Le coucou du temps

Pierre Miglioretti

 

            Thomas est employé de banque en Suisse un peu comme les trois quarts des Suisses qui sont tous de près ou de loin au service des banques, comptabilisant un nombre infinitésimal de comptes en banques, construisant des chalets dorés pour héberger de nombreux riches en cavale fiscale. La différence avec cette majorité silencieuse est donc que Thomas lui y travaille directement dans la banque. Il n’est certes qu’un petit rouage de l’immense mécanisme bancaire suisse et international. Thomas est guichetier. Il n’est donc qu’un maigre calorie alimentant ce vaste estomac, il n’en demeure pas moins important. Cela ne fait pour autant de Thomas un être comblé. Il fait néanmoins son travail consciencieusement tout en s’octroyant des pauses cérébrales pour rêver à autre profession plus épanouissante. Malgré l’institution du travail de l’argent comme tradition en Suisse, crise économique oblige sa belle banque voit ses portes se fermer sous la menace d’une faillite retentissante. Thomas doit quitter son très beau, lisse et accueillant guichet, tout de bois d'acajou.

 

            Thomas ne dispose pas à proprement parlé de compétences professionnelles particulières. Il n’a ainsi pas de BTS de comptabilité, de licence pro tourisme ou de tout savoir directement injectable dans l’économie. Il fait plutôt partie de ces personnes éjectables, que l’on peut sans risque faire partir à chaque trouble économique, ne disposant pas de compétence les rendant indispensable. Il a certes fait des études, d’histoire, puis de psychologie, même de philosophie. Il est tout à fait à même de comprendre le monde, ce serait plutôt le monde qui ne le comprend pas. Il ne peut en tout cas, dans son fonctionnement économique le prendre avec lui. Quelque peu désemparé, Thomas considère qu’il doit nécessairement exister des valeurs refuges dans la société, des domaines protégés, des secteurs dans lesquels les hommes auront toujours une foi inébranlable. Cette confiance ne doit forcément pouvoir se comprendre qu’avec le temps, comme l’instauration d’une tradition, de quelque chose marquée dans l’inconscient collectif, qui ne pourra être balayé par un événement soudain, une activité pérenne qui ne sera pas sujet à l’éphémère. Si la banque est en passe de devenir une tradition en Suisse, il faut reconnaitre que celle-ci est plutôt récente. Il n’est donc pas tout à fait étonnant que cela ne dispose pas encore d’un caractère durable.

 

            Mais une autre tradition suisse bien plus installée et surtout, à priori bien plus bienfaitrice pour le bonheur humain reste le chocolat.  Thomas se dit que de toute façon, ce qui restera, ce qui perdurera et fera avancer les humains c’est la quête du bien-être et du bonheur, le chocolat étant le summum de la douceur et du raffinement. Mais la situation n'est pas aussi simple qu’on pourrait le penser dans le chocolat. Il y a notamment l’irrégularité du prix des matières premières qui rend l’industrie ou l’artisanat du chocolat très fragile, la crise des banques qui n’incite pas à l’investissement quelque soit le secteur, les guerres qui se poursuivent en Afrique et rendent l’approvisionnement en fève de cacao très délicat, les réglementations européennes de plus en plus souple sur l’usage d’autres éléments que le beurre de cacao (huiles de palme et autres agents graissants pouvant désormais entrer dans la composition de nos belles tablettes marrons). La petite fabrique traditionnelle de chocolat que rejoint Thomas fait dans ce contexte elle aussi bien vite faillite.

 

            Toujours cherchant à trouver une valeur sûre, il se tourne vers une autre tradition suisse : l'horlogerie. Cela tombe d'ailleurs plutôt bien car son grand père fut un très grand horloger. il concevait de merveilleux coucous, juché dans son chalet de montagne avec en son sein, son petit atelier, entièrement construit en bois que son propre grand père avait construit quelques décennies plus tôt. Thomas se décide donc, au moment de la transhumance à prendre le chemin inverse des troupeaux et à rejoindre l'alpage, histoire de tourner la page avec la finance. Il retrouve toute la saveur de son enfance, celle du bois d'abord, cette bonne odeur de résine qui excite ses naseaux d'urbain. La force de cette odeur naturelle l’étreint tellement qu’il en arriverait presque plus à respirer, tant cela lui pique le nez et le prend au cou. Mais il sait bien que c'est tout le contraire d'une corde au cou et que cela lui sera salvateur. Il ne s’agit que de quelques instants, le temps de retrouver le goût des « vrais valeurs ». Il commence donc à inspecter les pièces comme s'il cherchait quelque chose de bien diffus mais qui est pourtant si profond. Il retrouve ici et là le parfum d'une enfance qu'il n'est pas sûr d'avoir vécu. C'est pour lui le charme des souvenirs dont on ne maitrise que quelques particules, comme la queue d'une comète dont on ne verra rien du corps, ces instants où l’on ne sait jamais tout à fait ce qui est vrai ou faux dans les souvenirs. Cela d'autant que l'odeur de résine l'enivre et le prive de tout discernement, lui fait doucement tourner la tête, lui fait monter l’esprit directement au septième ciel. Mais trêve de psychologie sensorielle car si Thomas, cherche ici à retrouver le parfum de son enfance, il fouille aussi pour des raisons plus matérielles : il se doit rapidement de remettre la main sur le matériel du grand-père sans lequel il ne pourra reprendre son ouvrage.

 

            La nuit venait à tomber et le bois à manquer. Car on avait beau être encore en été, celui-ci touchait à sa fin et dans les alpages suisses, la fraicheur se fait vite sentir. Il n’avait pas prévu de s’installer là. Sa femme l’attendait sans doute dans la vallée, à Montreux. Il lui avait seulement dit qu’il s’absentait quelques heures, de vieilles reliques à dépoussiérer, un livre qu’il cherchait depuis longtemps, plus précisément une série de livre, «La recherche du temps perdu» de Marcel Proust que son grand-père avait acquis dans la collection de la pléiade. C’était d’ailleurs chose étrange à y repenser, comme il le fit au moment où il proposait cette fausse justification à sa fuite montagnarde à son épouse. Certes il avait pensé de temps à autre à cette saga littéraire qu’il n’avait jamais lu tout en le désirant fortement. Comme si la volonté de le faire lui avait ensuite manqué. Toujours est-il qu’il avait toujours trouvé cette acquisition étrange. Son grand-père ne lisait pour ainsi dire jamais. Il concevait bien qu’il n’avait pas passé sa vie avec lui et que seul l’été passé habituellement dans les alpages et dans ses pattes ne pouvait suffire à se prononcer sur son appétence pour la littérature et notamment pour la littérature proustienne. Mais cela ne lui ressemblait pas. Ce n’était pas l’image de son grand-père, rustre artisan, manuel accompli ce qui ne l’empêchait nullement de philosopher à ses heures perdues, mais sans jamais le moindre appui scriptural. Bref, un autodidacte de la vie, un homme qui s’était fait tout seul et plutôt bien fait donc.

 

            Il n’en reste pas moins que Thomas désormais était affairé à couper du bois sous l'appentis, histoire d’alimenter le feu et la cuisinière afin de se faire cuire un oeuf. Finalement, il se trouvait bien ici pour passer la nuit. Il s’installa paisiblement à la vieille table de la cuisine, la poêle en fonte sur la cuisinière, le crépitement des oeufs qui se dorent la pilule. Il voyait au carreau bleui par le givre naissant la voute céleste s’étaler comme la voute plantaire que l’on pose délicatement un dimanche matin où le temps nous va à ravir, laissant les lignes de la peau se dilater de toute leur étendue et dessiner ainsi une curieuse cartographie du vivant. Un troupeau lointain venait à peine troubler la quiétude des étoiles qui s’en foutent intensément. Absorbé et happé par le vide et le plein astral, il en oublia presque ses oeufs qui dépassaient dangereusement la teinte caramel. Il s’enfila d’un coup - ou presque - ses quatre oeufs, se coupant tout de même une de ses immenses tranches de pain dans la miche bien dorée qu’il avait récupéré chez le boulanger de l’alpage. Parti pour un tour complet du propriétaire, il se contenta de repérer les lieux. Le salon était presque intact, le fauteuil à bascule et son coussin bigarré rappelait ses instants de fin de journée où le grand-père tirait vigoureusement sur sa pipe avant le repas, laissant échapper un maigre filet de fumée tandis que s’échappait un chalut entier de vapeur de la cuisine où la grand-mère s’affairait aux fourneaux, avec une grande vigueur et quantité de matière grasse. La grande table de la salle à manger, celle qui avait reçu quelques belles tablées familiales, celle que l’on sortait dehors le dimanche midi quand il faisait beau, avait semble-t-il souffert de ces longues années de déshérence. A l’étage, la chambre du grand-père lui semblait plus petite que dans ses souvenirs. Il faut dire que c’était en quelques sortes « sa réserve ». Il n’y avait mis que bien rarement les pieds. Et puis, surtout à l’étage, il y avait l’atelier. Lieu sacré, qui lui par contre lui était plus que connu et dans lequel il avait passé des journées entières et dont les souvenirs ne le lasserons jamais, s’imprimeront devant ses yeux présents avec toujours la même netteté même si certaines fois, vanné par la longue marche de la matinée, l’excitation d’avoir aidé le grand-père dans la réparation d’un de ses coucou, il avait fini l’après-midi au fond de cette grande malle à tissu, où doucement la fatigue avait pris possession de son corps pour le plonger dans un état de léthargie embrumant son esprit. Une fois même, endormi de la sorte, le grand-père son travail fini, s’étant aperçu de cette crise aiguë de sommeil, avait délicatement refermé le couvercle de la malle pour ramener le môme dans sa chambre, histoire qu’il y finisse son sommeil dans de meilleures conditions. Thomas s’était réveillé quelques heures plus tard, sur son lit, la malle à ses pieds, tout à la fois le sourire aux lèvres de penser à ce délicat transport et renfrogné de la honte enfantine de s’être une fois de plus endormi au beau milieu de la journée.

 

            En tout cas, le plus important semblait encore être là : l’établi avec tous les outils que le grand-père s’était lui-même confectionné pour réaliser son travail d’orfèvre. Il avait bricolé des tournevis et cruciforme aux têtes aux formes les plus variées, lui servant à resserrer tous les bouts de métal qui lui servaient à fixer les morceaux de bois de ses coucous. Tous ses outils avaient été alignés sur l’établi, comme au temps où il s’en servait encore. Il se rappela soudain cette armoire de métal qui détonnait avec l’harmonie boisée du lieu, comme un évêque dans un congrès CGT. Il lui avait demandé plusieurs fois étant enfant ce que foutait cette armoire ici, d’où elle venait, car tout ce qui était ici normalement venait d’ici, tout avait été bâti sur place, sauf donc cette armoire. Il n’avait jamais eu d’autres réponses que celle qui l’effrayait alors : « si tu l’ouvres, tu tomberas nez à nez avec un affreux monstre qui dévorerait toute l’humanité si on le laissait sortir ». Particulièrement philanthrope même s’il ne connaissait alors ni le mot, ni le concept, la menace lui semblait suffisamment grave pour ne pas tenter d’initier d’autre stratagème pour connaitre le contenu et l’origine de cette armoire. Mais désormais qu’il avait vu ce que la finance avait pu faire à l’humanité, la menace ne lui semblait plus aussi pertinente. Il était donc résolu à enfreindre l’ordre du vieux. Il se laissait néanmoins la nuit en guise de conseil constitutionnel, d’autorité suprême apte à déclarer cette décision en conformité avec les principes fondamentaux de la république, en se disant d’un ton mystique «voyons ce que les rêves nous réservent»

 

            Le réveil fut plutôt rude pour Thomas. En plus d’être dans un état tout à fait correct, la bicoque de montagne avait conservé tout son armada de coucou, qui était réglés à l’heure du grand-père, c’est-à-dire à une heure bien trop matinale pour quelqu’un sans emploi comme Thomas. Il pouvait du moins se rassurer en se disant qu’effectivement le grand-père avait du métier et que s’il arrivait à acquérir son habileté, il pourrait faire des merveilles à son tour. Encore vêtu de ses habits de la nuit, autrement dit du caleçon de la veille, il se rendit tout de suite dans l’atelier. Il ne se sentait certes pas prêt à démarrer cette journée dès cet instant, mais peut-être y demeurer quelques heures lui ferait retrouver les sensations du passé et découvrir les compétences du présent. Car s’il est bien chose aisée quand on est gamin d’assister le grand-père quand il monte ses coucous de bois, il en est une autre que de les monter soi-même un quart de siècle plus tard. Si cela se considérait comme un jeu d’enfant, expression à entendre au propre, où aucun sérieux n’était même concevable, la manière d’appréhender les choses est toute différente quand on doit faire de cette pratique son véritable gagne-pain, notamment quand il s’agit presque d’une opération de la dernière chance. Thomas n’avait d’ailleurs pas envisagé de porte dérobée à cette fuite. Si cette retraite face aux assauts de la dure situation économique n’était à même de lui faire retrouver un semblant de sérénité - tant morale que financière - il n’avait pas vraiment d'échappatoires. Peut-être si les choses se présentaient mal trouverait-il une autre solution. Il avait bien pensé lorsque les difficultés bancaires avaient commencé que pour lui, c’était la bourse et la vie. Entre temps, il avait su trouver deux voies de garage dont une était obstruée et l’autre restait à explorer.

 

            Il prit alors d’abord le temps de se saisir de nouveau de chacun des outils, les sous-pesant l’un après l’autre, tentant de retrouver la position adéquate sur le manche de chacun ou de toute autre partie préhenseuse pour ceux qui n’étaient pas dotés de manche. Il prenait ses repères ou ses marques pour les plus accrocs à la mode. Il essayait, comme il aurait voulu que cela se produisit, de retrouver à chaque nouvelle saisie d’un objet de faire raviver les souvenirs et la mémoire des gestes, celle des mouvements et du savoir-faire. Se disant que l’horlogerie, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. Mais rien ne se produisait. Car il n’y avait pour lui au moment des faits du passé ni geste, ni mouvement et encore moins savoir-faire. Thomas n’était pas enfant turbulent ni même enfermé dans sa bulle à ne pas risquer de mettre un pied sur le rebord de peur de la faire éclater. Il était curieux du monde et attentif à ce qu’il s’y passe, mais sans le sérieux qu’on aurait de toute façon jamais pu exiger de lui et qu’on ne devrait jamais attendre d’un quelconque gamin. Il avait pris l’horlogerie pour un jeu. S’il voulait la retrouver aujourd’hui, cela devra aussi passer par un détour ludique. En attendant, il avait tout déballé comme on sort une boite de légo® que l’on vient de dénicher sous le sapin de Noël. Posément guidé par l’excitation de la nouveauté, on sort un à un les éléments qui constitueront le nouveau jeu et sans invoquer un quelconque guide ou mode d’emploi, sans se référer à une quelconque iconographie (et surtout pas celle de la boite elle-même bien réductrice du champ des possibles), on commence à imaginer comment on pourra tout assembler. Thomas fit donc de même avec les outils et les matières premières encore à sa disposition dans l’atelier. À chaque qu’il lui semblait qu’un élément lui manquait, il s'affairait dans la réserve à bois dénicher l’essence adéquate qui lui servirait. Il taillait le morceau, le ponçait, comparait avec la pièce avec laquelle il devait l’assembler et accomplissait la fusion. Si la nouvelle pièce ne lui semblait pas satisfaisante, il ne rechignait pas à la fabriquer de nouveau. Il jetait un oeil négligemment de temps à autre sur le coucou qui siégeait au dessus de l’établi. Le coucou en faisait de même à intervalle régulier, comme un contre-maitre suivant à heure régulière l’avancement de la production, à la différence que le coucou se foutait intensément de savoir si les choses allaient bon train ou non. Malgré qu’il soit plus inerte que l’hélium, l’argon ou le néon, il semblait se réjouir d’avoir de nouveau quelqu’un à contempler et quelqu’un à qui donner l’heure. Il était devenu avec le temps comme un oiseau en cage, comme un perroquet à faire les cent pas sur son perchoir, en attendant qu’on le laisse bien battre des ailes dans l’au delà de l’espace délimité par ses barreaux de fer.

 

            Après de nombreux essais infructueux, il finit par achever son premier coucou, un peu dégingandé, un peu déséquilibré. Mais il semblait tenir à peu près droit. Il n’était certes pas vendable, mais il avait une certaine satisfaction dans le travail achevé. Il pensait bien qu’avec un peu de pratique, les prochains seraient de meilleur aloi. La journée s’achevait sur ces espoirs de progrès constant de l’homme, d’accomplissement de ce dernier par le travail et Thomas se rappelait ce qui devait avant tout faire le charme de cette journée, lui donner du piquant : la découverte de la fameuse armoire métallique et de son contenu. Thomas s’était retenu toute la journée pour ne pas l’ouvrir, se gardant cet instant en guise de récompense du travail. Il était désormais temps de passer aux actes. Restait à trouver les clés lui ouvrant cette caverne d’Ali Baba en modèle réduit et en version métallique. Nul trousseau ne l’attendait bien entendu dans l’atelier mais en fouillant bien la chambre du grand-père, il escomptait retrouver le précieux sésame.

 

            Thomas commença donc à fouiller dans les souvenirs matérialisés du grand-père, ceux qu’il n’avait pas emportés dans la mort ou qu’il n’avait pas légué oralement lors d’une de ces longues discussions à forte teneur en nostalgie. Dans les tables de chevet, s’accumulait surtout souvenirs d’amours et de famille. Comme si les secrets sur l’oreille et les secrets de famille n’avait fait que glisser du lit pour se retrouver enfermé dans le coffre adjacent. On trouvait là des photos de mariage et de douces journées à ripailler au milieu des foins, quelques livres vraisemblablement des cadeaux de la grand-mère jamais lus par son tendre et cher, des vieilleries de tracasseries administratives du type livret de famille.

 

            Dans sa vieille commode aux allures de vaisselier, héritage d’un oncle savoyard, il avait entreposé de très nombreux prototypes de coucous qui ne furent en fait jamais réalisés, tous, pour une raison ou une autre un peu trop révolutionnaire, risquant des innovations trop hasardeuses et pour certaines sans doute inutiles. Afin de ne pas sombrer dans l’accumulation matérialiste, il s’était résigné à n’en rien faire. Parmi tous ces modèles, un semblait particulièrement endommagé. Toutes les planches étaient branlantes, le bois semblait lui aussi être usé et de nombreuses parties laissées apparaitre leur chair à vif, arborant de maigres filaments brunâtres, sec et cassant comme de vulgaires fétus de paille. Le bois semblait ici avoir perdu toute sa noblesse. Et pour cause, car Thomas se rappela bien vite que ce coucou n’était pas un prototype de son père, mais un rescapé de son arrière grand-père, lui qui avait tenté l’expérience parisienne sous le second empire. Il avait voulu s’installer et venir proposer ses talents d’horloger. En arrivant dans la capitale française, ses illusions avaient vite dû s’envoler et les rêves de l’indépendance avec. Il s’était fait embaucher chez un horloger parisien, incompétent et ingrat, mais qui avait pour lui, le commerce et l’argent. Bref, ils étaient complémentaires. Son dur labeur ne l’empêchait pas de continuer à oeuvrer indépendamment, consacrant son temps libre à construire ses propres mécanismes, avec l’aide inconsciente de son patron à qui il soutirait des outils et des matériaux. Cependant, cette période coïncida bien vite avec l’insurrection communarde. Son patron ne se rallia pas tout à fait avec les Versaillais mais choisit la poudre d’escampette à l’ombre d’un soupirail qui devait abriter une cave de petits bourgeois effrayés par le peuple en colère. L’arrière grand-père ne choisi pas non plus tout à fait la révolution. Il participait ci et là aux actions, il s’intéressait surtout aux débats politiques entre différentes factions, à l’édification d’un programme politique de la commune. Personne ne le le connaissait véritablement au sein du mouvement insurrectionnel et même s’il reconnaissait très favorable aux étrangers (considérant qu’il s’agit de défendre la république universelle ouverte à tout citoyen qui la sert), il ne souhaitait s’y impliquer directement. Neutralité naturelle des Suisses peut-être, désintérêt foncier pour l’action politique sans doute. Durant ces périodes troublées, il avait trouvé tout loisir de se remettre à ses vieux coucous. Quelques communards s’étaient d’ailleurs bien vite épris de ces drôles d’oiseaux emmenant avec eux un certain exotisme, étant peu coutumier de ces horloges sifflantes et trouvant dans le travail du suisse une forme d’artisanat abouti tant dans le résultat concret des objets que dans la manière d’appréhender le travail (l’indépendance, l’affranchissement d’un quelconque patron semblait tout particulièrement séduire ces aficionados de l’autogestion). Sans devenir une égérie de la révolution, le suisse se fit une certaine réputation auprès des communards les plus engagés. On le sollicita même à de nombreuses reprises pour réaliser des coucous pour les plus hauts dignitaires de la Commune, ce qu’il accepta dans un premier temps bien volontiers. On lui demanda d’intervenir à la tribune, ce qu’il refusa tout aussi clairement. Mais bien vite, il sentit que sa position devenait délicate. Il sentait que ses accointances avec les plus engagés du mouvement risquait de le mettre dans une drôle de posture. Lorsque le 25 avril 1871, on évacua Neuilly, lui qui séjournait à quelques pas de là, profita de ce moment pour prendre la poudre d’escampette et rejoindre ses contrées helvétiques. Il emporta avec lui ce qu’il considérait sans doute à ce moment comme le plus précieux et le plus élégant de ses coucous. Malheureusement, il ne pouvait plus en dire autant quand il arriva près de Montreux, le coucou, presque en miette, meurtri par le voyage tour à tour à dos en carriole, à dos d’âne et à pied pour les derniers kilomètres. En rentrant, il n’eut pas le courage de redorer le blason du coucou et le laissa en l’état, comptant néanmoins s’en inspirer pour ses prochains modèles.

 

            Désormais, il était là, dans la malle aux vieux souvenirs. Thomas s’en saisit délicatement pour ne pas tenter d’attenter à ses jours et le réduire définitivement en miette. En le prenant à pleines mains, il se rendit compte qu’il faisait toujours du bruit, comme si le mécanisme ne s’était toujours pas arrêté, comme si le temps avait continué de filer. Ce qui en un sens était vrai. Mais le temps de l’horloge, le temps que l’on compte et que le cadran décompte, le temps mesuré, le temps scientifique est un temps qui ne se comprend pas comme le flux continu dont on a conscience lorsque le temps s’écoule. L’horloge mesure des intervalles, intervalle dont on aurait dû voir la seconde borne, le temps passant mettant fin au fonctionnement du mécanisme. En ayant continué de mesurer, même s’il s’agissait toujours du calculs d’intervalles, l’horloge se rapprochait de la conscience que l’on peut avoir du temps, de celle de la succession continue du temps. Mais étrangement, le bruit semblait être altéré, il paraissait à l’oreille de Thomas comme plus métallique et grisonnant. Vraisemblablement un effet du temps qui n’avait pu conserver le tic-tac habituel de l’horloge. En attendant de trouver le trousseau, il descendit ce vieux coucou à l’atelier, en guise d’amulette, de guide spirituel, de témoin du passage d’un savoir-faire au fil du temps, entre générations.

 

            Mais en même qu’il transbahutait le coucou dans l’atelier, il entendit plus clairement le bruit qu’émettait ce dernier. Il s’agissait du tintement de clés, s’entrechoquant l’une l’autre, comme deux amants grelotant entre leurs quatre bras. Malheureusement, il serait bien impossible de les extraire sans endommager encore un peu plus l’horloge. Il n’avait d’autre solution qu’ouvrir le coeur de l’animal et en extraire les deux pièces métalliques. Bien évidemment il s’agissait des clés de l’armoire métallique dont il n’eut aucune difficulté à ouvrir les deux battants. On peut dire que le grand-père avait été prudent et que peu eurent pu penser à venir démantibuler cette vieille horloge. L’armoire massive ne contenait rien hormis un carton qui recelait ce que Thomas cherchait mais qu’il avait relégué au rang de quête secondaire : «La recherche du temps perdu», édition de La Pléiade, en 4 tomes. Il s’empressa de les sortir de leur carton, balaya rapidement leur tranche submergée de poussière et s’installa dans le fauteuil à bascule du salon pour les feuilleter rapidement. Commençant à se plonger dans la lecture, il vit rapidement autour de lui les meubles tournoyer, son regard se poser ici et là en même temps, voir la lumière se troubler. Les effets de la somnolence se faisant de plus en plus fort, il sombra enfin dans le sommeil.

 

            Le réveil fut quelque peu brusque le lendemain matin, les volumes de La recherche... entre les mains lui échappèrent tandis que le fauteuil semblait se défaire de son emprise pour laisser choir Thomas sur le parquet. Retrouvant ses esprits et les volumes au quatre coins du salon, Thomas s’éveilla petit à petit. Remuant comme un lion en cage, tournant en tout sens dans le chalet, ne sachant encore à quoi s’atteler, il ramassa une feuille de papier bien jauni qui avait dû tomber d’un des volume. L’écriture était fine et ciselée mais quasiment indéchiffrable. Quant au français, il était très approximatif. La seule chose qu’il pu déchiffrer du premier coup d’oeil fut la date - 1901 - et la signature - celle de Vladimir Oulianov, dit Lénine.  Le verso de la feuille était celui d’un plan de coucou. Le plan comportait bien les éléments que Thomas était habitué à retrouver dans les gribouillis préparatifs du grand-père, à savoir des détails sur la construction du mécanisme d’horlogerie, sa position dans l’horloge, la position du coucou. Mais il y vit aussi des schémas ressemblant à de l’ADN qui n’avait sans nul doute pas été effectué par le grand-père lui-même tant la graphie était différente et tant les connaissances en génétique du grand-père étaient inexistantes. Thomas prit le temps de s’asseoir pour prendre un thé et l’accompagner de la lecture de ce courrier signé Lénine... Même si la lecture était compliquée et exténuante pour des nerfs peu habitués à ce que les yeux trébuchent sur chaque mot, il réussit à en saisir les grandes lignes. Ce courrier semblait faire état de l’avancée des travaux de Lénine sur son ouvrage « Que faire ? » qui serait en fait publié en 1902. Dans cet ouvrage Lénine posait les grands principes de l’action révolutionnaire et notamment défendait l’idée de révolutionnaires professionnels rompant avec la tradition russe de l’anarchiste terroriste beaucoup trop opportuniste à son goût. Afin de motiver et de lancer les masses derrière lui, Lénine souhaitait disposer d’une aide logistique d’un ordre particulier. Lénine avait entendu parler par des révolutionnaires français d’un horloger suisse qui s’était trouvé à Paris durant le temps de la commune et avait servi ce premier mouvement insurrectionnel avec un grand dévouement. Lénine semblait satisfait du dévouement à la cause révolutionnaire de cet artisan helvétique, mais il attendait plus de la part de son fils : il souhaitait qu’il construise un coucou, véritablement outil de transformation sociale. Ce coucou devait notamment inciter les masses à l’action. Lénine déclarait ensuite dans son courrier s’être rapproché d’un laboratoire scientifique de Saint-Pétersbourg qui travaillait sur l’hérédité et sur ce qui pouvait conditionner les individus dans leurs capacités à être affecter ou non à certaines maladies. Ce laboratoire semblait avoir découvert dans les cellules du corps humain des composants responsable de ces conditionnements. Lénine souhaitait utiliser ces recherches pour créer un coucou qui conditionnerait les masses et les inciterait à l’action révolutionnaire. Il ne s’agirait plus de mesurer le temps comme le fait le « coucou bourgeois » comme le disait Lénine, mais de proposer un nouveau temps que devraient suivre le peuple pour agir contre le système bourgeois, temps que cette horloge battrait à de nouveaux intervalles. Les dessins aux allures d’ADN étaient donc le fruit des travaux du laboratoire petersbourgeois et le reste du schéma, vraisemblablement le projet qu’avait dû concevoir le grand-père pour tenter de répondre aux attentes de Lénine.

 

            Suite à cette découverte, Thomas ne pouvait laisser un tel dessin en liberté. C’est sans doute ce qui avait poussé le grand-père à l’enfermer dans cette armoire. Il n’en restait pas moins que Thomas était curieux de savoir si jamais Lénine avait reçu réponse suite à cette sollicitation. Nullement question de lire l’intégralité de La recherche... car comme le disait Anatole France « La vie est trop courte et Proust trop long » mais au moins de le feuilleter plus en détail afin de savoir si une quelconque autre lettre de Lénine pouvait être trouvée. Il ne trouva rien d’autres que les pages de cette saga littéraire. Une suite avait forcément dû être donnée à ce courrier et si un plan avait été fait sur le verso de la première missive de Lénine, quelque chose avait dû suivre. Thomas retourna donc dans la chambre du grand-père à la recherche de secrets encore enfouis. En se saisissant des photos, matérialisation d’un temps figé sur la pellicule, puis en les reposant, il s’aperçut de la coloration prise par ses doigts. Ils avaient pris une teinte grisâtre, celle du crayon à papier qui s’imprime sur la tranche de la main du gaucher qui passant par dessus l’écriture fraîche lisse les formes comme une dameuse sur les pistes de ski. La conclusion était forcément que le verso de ces photos n’était pas aussi vide qu’on l’eut pu penser mais qu’il était couvert d’écriture. Celle-ci n’était pas moins délicate à saisir que le courrier en provenance de Russie. La question primordiale pour déchiffrer ces courriers était donc avant tout celle relative à la variation au fil du temps de la manière d’écrire qu’importe la nationalité linguistique de celui qui écrit. Ces différents morceaux de texte semblait en tout état de cause faire suite à cette demande de Lénine mais ne constituait en rien une réponse. Le grand-père n’aurait de toute façon pas envoyé une réponse écrite au verso des photos de fiançailles. Il semblait que suite à ce projet de totalitarisme temporel, le grand-père ait imaginé un projet parallèle qui en prenait le contre-pied. Il s’agissait d’élaborer un coucou qui serait une véritable horloge biologique extérieure, qui rappellerait à l’être humain son besoin de liberté, son désir de prendre la poudre d’escampette quand bon lui semble, faisant fi de toute contrainte.

 

            Thomas se mit alors au travail, prenant contact avec l’institut de génétique de Zurich afin de mettre au point ce qui serait ni plus ni moins qu’un coucou transgénique conçu à partir des gènes commandant le vol des oiseaux. Tout possesseur du fameux coucou serait également muni d’un boitier le reliant directement à l’horloge, afin que celle-ci se déclenche quand l’organisme aurait un besoin soudain d’évasion que la raison tenterait de réprimer comme on calfeutre les maisons dans les régions cycloniques, c’est-à-dire en vain face aux forces de la nature. À partir de ces extraits d’ADN, à chaque soubresaut du piaf boisé, l’heureux possesseur de l’horloge se sentirait, presque matériellement, pousser des ailes et commencerait à s’ébrouer qui dans le salon, dans la salle de réunion, dans la cellule de prison, pour rejoindre les airs tout en revenant sur leur perchoir, la soif de liberté épanchée.

 

            Bref, Thomas conçut un coucou pour tous ceux qui rêvent d’être un oiseau et de pouvoir s’envoler à leur grès, surtout quand leur sur-moi semble apparemment le leur interdire, et qui ont besoin de se rappeler l’insatiable nécessité de l’être humain de se sentir libre comme l’oiseau.

 

Mai 2010

(À Julie)

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