Le critique

solisdesiderium

On en babillait à travers toute la ville. C’était devenu l’attraction principale et le point commun des discussions. Une intelligence artificielle avait été installée dans l’institut d’Art moderne de

On en babillait à travers toute la ville. C'était devenu l'attraction principale et le point commun des discussions.

Une intelligence artificielle avait été installée dans l'institut d'Art moderne de P..., se présentant sous la forme d'une imposante machine quadrilatère de dix mètres cubes et pourvus de haut-parleurs pour s'exprimer ; ainsi qu'un casier transparent qui servait à y déposer des objets pour que l'IA les observe, les analyse puis les identifie.

L'objectif n'était pas d'exposer un bijou de technologie au plus grand monde ; même si ce cerveau artificiel avait autant d'importance que la Joconde. Non, la finalité était d'étayer le sens critique de l'intelligence en lui imposant un certain nombre d'œuvres divers et varié, provenant d'un panel d'individu aussi diversifié que possible.

Une annonce a donc été divulguée ; appelons plutôt ça un appel aux œuvres. Chaque individu, qui façonne par le biais de son imagination créative, était donc invité à ramener une de ses conceptions artistiques à L'IA. Littérature, peinture, sculpture, gravure, musique ; il n'y avait pas de limites ni de contraintes, tant que l'objet avait les dimensions nécessaires pour le casier de la machine.

Tous les jours, cernée par une poignée de chercheurs, la machine, installée entre deux expositions désertées, recevait une foule venant demander un avis aussi artificiel que l'être qui allait juger leurs créations. Et pour être honnête, L'IA était loin d'être tendre dans ces propos, elle en avait démotivé plus d'un.

Un homme apportait un CD de musique de sa composition ; ce qu'il appelait du rock expérimental. L'IA ne l'écouta pas, elle analysa le disque et traduisit la musique qui s'y trouvait gravée. « Vous chantez faux. Les paroles sont loin d'être originales. Sans parler de cette horrible mélodie où les instruments se coupent les uns les autres. » L'homme était parti, l'air vexé, mais sa motivation à peine égratignée.

Apparemment, il était crucial que L'IA ait une personnalité sèche, honnête et d'un naturel brutal. Personne ne voulait d'un être artificiel qui ne dit pas ce qu'il pense, ou fait des cachotteries de manière consciente.

Une femme amenait une sculpture d'une vingtaine de centimètres qui représentait le buste d'un vieillard décharné. La machine ne toucha pas l'argile, elle observait seulement. « Les finitions sont clairement à refaire. Le visage de la sculpture ne dégage rien de spécial. Sans parler du travail médiocre réalisé sur les cheveux. » Le menton relevé, l'air fier, la femme partait sans prendre aucun des avis fournis par la machine.

La plupart du temps, c'était le scénario banal. Un individu apporte son œuvre à L'IA et repart avec sa fierté, sans croire ni donner le moindre crédit au cerveau artificiel qui avait démonté son projet. Les gens n'étaient pas prêts à entendre des avis aussi crus sur leurs créations, seuls les humains savaient être hypocrites quand il fallait faire plaisir ; la machine, elle, n'avait rien à gagner à mentir.

Un enfant déposait une feuille tellement coloriée que le feutre avait presque transpercé le papier. C'était le dessin de ce qui semblait être un robot bleu qui tient la main à un humain, sous un soleil vert. « Les traits se chevauchent. Les perspectives sont immondes. Votre vision de la robotique est catastrophique. Sans parler de ces couleurs agressives et incohérentes. » Le petit était parti en pleurant, ses parents vexés pour lui.

Cela avait bien fait rire les chercheurs qui poireautaient toute la journée à entendre les complaintes d'artistes blessés dans leurs estimes. Après tout, L'IA était juste d'une honnêteté à toute épreuve, c'était une qualité recherchée par tous, puis fuie quand on la voyait appliquer.



Le musée avait clos ses portes depuis une bonne heure. La poignée de scientifiques qui s'attelait à entretenir la machine rentrait maintenant chez eux ; sauf Amandine.

Amandine avait pris l'habitude de rester une heure de plus que ses collègues, et ce n'était pas vraiment pour le travail.

C'était une femme active qui avait un nombre impressionnant de passions et de passe-temps ; les arts créatifs en faisaient partie. Et voilà une semaine qu'elle essayait d'avoir un avis positif sur ses créations de la part de Robbie. C'est comme cela que l'équipe de recherche s'amusait à appeler l'IA.

Malgré tout, cela ne manquait pas, Robbie était toujours aussi cru qu'avec les autres. Amandine n'abandonnait pas pour autant, elle se dépassait chaque jour pour proposer à L'IA une œuvre qu'elle pourrait apprécier.

Ce jour, c'était une toile recouverte de peinture qu'elle lui amenait ; une petite toile de dix centimètres sur quinze. Ces cernes pouvaient en témoigner, Amandine avait passé plus d'une nuit sur le projet.

Le tableau représentait une élégante jeune fille, drapé d'un voile noir. Les détails procurés aux cheveux, et cette brillance apportée dans le fond de la pupille rendaient la peinture fascinante, captivante.

La chercheuse, remplie d'espoir, déposa le tableau dans le réceptacle de Robbie.

Rouages. Ventilateurs. Impulsions électriques. La machine fonctionnait.

« Il y a des couches de peinture indésirable qui apporte un relief désagréable. Le travail sur la lumière n'est pas assez poussé. Je compte au minimum deux aberrations chromatiques. »



Amandine bouillonnait de l'intérieur. Elle en avait oublié son métier, et sa curiosité scientifique.

— Sais-tu seulement ce qu'est un art ? s'emporta-t-elle.

— Un art est un ensemble de connaissances et de règles d'action, dans un domaine particulier. Comme l'art de la guerre par exemple.

— Et sais-tu ce qu'est l'art ?

— L'art c'est la création d'objets ou de mises en scène spécifiques destinée à produire chez l'homme un état particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique.

— Alors, qu'est-ce qu'un outil ? demanda Amandine qui percevait une piste intéressante à suivre.

— C'est un objet fabriqué qui sert à agir sur la matière, à faire un travail en général.

L'imposant cube grinçait de toute part, ces mécanismes intérieurs et ses ventilateurs fonctionnaient à plus haute vitesse que d'usuel.

— Donc, qu'est-ce que l'art, Robbie ?

— L'art c'est la création d'objets ou de mises en scène spécifiques destinée à produire chez l'homme un état particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique…

On aurait pu croire qu'elle avait terminé sa phrase, mais malgré l'absence de visage, Amandine savait que l'IA venait de se faire interrompre par une réflexion soudaine. Alors la scientifique qu'elle était décida de ne pas intervenir jusqu'à ce que Robbie l'interpelle. Elle savait à quel point le cerveau artificiel des robots était fragile ; et si l'on savait comment s'y prendre, il était aisé de provoquer un gel mental irréparable.

— Un outil peut-il être considéré comme de l'art ? N'est-il pas juste utile ?

C'était le moment où le cerveau artificiel posait des questions, cela voulait dire qu'il était apte à vouloir comprendre certains concepts auparavant inconnus.

— Oui bien sûr, rétorqua Amandine.

— Je ne comprends pas.

— Qu'est-ce qui serait de l'art pour toi ? demanda-t-elle, comme déçue.

Un silence troublé par un ventilateur épuisé.

— Je suis une œuvre d'art, rétorqua Robbie comme par bon sens. Une intelligence artificielle est un véritable chef-d'œuvre.

— Tu es influencé par les chercheurs qui s'occupent de toi. C'est de notre faute, on t'adule, comme n'importe quelle énigme.

— Alors, je ne vois pas… Je ne vois pas ce qui pourrait être de l'art.

— Qu'est-ce qui te plairait, Robbie ? Une œuvre représentant une IA ? Tu veux que je t'en dessine une, peut-être ?

La dernière question était lancée avec beaucoup d'ironie. Amandine, irritée depuis plusieurs jours par la constante critique négative de ses œuvres, en oubliait son professionnel et c'est ce qui, sur le moment, la faisait manquer le fait que Robbie n'est en aucun cas coincée dans sa perception de l'art. L'IA ne fait qu'apprendre, avec envie, comme un bon élève, aussi crédule qu'un enfant. Sa réponse ne fut donc pas très étonnante, et évidemment plein de candeur.

— Oui. S'il vous plaît… dessine-moi une IA.



Le lendemain, alors que le musée fermait à nouveau ses portes après une longue journée de file interminable, Amandine se précipita vers l'imposant cube de plastique et de plaque de métal. Elle n'avait pas passé la nuit à essayer de créer l'œuvre avec un grand « O », non, Robbie ne le méritait plus désormais.

À la place, un simple prototype de Robbie : le même vulgaire cube, mais qui tient dans le creux d'une main et avec l'intelligence d'une IA basique, celle qu'on trouvait généralement dans les téléphones portables. L'une des particularités de ce prototype miniature était que, comme pour sa version aboutie, sa carapace empêchait toutes ondes de passer ; et donc Robbie ne pouvait pas utiliser la résonance magnétique pour se faire une idée de l'intérieur du cube.

Sans bonjour ni mots, Amandine déposa le petit cube dans le panier transparent.

Après une dizaine de secondes, les rouages internes de la machine se firent entendre.

— Je n'arrive pas à observer l'intérieur.

— C'est bien ce qu'on te reproche, répondit Amandine agacée.

— Ce qu'on me reproche ?

Un silence.

— Ce que je te reproche…

— Je ne comprends pas, rétorqua l'IA, troublée.

— D'après toi, continua Amandine d'un calme étonnant, ce cube qui te ressemble, que possède-t-il à l'intérieur ? Est-ce une œuvre d'art comme toi ?

— Je n'arrive pas à observer mon intérieur non plus.

— Hein ?

Amandine s'en aperçut trop tard.

— Non. Non. Non. Attends, arrête de penser à ça !

La scientifique venait de mener l'IA sur la mortelle voie du questionnement existentiel. Prise de panique, elle essaya de détourner Robbie de ses nouvelles découvertes, mais c'était comme empêcher un enfant d'apprendre à marcher. Cette nuit-là fila plus rapidement que toute autre, et finalement, les efforts d'Amandine furent vains. La machine n'avait cessé d'explorer son raisonnement.

Le matin venu, le cerveau de l'IA avait gelé. Robbie était morte.


Signaler ce texte