionaire de survivre dans n'importe quelle situation. Par exemple quand il a soif. C'est que ça lui a beaucoup rendu service à Oskar: en permission il avait souvent soif. Il aurait pu en apprendre d'autres des mots en vingt ans de carrière, mais il n'avait pas pu, ou alors il n'avait pas eu le temps. Comme il avait oublié d'où il venait, peut être bien d'au de là des Carpathes, de quelque vague région plus ou moins moldo-valaque, Oskar avait aussi oublié son enfance. Ses souvenirs s'étaient dissouts  avec pour principale conséquence l'oubli de cette langue que l'on qualifie de maternelle. Il ne lui restait donc plus que ses soixante dix mots de français réglementaires. C'est déjà dur pour parler... Mais pour penser!... Et pour rêver? Hein vous imaginez cela rêver avec soixante-dix mots... Alors il imaginait Oskar, il imaginait des couleurs, des formes, des trucs à vous transporter à mille lieues du port, des trucs que vous ne verrez jamais, des trucs bien à lui. Parfois c'était tellement beau qu'il s'illuminait, comme si on avait tourné l'interrupteur qu'il devait certainement avoir sur le côté. Quand ça se produisait et qu'il n'était pas chez lui, il s'éteignait vite parce qu'il avait peur qu'on le voit et qu'il soit obligé d'expliquer comment ça marchait son interrupteur. Et justement, expliquer, ça il ne pouvait pas. Alors, vite-vite, il redevenait opaque et gris. Il n'avait pas de souvenirs Oskar  à la place il avait du bleu, du bleu profond comme la mémoire. Il n'avait pas d'envies mais un soleil d'or vif. Et nous, on passait à côté de lui, comme ça, sans nous en rendre compte...

 Quand il avait soif Oskar, il allait au bistrot. En général les gens l'aimaient bien quand ils s'apercevaient de son existence. Il y allait pendant quinze jours au bistrot, il buvait sec - même quand il était mouillé - . Puis on ne le voyait plus. Il l'avait bu l'argent de sa pension. Il lui en restait  tout juste assez pour manger, pour ne pas crever de faim plutôt. Il fallait attendre le début de l'autre mois pour qu'il reboive, à moins que quelqu'un ne lui paye un verre, mais c'était rare. Il ne parlait pas assez Oskar pour qu'on lui offre. Si au moins il avait eu une histoire à raconter, nous on ne dit pas, mais là franchement à quoi ça aurait servi!

Moi je lui avais bien dit à Oskar - je l'aimais bien -  alors je lui avait dit: "Raconte une histoire et comme ça les gens te payent à boire". Je crois qu'il m'avait compris, mais son problème c'était qu'il n'en avait pas d'histoire à raconter. Comment il aurait pu d'ailleurs avec une mémoire pareille. Même de ses cuites mémorables il ne s'en souvenait pas Oskar, même ça, ça le fuyait. Un cas désespéré quoi! Quand un jour je l'ai vu, vers le vingt du mois, venir vers moi et m'emmener au bistrot, j'ai tout de suite compris qu'il y avait quelque chose de pas normal. Ce n'était pas possible. Oskar il était unilatéral, entre le premier et le quinze du mois, parfait, mais du quinze au trente, il ne savait pas changer de côté. Donc, aujourd'hui, il ne pouvait pas y rentrer dans le bistrot. J'ai tout compris quand il a crié:

-"Je raconter histoire"

Je lui ai dit d'attendre. Il fallait le mettre en condition, ne surtout pas le brusquer. L'instant était trop exceptionnel, trop solennel pour ne point le savourer avec délicatesse. D'abord à boire pour Oskar, mais pas trop, on ne savait jamais, des fois qu'il oublie... Puis des petits machins à manger, pas trop non plus, parce que comme c'est salé‚ exprès pour boire encore plus, fallait toujours pas prendre de risques avec Oskar. Quand tout fut en place, il y avait déjà une bonne dizaine de personnes pour écouter l'histoire d'Oskar. Alors il s'est levé, il nous a regardé‚. Et il a commencé à nous la raconter son histoire, en français gris et pas en couleurs pour qu'on comprenne bien.

    -"Oskar avoir faim. Viande Oskar dure, glace, congelée. Oskar mis viande fenêtre pour mou après. Midi Oskar vouloir manger. Regarde fenêtre et voir Oiseau bouffer mon viande. Oskar colère prend pistolet et tire. Corbeau blanc tombe avec mon viande dans rue. Oskar pas bouffer et froid après parce que carreau cassé. Saloperie corbeau blanc partout ici parce que mer. Corbeau blanc manger poisson et pas viande Oskar"

Une histoire pareille ça n'allait certainement pas pouvoir tenir plus de quelques jours. après il aurait encore soif. Pauvre Oskar! Il y en avait déjà qui étaient partis quand il l'a racontée pour la deuxième fois. Il n'a finalement bu que trois verres à l'oeil avec son corbeau blanc. Bof, en changeant astucieusement d'établissement il avait quand même une petite chance de la faire durer un peu, mais jamais au delà de la semaine. Alors je suis rentré seul chez moi. Il m'avait quand même bien fait rire Oskar avec son histoire. Pendant deux-trois jours je l'ai vu tourner à droite et à gauche, toujours avec son histoire et sa soif sous le bras. Et puis après je ne l'ai plus revu, pendant plus d'une semaine. Je commençais à m'inquiéter, le premier du mois était passé et on aurait du le voir réapparaître. Je suis monté chez lui, histoire de voir.

Des plumes partout il y avait chez Oskar, des plumes et du sang. Ils étaient rentrés par la vitre cassée les corbeaux blancs. Ils s'étaient vengés. Salement. Ils avaient bouffé Oskar en commençant par les yeux. Les yeux c'est le meilleur disent-ils les corbeaux blancs dans leur langage gris. Ils parlent aussi les corbeaux blancs, mais ils ont encore moins de mots qu'Oskar, et puis c'est pas joli, on dirait qu'ils grincent. Mais peut-être qu'ils rêvent et qu'ils pensent en couleur eux aussi! En tout cas quand ils parlent ils le prennent de haut. Faut lever la tête pour les voir. Ca vaut mieux parce que quand ils parlent ils en profitent pour nous faire dessus les salauds! En tous cas il va falloir que je la raconte la fin d'Oskar, peut être même que je la rêve aussi. En couleurs ce serait mieux, tellement plus joli...

... avec le petit bouton sur le coté pour allumer et éteindre...

Mais ça c'est encore une autre histoire, une histoire comme celles que j'écris parfois.

Le lendemain quand je suis sorti le soleil avait chassé tout le gris. A la place il y avait plein de couleurs que l'on n'avait jamais vues, ou si peu souvent qu'on ne souvenait même plus de leur existence. Quand je l'ai rencontré dans la rue, je lui ai dit:

-"Pardonne-moi Oskar, mais hier je t'ai écrit mort. Allez, viens prendre un verre, tu me raconteras le corbeau blanc!"

 Mai 1996

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