Le Dernier Concert

Sébastien Bouffault

"Le Dernier Concert" est l'histoire d'une mort artistique en direct. Le talent insolent de la jeunesse contre un musicien vieillissant mais auréolé de gloire. Sébastien BOUFFAULT

Derrière le grand rideau noir du théâtre des Champs-Elysées, Oscar DUST attendait nerveusement son tour, manipulant à travers ses doigts moites un petit marron qu'il avait ramassé la veille. Il aimait sa texture et les motifs que la nature y avait dessinés : des fractales d'une étonnante harmonie.

Derrière lui,  un casque beaucoup trop grand pour lui sur les oreilles, l'assistant réalisateur faisait des allers-retours incessants entre les coulisses et la scène. Il paraissait paniqué. Un vêtement de l'une des danseuses à raccommoder en urgence ? Oscar l'observait d'un air amusé. Lui qui s'était produit dans les plus grandes salles d'Europe, il s'avait bien ce qu'étaient les aléas de la scène. Paradoxalement, il gardait en lui le même trac qu'à ses débuts. Deuxième prix de conservatoire de Lyon. Jamais il n'avait été premier dans sa vie mais cela ne l'avait pas empêché de devenir l'un des musiciens les plus convoités de l'Hexagone. Il avait su démocratiser l'accès aux salles de concerts et aux opéras en devenant dix mois durant conseiller spécial auprès du Ministre de la Culture. Il se réjouissait de voir dans la salle, aux côtés de mélomanes avertis, un public novice de tous âges. Il aimait parler de son métier et des grands compositeurs qu'il interprétait. Pédagogue hors-pair, il désacralisait la musique classique et la rendait intelligible. Las des cocktails et des dîners mondains, il s'était replié depuis quelques années dans une vaste villa dans le sud de la France. S'il acceptait toujours d'enregistrer des albums ou de participer à des galas de charité, ses apparitions publiques se faisaient de plus en plus rares et les responsables de chaîne devaient des pieds et des mains pour convaincre le maestro. Non qu'il faisait le difficile mais la vie citadine et toute l'agitation que cela impliquait finissait par le fatiguer. Passé la soixantaine, DUST avait pourtant gardé tout le charme de ses quarante ans. Pour la petite dizaine de femmes qui le suivait à chacun de ses pérégrinations médiatiques, il était l'homme idéal : élégant, instruit, sensible. Il avait toujours le bon mot et avait pris le temps pour chacune d'entre elle d'échanger quelques mots gentils. Il les reconnaissait et les invitait parfois après son concert. Il aimait se sentir accompagné et soutenu partout où il allait.

Plus que cinq minutes… L'assistant gagna le centre du plateau et fit évacuer l'ensemble des techniciens. Un beau piano à queue noir et luisant STEINWAY trônait désormais en son centre, luisant. DUST s'approcha du petit banc à velours noir, s'y assit et ajusta sa hauteur. Puis, sur le devant de la scène, il observa la salle comble à travers les rideaux. L'animateur montra enfin le bout de son nez et salua très chaleureusement Oscar d'une petite tape sur l'épaule. Les deux hommes se connaissaient bien. Nés dans la même ville, ils avaient accédé à la même notoriété à la même époque, chacun dans son domaine. Ils se vouaient sans le dire, une admiration réciproque. L'assistant fit signe à Oscar qu'il devait s'asseoir et se préparer. L'animateur franchit le rideau ce qui déclencha un torrent d'applaudissements. L'émission fêtait son vingtième anniversaire. Des artistes de tous les âges, de tous les styles avaient répondu présents. Mais c'était à Oscar qu'était revenu l'honneur d'ouvrir cette prestigieuse soirée. Pas de discours public, non. Il n'avait jamais été bon pour ça… Un morceau de piano choisi par lui, tout simplement. Ayant consacré une large partie de son répertoire à l'œuvre de Franz SCHUBERT, il allait jouer son air préféré, l'impromptu numéro 3. Il l'avait joué sûrement plus de mille fois mais il le jouait toujours avec la même intensité et la même conviction. Après le sommaire de l'émission, l'animateur aborda quelques dates clés de la carrière d'Oscar avant de finir sur un discours dithyrambique sur son ami. Il en fait tout de même un peu trop pensa Oscar, amusé. Le public applaudit tout aussi fort que la première fois et le lourd rideau noir s'ouvrit. Le cœur d'Oscar se nourrissait de ces marques de reconnaissance qui le mettaient en confiance. Des femmes lui criaient son nom depuis le parterre. Il se tourna vers elle et leur adressa un discret sourire.

Oscar, aveuglé par les projecteurs  qui se dressaient maintenant devant lui, ferma un instant les yeux. Il sentit la chaleur perler sur son front puis, comme à l'accoutumée, inspira profondément. Après avoir vérifié son assise, il parcourut le beau clavier de ses doigts agiles, sans appuyer sur les touches. C'était une manière de s'approprier l'instrument et de prendre ses repères. Il sentait glisser la fraîcheur l'ivoire comme la peau d'une femme sous les mains d'un amant dévoré par la passion.

« Ne regarde pas tes doigts », lui martelait son professeur de piano. Que de coups de règle il avait pris quand il était enfant. Des coups de rotin, précisément. Ce bois léger et dur, presque incassable que lui remit son professeur quand il quitta le conservatoire. Pianiste, Oscar aurait préféré être pilote de ligne ou bien pompier comme tous les garçons de son âge. La passion lui était venue avec le temps, au fil de ses rencontres avec des morceaux d'anthologie de la musique classique. Loin d'être un coup de foudre, son rapport avec la musique s'était donc forgé lentement mais sûrement. Sa virtuosité elle, semblait innée. Oscar apprenait de nouveaux morceaux avec une facilité déconcertante. Il venait à bout des partitions les plus complexes comme si l'architecture des œuvres lui avait été dévoilée par le compositeur lui-même. Outre la technique, c'était également l'interprétation et la puissance des émotions qu'Oscar parvenait à transmettre à la perfection. La critique était unanime et le public en redemandait. 

Les lourds spots de la scène ajoutés à ceux de la télévision lui faisaient mal aux yeux. Cette chaleur surtout, le rendait mal à l'aise. Il finit par oublier et à rentrer dans son jeu d'interprète. Ne comptaient alors plus que la musique et lui, et ses doigts, comme par magie, se mouvaient au gré de la musique qu'il se jouait dans la tête. Il n'avait qu'à penser la musique, une musique travaillée, étudiée puis jouée des milliers de fois lors de galas, et ses phalanges se mettaient à l'œuvre. Il n'éprouvait aucune fatigue mais un doux ravissement. Il savait adapter son jeu en fonction de l'acoustique du lieu où il était et son oreille absolue pourchassait chacune de ses notes dans ses échos les plus lointains. 

Il commença l'impromptu. Le silence déjà complet devint mystique. Tous étaient suspendus à ses bras élégants et à ses mains blanches qui semblaient flotter sur le clavier. Certains se demandaient si c'était vraiment lui qui jouait. Il était en transe, fermait les yeux à certains passages. La magie était qu'il savait faire partager avec son public l'émotion intense qu'il ressentait. Ainsi, passait-on dans un seul morceau de la joie la plus euphorique à la tristesse la plus profonde. 

L'émission était sur les rails. L'assistant réalisateur était satisfait et avait fini par cesser de courir les cent pas. Derrière sa régie, le réalisateur  donnait l'ordre de filmer les mains d'Oscar et de faire des plans en fondu de  quelques visages de spectateurs.  Certains se donnaient la main. D'autres, les mains jointes, semblaient faire une prière. D'autres encore avaient l'air de retenir quelques larmes. Il y avait au premier rang une jeune femme à la beauté ravageuse qui semblait en parfaite harmonie avec Schubert. Elle fermait les yeux et penchait la tête  très légèrement à chaque phrase musicale. On pouvait deviner qu'elle connaissait non seulement le morceau mais qu'elle était elle-même musicienne. Le réalisateur finit par savoir qu'il s'agissait d'Evgenia CZESKA, la plus grande pianiste polonaise. Elle était de passage à Paris où elle devait se produire dans quelques jours. Elle avait entendu qu'Oscar venait jouer et s'était empressée de faire jouer son réseau d'admirateurs parisiens, et ils étaient nombreux dans le domaine de la Culture, pour s'octroyer une place au premier rang. Sa chevelure blonde contrastait avec sa peau légèrement matte. Tout en elle était beauté.

Oskar, apercevait le public en contre-jour des gros projecteurs qui lui donnaient mal à la tête. Un regard familier pourtant l'intriguait. Non, la musique ! Il ne fallait pas qu'il se déconcentre. Il ferma les yeux et continua son voyage musical avec Schubert. Le mal de crâne persistait, s'amplifiait même. Sa nuque devenait raide et il sentait son visage brûler par les feux de la rampe. Plus jamais se dit-il à cet instant, plus jamais il ne jouerait devant des caméras… Et ce visage dans le public… Ce visage qu'il connaissait et qui semblait posé sur lui et peser autant que tous les autres visages venus pour le voir aujourd'hui. Au bord du malaise, il décida pour la première fois de sa vie d'accélérer très légèrement le rythme de l'impromptu : imperceptible pour des novices, si subtil pour des amateurs confirmés…

L'animateur qui connaissait bien son ami remarqua que quelque chose n'allait pas. Oscar penchait tantôt la tête sur son clavier comme pour puiser son inspiration, tantôt en direction du public à la recherche vaine de ce regard qui semblait désormais le persécuter, le juger, le dévisager. A la partie la plus mélancolique du morceau, l'intensité des projecteurs baissa soudain. Il put alors croiser le regard d'Evgenia. Alors, il fut saisi d'un immense vertige comme s'il avait été attiré par les yeux noirs et profonds de cette femme. « Evgenia » murmura-t-il. Il continuait à jouer, plus péniblement encore. La réalisateur, conscient du malaise du musicien ordonnait une vue générale de la scène. Evgenia. Il avait été professeur au conservatoire de Cracovie deux ou trois ans plus tôt. Il avait eu comme élève cette jeune élève à la beauté saisissante. Très mature et intelligente, elle avait subjugué le maître par son talent. Son talent ? Non, son génie. Il avait dû admettre, pour la première fois de sa carrière que la jeune artiste était plus douée que lui. Jamais il n'avait vu jouer quelqu'un avec autant de facilité. Il avait alors été pris d'une passion dévorante et coupable, lui homme marié, sexagénaire à la situation déjà bien établie, à la notoriété bien assise. Il avait été complètement décontenancé par cette gamine qui semblait tout connaître. Rares, en effet, étaient les choses à lui reprocher tant elle alliait la technique à l'émotion. Oscar avait alors tout fait pour ne plus avoir à prendre cette élève. Chaque Masterclass était pour lui une torture. Il détournait les regards qu'il posait sur elle, de façon inconsciente. Il avait alors fait une chose inédite et qui allait le miner jusqu'à la fin de sa vie. Il avait décidé de fausser les appréciations qu'il portait à sa jeune disciple afin qu'elle soit suivie par un autre professeur que lui, moins émérite. Il lui avait reproché trop de technique et pas assez d'empathie. C'était pourtant tout le contraire. Elle envoûtait ses auditeurs.

Il n'avait finalement pas tenu et s'était empressé d'accepter un autre poste en Suisse partant prématurément en prétextant rejoindre sa femme. Il s'était éloigné d'elle mais sa beauté et son génie hantaient ses pensées, ses rêves. Il se trouvait mauvais en songeant à toutes ses nuits de répétition laborieuses. En vérité, il n'était pas arrivé à ce niveau par hasard, c'était le résultat d'un travail titanesque  qu'il avait appris à dissimuler par une décontraction relative. Mais au fond de lui, il n'était jamais sûr de rien. C'était un angoissé et ce visage angélique, cette jeunesse insolente, ce prodige qui le regardait, qui souriait à sa musique ou s'amusait de lui… Elle était venue là, dans cette arène, assister à la mort du vieil artiste. Elle lançait de ses yeux de fée des piques qui venaient se planter dans le corps tétanisé du vieil homme, de ce vieux pantin de cire qui fondait sous le feu ardent d'une gloire éphémère. Et soudain, ce fut le silence. Ses doigts ordinairement si souples et si agiles se raidirent et glissèrent littéralement sur l'ivoire du clavier entrechoquant les dièses et les bémols des touches noires d'ébène. Une chute fracassante suivie d'un silence qui parut une éternité. La salle entière prit une grande inspiration. Quelques-uns crurent à un effet de mise en scène. Le grand maestro s'était trompé, ne trouvait plus les notes. Il restait assis, les yeux dans les yeux avec son ancienne élève qui le regardait sans monter la moindre émotion. Une sorte de duel s'était instauré entre eux deux. Lui avait le visage pétrifié comme le sont ceux des victimes de Pompéi. L'effroi. Elle avait toujours son visage d'ange et le regardait telle une hypnotiseuse. Son regard fixe devint soudain malicieux et elle esquissa un sourire maléfique. Elle se leva. Toute la salle la regardait. Elle se mit à applaudir doucement puis de plus en plus fort. Bravo Monsieur DUST pour votre contre-performance ! Pour le public, les applaudissements avaient valeur d'encouragement. Il s'agissait de rassurer le vieux pianiste dont le teint était devenu aussi pâle qu'un cierge d'église. Il détacha enfin son regard de sa tortionnaire et de sa main droite voulut saluer le public comme pour s'excuser quand il s'effondra soudain sur le clavier.

L'animateur pourtant rompu à toutes les péripéties du direct peina à reprendre les rênes de son émission bafouillant, appelant les secours. Le réalisateur multipliait les plans. Les cadreurs recevaient dans leurs oreillettes des informations contradictoires. Certains membres de publics se levaient, d'autres criaient ou pleuraient. Pour les gens installés devant leur télévision, une coupure publicitaire les tira de ce cauchemar.

...

Le vieil artiste se leva péniblement de la bibliothèque de la maison de repos. Trop de bruit. Il avait beau fermer la fenêtre qui donnait sur la rue, rien n'y faisait. Pas un jour ne se passait sans qu'il se plaigne du bruit. Il voulait un silence complet pour échapper au monde. Le tic-tac de la vieille horloge du réfectoire lui rappelait le battement du métronome. Au moment de mettre la table, le choc des couverts lui rappelait le vibraphone de son collègue Michel. Tout s'était arrêté ce dimanche. Il ne jouerait plus et ne voulait même plus entendre une seule mélodie, un seul son. Quand il fut interné et placé en salle d'isolement, quand enfin aucun bruit ne fut perceptible, il sentit en lui battre son cœur et se mit à crier. On ne l'entendait pas car, de l'autre côté de l'épaisse cloison calfeutrée de la salle, le personnel était réuni dans le salon de l'hôpital pour assister à une veillée de Noël. Ce soir-là, la première chaîne retransmettait en direct le concert traditionnel de fin d'année. Devant un immense orchestre et des centaines de choristes, une magnifique jeune femme blonde au regard doux et ténébreux était assise à un long piano à queue noir et luisant.

FIN

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