Le dernier voyage de l’Albatorsius - Chapitre 2

Patrice Merelle

Dans le chapitre précédent : le professeur Mardruk Severiano De La Plata se préparait à recevoir des amis pour leur expliquer l'ultime voyage vers le passé afin de changer le cours de l'histoire...

Selon les traditions orphiques, Chronos, un des dieux primordiaux, personnifiait le temps et la destinée. Beaucoup plus tard, Cronos, roi des Titans, détrôna la divinité païenne du dieu primordial. Cet être était représenté sous la forme d’une créature hybride, moitié homme, moitié animal. Il possédait selon les légendes des pays du Sud trois têtes qui peignaient la faiblesse de l’homme, la sagesse de l’Alchimiste représentée par le lion et la force des scientifiques par l’image même du taureau.

Ainsi, Dieu et Roi ne faisaient plus qu’un dans l’oralité de la destinée des hommes et dans les traditions matérielles et immatérielles depuis la création des origines des mondes.

Tard dans la soirée, rue Saint-Jacques, dans les anciens locaux de l’université de la Sorbonne, créée presque cent ans plus tôt, le professeur Mardruk proposait des cours de géographie et de recherches scientifiques les plus diverses, à ses amis ainsi qu’à un cercle de confidents chaque mercredi.

‑Il n’y a aucun doute, mes amis, sur le tracé de la Saint-Jacques, je puis vous l’affirmer, il s’agit bien de la plus vieille rue de Paris, énonçait Mardruk.

‑Comment pouvez-vous en être certain, professeur ? s’écriait le jeune Hectorien Laflond, un des disciples du professeur.

‑Récemment, nous avons trouvé sous les voûtes de certaines caves, des restes d’ossements, d’objets et d’amphores encore intactes. Mais ce qui m’apporte l’exactitude de mes dires est le fait que la largeur de la rue Saint-Jacques repose sur les mêmes dimensions de l’ancienne Via Superior qui menait à Gerbanum, large de neuf mètres. Et par endroits, il reste des traces en surface encore dallées, depuis les Feuillantines jusqu’au boulevard de Port-Royal, continuait le talentueux orateur.

‑Est-ce que nous pourrions visiter les vestiges gallo-romains pour nous en rendre compte, mon cher confrère, répondit le professeur Joseph De la Galleriand.

‑Mais certainement, cher ami, je possède les doubles de clefs octroyés auprès de certaines gardiennes. Quelques loges donnent encore un accès aisé en toute discrétion, reprit le vieil homme à la chevelure blanche.

‑Mardruk, avez-vous eu vent de certaines rumeurs depuis quelques années ? Poursuivait un homme au regard ténébreux.

Il s’agit de l’éminent aventurier Pierre Aronnax. Il protesta pourtant «vous savez qu’un être sévit au fin fond de la cité, j’ai beau réfléchir sur ces rumeurs. Soupeser les dires, les faits colportés et les écrits des journaux ces dernières années, cela me fait penser à une de ces machines à vapeur diaboliques dont nous sommes capables d’inventer dans de terribles secrètes réunions de franc-maçonneries. »

Onze années auparavant, Pierre Aronnax faisait parti des quelques survivants de la catastrophe marine de la frégate américaine qui avait pourchassé le Nautilium au large de Nassau, aux Bahamas.

‑Je comprends très bien votre émotion sur ces faits qui se déroulent actuellement dans la Rue Saint-Jacques. Je ne nie pas non plus que les automates et la caste des Hyacinthes soient derrière tout cela, répondit l’homme à la toison blanche, de sa voix calme et chaleureuse.

‑Vous avez peut-être raison, Mardruk, j’éprouve certaines réticences à rester ainsi à ne rien faire pour mes concitoyens. Depuis ma dernière aventure sur le Nautilium, à part écrire mes mémoires et signer des orthographes, plus rien ne m’intéresse. Il me faut de l’action, Mardruk. Il me faut… un manque… reprenant son souffle Pierre continua « vous pouvez compter sur ma bienveillance pour vous accompagner dans l’aventure, un brin de folie ne me fera pas de mal ».

‑Vous serez bien surpris de ce qui vous attendra, mon vieil ami acheva Mardruk.

‑Je n’ai qu’une hâte, vous accompagner dans les souterrains de la cité, esquissa Albazard.

De race nordique, l’homme qui venait de prendre la parole était l’héritier de la caste des magiciens. Son habit démontrait une sagesse élémentaire de l’utilisation des pouvoirs magiques, il était vêtu d’une longue robe de mousseline blanche nacrée et d’un liseré de la couleur bleu de la ville d’Amiens, le vêtement ample dessinait agréablement bien son corps de patriarche malgré son âge incertain.

Les invités, qui écoutaient le dialogue des éminents personnages, opinèrent de la tête, comme d’un consentement tout acquis au maître de ces lieux. L’homme à la toison blanche tintait sur la chope de spath, la lame de son coutelas d’argent, tout en regardant sa montre à gousset.

‑Mes amis, il est l’heure que je vous fasse découvrir mes dernières recherches. Merci d’avoir accepté cette invitation, j’ai usé d’un subterfuge pour que vous soyez tous présentement réunis ce soir.

‑Professeur ! s’écria le jeune Hectorien, mais il fut coupé aussitôt par le phrasé dithyrambique de Mardruk.

‑Ne m’interrompez pas, mon ami, l’heure est grave, ce que j’ai découvert est de la plus haute importance, et chamboulera l’humanité définitivement. Qui en sortira vainqueur ? Tout dépendra de notre voyage sur l’Albatorsius et de nos futures découvertes si nous revenons vivants de ce périple.

‑Le quoi ? Interpella Pierre Aronnax, quel périple ? reprit-il.

‑Suivez-moi mes amis, nous descendons dans les strates inférieures du bâtiment, je vous dévoilerai le secret de dix ans de recherches, l’Albatorsius.

L’assemblée présente guidée par le professeur qui ouvrait la marche, suivait la lumière dansante d’une lanterne. Quelques filets de vapeurs s’échappaient de l’objet en cuivre recouvert d’une paroi de vitre sur les côtés, une sorte d’agrégat bleutée en son centre, émettait un son strident presqu’inaudible - la lumière était froide, fortement rayonnante. Elle avait la puissance d’une lune de novembre, un halo lumineux éclairait les murs et les visages des invités.

Le professeur cherchait dans son trousseau de clefs, celle qui permettrait d’ouvrir la serrure de la porte de fer forgé. Il tourna le mécanisme dégageant les pans de sécurité de la vieille entrée rouillée, Mardruk poussa le chambranle sur ses huis qui grincèrent par manque de soin.

Un couloir d’une vingtaine de mètres les projeta tout d’abord dans l’obscurité profonde du néant. Puis, petit à petit, les yeux s’habituèrent aux ténèbres, ils avancèrent, Mardruk en tête du cortège, suivi de Pierre Aronnax, du jeune Hectorien Laflond et du reste de la troupe.

Hectorien Laflond était un jeune diplômé en biologie, il étudiait la flore des continents du Sud. Et de ses nombreux allers et retours entre Pretoria et Paris, le jeune prodige venait consulter son mentor pour discuter des dernières progressions dans le domaine de la biologie moléculaire.

La petite troupe déboucha sur une grande pièce lumineuse aux couleurs chatoyantes. La salle était immense et faisait un hectare de superficie, la base des murs était composée de pierres taillées en calcaire Lutétien, surmontée par un deuxième étage de pierres de Sienne, l’origine de ce deuxième muret était d’époque gallo-romaine.

En son centre reposait un appareil insolite, quatre cylindres sphériques de cuivres tournoyaient constamment en apesanteur autour de quatre sièges de cuir craquelés par le temps et l’humidité. Un tableau de bord reposait sur une armature de zincs, d’aciers et de verres. Sur l’étrange planche de bakélite, des compteurs cerclés et des manettes trônaient, ils servaient d’indicateurs de mesure dont seul Mardruk possédait la transcription et le maniement de l’engin.

Des rubis, des émeraudes et quelques pierres précieuses illuminaient de leurs aurores clartés la salle. Les membres de l’assemblée comprirent d’où dérivaient ces étranges lueurs dansantes. Les pierres de qualités étaient ainsi soudées à l’engin et servaient de substances nutritives comme d’un combustible pour la propulsion.

‑Qu’est-ce donc que cela, s’écria Pierre Aronnax, l’un des premiers à manifester son étonnement.

‑Messieurs, je vous présente la machine de H.G Wells, répondit laconiquement Mardruk.

‑C’est une plaisanterie, Mardruk, ceci ne peut être qu’une supercherie, prononça Hectorien, stupéfait d’une pareille découverte.

‑Non, non… Je vous assure, c’est bien la fameuse machine à explorer le temps. Le Chronic Argos. J’en ai modifié la structure qui était oxydée par le temps, et par l’occasion j’ai recomposé le propulseur qui ne pouvait plus fonctionner en l’état même. Par manque de pièces majeures et du combustible de l’époque, j’ai dû refaire des cadrages qui m’ont coûté une partie de ma fortune personnelle. Mais ce n’est qu’une broutille, mes amis, par rapport à ce qui nous attend là-bas. Le futur a besoin de nous, et pour cela nous allons faire un soubresaut dans le passé.

‑Que voulez-vous dire, nous partons dans cet engin à quatre places, professeur ? demanda Pierre.

‑Oui mon ami, nous allons faire deux voyages dans le temps, le premier sera composé de moi-même, d’Hectorien, de vous et du magicien Albazard. Puis je renverrai la machine à l’aide de ce transcodeur électromagnétique aux prochains explorateurs. Nous sommes juste assez pour faire ces deux allers et retours. C’est pour cela que je vous ai invité spécialement ce soir à bord de l’Albatorsius.

Les quatre hommes grimpèrent à bord de la machine lorsque les palmes sphériques de cuivres s’arrêtèrent. Le professeur actionnait les leviers et enclenchait la date ciblée du voyage : 2029, le commencement de la guerre des Hyacinthes et des Florescences contre la caste des sorciers du Duché de Veniclium.

‑Messieurs, du passé, je vous renverrai l’appareil, cria le vieil homme.

La machine s’ébranla dans un vacarme assourdissant, le vrombissement des sphères qui virevoltaient, accéléra rapidement.

Et ce fut dès cet instant qu’un être de vapeur apparut, au départ ce fut qu’une ombre de lumière, puis l’illumination changea et se modifia en quelque chose de plus consistant. Cette propre essence charnelle incroyable se stabilisa pour former un être de chair et de sang. L’être se matérialisa devant les quatre hommes restés sur place. Il tendit la main vers l’Albatorsius et esquissa un chant imprévu et dynamique « Ludus Naporlehum dia nel hemmef ! Vademe Aurora tempus forgit ! ».

‑Non, pas maintenant, hurla Mardruk « pas maintenant ! »

Un éclair s’échappa de la main du visiteur et toucha l’Albatorsius, de multiples étincelles tourbillonnèrent autour et puis plus rien. La machine s’était désintégrée. Il ne restait plus qu’une ombre noircie de suie à l’emplacement d’origine.

‑Ainsi le voyage n’aura pas lieu finalement, s’écria l’être méphistophélique d’un rire machiavélique.

Puis, l’humanoïde se dématérialisa aussi soudainement qu’il avait pris forme humaine. Les quatre hommes restant sur place furent saisi d’une horreur indicible.

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