le cortège des anges (Extrait)
Florent Lamiaux
CHAPITRE 1
*
Mickey venait de passer la porte du pavillon, la lèvre lourde, les commissures blanches et baveuses. Maculé de terre, il rentrait d’une journée de chasse, le treillis crasseux et le fusil à la main. Dehors, la nuit s’installait dans le brouillard diffus des premiers jours de janvier. Il poussa violemment la porte blanche laissant résonner dans toute la maison un fracas à faire trembler les murs. Le regard noyé de bière, la démarche rendue pénible par une pesanteur décalée, se tenant aux parois, il tenta de balbutier quelques mots. Tout lui semblait éprouvant. Rien ne paraissait pouvoir arrêter de vertigineuses ondulations.
- Sarah !... Je suis bredouille… Sarah ?... marmonna-t-il. Ça te pose un problème ?... Sarah !
Ses yeux se posèrent sur n’importe quoi. N'importe quoi qui puisse présenter un équilibre infaillible. Impossible. Une fois encore, Mickey avait collé son corps trop près du comptoir pour couronner sa battue. Ses gestes étaient fébriles et son arme imposante. Il balaya un vase posé délicatement sur une étagère. L’objet tournoya, l’eau s’en échappa en éclaboussures, les fleurs s’écrasèrent au sol et les morceaux ne tardèrent pas à s’éparpiller.
- Sarah ! Salope !... Y’z’ont pas de couilles, les types bredouilles… Hein, salope, c’est ce que tu penses !... Où es-tu ?
Dans sa chambre, Sarah referma silencieusement le livre qu’elle venait d’ouvrir, le posa lentement sur la table de nuit. Elle avait attendue, patiente, le retour de son homme et soupira. Depuis quelque temps, elle avait constaté des retours outranciers et une attitude gouvernée, de plus en plus souvent, par l’alcool. Elle ne pouvait se résoudre à accepter cette fatalité. Elle tendit l’oreille afin d’augurer du désastre, se leva et appliqua ses mains protectrices sur un ventre qui s’arrondissait déjà depuis plusieurs mois.
Ce bonheur suffisait au sien et elle entendait bien le protéger jusqu'au bout même s'il devait lui en coûter son couple. Elle entendit Mickey beugler comme autant d’appels au secours auxquels elle se rendait sourde. Comme chaque fois, elle avait peur. Mais, depuis quelque temps, elle appréhendait, plus qu’à son habitude, les dérives de cet homme qu’elle ne comprenait plus. Il était secret et agressif. Il n'usait jamais de mots tendres pour l’enfant qu’ils attendaient. Depuis quelque temps aussi, elle ne posait plus de questions. Elle craignait la force hostile de ce colosse. Il n’avait pas toujours été clément avec elle mais, cette fois-ci, quelque chose était différent. Une impression de grand danger la submergeait. Elle ne lui posait aucune question sur ces virées de chasseurs qui le ramenaient, parfois au petit matin, les yeux vitreux et la pupille dilatée. Elle ne posait aucune question sur cet argent qui avait parfois de bien troubles origines. Elle se résignait. Des bruits, des fracas montèrent jusqu’à son refuge. Elle devait protéger l’enfant qu’elle portait et savait son ventre fragile pour une brute inconséquente.
Mickey poursuivit son cheminement contre les murs, laissant choir, de ses mains maladroites, tout ce qui se trouvait sur son passage. La démarche de plus en plus bruyante et le souffle pantelant, il se dirigea vers l’escalier de bois.
La jeune femme, plaquée au mur de sa chambre, se laissa surprendre à se souvenir de ses parents, partis trop tôt ; des parents qui auraient pu… qui auraient dû la protéger d’une telle situation.
Sarah était seule, seule face à la bête. Cet homme au corps de boxeur, à la musculature nerveuse, aux larges et courtes mains, aux cuisses de forcené, au regard noir et brutal, s'était accordé avec ce corps frêle, à la peau d'albâtre, aux cheveux blonds chutant négligemment. Les dérapages conjugaux étaient nombreux depuis quelques temps. Face à lui, elle avait aimé jouer la princesse, fine et délicate, sans cesse protégée. Elle aimait son ombre de femme, celle qui se protégeait au creux du père, qui jouissait dans les bras de l'amant et construisait aux côtés du mari.
Elle attendait sous la couverture que l’ennemi soit passé, que le loup ait mangé le petit chaperon rouge, que le danger se soit dissipé puis elle retrouvait les larges épaules de celui qui devait tout braver. Elle vivait comme une petite fille que la vie effrayait. À présent, la main sur le ventre, tous ses rêves volaient en fumée. Son prince charmant s’oubliait au fond des verres qu’il consommait sans modération. À présent, la main sur le ventre s’il fallait protéger le petit cœur qui battait en elle, plus rien ne lui ferait peur. Dans sa tour de larmes, la jeune princesse veillait à ce que son promis ne s'érigeât pas en dragon.
À présent, elle entendait son pas lourd qui s’attaquait aux premières marches de l’escalier. Cette pesanteur devenait répugnante, se mêlait d’angoisse ; les souvenirs venaient cogner dans ses yeux. Elle se remémorait combien elle avait pris de risques pour le dévoyer de l’amour qu’il portait à sa sœur, Marie, à qui il s’était voué. Le jour où il avait quitté Marie, elle se souvint d’avoir été heureuse au préjudice de sa morale et d’une famille qui ne tarda pas à être brisée par son destin. Au diable que ses parents n’adhèrent pas à ce choix ! Au diable la tristesse d’une sœur bafouée ! Sarah était épanouie. Marie était blessée et avait choisi l’oubli. Ne plus jamais faire comme avant, vivre comme si elle était unique, avait été la seule issue de cette jeune femme outragée. Sarah n’existerait plus. Marie disparut. Le jour de leur départ, elle avait imaginé que les obsèques de leurs parents engageraient une réconciliation mais Marie n'était jamais venue. Il était même arrivé à Sarah de l'imaginer morte. Elle avait certainement pleuré cet affreux destin, rageuse d'avoir misé sur le mauvais cheval et construit pierre après pierre la prison qui l’emmurait aujourd’hui.
Mickey monta péniblement l’escalier. Son corps lui faisait mal. Une douleur difficile à localiser. Un corps de trente-cinq ans se courbait sous l’usure et les excès. Il s’accrocha à la rampe, le dos arrondi et le regard fixé vers son dessein :
- Sarah ! Salope !
Elle se résolut à sortir de la chambre pour constater le désastre. Le prince déchu se retrouva là, face à elle, attentif à ne pas rater une marche.
- Mickey, tu es saoul…
Il redressa la tête ; elle se tenait debout, les mains posées sur son ventre. Il recouvrit quelque énergie :
- Pourquoi tu ne réponds pas ?
- Tu es saoul, Mickey, je n’aime pas te voir comme ça !
- Tais-toi, salope !
Son regard, injecté de sang, le défigurait. Le drame se dessinait. La violence menaçait de programmer une victime. D’un geste primitif, elle serra un peu plus son ventre. D’un bond, il se jeta sur elle, la gifla au point de la faire tomber.
- Tu es fou… qu’est-ce qui te prend ? chancela la jeune femme sous le choc.
- C’est toi qui me rends fou… mais pour qui je passe, moi ?...
Les seuls mots qui frappaient la jeune femme, étaient "danger", "fuite", "mort". Avant qu’elle puisse se relever, il lui administra un violent coup de pied, ratant de peu le ventre.
- C’est pas toi, t’entends ? hurla-t-il. C’était pas toi !
Il l’attrapa par les cheveux et colla son visage au sien. Sarah, terrorisée, ne parvenait plus à maîtriser ses spasmes. Elle respirait l’haleine chargée de son homme et pouvait aisément évaluer l'ampleur de sa consommation. Elle le supplia d’arrêter.
- Je vais te briser… t’entends ? Je vais te briser !
Si leur couple dérivait, Sarah ne s'expliquait pas une telle démence. L’alcool était-il seul responsable de cette situation ? Il s’était passé quelque chose. Il avait peut-être fait une mauvaise rencontre. Elle n'eut pas le temps de se poser la moindre question qu'il agrippa une mèche de ses cheveux. Elle fut projetée contre le mur. Il n'entendait plus rien, excité par ses propres hurlements. Elle ne pensait qu’à son bébé. Il s'approcha, elle se protégea de ses mains pour parer ses attaques.
- Salope !... T’es fière de toi ?
Sous le coup foudroyant de la gifle qu'il lui administra, elle heurta le mur. Plongée dans un bourdonnement, le coup qui résonna l'assomma presque. Elle chercha à fuir mais son corps n’arrivait plus à obéir. Il hurla des mots incompréhensibles. Il ne contrôlait plus rien. Ses gestes brutaux devenaient incohérents. Elle esquiva un coup de poing qui termina sa course dans le mur ; la vive douleur délogea l'agresseur de son agitation. Il se frotta la main pour la détendre. Elle en profita pour se glisser vers les escaliers. Son corps contusionné rendait pénible tout déplacement. Son instinct de survie l'incita à dévaler les marches pour trouver une issue de secours. À chaque chute, elle pensait à son bébé et priait que le Ciel le protège. Elle s'en remettait au pouvoir de la médaille de Saint-Pierre qui pendait à son cou et de laquelle elle ne pouvait se défaire. Elle se dirigea péniblement vers la cuisine pour s’y réfugier. Mickey reprit ses esprits, s'assura qu'elle n'était plus dans la pièce et se précipita au rez-de-chaussée.
- Où es-tu, salope ?... Je vais te saigner comme une truie !
Sur son passage, les objets, les photos comme les souvenirs, volaient en éclats, balayés d'un revers de main. Il écrasait sous ses pas tout ce qui tombait. Sa colère semblait se décupler avec ses hurlements. Il poussa les portes, se cogna aux murs et se dirigea vers la cuisine. Un violent coup le fit s'écrouler et le laissa au sol. Sarah avait empoigné une lourde poêle en fonte et l’attendait fermement décidée à sauver sa peau. Le corps immobile de Mickey gisait sur le seuil de la cuisine. Elle ne chercha pas à savoir s’il respirait encore, arracha un manteau pendu dans l’entrée et quitta la maison. Elle courut pour rejoindre la route et aller sans but, loin du danger. L’angoisse, la peur se mélangeaient et provoquaient ses larmes. Elle respirait avec difficulté, essoufflée, ses jambes lui faisaient mal, son ventre tirait. Pourquoi avait-il eu cet élan de violence ? Cette question la taraudait encore alors que les trottoirs éteints par la nuit défilaient sous ses pas.