Le coup des poutres et des tommettes

madamev

Une visite déterminante

J'attends l'agent au pied de l'immeuble. Le printemps n'est pas loin, le vent agite mon manteau léger, je resserre mon col en levant la tête. Cinquième étage sans ascenseur, tout en haut un rideau flotte, une fenêtre a dû rester ouverte. La façade de pierre est belle, les frontons sont sculptés.

L'agent arrive, essoufflé, il s'excuse, nous entrons, la porte cochère est incroyablement lourde. Nous montons. J'aime la petite cour remplie de verdures en désordre, j'aime l'escalier large qui sent bon la cire, j'aime les grandes fenêtres à chaque étage, au troisième un chat roux sommeille. J'oublie qu'il n'y a pas d'ascenseur.

Un déclic, la large porte s'ouvre, et subitement la jubilation. Des poutres, partout. Des tomettes au sol. Des jolies fenêtres anciennes, avec des carreaux qui brillent. Tout ce que je vois est un peu de travers, vieux, rien de rectiligne. Le sol penche. Des générations et des générations ont vécu là avant moi.

Une vraie cuisine, chaleureuse, à l'ancienne, éclaboussée de soleil, là je mettrai un plan de travail en bois, là une table pour dîner tous les quatre. Là un mur qui ne sert à rien, il est déjà par terre, on se sent à l'aise.

Le salon m'émerveille : un large rectangle partagé par une ancienne cloison de poutres apparentes,  encore des fenêtres. Un dance-floor de folie. Là mon bureau, La une bibliothèque, là un canapé énorme. Je m'agenouille près de la cheminée, le propriétaire laisse le grand miroir piqué et les chenets à têtes de lions. Je m'allonge sur un coussin avec un livre et une tasse de chocolat chaud, les enfants autour de moi.

C'est la première fois que j'ai un coup de foudre pour un lieu. Je ne m'appartiens plus, je suis sous l'emprise de mon désir, sous le coup de l'évidence. Je touche les murs comme s'ils étaient de la peau. J'ai envie de me coucher par terre.

Dans ma précipitation je n'ai même pas regardé la salle à manger. Une trace carrée dans les tomettes rappelle que cet endroit a été un atelier, il y a trois cent ans. Il y a sept portes ! Je vais les  décaper jusqu'à trouver leur chair originelle, le gris doux du bois très vieux. Je place juste une table et des chaises, rien d'autre, très bourgeois, des verres remplis de bons vins, des assiettes de blanquette fumante.

Je vais mettre cet appartement à nu : je vais décaper la peinture, enlever les faux plafonds, arracher les moquettes, je vais dégager le torchis, gratter partout, retrouver ses os, son squelette d'origine.

Un escalier vers les chambres. C'est la raison pour laquelle je suis là, un duplex sinon rien. Une belle hauteur sous plafond, encore des fenêtres, du soleil, ici un fauteuil, là un immense cactus.

Ma chambre est petite mais charmante, mansardée, un nid d'amour. Rose prendra la chambre traversante, toute lambrissée, orientée nord et sud ; les poupées sont alignées le long de son lit de princesse, recouvert de tulle. Le piano est là, il y a exactement la place. Son frère prendra le dernier étage, le perchoir avec vue panoramique sur toute la ville. Il y sera merveilleusement tranquille, il pourra rêver en toute impunité. Plus tard il ira marcher sur les toits, la nuit, en cachette.

La salle de bain n'en finit pas de m'enchanter : une fenêtre plein sud, je prends mon bain dans un rayon de soleil, je brosse mes cheveux dans la lumière du printemps, je m'enferme pendant des heures pour mes rituels secrets, musique à fond, à moins que je ne préfère le merle perché là, juste en face, et qui chante à tue-tête.

Il y a des toilettes à chaque étage, je préfère ceux du haut, je ne sais pas pourquoi. Je jette un œil au grenier, nos valises rangées là. La cave est inutilisable, je m'en fous.

Depuis le début l'agent me parle mais je n'écoute pas.

J'ai trouvé ma maison.

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