Le creux juste entre les tripes.
Oscar Arensberg
Le creux, là. Le creux juste entre les tripes. Le creux qui créait un espoir parce qu'on était persuadés, alors, que quelque chose viendrait s'y caler, bien confortablement. Assez pour, jour après jour, laisser croire que cela resterait toujours. Les plus chanceux d'entre nous – peut-être – restaient vides, définitivement. Ils gardaient ce creux et avec cela, ils gardaient l'espoir. L'espoir, c'était le plus important. Et même eux, même ceux qui en avait encore, ces cons, ils en avaient trop peu pour partager avec les autres. Les cassés, les estropiés. Ceux qui, inévitablement, avaient tout perdu. N'avaient plus rien à proposer, plus rien à offrir. Plus rien à s'offrir, à eux-mêmes. Ils créchaient constamment dans un mépris d'eux-mêmes qui finissait par les ronger. Ils marchaient encore, oui. Chaque matin, ils se levaient, ils buvaient leur café, mais déjà ils étaient morts. Déjà, ils n'avaient plus à proposer au monde que la présence abstraite de ce qu'était devenu leur corps. Ils n'étaient pas des fantômes, non, car leur malheur était bien trop palpable pour nous passer au travers. Mais enfin tout de même, ils n'auraient pas été là, qui donc s'en serait soucié ? Le bleu de leurs yeux s'était mis à couler sur leurs joues creuses. Ils dirent : « Ce ne sont que des larmes. » mais c'était pire que cela. C'était leur corps, seuls résidus absurdes d'un passé que parfois, tendrement cachés dans l'angle de leur lit, ils entrevoyaient heureux au détour d'un rêve flou, qui ici prenait la fuite. Car eux, ces enfants de la mort, pire que de ne jamais rien gagner, ils avaient tout gagner pour tout perdre ensuite. Ils vivaient dans cette nuit constante que l'espoir n'habitait plus. Plus d'envie. Plus de désir. Plus rien à exhiber sur la place publique. Ils se gobergeaient dans un néant constant qu'ils n'essayaient même plus de remplir. Alors y parvenir. Ils se disaient : « Tant pis, attendons demain. » mais demain était toujours trop long à venir pour permettre à l'espoir de renaître. Son enterrement avait eu lieu bien trop longtemps avant pour qu'on y fasse quoique ce soit. L'épitaphe était gravée trop profondément dans la pierre pour qu'on puisse ne serait-ce que songer à déterrer le morbide cadavre. Nos rêves six pieds sous terre. Ils finirent par en parler tant et tant qu'on eût pu croire que c'était une fierté ; ce n'était qu'un peu plus de dépit encore. Peut-être finalement qu'ils tentaient encore de se persuader qu'il leur restait quelque chose : ce n'était pas le cas. Quand on les voyait, devant nous, ils semblaient nus de tout, nus de toute vie. Au final, je crois que c'est le creux en leurs tripes qui était devenu trop grand, bien trop grand pour laisser place à la vie. Ils s'étaient assassinés eux-mêmes. Ah ! Dieu sait qu'ils étaient laids à voir, ces faux morts, ces faux vivants. Ces grabataires de l'entre-deux. Ils ne se rappelaient plus à nous dans un premier temps, plus à eux-mêmes dans un second. Ah ! les lâches, ils oubliaient leur condition en s'oubliant, tout simplement. Et forcément, ct oubli a mis les autres en valeur. Du jour au lendemain, ils furent nombreux, si nombreux à être mis sur le devant de la scène. Trop nombreux pour que le moindre d'entre eux puissent se démarquer vraiment. Nous avions sous nos yeux déphasés, presque crevés, une superbe foule victorieuse. Des ombres accolées les unes aux autres. Elle était belle, notre masse d'espoir. Mais elle était imperméable. Elle se pavanait, trop fière, trop imbue de ses lambeaux de survie. Elle semblait prête à tout pour résister au monde, à ce monde tout entier qui préférait lui cracher au visage que de prendre exemple. Parce que prendre exemple, ç'aurait été avouer que les trous béants dans le corps des oubliés existaient bel et bien. L'échec. Avouer l'échec. Peut-être que c'était cela, la mort. Cela ou autre chose. Peut-être que les corps décharnés, les pensées tourmentées et la peau déchirée, peut-être que tout cela n'était qu'une parodie de départ. Cette peau qu'ils avaient rendue dure à la laisser fondre sur leurs os saillants, sur leurs os pointus. Déchirée, oui, mais inévitablement présente.
Il y a dans ce texte (extrait?) comme des miettes de ces désespérances humaines qui foisonnent dans l'oeuvre de Henry Miller... du coup c'est quasiment gagné en ce qui le concerne ;-)
· Il y a environ 11 ans ·CdC sans le moindre état d'âme !
wic
Merci beaucoup pour le commentaire, la note, et je m'efforcerai de croiser Henry Miller lorsque je trouverai le temps de me poser quelques instants.
· Il y a environ 11 ans ·Oscar Arensberg