LE DISSIDENT

franck75

LE DISSIDENT

Balthazar Mendez-Oulianov referma derrière lui la porte du bureau 1917 et traversa lentement jusqu’à la sortie le hall du Secrétariat Central à l'Action Idéologique. Il salua sans les regarder les miliciens en faction devant le haut portail sombre et déboucha sur le trottoir. Un coup de vent glacial lui fouetta le visage et arracha un geignement à son long corps voûté. Il releva le col de sa pelisse et abaissa sur ses oreilles l’épais bonnet de laine rouge qui distinguait les membres historiques du parti.

Du fait des restrictions, seuls quelques réverbères éclairaient encore les rues. Guidé par leur faible halo, Balthazar s’enfonça dans la pénombre et se dirigea vers sa maison au pied du mont Kim Ozov. Après une dizaine de mètres, il se retourna et considéra la grosse bâtisse grise dans laquelle se passaient ses journées depuis presque trente ans. Demain il allait en avoir soixante. Balthazar soupira douloureusement et poursuivit sa route en rasant les façades pour échapper au blizzard. Qu'il était loin le jeune révolutionnaire fougueux poursuivant avec rage son idéal de liberté et de fraternité aux quatre coins de la planète… Qu'il était loin l’espoir caressé alors par lui et ses camarades de voir les peuples enfin débarrassés de leurs oppresseurs… La défaite avait été totale ; les Ploutocrates et leurs armées avaient écrasé partout la rébellion et dominaient aujourd'hui le monde avec une arrogance redoublée.

Comme souvent depuis quelques jours, il repensa à son frère d'engagement, le valeureux Ernesto, tombé à ses côtés lors d'une embuscade dans la jungle ouralomaltèque. Avec le recul, il l'enviait d'être ainsi mort au combat, fauché à la fleur de l'âge dans la pleine force de son espérance. Il ne connaîtrait jamais, lui, le goût âcre de la défaite et de l'humiliation, l'amertume des renoncements et le dégoût de soi. Jamais Ernesto ne deviendrait ce bureaucrate appliqué, ce fonctionnaire servile aux cheveux gris et au visage las affecté aux actions de contrôle et de répression idéologiques sur des concitoyens affamés. Pourquoi les Ploutocrates n’étaient-ils pas allés au bout de leur besogne ? se demandait souvent Balthazar. Pourquoi épargner la Boulkanie, cet ultime refuge des éclopés de la Révolution universelle, pauvres guerriers châtrés par l'Histoire croupissant désormais dans la peur et le mensonge ?

Balthazar se sentait seul, seul et perdu comme son petit Etat sur la carte du Nouvel Ordre Mondial. Il allait avoir soixante ans. Cette pensée l'occupait depuis le matin, elle l'obsédait même, comme si l'approche de cet événement réveillait en lui des pans entiers de sa mémoire. Rien dans la cérémonie qui l'attendait ne devait pourtant différer des anniversaires passés. Comme chaque année depuis trente ans, Balthazar ouvrirait la porte de sa maison et serait accueilli par dix ou douze personnes chantant l'hymne du parti avec un faux entrain. Il y aurait là la fidèle Rosa Mendez-Oulianova, sa compagne, ses vieux camarades et rescapés des grands procès politiques Georg, Karl, Vaslav et Diego accompagnés de leurs épouses ; il y aurait encore Enrique Ulbricht et Walter Souslov, ses supérieurs hiérarchiques au Secrétariat, Erich Tang le représentant du Comité Central, et enfin les deux agents réglementaires du NKV, le service des renseignements familiaux. Erich Tang ferait un long discours où il rendrait hommage au secrétaire général et président à vie Kim Ozov, puis il féliciterait le camarade Mendez-Oulianov pour la qualité de ses rapports et son indéfectible fidélité aux idéaux du parti. Ensuite Rosa rapporterait de la cuisine un gâteau de riz au miel avec soixante bougies rouges en forme d'étoiles et Balthazar les soufflerait sous les battements de mains cadencés de la petite assemblée.

L'obscurité était presque totale dans le centre ville de Drisdna. L'état de l'économie ne permettait même plus comme par le passé d'éclairer les bâtiments officiels. En proie à une agitation inhabituelle, Balthazar évita la grande place des Héros de la Révolution. Comme chaque Boulkanien, il les connaissait par cœur tous ces noms aux consonances glorieuses : « Musée de la résistance aux forces ploutocratiques », « Institut scientifique des réalisations ouvrières », « Grand palais du bonheur prolétarien »... Mais mieux encore que ses concitoyens, il savait combien de mensonges et de crimes se cachaient derrière ces mots, lui, l'humaniste, l’idéaliste fervent devenu en quelques années un parfait rouage de cette machine à broyer les hommes et les consciences.

D’ordinaire il parvenait à étouffer en lui le désespoir et le remords qui le rongeaient, mais ce soir-là, ça lui était impossible.

Combien de bilans n'avait-il pas fourni aux autorités, qui condamnaient sans appel des milliers d'innocents aux camps de redressement psychique ? Combien de Boulkaniens s’étaient vu séparés de leur famille, déportés ou exécutés sous les motifs les plus fallacieux : espionnage au profit d'une puissance ploutocratique, scepticisme contre-révolutionnaire, tiédeur louangeuse à l'égard du guide suprême... Et Balthazar avait été le complice de ces atrocités. Sur ordre direct de Kim Ozov, il s'était même prêté, quelques années plus tôt, à une odieuse campagne de dénigrement contre son ami d'enfance, Emiliano, Emiliano Dimitrievitch Rosenthal que le parti soupçonnait de ploutophilie larvée. Il se revoyait à la barre du tribunal, le cœur en lambeaux, brandissant devant le procureur les rapports falsifiés qui devaient conduire son camarade à l'échafaud.

"Tu agis dans l'intérêt du peuple et du parti, lui assuraient ses supérieurs, tous ces accusés sont des traîtres et nous devons les éliminer". Pas une fois Balthazar ne s'était insurgé, pas une fois il n'avait refusé son concours à un dossier d'accusation truqué, à une dénonciation calomnieuse ; au début par une foi naïve dans l'infaillibilité du parti, ensuite parce que sa conscience, quand elle en eut la révélation, se sentit comme paralysée par tous les crimes déjà commis.

Et puis, il y avait eu Rosa. Rosa la panthère rouge, Rosa l'inconsolable fiancée d'Ernesto. Pour se faire aimer d'elle et se montrer digne à ses yeux du héros disparu, il n'avait pas hésité alors à rejoindre le camp des maximalistes, partisans d'une épuration radicale de la société boulkanienne. Il aurait donné sa vie à l'époque pour garder les faveurs de Rosa, la pasionaria au corps de liane.

Balthazar parvint aux abords de la Voldova, le large fleuve qui encerclait la ville de son anneau de glace. La rage au cœur, il fixa un moment la gigantesque statue de Kim Ozov coiffée de son étoile lumineuse. La masse sombre de Drisdna semblait ramper aux pieds du dictateur sénile, comme offerte à sa fureur paranoïaque. Balthazar traversa le pont et arriva devant chez lui. Trois berlines noires stationnaient le long du trottoir. Au lieu de se rendre à la porte d’entrée, Balthazar se cacha derrière la fenêtre du salon. De là, il vit que tous étaient arrivés : Georg, Karl, Vaslav, Carlos, Ulbricht, Tang et les autres, tous étaient là qui se dévisageaient sans sympathie en attendant la venue du camarade Mendez-Oulianov. A travers la vitre, il trouva qu’ils ressemblaient à des pantins, à de dérisoires et minuscules pantins, et Rosa elle-même, qui répondait docilement aux deux agents du NKV, lui parut vieillie et lointaine.

« Je n'aurai jamais soixante ans ! », se dit Balthazar. « Je n'aurai jamais soixante ans !", répéta-t-il en défiant le portrait de Kim Ozov au-dessus du poêle à charbon. Puis il retourna en direction du pont. Dans les rues de la capitale boulkanienne, le blizzard ne soufflait plus et l'air semblait presque tiède. Échappant à la vigilance des miliciens, Balthazar enjamba le parapet et lança son corps dans le vide.

Le choc fut brutal, mais la glace ne se brisa pas. Le fonctionnaire zélé du Secrétariat à l'Action Idéologique agonisa toute la nuit et ne mourut qu'aux premières lueurs de l'aube. Les ouvriers qui découvrirent son cadavre notèrent avec une sombre ironie que le sang du désespéré dessinait une grande étoile rouge.

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