LE CRI

emilio

LE CRI

 

L’exploitation n’était plus rentable depuis longtemps. Avec la modernisation, les petits agriculteurs disparaissaient les uns après les autres, victimes du progrès, et Imanol ne faisait pas exception à la règle. Il avait bien essayé de se battre en variant davantage sa production, mais l’affaire n’était plus rentable.

 Le paysage aussi était devenu différent... La ferme oblongue, au béret de tuiles vissé sur ses murs de terre cuite, prête à affronter les vents d’Ouest déferlant de l’océan, seule au milieu de sa terre, orpheline de la mémoire des hommes, regardait jaillir du sol les lotissements, sous l’impulsion des promoteurs répondant à la loi de l’offre et de la demande, et les routes, d’innombrables routes se croisaient là où jadis les champs labourés, les pâturages, montaient jusqu’à la ligne d’horizon. Avec elles, les automobiles allaient et venaient, sans cesse plus nombreuses, sans cesse plus dangereuses.

Depuis le drame, Anouk avait attaché le chien dans l’étable. Il ne fallait plus qu’il fugue. Tous les jours, on voyait des bêtes écrasées, qui n‘avaient rien demandé.

Depuis le drame, rien n’était  d’ailleurs  plus comme avant : Imanol s’était enfermé dans un mutisme imperturbable. Cinq ans s’étaient écoulés sans qu’il n’ouvre la bouche pour s’exprimer, ne serait-ce que pour demander le sel ou parler du temps qui se couvre... Il demeurait prostré des heures entières à regarder son lopin de terre, pendant qu’Anouk s’affairait à nourrir les volailles, semer, biner, sarcler, récolter. Puis il franchissait le large portail au linteau orné de leurs deux noms, de la date de leurs noces et pénétrait dans l’“eskaratz”, le vestibule menant au fenil, à l’étable et à l’escalier qu’il grimpait sans conviction pour entrer dans sa maison. Parfois, son ombre se dessinait furtivement sur le mur en crépi, juste le temps qu’il faut pour fermer des volets.

Et Anouk guettait chacune de ses réactions, en espérant qu’un son sortirait un jour de sa bouche.

A l’enterrement de son père, il versa une larme, qu’il essuya du revers de sa manche, tandis que la benoîte vêtue de noir, fidèle gardienne de la chapelle, faisait sonner la cloche pour celui qui partait.

Ce fut la seule fois. Après, il s’enferma dans une pièce pendant trois jours avant de revenir s’asseoir devant une soupe que sa femme avait préparée sans même lui accorder un regard.

Plus personne ne venait chez lui.. Il faut dire que les voisins n’étaient plus les mêmes non plus... Tous ces gens qui avaient fait construire étaient des inconnus qui sortaient de chez eux pour se rendre à leur travail le plus vite possible, et ne demandaient qu’à vivre leur vie dans leur espace bien clôturé.

Anouk en parlait quelques fois à son mari, mais c’était comme si elle s’adressait à un mur. Elle lui racontait qu’on ricanait en les voyant depuis les terrasses et les balcons... Elle en blouse de travail à cultiver la terre, la maudite terre si dure pour ceux qui veulent en vivre, et lui en salopette sale à regarder ses poules sans mot dire. Elle lui demandait de se ressaisir sans plus y croire, elle aurait voulu qu’il fasse un effort pour ne pas susciter les railleries des gens de la ville qui le prenaient pour un fainéant.

Pourtant, il avait été courageux, Imanol. Un solide paysan prêt à déplacer des montagnes pour faire vivre sa famille, une force de la nature, bâti comme un hercule de foire, et  si  rompu  à la tâche !... Au temps de l’espérance, lorsque tout verdoyait alentour, sans bitume, sans ciment, et que seuls les cris des animaux, le souffle du vent et le bruissement des feuilles attachées aux arbres donnaient leur musique, il avait un autre visage. Il s’acharnait à l’ouvrage et les moissons allaient bon train, les récoltes rentraient plus que dans les autres fermages. Il savait comme personne attendre les changements de lune pour fertiliser le sol, connaissait les alchimies de la terre. Debout, bien droit, il respirait la pluie nourricière avant qu‘elle n‘aille à la rencontre de ses graines pour les aider à germer, s’inquiétait des tempêtes qui assèchent, surveillait les blés qui poussent en rangs serrés vers le ciel... Mais tout cela était du passé, Imanol avait changé...

Les médecins qui l’ont examiné après le drame ont parlé d’un état de choc. Peut-être une amnésie partielle ou totale. Nul ne pouvait savoir ce qui se passait dans son crâne pour qu’il se recroqueville à ce point sur lui-même, imperméable au monde extérieur, et même à sa femme qu’il voyait trimer du matin au soir sans éprouver aucun remords.

Anouk se sentait de plus en plus fatiguée. Elle était épuisée par le travail harassant qu’elle effectuait jour après jour depuis des années sans le moindre remerciement... A elle toute seule, elle faisait vivre l’exploitation tant bien que mal et son mari s’asseyait à sa table sans dire un mot, les yeux dans le vague ou fixant un point précis sur le mur, complètement étranger à sa misère, cloîtré dans l‘extxe, la maison, ce qui lui restait de son âme.

C’est un monstre d’indifférence” pensa-t-elle ce jour précis en lui servant son repas. “Même pas un regard, une attention... Je veux bien que le malheur renferme sur soi-même, mais s’est-il demandé ce que je ressens ? Il croit qu’il a le monopole  de  la  souffrance ! Mais  moi aussi je souffre et je n‘ai plus le goût de vivre !”

Elle repoussa son assiette, tandis que celui qui avait été son mari mangeait  tranquillement. Puis n’y tenant plus, elle se redressa, retira son tablier d’un geste rageur et quitta la pièce.

A ce moment là, l’homme eut un regard pour elle alors qu’elle lui tournait le dos, et une lueur d’inquiétude parut filtrer dans ses yeux.

Il se leva et quitta à son tour les lieux. Déjà, sa femme rejoignait la route d’un pas décidé, loin en amont du chemin. Il se mit à courir pour la rattraper. Mais elle ne se rendait plus compte de rien : elle avançait vers la route, la route où les autos filaient en tous sens dans un vacarme incessant, et elle se figea à l’endroit même où ça s’était passé il y a cinq ans.

Imanol ouvrit la bouche en grand, comme s’il manquait d’air. Une voiture arrivait à toute allure après le virage... Dans moins d’un quart de seconde, elle allait percuter Anouk, son épouse, celle qui supportait tout. Dans moins d’un quart de seconde, il y aurait un choc énorme, assourdissant, et une flaque de sang comme celle qu’avait laissé la vie de son fils, viendrait se répandre sur l’asphalte.

Alors  il remplit ses poumons au maximum pour pouvoir pousser un cri. Et ce cri magnifique déchira l’espace, déchira le temps, fit jaillir des larmes sur le visage de sa femme, et arrêter l’automobile, de ces maudites automobiles qui n’arrêtaient pas de passer.

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