le djinn oublié

1

Aussi perfide qu'une ennemie invisible, une rafale piquante de vent et de chaleur s'abattit sur les dunes brûlantes du désert où serpentaient des lignes ophidiennes, traces de tempêtes successives et récentes. çà et là, quelques touffes carbonisées de plantes essayaient de jouer leur vie avec les éléments.

Sonja s'écroula alors, sans énergie, sans force, abattue par la longue marche, comme si la mort l'avait pointée du doigt et appuyait sur sa frêle silhouette pour la faire tomber, en faire sa prochaine victime, petite chose dans le silence absolu. Les larmes qui coulèrent un instant de ses grands yeux pers s'évaporèrent aussi rapidement qu'elles étaient apparues ne laissant qu'une trainée humide sur ses joues livides couvertes de sable.

Marchant à quatre pattes puis rampant, son corps fut secoué par des sanglots silencieux.

La fin. Elle était proche. Elle le sentait, le savait, et plus rien ni personne ne semblait pouvoir la sauver dans cet univers hostile interdit aux hommes.

Elle jeta un regard discret derrière elle. Terrassé dans le sable, moribond, l'Afridi qui lui avait permis d'être là aujourd'hui ne bougeait plus. Son visage crevassé par la chaleur torride du désert intraitable semblait dormir, enfoui. Sa force de colosse et son endurance ne l'avaient pas sauvé de l'anéantissement. Dans une insolence extrême, il tenait encore à la main son kirpan, bien inutile, mais qui avait, jusque dans la mort, pu lui faire croire que la grande faucheuse pouvait être combattue d'égal à égal. Ses articulations crispées sur le manche étaient blanchies et dénotaient de la férocité avec laquelle il avait tenu son arme.

Sonja jeta un œil implorant vers le ciel blanc et laiteux. Elle savait que l'après-midi touchait à sa fin. Elle se surprit à penser, à espérer. Si elle tenait encore jusqu'aux grandes ombres que formeraient les dunes de sable sous le soleil couchant, elle avait peut-être encore une chance de s'en sortir.

La jeune femme, Circacienne d'à peine 20 ans, était à l'ordinaire superbe, voire sublime. De grands cheveux tombant jusqu'à sa taille couleur aile de corbeau encadraient son visage. Elle les tenait maintenus par un kangha de Numidie et le tout était caché sous un chèche de soie blanche qui faisait ressortir son teint bronzé, mais encore assez clair, et surtout ses grands yeux verts aux reflets bleutés, héritage d'un père slave qu'elle avait adoré. Elle devait mesurer presque 1m60, très belle taille pour une femme de cette époque. Sa silhouette gracieuse et sa démarche souple de panthère laissaient deviner en elle une pratique assidue de la danse.

Ses lèvres charnues n'avaient pas besoin de maquillage ; leur couleur naturelle très prononcée était suffisamment soutenue. Ses pommettes étaient saillantes et sa mâchoire, volontaire. Dans d'autres conditions, d'autres lieux, son port eut été celui d'une reine et bien des princes n'auraient pas rougi de se tenir à ses côtés.

Pourtant, Sonja n'était pas une princesse, pas plus qu'elle n'était une reine... Certes, non ! Elle n'était rien de tout cela.

Elle baissa les yeux et d'un geste saccadé, maladroit, décrocha la gourde en peau de chèvre accrochée à sa ceinture de cuir sur laquelle étaient incrustées des pièces de bronze à l'effigie de divinités qui n'étaient pas les siennes. Elle porta le goulot avidement à sa bouche. Elle but, mais lentement. L'eau brûlante rafraîchit à peine sa langue boursoufflée et sa gorge sèche.

Elle inspira un instant. Dans un acte surhumain, elle se releva, titubant un instant : des milliers d'étoiles éclatèrent dans sa tête, l'étourdissant. Elle flageola un instant, se reprit. Assurant sa stabilité, elle fit quelques pas en arrière, vers la silhouette ensablée, vers Mahmoud. Sa grande cape blanche la protègerait du soleil et de ses rayons cruels. Peut-être aussi, si les dieux voulaient la protéger jusque là, de la nuit glaciale du désert. Il lui sembla mettre une éternité pour la saisir. Chaque mouvement lui était une torture. Bientôt, recouverte de cette étoffe et protégée sommairement, la jeune Caucasienne attendit patiemment que la nuit vienne rompre le cycle infernal de la fournaise. Elle ferma les yeux mais savait que dormir lui était interdit. Elle ne se relèverait pas.

2

Sonja était une esclave, destinée à devenir une odalisque dans un harem situé aux frontières de la Turquie. Pour l'heure, elle s'était échappée.

Elle était née dans un petit village de yourtes du Caucase occidental et avait grandi entre les soins attentifs de sa mère et les conseils militaires de son père. Elle l'adorait. Avec lui, elle se rappelait des promenades dans les sombres forêts antédiluviennes où quelques glaciers venaient lécher les lisières et geler les racines des pins qui tentaient de pousser dans cette froidure originelle. Avec lui, elle avait appris le tir à l'arc, mais surtout, à monter les kabardins, ces chevaux rustiques à la robe noire qui furent peut-être une des premières races d'équidés à avoir été montée par l'homme. Comme tous les Tcherkesses, Sonja pouvait en remontrer à bien des cavaliers tant la jeune Caucasienne était passée maître dans les arcanes de l'équitation.

Sa jeunesse fut heureuse malgré la rudesse du climat et la sauvagerie environnante qui les menaçaient, elle et son clan. Bien des fois, ce dernier risqua d'être anéanti par de furieuses razzias de Huns, d'Avars ou de Russes. Mais l'endurance primitive de sa race lui avait fait surmonter guerres, malheurs et épidémies.

C'est dans ce contexte que Sonja grandit. Elle eut même la chance d'apprendre à lire et à écrire avec sa mère. A quinze ans, elle était superbe. Bien des hommes des clans avoisinants lorgnaient sur cette beauté farouche, sûre d'elle, hautaine et sacrément rebelle, à la grande fierté de son père.

Contrairement aux traditions locales, il n'envisageait nullement de la contraindre à un mariage de convenance ou d'intérêt. Hélas, le destin en décida autrement.

Alors qu'elle approchait de ses vingt ans, le village fut un jour attaqué par une horde de Petchenègues qui dévastèrent toutes les habitations et les écuries. Les hommes, surpris dans leur sommeil, n'eurent pas la chance de pouvoir résister et tombèrent les uns après les autres. Certains n'avaient même pas         pu prendre leur couteau, arc ou toute autre arme qui leur aurait permis de résister. Sonja, apeurée et cachée dans l'encoignure d'un mur d'étable vit que son père, lui, avait saisi son arme, un cimeterre certainement d'origine perse qu'il avait échangé sur un marché. La force de cet homme était peu commune et il faucha la vie de quelques uns de ses ennemis. Par malheur, ils étaient trop nombreux et une flèche l'atteignit lâchement dans le dos. Il s'écroula en hurlant des insultes et des cris de vengeance. Il se retourna en tombant et la jeune fille vit dans ce qu'elle prit pour un dernier regard noyé dans la rage et le désespoir comme une phrase silencieuse :

            - Pardonne-moi, ma chérie. Je n'ai pas été à la hauteur. Je n'ai pas su vous protéger toi et ta mère.

Il s'écroula sur le sol neigeux et une tache pourpre souilla la blancheur des flocons qui s'agglutinaient autour de sa forte carcasse. Bientôt, il ne bougea plus et les guerriers autour de lui s'en éloignèrent. Seuls demeurèrent ceux tombés sous les redoutables coups de son père.

Sonja n'eut pas le temps de fuir. Un cavalier la saisit par la taille et vint la poser brutalement au milieu d'un groupe de femmes et d'enfants.

Les quelques survivants mâles furent exécutés sur place, les vieillards aussi. Les femmes, les plus jeunes et les plus jolies furent enchainées et poussées brutalement vers la forêt, de là où avait surgi cette horde barbare. Un des assaillants mit le feu aux cabanes en bois et aux tentes. Bientôt, le village ne fut plus qu'une fournaise surmontée de nuages noirs de mort et de scories qui papillonnaient dans un combat désespéré contre des flocons qui tombaient de plus en plus dru. Le brouillard s'était levé, épais et floutait le paysage le rendant opaque, irréel.

Quelques femmes prisonnières reconnurent ces guerriers comme étant des Avars, ou du moins une peuplade proche d'eux : leur lourd accent pâteux et leur tenue, ainsi que certaines de leurs armes en attestaient.

Les prisonnières furent conduites de villages en villages, en direction de la frontière turque. Combien de temps dura ce voyage ? Sonja n'en avait pas la moindre idée. Longtemps en tout cas. Elle l'estima plus ou moins à deux mois. A plusieurs reprises, le groupe se sépara et la cohorte diminua au fil des jours. C'est ainsi qu'elle perdit de vue sa mère, paniquée par cette séparation. Elle se révolta comme un fauve contre ces tortionnaires. Ils la molestèrent brutalement pour lui faire comprendre qu'une tentative renouvelée la mènerait à une exécution sommaire.

Sonja souffrit d'avantage de cette séparation que de la faim et du froid. Ses ravisseurs faisaient marcher plusieurs heures par jour la poignée de femmes et jeunes filles de son groupe dans la neige ou sur les roches aiguisées comme des lames, pieds nus ou avec ce qu'il leur restait de chaussures peu adaptées à ce genre de relief.

Parfois, elles voyageaient à dos de mulet, de chameaux et même de petits chevaux certainement d'origine mongole. Leurs courtes pattes, leur crinière drue et leur couleur fauve ou isabelle ne laissait pas de doute quant à leur origine.

Ballotée ainsi, elle dut aussi affronter les humiliations obscènes, les injures, parfois même les gifles. Mais rien de plus, étrangement. La jeune Circassienne aux yeux verts comprit plus tard pourquoi.

Leur grande beauté, à elle et ses sœurs de calvaire, était leur force, leur avantage. Elles étaient destinées non pas à un esclavage servile mais plutôt à une vie de harem...

En effet la Turquie comme l'Egypte, la Jordanie, la Palestine, la Perse et d'autres pays avoisinants possédaient un nombre incalculables de petits états gouvernés par des émirs. La Turquie et l'Arabie en possédaient une multitude. Ces chefs avaient juré allégeance au grand califat abbasside mais n'en demeuraient pas moins relativement autonomes pour organiser à leur convenance leur territoire. Ainsi, chacun possédait ses propres lois, impôts, règles commerciales et bien sûr son sérail, symbole politique prouvant la notoriété, le prestige et l'influence de ses propriétaires.

3

Au fil des semaines, le climat changea. La neige disparut, la pluie vint, d'abord abondante, puis rare. Le ciel se dégagea progressivement pour devenir d'un bleu profond. Les manteaux furent bientôt inutiles. Mais la chaleur, au début agréable, finit par gêner Sonja inhabitée à cette température. Les arrêts se faisaient plus fréquents et l'on marchait d'avantage la matinée et le soir, mettant à profit l'après-midi pour les pauses.

Dans un petit village plombé par le soleil, aux maisons blanchies à la chaux et aux nombreuses norias où s'agglutinaient des femmes voilées, le groupe s'arrêta un matin. Chacune dut descendre de sa monture et elles furent séparées pour rejoindre différentes habitations. Sonja remonta quelques ruelles tortueuses et crasseuses où des souks se faisaient face. Milles bruits l'étourdirent et lui fit perdre presque connaissance. Partout des couleurs chatoyantes, des odeurs variées de fruits, huiles ou épices l'enivrèrent. Elle ne sût si elle en était grisée ou dégoutée. Mais surtout elle ressentit l'hostilité des regards qui la lorgnaient soit avec dédain, soit avec concupiscence.

Bientôt, devant une porte en bois de cèdre rongée par le sable et dont la peinture s'écaillait en larges croûtes de par la sécheresse du climat, on la fit stopper. De l'extérieur, la maison qui se cachait derrière cette porte semblait austère. Pourtant sitôt passée, un jardin, presque une palmeraie, occupait toute la cour et protégeait du regard la bâtisse mauresque aux colonnes sculptées. Elle s'élevait sur deux étages, recouverte de terrasses crénelées d'où pendaient des grappes colorées de bougainvilliers.

Une fraîcheur agréable surprenait le visiteur qui y entrait et Sonja respira mieux soudainement.

Des couloirs partaient dans toutes les directions et la mosaïque de carreaux noirs, blancs et bleus pastel recouvraient le sol et une partie de certains murs. Des fontaines murales laissaient couler une eau fraîche dans un bruit agréable. De somptueuses lampes en bronze décorées pendaient du plafond. On la fit monter par un étroit escalier en colimaçon jusqu'à une rangée de portes. On ouvrit l'une d'entre elles dans un bruit de gonds rouillés. La lumière du ciel qui passait par l'encadrement fit une percée dans le sombre couloir, tache lumineuse dans l'obscurité.

On installa Sonja dans une chambre confortable. La jeune femme fut émerveillée de ce luxe auquel elle n'était pas accoutumée. Des coussins de soie partout, entouraient une couche faite de velours moiré de chine, de zibelines et d'astrakan. Des voiles transparents encadraient les fenêtres qui portaient des barreaux, ainsi que des tentures pourpres rehaussées de motifs floraux jaunes et bleus. Des tables couvertes de fruits aux carafes remplies de vin et d'eau, tout lui semblait étranger, exotique. Sur des meubles d'acajous avaient été posés des candélabres d'argent dans lesquels étaient fixées des bougies peintes en rouge.

On ferma la porte derrière elle. Sonja entendit une clef qui tournait dans la gâche de la serrure ainsi que le bruit du pêne qui s'actionnait. Elle était enfermée. Qu'importe ! Elle se rua sur les fruits et la boisson ! Elle croqua à pleines dents une pastèque et une tranche de poire de cactus qu'elle trouva savoureuses et rafraîchissantes. Restaurée, elle observa par la fenêtre. Quelques hommes armés patrouillaient aux pieds des hauts murs de la demeure dont sa fenêtre donnait plein nord.

Dans sa chambre se trouvait un bassin rempli d'eau et autour duquel étaient posés quelques huiles, parfums et sels. Sonja ôta ses loques qui tombèrent négligemment sur le sol dans un glissement, non sans jeter un œil inquiet autour d'elle. Nue, elle plongea dans la fraîcheur de l'eau. Elle reposa son corps endolori par ces semaines de captivité. Elle somnola mais fut réveillée par quelques bruits au rez-de-chaussée : des serviteurs et esclaves s'affairaient à des taches ménagères, peut-être le repas ? Elle frotta ses ecchymoses avec des crèmes qu'elle huma. Un baume du tigre à la texture onctueuse et des onguents à base de racines et de fleurs où le jasmin l'emportait sur toutes les autres fragrances. Dans la soirée, deux femmes vinrent la coiffer. Ses cheveux lavés et parfumés furent maintenus dans une tresse de fil d'or qui dégageait sa nuque et son front à la mode byzantine. Seule après que les deux esclaves se furent éclipsées discrètement, elle observa plus attentivement le jardin où poussaient insolemment un dédale de rosiers. Décidemment, non, aucun moyen de s'échapper. Derrière les hauts murs, elle vit un patio à ciel ouvert, encadré lui-aussi, des mêmes arbres fruitiers qu'elle voyait dans la maison où elle était captive.

            - Prisonnière... se dit-elle en serrant les dents. Certes, oui, mais je ne le resterai pas longtemps. Si je ne peux m'échapper pour le moment, jouissons au-moins de ce qui m'entoure et reprenons des forces pour le jour où je décamperai.

Cette idée évoquée tout haut la rassura. Elle sourit même. Bientôt la porte s'ouvrit et une femme voilée et de noir vêtue posa quelques vêtements sur sa couche. Ils n'étaient pas saillants mais au-moins étaient-ils propres. Elle enfila des babouches et on la fit sortir. La femme lui adressa quelques paroles:

            - Tu es libre de te promener dans la maison. Promène-toi dans le patio intérieur, va dans les jardins extérieurs. Va lire dans la bibliothèque si tu le désires. Mais ne va pas au-delà. Tu en répondrais sur ta vie si tu tentais de t'enfuir... On ne s'échappe pas de la demeure de Salim !

Elle avait prononcé ces mots dans sa langue et bien que son accent soit calamiteux, une sourde menace pointait. Sonja le comprit tout à fait. Elle se tut un instant puis demanda:

            - Qu'allez-vous faire de moi ? Que vais-je devenir, interrogea Sonja, anxieuse.

La femme en noir sembla surprise par cette question. Derrière son voile, ses yeux étaient beaux, mais reflétaient l'amertume de toute une vie de servile obéissance. Elle lui répondit sans même la regarder.

            - Tu rejoins le harem du cheikh Salim Bel Effir. Mais avant il faut que tu reprennes des forces et des formes. Le cheikh n'aime pas les femmes maigres. Mais il t'aimera, c'est certain. Tu as les yeux verts et l'on ne trouve pas de femmes avec des yeux comme les tiens. Tu es très belle, tu conviendras.

Sonja s'empourpra, de gêne et de rage. Elle eut envie de sauter sur la vieille femme au maintien raide et à la démarche calculée. De l'étriper, de la frapper jusqu'à ce que cette dernière ressemble à une poupée de chiffon désarticulée mais se ressaisit, réalisant que ce n'était ni le lieu ni le moment. Une soumission pleine de mépris était la meilleure attitude à adopter en attendant le moment propice. Néanmoins, elle se surprit par la violence de sa réaction certainement due aux traumatismes endurés depuis des semaines.

Sonja, bien qu'encore jeune, était intelligente et réfléchie. Elle décida de tout noter, tout observer. Elle constata une surveillance accrue disposée autour de la grande maison. Même la nuit. Elle avait repéré les éclats de lumière sur des casques réfléchissants la lueur des torches. La journée, bien qu'on la laissât tranquille, elle se sentait scrutée, observée à la dérobade.

Elle décida donc, bien qu'il lui en coutât de se savoir espionnée, de profiter des lieux qui, somme toute, et malgré sa captivité, s'avéraient bien agréables. Elle s'émerveilla de la bibliothèque dans laquelle elle passa le plus clair de son temps libre. Des centaines de rouleaux et parchemins occupaient des casiers. Des papyrus roulés, des tablettes d'argiles, quelques livres aussi, en différentes langues et dialectes qu'elle ne comprenait pas évidement. Mais elle se plut à détailler les nombreuses illustrations d'un ouvrage de géographie reliant quelques dizaines de cartes qui semblaient avoir été peintes à la main. Parmi celles-ci elle en reconnut une du relief de son pays. Les montagnes et la mer lui semblaient familières. Un autre ouvrage énumérait un certain nombre de plantes et de fleurs. Elle y déchiffra quelques mots par recoupement grâce à des végétaux qu'elle connaissait et réussit, triomphante, à deviner certains de ces noms. Elle tomba sur des planches en peaux destinés à l'apprentissage des armes, nota que les arcs utilisés dans cette région différaient en bien des points de ceux de son pays et chercha à comprendre ces différences sur un plan purement guerrier. Elle découvrit aussi un ouvrage d'érotisme qui la fit rougir tant les illustrations étaient détaillées et outrancières. Jamais elle n'avait rien vu avant cela, et bien que la gêne se soit emparée d'elle, elle revient à plusieurs reprises pour l'étudier. Certaines images la firent sourire, d'autres l'intriguèrent.

La nuit, elle rêvait de vengeance tant elle avait souffert de l'anéantissement de son village. Elle sanglotait en y repensant, en revoyant les scènes de carnage et d'horreur... Seuls les vents tièdes du désert et les cris des coyotes parvenaient à la faire somnoler. Le jour, elle adoptait une attitude hautaine bien que soumise pour ne rien laisser voir de son désarroi et de sa tristesse. Elle jouait le jeu dans lequel on l'avait confinée en attendant l'opportunité de pouvoir échapper à sa condition humiliante. Sonja ne se posait même pas la question de savoir ce qu'il adviendrait d'elle dans ce pays inconnu, seule et sans ressource où la vie d'une femme, surtout d'une étrangère, ne valait pas grand chose au regard des hommes. Non, plutôt la mort que tout ce qu'elle allait devoir endurer. Une mort libre et choisie !

Sa vigueur revint au bout de quelques jours de cette mollesse et tranquille paresse. Elle prit des bains, nue, presque impudique. La religion pratiquée dans cette contrée supportait mal cette liberté qu'en tant que femme elle adoptait vis à vis de son corps. Elle venait d'une région plus froide, plus sauvage où les croyances étaient calquées sur un chamanisme ancestral. Les trois grandes religions monothéistes n'étaient pas encore venues bouleverser le rythme de ces peuples aux croyances proches de la nature et des éléments, où la femme était considérée comme l'égale de l'homme bien que quelques rituels patriarcaux viennent parfois modifier la structure de la cellule familiale et, indirectement, du clan.

Elle se régala des nombreux mets qu'on lui apportait.

Qui sait de quoi demain serait fait ? En ces temps de guerres et de rapines entre l'Orient et l'Occident, il n'y avait guère de place pour le raffinement et la sécurité, la beauté et le confort. Seule la force brute, souvent au nom d'un Dieu, gouvernait ce monde en cendres. Dieu qui se moquait d'ailleurs de la pitoyable attitude des hommes, fourmis grouillantes et désordonnées, perdues dans leur bellicisme puéril et destructeur et leur ego surdimensionné.

4

Hélas, ce répit fut de courte durée. Un matin, aux aurores, on la réveilla avec une soudaine brutalité. On la força à se vêtir à la hâte.

Sonja enfila un petit gilet sans manche de soie verte brodée d'argent. Chaque bouton brillant était relié à un autre par un galon tressé en fil doré. Elle enfila un large pantalon de tissu transparent et léger qui laissait deviner ses courbes harmonieuses sans en dévoiler totalement les formes. Des babouches de soie, plutôt destinées à l'apparat que pour la marche, furent chaussées à la hâte. On lui imposa un voile sur le visage, de la même texture que son pantalon diaphane. Une cape de couleur blanche lui fut donnée également. Deux gardes armés et la femme en noir l'encadrèrent jusqu'à l'extérieur. Le petit groupe remonta la ruelle éclairée par la torche qu'un garde tenait devant lui jusqu'à la place centrale. Une caravane composée de plusieurs chameaux, baudets et autres chevaux semblait les attendre. Les chameaux portaient de lourdes balles de tissus ainsi que de grandes jarres. Au centre, une couche tirée par deux chevaux attelés, fermée par de lourdes tentures de cotonnade claire. On y fit monter Sonja qui, avant de s'y engouffrer, dénombra une quinzaine de cavaliers armés et une dizaine de piétons, peut être des marchands. Elle ne vit aucune femme et la jeune circassienne frémit à cette pensée. Un instant plus tard, elle était allongée sur une couche de coussins et couvertures confortables. Malgré l'heure matinale, la chaleur était déjà étouffante. La petite caravane bougea, prenant la direction du désert.

Derrière les montagnes sombres, le rougeoiement du soleil marquait le ciel d'une balafre sanglante. Deux milans hurlèrent en tournoyant et piquèrent. Ils avaient repéré une proie.

Sonja ne parvint pas à dormir. Elle écoutait les différentes voix autour d'elle. Des cris, quelques éclats plus agressifs, un ou deux ricanements. Le tout dans une langue à consonance sémite qu'elle ne comprenait pas. Elle s'imagina naturellement que ces conversations tournaient autour de sa personne, ce qui était loin d'être faux. La jeune fille avait surpris ces hommes rustres par sa beauté toute slave, inhabituelle sous ses latitudes. Les heures passèrent et la fatigue s'empara doucement d'elle. Le cahotement régulier d'abord la berça, puis le vent qui sifflait régulièrement faisant voler les tissus de sa petite ouverture la plongèrent bientôt dans un sommeil léthargique peuplé de rêves. Des forêts sombres apparaissaient dans une brume cotonneuse, des pluies fines ainsi que des plaques de neige à la blancheur virginale. Elle revit son père et le sang qui jaillissait de son dos alors qu'il combattait férocement ses assaillants. Elle rêva à ses côtés de courses échevelées, à cheval, au bas des contreforts de la montagne abrupte, de couleur dorée quand le soleil se couchait sur la vallée et allongeait les ombres jusqu'à les rendre inquiétantes. Elle revit aussi sa mère aux yeux si bleus qui lui esquissait en riant quelques figures de danses tribales. Elle distinguait dans un brouillard diffus la courbe harmonieuse de ses reins et le balancement de ses hanches qui épousaient la musique et qui la fascinaient. Toute la grâce sensuelle dont elle avait hérité.

Des cris la tirèrent du sommeil. Des ordres lui sembla-t-il. Curieuse, elle releva discrètement le rideau qui l'isolait dans une ambiance sombre et jeta un coup d'œil. Le décor avait totalement changé. Elle se trouvait en plein désert. Des dunes couleur du safran entouraient la caravane et les ombres du soir galopaient sur celles-ci en entraînant un long manteau d'obscurité. Des pousses rachitiques apparaissaient un peu partout et des buissons étaient entrainés par des rafales de vent et de sable mélangés. Quelques roches rouges de bauxite tranchaient insolemment dans cet univers insaisissable et fluctuant comme les nuages. Impassibles, elles reflétaient l'éclat du ciel dans une morne immobilité. Une gerboise à la queue démesurée traversa la piste à une allure surprenante et disparut dans un trou. Un homme d'une taille supérieure à la normale invita Sonja à descendre. Son grand turban bleu avait déteint sur son front et ses joues. Ses yeux sombres comme maquillés ressemblaient à ceux d'un rapace. Pourtant, aucune agressivité dans sa voix. Ses gestes étaient fluides, et bien que l'homme semblât dangereux, il ne cherchait pas à l'inquiéter.

Il la rassura même de la voix. Il essaya de lui parler en s'approchant d'elle mais deux marchands qui s'affairaient autour d'eux l'empêchèrent de continuer. Sonja déconcertée, ne sut que penser de l'homme bleu du désert.

La caravane se trouvait au sein d'une oasis de taille moyenne où des figuiers et des palmes ondulaient sous la caresse du vent tiède de la soirée. Ils entouraient une petite retenue d'eau aux couleurs turquoise qui irriguait les terres sur une bonne trentaine de mètres alentour. On sentait la fraîcheur et Sonja eut une soudaine envie d'y faire ses ablutions. Elle dégoulinait de transpiration et se sentait poisseuse malgré la légèreté de ses vêtements. La promiscuité toute masculine l'en dissuada. Elle se contenta donc d'ôter simplement le voile qui lui couvrait le bas du visage pour se rafraîchir et boire quelques gorgées. L'eau était froide, délicieuse et surtout fort bienvenue. La surface du petit étang lui renvoya son image. Elle avait les traits tirés et des cernes sous les yeux. Elle paraissait... au-moins vingt-cinq ans...

Elle ôta sa chèche, dénoua sa tresse et trempa sa chevelure dans l'eau. Sa fraîcheur lui fit un bien fou et elle aima sentir couler des petits ruisseaux dans son cou, ses épaules, sa poitrine et son dos.

Ainsi agenouillée, elle ne s'était pas aperçue du regard salace des caravaniers et des guerriers qui la scrutaient avec envie et concupiscence. Elle le réalisa en se relevant, s'en inquiéta. Leur regard de brute, leur férocité malsaine la terrifièrent mais elle ne le laissa pas paraître. Elle masqua son effroi sous une froide arrogance mêlée d'humilité et regagna sa couche où la chaleur était peut-être insupportable mais la protégeait néanmoins de ces bélitres sans foi ni loi dont la primitive sauvagerie la fit derechef frémir.

Leur halte dura une nuit. Le temps pour les hommes et les animaux de se reposer et s'abreuver. De faire aussi de nouvelles provisions d'eau, de dattes et de citrons mûrs.

Ils repartirent le lendemain, tôt, profitant au maximum d'une douceur toute relative de la température. Sonja n'en pouvait plus de ce climat. Elle regretta son pays où la pluie tombait régulièrement, où les orages bousculaient les cieux et où la neige faisait des tapis blancs qui duraient plusieurs mois.

Leur périple dura presque deux semaines. Deux semaines qui semblèrent une éternité à la jeune fille confinée qui ne sortait que très peu de peur de subir quelques violences ou insultes.

Deux fois pourtant sa frayeur fut grande. Une nuit, les hommes s'étaient réunis près d'un feu et buvait du lait fermenté et une sorte de kéfir très alcoolisé. Au fil des heures, leurs chants entraînants se firent plus pâteux, obscènes et entrecoupés de rots d'exclamations et de rires gras. La jeune caucasienne n'en menait pas large. La terreur la submergea lorsque le rideau de sa couche fut tiré violement dans un rire sonore. Un visage apparut, lugubre, hirsute, l'œil torve et le nez aquilin. Une main sale aux ongles longs la chercha à tâtons. La situation scabreuse fut heureusement interrompue par une main ferme posée sur l'épaule du guerrier totalement ivre qui avait jeté son dévolu sur elle et s'en approchait bien près... Bien trop près ! Un autre visage apparut, et l'ombre du turban qui lui dessinait un masque d'obscurité apparut dans l'encadrement de la fenêtre. Un échange de cris, de mots violents, puis un coup porté et le silence. L'enturbanné referma le rideau et Sonja l'entendit donner des coups de pieds à sa victime qui gémissait de douleur et de contrition. Elle avait reconnu le guerrier au turban bleu, l'Afridi à l'allure redoutable. Il portait une cape blanche et un cimeterre à la ceinture, un morceau d'étoffe enroulé autour de la taille, ainsi que des bottes de cuir retourné. Pourquoi était-il venu en aide à Sonja ? Elle ne le comprit pas mais remercia ses dieux. Quelqu'un semblait vouloir veiller sur elle. Peut-être avait-on payé cet homme pour qu'il ne lui arrive rien avant le harem, son ultime destination. Qu'importe, elle était sauve et finalement c'était tout ce qui comptait !

La seconde frayeur de la jeune femme survint lorsqu'un groupe de brigands braillards descendu de la montagne lança un raid contre la caravane. Les cavaliers crasseux vêtus de loques, le visage caché par de larges turbans aux couleurs douteuses envoyèrent d'abord une volée de flèches, plus destinées à effrayer les caravaniers qu'à les blesser. Puis ils passèrent à l'assaut dans un tumulte totalement désorganisé. Sonja qui les observait avait deviné leur tactique, celle des cavaliers des steppes. Les soldats et commerçants qui encadraient la caravane firent face courageusement et les assaillants semblèrent hésiter. Cette hésitation galvanisa les marchands qui se ruèrent alors sur ces loqueteux, toutes lances et épées brandies en avant. Les voleurs refluèrent alors dans la confusion la plus totale mais Sonja avait repéré la dune un peu plus haute vers laquelle les fuyards se dirigeaient, leurs poursuivants aux basques. De cet obstacle surgit soudain une nouvelle horde de guerriers nettement mieux organisée qui chargea dans un ordre parfait. Ils croisèrent leurs frères fuyards qui firent alors demi-tour pour se joindre à eux dans leur assaut. Le choc fut violent. Des coups de sabres surprirent les soldats et quelques uns n'eurent même pas le temps de réagir qu'ils tombèrent de leur monture, une blessure mortelle sur le corps. Un marchand obèse avait délaissé son couteau et courait en hurlant vers la caravane.

            - Les idiots, pensa Sonja, ils n'avaient donc pas vu cette tactique et s'étaient rués dans le piège comme des enfants attirés par des billes ou un fruit trop savoureux.

Elle entendait le bruit des armes qui s'entrechoquaient dans des sons métalliques. Des lances cherchaient le torse de leurs ennemis. Un cheval au cavalier désarçonné tomba dans une gerbe de sable doré.

Dans un désordre indescriptible, les soldats refluèrent vers la caravane. Des archers étaient restés en arrière et avaient pris le temps d'ajuster leur tir. La première volée fut décisive, un peu trop d'ailleurs. Le marchand obèse fut fauché dans sa course par l'une d'elles.

Trois pillards versèrent de leurs chevaux. L'un fut traîné, encore accroché à son étrier. Les brigands hésitèrent, réalisant que la troupe marchande étaient mieux armée et protégée qu'elle ne le laissait supposer.

Une deuxième volée de flèches plus meurtrière que la précédente les cueillit à nouveau, les dissuadant tout à fait. Leur attaque était vouée à l'échec ! Ils refluèrent en silence, emmenant leurs cadavres et récupérant les montures dispersées dans les dunes.

Sonja respira, mais se demanda quand même pour quelle raison ces loups du désert avaient tenté cette attaque démente envers une caravane qui ne transportait que ballots de laine et jarres. Jarres de quoi d'ailleurs ? D'huile, de vin ? Elle n'en n'avait pas la moindre idée et n'en avait cure. Seule sa condition de captive importait en ce moment.

Elle réalisa qu'une opportunité se faisait jour. Personne ne semblait s'occuper d'elle tant l'attention se portait sur les pillards. Quelques cavaliers à dos de chameaux poursuivaient les retardataires qui n'avaient plus de chevaux. Elle descendit prestement de sa couche. L'Afridi qui l'avait protégée de son agresseur la nuit précédente la vit, se dirigea vers elle en quelques enjambées mais ne prévint personne. Il posa son index sur ses lèvres, intimant le silence à la jeune femme. Il jeta un regard à droite puis à gauche et avec la certitude que personne ne faisait attention à lui, enfonça sa main dans un ballot posé sur un mulet et en tira un petit sac et deux gourdes en peau de chèvre. Sonja ne savait que faire. Elle ne put que regarder sans comprendre. Ensuite, tout alla très vite. Le grand guerrier lui prit fermement le bras et l'entraîna derrière lui vers deux montures à l'avant de la caravane. Elle volait presque dans la course qu'ils menaient. Il les détacha du convoi avec célérité et ils s'empressèrent de sauter sur les croupes non sellée. Les montures se cabrèrent. Ils partirent comme des flèches, soulevant un tourbillon de sable derrière eux. Sonja se retourna et vit que personne n'avait repéré leur fuite. Le fait de monter à cru n'était pas réellement un handicap pour elle. Elle était fille et petite fille de cavalier, d'une horde où le cheval faisait partie des traditions. Son apprentissage était également passé par la phase de monter des chevaux à même leur dos, sans rêne ni étrier, se cramponnant à leur crinière et compressant leur flanc de ses jambes. L'Afridi l'observa un instant, puis d'un regard appréciateur lui indiqua du doigt la direction à prendre. Ils avaient donc le temps de prendre un peu d'avance sur les caravaniers qui ne les poursuivraient certainement pas. Envoyer des hommes à leur poursuite diminuerait le nombre de protecteurs des marchandises que semblaient convoiter les brigands. Peut-être reviendraient-ils d'ailleurs mieux armés, avec d'autres troupes plus fraîches.

C'est ainsi qu'ils chevauchèrent plusieurs heures avant de poser le pied à terre près d'une petite mare à la couleur trouble qui leur permettrait de se reposer un peu, et surtout de faire boire leurs montures extenuées. Les demi-sang qu'ils montaient étaient des bêtes superbes mais pas fait pour l'endurance et une halte s'imposait.

À peine avait-elle posé le pied à terre que Sonja se dirigea vers la grande silhouette masculine.

            - Pourquoi ? Se contenta-telle de questionner. Elle souffla sur une des mèches de cheveux qui lui barraient le visage.

            - Je te connais, lui répondit l'Afridi. Tu ne te souviens pas de moi, mais je te connais. Ton père m'a sauvé la vie lorsqu'il était encore un jeune guerrier et qu'il guerroyait pour des seigneurs arabes près de la Turquie.

Sonja fut surprise de cette révélation. Jamais elle n'avait supposé que son père fut un jour parti de son village. Il est vrai qu'il ne parlait guère de sa jeunesse et sa vie ne semblait avoir commencée que le jour où il avait rencontré sa mère.

            - Elle m'a sauvé, disait-il souvent en souriant et en enlaçant la taille de sa femme de ses bras vigoureux.

Sonja jeta un regard par en-dessous et observa un instant le guerrier. Il s'affairait à débrider sa monture et à remplir ses outres d'eau. Il se releva ensuite et s'adressa à elle.

            - Repose-toi. Nous avons un long chemin à parcourir encore.

            - Où allons-nous ?

            - Nous rejoignons Heraclée. De là, nous prendrons un bateau de pêcheurs. Nous ferons du cabotage et rejoindrons ainsi le nord de l'Anatolie. A ce moment, tu seras au dehors du cercle d'influence des Turcs et il te sera facile de regagner ton village.

            - Mon village n'existe plus, répondit Sonja dans un sanglot retenu. Les Avars ont tout brûlé et massacré les habitants. Mon père, ma mère, eux mêmes...

Sonja n'eut pas le temps de terminer sa phrase. L'Afridi l'interrompit brusquement.

            - Ton père est vivant et je sais où est enfermée ta mère. Je ne peux rien faire pour elle, mais je sais que ton père saura prendre les bonnes décisions et mener une troupe de guerriers pour la délivrer. Elle est restée aux frontières et sert d'esclave à un riche commerçant.

Sonja ne savait plus que penser. Elle avait vu tomber son père... Il ne pouvait s'agir que de mensonges de la part de son interlocuteur. Que cherchait-il à faire ? Pourquoi l'avait-il sauvée, elle ? Était-ce simplement pour payer une dette d'honneur engagée envers son père ? Elle secoua la tête et essuya des larmes qui coulaient.

 Il continua sur un ton surexcité.                - Sèche tes larmes et repose-toi. Dans quelques heures nous repartirons. Nous allons croiser la route des loups gris et de leur chef, le géant aux yeux bleus, et je ne veux pas les rencontrer. La jeune femme arqua les sourcils, surprise, alors qu'il terminait sa phrase dans un chuchotement. Elle avait noté le ton mi-craintif, mi-admiratif qu'il avait adopté pour parler de ce géant. Elle voulut en savoir plus et demanda :                - Le géant aux yeux bleus ? Qui est-il ? Un djinn, un homme ? D'un geste de la main qui ressemblait à celui qu'il aurait fait pour chasser une mouche, il la regarda dans les yeux et murmura.                - Oh, il est plus qu'un Djinn. Il est un Efrit, un Sylphe, un Maritin ou peut-être tous à la fois. Il n'est peut-être aussi qu'une légende. Pourtant, les personnes qui l'ont croisé en parlent dans des termes craintifs et leurs descriptions sont toutes très différentes les unes des autres.                - D'où vient-il ? Questionna la jeune femme de plus en plus intriguée.                - On le dit sorti des enfers ou d'un autre monde. Il commande une armée de plus en plus nombreuse et pille sans vergogne les riches cités et les caravanes faiblement armées qui croisent les pistes commerciales peu fréquentées. Il mangea quelques figues, en offrit plusieurs à la jeune femme avant de continuer.                - Mais ce n'est pas lui qui vient d'attaquer notre caravane. Il mâchouilla un fruit avant de continuer. Si tel était le cas, nous serions tous morts. Il n'attaque que lorsqu'il est sûr de la victoire. Aussi prenons garde de voyager le plus discrètement possible. Évitons Konya dont il écume les alentours ces derniers temps, mais surtout Karapinar... Mais là pour d'autres raisons. C'est là que tu devais rejoindre le sérail de... Elle ne lui laissa pas terminer sa phrase.                - Personne n'a songé à envoyer des troupes pour le déloger de son camp de brigands ? On doit bien savoir où il se cache, non ?                - Parfois dans la montagne, d'autres fois sous des tentes dans le désert près des montagnes. On a même trouvé des trous creusés dans les dunes et bâchés, eux-mêmes recouverts de sable. Il est rusé et ne reste jamais longtemps à la même place. De plus, chaque fois que des soldats ont rencontré ses hommes, ils sont revenus dans de tristes états, quant ils revenaient...  Sonja ne l'interrompit pas.                - On raconte que sa force n'a d'égale que sa laideur, que ses dents sont toujours pleines de sang et que ses yeux bleus jettent des éclairs mortels comme la foudre. Ses armes sont inconnues des nôtres et font des dégâts mortels... La jeune femme épousseta machinalement le sable de ses vêtements et hocha la tête. Superstitieuse comme toutes celles de son clan, elle se fit une image hideuse de ce redoutable titan aux yeux bleus sorti d'où on ne savait. Elle regarda l'homme au turban bleu qui lui tournait le dos et ne disait plus rien. Il cracha quelques pépins, sortit une gourde qu'il porta à ses lèvres et en but une bonne rasade avant de la refermer d'un geste sec. Il s'assit dos à un palmier rachitique. Sonja s'allongea près de la mare protégée du vent par quelques buissons épineux. Elle croqua aussi quelques fruits, des amandes et une grenade juteuse, puis sombra dans un sommeil profond. Elle ne réalisa même pas que l'Afridi la recouvrait de sa grande cape pour qu'elle ne prenne pas froid.  4  Elle fut réveillée par des jurons.                - Que se passe-t-il ? Parvint-elle à bredouiller en se frottant les yeux et en réalisant que la cape de son compagnon d'infortune la recouvrait. Ce dernier semblait désemparé et courait dans toutes les directions, comme incapable de choisir la bonne.                - Nos montures, bredouilla-t-il, elles ont filé pendant la nuit... Elles ont filé, Sonja, elles sont parties et nous nous retrouvons à pied dans le désert. La jeune femme se redressa, totalement réveillée par cette affligeante nouvelle. Des traces de sabots effectivement disparaissaient à l'horizon derrière les collines de sable et les petits buissons épars.                - Je...bégaya-t-elle. Je... continua-t-elle en s'adressant à l'Afridi dont elle ne connaissait même pas le nom... Qu'allons-nous faire ? Il vit son embarras.                - Mahmoud, je me nomme Mahmoud... Et je ne sais pas ce qu'on va faire. Si c'est la volonté du Divin que pouvons-nous y faire ? Sonja ne perdit pas courage longtemps devant ce pessimisme religieux. L'énergie de son peuple déferla en elle comme une vague puissante. Elle ramassa sa gourde et les fruits à ses pieds, rendit sa cape à Mahmoud et sur un ton décidé dit à son compagnon :                - Nous avons de l'eau pour plusieurs jours si nous faisons attention. Je ne pense pas que le désert soit aussi grand que cela. Toi qui le connais mieux que moi, qu'en penses-tu ?                - Euh non, bredouilla l'Afridi... Mais tu ne pourras jamais... Elle s'empourpra.                - Parce que je ne suis qu'une femme ? Je suis peut-être meilleure marcheuse que toi ! Décidons-nous. Quel chemin prenons-nous ? Allons-nous suivre nos chevaux ? Après tout, ils ne sont peut-être pas très loin d'ici. Leur instinct les aura fait se diriger vers de l'eau ou une bourgade. Peut-être est ce notre chance.  Son compagnon acquiesça, défaitiste et lui emboîta le pas, non sans bredouiller son mécontentement. Une longue marche commença sous un soleil de plomb. Sonja tenta de ne pas se focaliser sur cette chaleur écrasante. Elle essaya d'imaginer mille choses lui permettant de moins souffrir de cette fournaise invraisemblable. Des visions de fontaines rafraîchissantes vues dans les grands jardins de la demeure où elle était captive retinrent un instant son imagination. Elle se força à voir aussi les grands lacs d'un bleu acier qui entouraient son village. Elle se rappela, non sans une douloureuse nostalgie, ses chants excités de petite fille qui ouvrait grand la bouche pour gober les flocons de neige ou les gouttes de pluie qui tombaient dru. Mais la réalité revenait invariablement entre chacune de ses envolées imaginaires. Bien que résistante, elle savait qu'ils ne pourraient tenir plusieurs jours s'ils ne rencontraient pas rapidement des gens pour les aider ou une autre oasis qui leur servirait d'étape. S'ils étaient vraiment chanceux, ils trouveraient une autre cité. Leur marche fut épuisante et de nombreuses haltes s'avérèrent nécessaires. Ils burent à l'économie mais leur soif était intense. Sonja réalisa qu'elle avait surestimé sa force et son endurance, mais elle ne le dit pas et le montra encore moins, par orgueil, par défi. Pourtant, elle n'avait pas à rougir, son compagnon semblant aussi las qu'elle. Les heures passèrent, douloureuses. Elle s'était débarrassée de ses mules de palais qui n'avaient pas tenu plus de quelques miles. Le sable les avait déchiquetées de peur. Mais marcher dans le sable, sentir la brûlure du désert sous chacun de ses orteils et à chacune de ses enjambées devenait une torture. Aussi, quand ils sentirent une légère brise se lever, chaude pour commencer puis plus tiède à mesure que le soleil réintégrait son territoire souterrain de fusion, osèrent-ils espérer. Bientôt, des ombres apparurent sur le flanc des dunes. Les deux rescapés coururent pour se jeter à l'abri de l'une d'entre-elles, salvatrice. Sonja but un peu. Ses lèvres étaient toutes craquelées et ses paupières la faisaient souffrir, mais elle ne dit rien, se contentant de s'allonger. L'Afridi en avait fait autant et riait en regardant sa jeune compagne. L'obscurité vint enfin, fraîche et agréable, puis la température chuta d'un coup mais ils ne s'en aperçurent ni l'un ni l'autre. Ils s'étaient endormis. S'ils se réveillèrent le lendemain matin c'était avec une énergie renouvelée et en sachant que s'ils avaient tenu la veille, ils pouvaient le faire également aujourd'hui. Les traces de leurs montures avaient disparu et ils se dirigèrent un peu à l'aveuglette en se fiant au soleil.La matinée avançait. Ils croisèrent quelques carcasses d'animaux. Là un chameau, ici ce qui devaient être les restes d'un petit fennec. Ils évitèrent aussi plusieurs excréments desséchés. Et soudain, Mahmoud hurla. Sonja le vit se mettre à sautiller comme pour entamer une danse frénétique... Elle se demanda si la folie ne le gagnait pas.                - J'ai été piqué, hurla-t-il.... J'ai été piqué ! Un rôdeur du désert... Un scorpion m'a piqué Sonja ! Et il montra son pied en sautillant à cloche pied et en poussant des cris aigus. Il était livide. Il regardait partout autour de lui en se trémoussant comme un damné sous l'effet de la piqûre.Sonja ne connaissait pas cet animal, elle n'en avait jamais entendu parler. Aussi fut-elle surprise quand elle le repéra à un mètre de son compagnon. Noir comme la suie et la queue redressée en arc de cercle comme pour se piquer lui-même la tête. Il faisait des petits cercles dans le sable. Mahmoud le vit, dégaina son cimeterre tranchant et coupa en deux l'animal qui bougea encore quelques secondes avant de s'immobiliser. Il cracha de colère dans sa direction et tomba à genoux...                - C'est fini, Sonja, ma route s'arrête là. Tu vas devoir continuer sans moi. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front. Il défit son turban et s'épongea avec avant de le repositionner sur la tête, maladroitement. La jeune fille s'était approchée. Elle vit sa botte trouée. C'est par cet orifice que le scorpion avait dû le piquer.                - Nous allons trouver de l'aide ! Nous allons te soigner ! Dit-elle en posant la main sur son épaule.                - Tu n'as pas bien compris... C'est la fin. Le rôdeur noir ne fait pas grâce. Sa piqûre est mortelle. Il déchaussa sa botte. Autour de la piqûre, la peau était toute bleutée. La nécrose gagnait, rapide, inexorable. Le venin faisait son ouvrage malsain.                - Je vais mourir répéta plusieurs fois Mahmoud. Tu as eu de la chance... Toi, pieds nus... Je vais mourir... Je vais rejoindre le Prophète.... Il serrait les dents et des larmes coulaient de ses yeux. Il tenait fermement son arme comme pour affronter un ultime adversaire. Sonja tenta de le réconforter, voulut le faire boire. Il refusa, comme il refusa de lâcher son arme.                - Garde l'eau pour toi. Tu vas en avoir besoin plus que moi. Il va te falloir continuer seule... Oh par Dieu, cette douleur...  Il serra Sonja entre ses bras. Elle le sentait grelotter ou peut-être étaient-ce des spasmes. La jeune fille pleurait, niait l'évidence. Les minutes s'écoulèrent. Mahmoud geignait sous les affres de l'agonie. Bientôt, il se tut. Ses yeux devinrent ternes, sans éclat. Ils se vidaient de vie. Voyait-il sa jeune compagne, Sonja se le demandait. Son corps fut pris de soubresauts et cessa finalement de bouger. Il se ramollit et devint soudainement lourd entre les bras de la jeune Circassienne. Mahmoud, le fils du désert, était mort chez lui, tué par un ennemi invisible et sournois. Personne ne saurait et ne se souviendrait de lui. Ses os sècheraient là sous les vents hostiles et le temps passerait, inexorable. Sonja sanglota, la tête posée sur la poitrine de celui qui fut son ami et son protecteur sur une trop courte période. Elle ne le connaissait pas, ni ne savait ce qu'avaient été sa vie, ses rêves, ses peurs et ses espoirs. Elle n'avait appris son nom que la veille. Elle demeura longtemps à côté du corps inerte. Une heure, deux heures, peut-être plus, ne pouvant se résoudre à abandonner cette présence qui l'avait aidée pour honorer une dette d'honneur engagée jadis envers son père. Pourtant, épuisée, la jeune femme dut se résoudre à continuer... Sans lui. Elle mourait sinon. Elle se leva mais ne franchit que quelques mètres avant de s'écrouler à nouveau. Elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Elle décida d'aller récupérer la grande cape blanche de son compagnon qui n'en avait plus besoin. Retourner sur ses pas lui semblait être un renoncement. Elle la détacha et se couvrit avec. Elle attendrait la nuit qui viendrait inexorablement lui apporter fraîcheur et courage. Et demain, demain, si ses divinités païennes voulaient bien la protéger, elle continuerait sa marche pour sortir de ce maudit désert, ou mourir, elle aussi oubliée de tous et de toutes. Si son père et sa mère vivaient, comme Mahmoud l'avait assuré, ils ne sauraient même pas où l'existence de leur fille chérie s'était terminée. Elle aurait aimé se blottir dans les bras de son père et entendre des murmures bienfaisants de sa mère. L'engourdissement la saisit. Elle sombra dans un demi-coma peuplé de silhouettes grimaçantes. Elle se vit démultipliée à l'infini, formant une file indienne ininterrompue de centaines d'elle-même frappant désespérément aux portes d'un harem fait de cristal et de jade vénéneux. Elle y vit un démon aux yeux bleus qui projetait des éclats lumineux tels des saphirs et détruisait le soleil, entraînant le monde dans des ténèbres éternelles et abominables.  5  Quand elle reprit connaissance, un homme de petite taille lui assénait des coups de pieds pour qu'elle se réveille. Courbatue, endolorie, elle tenta de se relever mais avec difficulté, ce qui entraina des rires grossiers autour d'elle. Son regard se fit dur alors qu'elle observait la situation. Le soleil était aveuglant. Elle voulut mettre la main sur son front pour se protéger de sa lumière. Elle réalisa, au bruit, qu'elle portait des fers et que des chaînes entravaient ses poignets et sa taille. Une partie de ses vêtements déchirés laissaient entrapercevoir quelques morceaux de sa peau satinée dont la vue semblait être appréciée par les hommes agglutinés autour d'elle.                - Elle se réveille ! Cria l'un deux. Mais son cri ressemblait d'avantage à celui d'un porc que d'un homme.                - Pas trop tôt, grommela un second. La drôlesse nous a mis en retard. Je vous avais dit de la laisser où elle était. Nous sommes attendus, ne l'oubliez pas.                - Elle vaudra une bonne poignée de dinars. Elle est plutôt gironde, et regarde ses yeux... Crois-moi, nous pouvons en tirer un bon prix !                - Soit ! Qu'elle se lève et rejoigne les autres esclaves. Nous sommes attendus lança un troisième individu. Ce dernier ressemblait à une montagne de graisse. Il devait mesurer presque deux mètres et peser cent cinquante kilos. Un gilet sans manche de couleur noire trop ajusté couvrait à moitié son torse et son ventre velu et huileux. Une démarche lourde rehaussée par un pantalon bouffant immense le faisait ressembler à un pachyderme. Mais c'est son visage qui fit reculer d'un pas Sonja qui en avait pourtant vu d'autres ces derniers mois. Une face lourde, abjecte, où le vice et la méchanceté pouvaient se lire. Des pannes de graisse pendaient partout. Une barbe drue et mal rasée ne parvenait pas à cacher totalement un triple menton qui s'agitait comme une gelée de fruits qu'on secoue. Sa bouche ne possédait que quelques dents valides et ses yeux crottés et malsains se plissaient en permanence comme si le soleil l'aveuglait. Une monstruosité de la nature. À ses côtés, les autres paraissaient des anges...                - Le démon aux yeux bleus, frémit-elle... Et elle repensa à Mahmoud. Pourtant, jamais ce dernier n'avait pas parlé d'esclaves. Un nain vilain comme un singe lui ordonna de se lever sous la menace d'un fouet plus grand que lui et lui fit rejoindre une dizaine d'hommes et de femmes, des noirs pour la plupart, enchaînés tout comme elle. On lisait la peur dans tous les regards. Des trafiquants d'esclaves ! Réalisa-t-elle. Le désespoir s'abattit une de fois de plus sur les frêles épaules de la Circacienne. Sa situation ne faisait que se détériorer et allait de Charybde en Scylla. Elle en venait presque à regretter le harem qu'elle ne connaissait pas mais où elle pouvait deviner que moins de danger la guettaient. Le nain fit tomber au hasard son fouet sur les captifs. Sonja évita de justesse l'extrémité qui siffla près de son épaule et son cou.                - Allez. Hurla-t-il, on se presse ! La petite troupe se mit en marche en file indienne.Deux heures suffirent pour qu'ils arrivent en vue de quelques palmiers et des murs d'une médina faîte de gourbis miteux et lépreux. Peu nombreuses, elles s'accrochaient à flanc de falaise, habitations rustiques de pierres ou de briques d'argiles séchées. La plupart ne possédaient pas de porte mais une échelle était posée sur un des murs et l'entrée se faisait par les toits qui avaient l'aspect de terrasses. Chaque maison était reliée à l'autre par une passerelle en bois rafistolée par des cordes. Des chantiers de briques étaient disséminés autour et des ouvriers presque nus s'affairaient à en fabriquer par centaines. Une auberge et un marché étaient disposés sur une place centrale où jouaient des enfants et où discutaient quelques hommes à la peau mate.Sonja pesta. Deux heures, grommela-t-elle, deux heures auraient suffi pour que Mahmoud soit sauvé. Ses propres divinités semblaient l'avoir abandonné. La dizaine de gardes armés qui les encadraient était vêtue sommairement mais confortablement de simples frocs de toiles et de bottes ou babouches en cuir. La plupart étaient torse nu, mais tous étaient armés et leurs yeux ne quittaient plus les reins, la gorge et le visage de Sonja, qui malgré les ravages de la chaleur et de la fatigue était toujours d'une beauté à couper le souffle. 

Un âne se mit à braire sur leur passage. Devant un puits on fit stopper les esclaves. Un homme au nez crochu comme celui d'un vautour leur amena une coupe de fer remplie d'eau. Chacun but avidement. Sonja apprécia ce liquide pourtant à moitié croupi, puis tout à coup l'un des hommes la saisit par le bras et l'entraîna avec lui. Des rires fusèrent. Cinq autres les suivirent en ricanant. Elle se débattit en vain. L'homme qui la tenait avait une poigne de fer. Ils se dirigèrent vers ce qui ressemblait à une auberge et franchirent le seuil. Elle fut poussée brutalement sur le sol damé. La jeune femme comprenait ce qu'ils voulaient. Elle était paniquée et livide. Elle tremblait de tout son corps. Tous rentrèrent en faisant des commentaires qu'elle ne comprenait pas. Le dernier homme, lentement et tout en la regardant, ferma doucement la porte derrière lui. Dans la taverne, les quelques hommes et femmes présents ne bougèrent pas d'un pouce à leur entrée fracassante... Sonja les implora du regard. Ils se détournèrent.

L'homme qui la tenait s'en aperçut, ce qui le mit en colère ; il la frappa du revers de sa main.

Sous la gifle violente, la chevelure couleur de flammes de Sonja éclata comme l’aurait fait le mouvement d’une cascade interrompue par l’impudence d’une roche rebelle. Des larmes coulèrent de ses grands yeux pers. L’éclat qui s’y refléta n’était ni de douleur, ni de vexation, mais plutôt de mépris et de rage.

À moitié nue, à terre, elle ne cachait même pas ses courbes fermes. Elle se savait faible et n’osait plus agir. Elle restait simplement au sol et ne voyait plus que les quelques hommes hypnotisés comme des serpents qui la convoitaient avec avidité dans un silence inquiétant. Sonja, malgré son effroi, les détailla un peu. Ils avaient des yeux de charognards et portaient tous un turban iranien qui cachait en partie leur chevelure sombre et graisseuse de saleté. Leurs barbes de huit jours accentuaient encore plus le côté sinistre qu’ils dégageaient. En ces temps troublés, les troupes même de Saladin avaient du mal à contrôler la férocité mercantile du trafic d'esclaves qui était florissant pour celui qui n'avait ni foi ni honneur.

Là, dans cette auberge crasseuse, entravée par des chaînes qui lui tailladaient les poignets et les vêtements déchirés, elle savait qu’elle allait au mieux être abusée par les brigands qui la scrutaient, au pire torturée, voire mutilée pour le plaisir, puis enfin mise à mort.

Les gens dans l'auberge se faisaient tout petits. Dehors, on entendait toujours les braiments de l'âne soudain couverts par le hennissement d'un cheval et ses pas qui s'arrêtaient devant l'auberge. Quelques secondes et la porte grinça, le vent du désert s’engouffra dans une tornade chaude et piquante de sable d’or. Toutes les têtes se tournèrent vers l’immense silhouette en contre-jour qui venait de la pousser de son pied botté et qui maintenant masquait de sa taille imposante la pauvre clarté. Les hyènes du désert, l’aubergiste et les quelques clients et catins présents observèrent le nouveau venu. Il devait bien faire plus de deux mètres et ses cheveux épais et noirs glissaient sur ses épaules massives en cachant à moitié un regard bleu et froid comme l’acier de Scandie. Une balafre couvrait sa joue gauche et un rictus incessant donnait une férocité continuelle à ce visage de granit. Son torse puissant était enfermé dans un haubert de mailles iraniennes et sa cape se devinait Nordique aux paternes qui la décoraient. Une épée immense était glissée dans un baudrier en cuir relié à un énorme ceinturon clouté. Il tenait une hache franque que nombre de guerriers ici présents n’auraient pu soulever. Dans sa main, elle ressemblait à un jouet. Le personnage était totalement décalé dans cet environnement, par sa taille inhabituelle pour l'époque et la région, puis par son style respirant sauvagerie et aristocratie entremêlées. Avec nonchalance, il alla s’asseoir et commanda une coupe de kéfir ainsi que des figues. Dans cette période barbare, un tel spectacle était habituel pour le Berserker qu’il semblait être et il eut l'air d'ignorer la scène scabreuse et humiliante qui se déroulait sous ses yeux. Il allongea ses jambes sous la table et retira sa cape qu’il posa négligemment sur un tabouret à ses côtés. Le personnage singulier semblait décontracté. Pourtant, sa hache ne quitta pas la proximité de sa main. Remis de leur surprise, les esclavagistes revinrent à leur « affaire ». Si l’étranger ne se mêlait pas d’intervenir, c’était tant mieux. Non pas qu’ils se sentaient en danger, non ! Vu le nombre qu’ils étaient, cela ne faisait aucun doute quant à l’issue d’un combat. Mais une rixe les aurait détournés momentanément de leur proie effarouchée et du plaisir qu'ils escomptaient prendre de sa personne. L'un d'eux s'approcha de la captive et voulut arracher les pauvres derniers vêtements que portaient Sonja. Un tabouret lancé à toute volée lui percuta le derrière du crâne et le fit éclater dans une gerbe de sang. Tous se tournèrent en un instant vers le nouveau venu qui venait de jeter le projectile avec une force peu commune.

            - On va peut-être s’arrêter là... Grogna-t-il dans un arabe mal maîtrisé.

Les brigands avaient malgré tout saisi le sens de sa phrase. Deux se ruèrent sur lui, arme à la main.

La hache que le guerrier du Nord tenait fit un arc de cercle. Ses trente kilos d’acier fauchèrent le premier alors qu'il sautait par dessus la table pour le frapper. Il s’affala en hurlant comme s'il venait de percuter un mur invisible. Sa vie s’écoulait de lui. Le géant évita le coup du second avec la vitesse d'une panthère et lui fracassa la tête contre le mur. L’autre, tel un pantin désarticulé s’écroula dans un râle. Ensuite, tout fut rapide. L’homme du Nord, hache en avant, se rua sur la petite bande. Des cris percèrent, des éclats de sabre volèrent et des bruits déchirèrent le silence qui régnait dans l’auberge il y avait à peine une minute. Une prostituée, à ce spectacle, ne put que s'enfuir. Sonja comprenait que sa vie ne tenait à presque rien. Son sort allait passer entre les mains du guerrier qui prenait l'avantage dans l'altercation, après avoir frôlé l’outrage et la mort que lui avaient promis les esclavagistes du désert. Elle ne voyait guère la différence, mais elle ne pouvait s’empêcher d’admirer, tout en la craignant, cette immense silhouette qui distribuait la mort avec des gestes de tigre contre des chiens. Cela ne dura que très peu de temps. Le silence retomba sur des cadavres où était perché, telle une statue, le barbare ruisselant du sang de ses ennemis, et peut-être du sien. Il haletait et sa colère était tombée. Il observa la jeune fille d’un œil nouveau et inquisiteur, comme s’il la découvrait pour la première fois. Son regard pénétra ses grands yeux apeurés. Son visage était impassible et son regard terrifiant fit baisser celui de Sonja. Il prit sa cape encore posée sur le tabouret, et avec précautions en couvrit la semi-nudité de la jeune esclave. Il arracha les chaînes qui l’entravaient comme si elles avaient été des jouets, puis l’aida à se relever tant elle chancelait. Un rapide coup d’œil lui indiqua que tout le monde s’était éclipsé lors du combat. Il prit la jeune femme par la taille, la soulevant presque, puis sortit. Dehors, sa monture buvait dans l’abreuvoir. C’était un immense cheval de guerre, de race percheron, noir comme la nuit et caparaçonné d’acier et de cuir.

Les hommes qui étaient restés à l'extérieur, le nain et l'obèse, tentèrent de s'approcher sournoisement. Un coup de pied décoché brutalement fit rouler dans la poussière le gnome un peu trop audacieux. Le géant aux yeux bleus se dirigea vers les esclaves. Il brisa leurs entraves d'un coup de sa hache, sans lâcher Sonja qui se blottissait et s'accrochait à ses bras. D'une voix rauque et très basse, comme menaçante, il les fit filer. Sans que personne n'osât intervenir, ils partirent en courant vers leur destin. Il enfourcha d’un saut son destrier sinistre et posa la jeune fille devant lui le plus confortablement possible.

Son cheval fit deux pas sur le côté. Son regard ressemblait à de la braise et il écumait. L'obèse, discrètement, laissait glisser sa main gauche sous son gilet et cherchait son couteau.

            -Tss tss, n'essaie même pas, menaça le guerrier sur son cheval.

L'autre n'insista pas. La transpiration inondait son visage bouffi d'inquiétude

Il tira le mors de l’animal qui se cabra et piqua des deux ses flancs pour qu’il parte au galop dans un bruit d'avalanche. Des petits rochers et une multitude de cailloux furent projetés sur son passage.

L'immense guerrier poussa un cri de guerre en riant dans le vent. A ces cris, la peur de Sonja ressurgit. Elle se mit à sangloter et son corps fut pris de petits soubresauts. Elle espérait qu’il ne la toucherait pas. Alors lasse, elle se pencha en arrière et reposa sa tête sur le torse puissant du cavalier. Elle se sentit petite fille et malgré le galop de l’étalon, s’endormit à l’abri des bras puissants. Mais son sommeil ressemblait plutôt à celui d'une âme qui a échappé aux démons pour mieux tomber dans les serres du diable

6

Sonja se réveilla alors que le grand guerrier la faisait descendre pour faire une pause et se reposer plus confortablement.Ses traits étaient tirés, et le découragement la submergeait totalement. Le soleil dardait ses rayons et des ondes de chaleur s'élevaient du sol rocheux en le faisant trembler et bouger dans des volutes invisibles. Ils s'étaient arrêtés dans une petite gorge où coulait un minuscule ruisseau d'eau fraîche zigzaguant entre quelques pierres, et entourée de deux petites falaises, deux pitons rocheux, qui les surplombaient d'une bonne hauteur et leur prodiguaient de l'ombre. Elle était attaquée par des herbes folles à sa base et un figuier étrangleur étendaient sa racine reptilienne en montant à l'assaut de ses roches basses. Autour d'eux, quelques pistachiers et caroubiers aux fruits visibles, ainsi qu'un boqueteau de pins aux troncs rougeâtres dont l'écorce se décollait en plaques et les branches jaunissaient sous la chaleur torride.  Elle se laissa tomber sur une roche, les membres engourdis et toute endolorie de la cavalcade qu'ils avaient menée tout deux. Elles ne savaient pas combien de temps ils avaient chevauché, mais des heures, certainement. Elle observa la haute silhouette de son sauveur - mais l'était-il réellement - dont les traits semblaient aussi reposés que s'il venait de se réveiller. Elle nota attentivement, mais discrètement son visage sombre et irascible. Il l'intimidait. Et que comptait-il faire d'elle ? Envisageait-il la jeune femme comme une proie comme l'avaient fait les brutaux esclavagistes ? Elle n'avait pas de réponse. Il s'était éloigné et ramenait quelques branches et fagots auxquels il mit le feu à l'aide d'un briquet d'amadou sorti de sous son haubert de mailles. Il prit quelques minutes également pour desseller sa monture. L'animal hennit sourdement. Il semblait d'aussi bonne humeur que son cavalier !D'une de ses fontes, il tira un sac rempli de viandes séchées. Il en offrit un morceau à Sonja qui l'accepta sans demander son reste. Elle l'engloutit promptement. Il fit chauffer de l'eau et prépara une infusion à base de fleurs d'hibiscus, le fameux karkandjii que tout le monde semblait boire dans ce pays. Elle prit la tasse chaude qu'il lui tendait négligemment. Puis, retirant son haubert et débouclant son baudrier, il s'assit en face d'elle et l'observa, sans pudeur ni gêne, comme un faucon observe une musaraigne. Ses yeux étaient vraiment bleus, presque troublants, couleur peu courante dans la région. Sonja repensait à la description de Mahmoud et de son géant aux yeux bleus. Il aurait pu correspondre à ce djinn monstrueux, mais il avait les dents bien trop blanches pour cela, et aucun éclat lumineux sortis de ses pupilles ne vint interrompre leur face à face tranquille mais pourtant plein d'une tension extrême. Elle sourit intérieurement de l'avoir comparé à ce diable qui écumait la région. En tout cas, il n'était pas du coin, c'était évident. Il ressemblait un peu à un de ces kozakh d'Ukraine qui passaient parfois par son camp à la fin de l'été, s'approvisionner en nourriture ou en bibelots divers. Mais si leur regard était parfois très bleu aucun ne possédait la stature de l'homme assis en face d'elle qui la regardait d'un air applicateur. De plus les kozakh montaient de petits chevaux et là encore, en voyant la taille de son cheval on pouvait douter. Quant aux armes, ni arc ni couteaux, non, une épée droite et longue comme elle n'en n'avait jamais vue auparavant et cette hache immense à double tranchant qui bien maniée - et c'était le cas - était une pourvoyeuse de mort.Elle but délicatement sans qu'il ne la quitte des yeux. Elle se demanda s'il était séduisant. Certes, non, en tout état de cause, pas de cette beauté raffinée des peuples de Turquie, d'Anatolie ou des pays voisins. Sa beauté, s'il en possédait une, était brutale, comme celle d'un rocher à peine dégrossi. Les quelques turcs ou les kurdes sortant de l'ordinaire qui l'avaient convoyée et retenue étaient différents, leur nez aquilin surmontant une fine moustache, leur lèvres charnues et leurs pommettes saillantes possédant une beauté plus recherchée, plus évidente. Non, même leur silhouette généralement fine et sèche n'avait rien en commun avec ce géant. Elle le compara un instant à un grand tigre. La cicatrice qu'il portait sur sa joue gauche, sans doute la trace d'un combat, bizarrement, ne l'enlaidissait pas. Elle rajoutait à sa nature sauvage, celle d'un combattant aguerri.                - D'où viens-tu, jeune fille ? Lui demanda-t-il sans ambages. Tu n'es pas d'ici, tu viens du pays des Rus. Je le vois à la couleur de tes yeux, de ta peau, à la forme de tes pommettes. Si tes cheveux n'étaient pas aussi sombres tu pourrais être une Varègue !                - Je suis une Tcherkesse, répondit-elle avec arrogance, mais sur la défensive.                - Oui, bien sûr dit-il en hochant la tête positivement. J'aurais dû m'en douter, une Caucasienne...                -Circassienne, précisa-t-elle en se redressant.                 - On vous dit belles à damner, c'est ma foi vrai que tu es jolie. Plus jolie que la plupart des femmes que j'ai rencontrées... Et j'en ai rencontrées, dit-il d'un ton rêveur. Elle fut stupéfaite de tant de grossièreté et d'arrogance naturelle... Malgré tout, il la trouvait jolie....                - Et que fais-tu là Circassienne ? Il appuya sur le mot volontairement. Tu es loin de chez toi jeune fille. Elle raconta brièvement sa triste histoire, omettant volontairement les anecdotes scabreuses : son rapt, son parcours, la grande demeure luxueuse et enfin la caravane, sa fuite dans le désert et la mort de Mahmoud. Il ne l'interrompit pas. Quand elle eut terminé, il se redressa comme un fauve, les bras en l'air. Il bailla à se décrocher la mâchoire avant de lui dire.                - Par ma foi, je n'aime pas cette région-là. J'ai eu à combattre à plusieurs reprises ses habitants. Leur tactique est, pour mon avis, celle des lâches : ils vous harcèlent sans cesse, tels des mouches, mais refusent le combat au corps à corps... De plus, il y fait terriblement chaud et je n'aime pas leurs boissons fermentées. Puis changeant de sujet:               -Tu as de la chance d'être en vie. Ce n'est pas dans leur habitude de garder des prisonniers. Il la dévisagea un instant de la tête aux pieds et ajouta:                -Mais tu es belle, ceci explique cela !                -Et bien on le saura qu'il me trouve à son goût, et après, se dit elle ? Plus sérieusement, il revint un instant sur la caravane dont elle avait été captive, son attaque surtout ! Il voulut plus de détails.Elle lui révéla ce qu'elle savait et le silence se fit entre eux deux.                -Tu es un Franc ? Demanda-t-elle. Tu te bats pour ton dieu unique ? Es-tu allé jusqu'à Jérusalem pour combattre ?                -Oh, j'y suis allé, ici et ailleurs.... Quant à mon dieu, ma fille... ou mes dieux, ils ne regardent que moi, mais je peux t'assurer que je n'attends pas après eux pour qu'ils me protègent. Il jeta un coup d'œil rapide à sa hache. ... Et entre nous, continua-t-il, je crois bien que les dieux, qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs, se fichent bien de notre vie misérable. Ils ont certainement d'autres chats à fouetter. Son attitude impie la dérouta et l'offusqua, pourtant elle ne proféra aucune remarque sur le sujet.                -Repose-toi. Demain nous partons pour Karapinar où je te laisserai.                -Karapinar ! S'exclama-t-elle ! Tu ne peux pas ! Je veux dire... C'est là où je devais être emmenée pour faire partie d'un harem. Il l'observa avec sérieux.                Tu n'as aucune chance de t'en sortir si tu n'es pas protégée. Tu es une femme et de surcroit une étrangère, autant dire pour la région, une simple monnaie d'échange. Un harem me semble un bon endroit pour toi. Tu pourras y vivre tranquillement. Tu auras nourriture et vêtements, luxe et loisirs. Tu es belle, tu sauras tirer ton épingle du jeu si tu évites l'esprit comploteur de quelques persanes qui font un jeu de ces calculs.                -Je veux être libre et retourner chez moi, s'entêta-t-elle.                -Je ne suis pas ton guide. Estime-toi contente que j'aie sauvé ton joli minois des desseins de ces charognards esclavagistes. Ceci étant, avais-je le choix? Il la scruta en souriant, énigmatique et satisfait de sa réplique. Il jouait avec elle et attendait sa réaction qui ne se fit pas attendre longtemps.                - Alors laisse-moi mourir ici ! Je préfère la mort à une vie d'esclave soumise à un homme ! Elle avait pris un air tragique digne d'une actrice de théâtre grec.                -Par ma foi, ma belle, tu as la langue bien pendue. Mais ma conscience... Si! Lui sourit-il, j'en ai une ! M'interdit d'abandonner à une mort certaine une femme. Aussi te tiendras-tu à la décision que je viens de prendre. De toutes les façons, j'ai d'autres affaires en cours qui demandent ma présence.                -Comme celles de t'enivrer ou d'aller voir des catins, je suppose, se surprit-elle à lui lancer, ironique.                - Tu commences à m'échauffer les oreilles ! J'ai besoin de faire un somme ! Tu m'as fatigué plus que cette course à travers les dunes et les rochers. Il ferma les yeux. Elle le détesta pour tout ce qu'il était. Elle haït sa froide indifférence, sa suffisance hautaine. Elle porta un coup de pied rageur dans sa tasse qui vola contre les roches.Elle avait envie de piquer une colère mais admit que cela ne résoudrait rien, si ce n'est qu'elle risquait de se faire traiter de sale gamine capricieuse... Et ça, elle ne le voulait pas. Sa colère retomba donc et, penaude, pensa à ce qu'allait être sa triste destinée. Il esquissa un sourire. Ses yeux ne s'étaient pas ouverts. Quand ils reprirent leur chemin, reposés, la colère de la Circassienne ne s'était qu'en partie estompée. Elle avait décidé de faire la tête à son immense compagnon. Ce qui sembla l'amuser et la mit encore plus en colère. L'outrecuidance tranquille de son sauveur la suffoquait.Durant leurs brefs échanges, il lui avait appris son nom à consonance étrangère qui indiquait une origine nordique : Olaf O 'Brian. Il était né dans le Donegal, une région avait-il dit, où les landes sont belles à couper le souffle, où le temps est clément, l'eau toujours fraîche et les femmes y ont souvent la chevelure de feu et des taches de rousseur. Lors d'une de leurs nombreuses petites pauses, elle surprit plusieurs fois son regard posé sur elle, fortuitement mais plus attentivement qu'il n'aurait dû l'être. Elle en fut gênée et un peu flattée, un tout petit peu seulement...C'était la première fois depuis qu'elle avait capturée par les Avars qu'un homme extérieur à son clan la regardait de cette façon, sans être évaluée comme un animal, une proie sexuelle ou une monnaie d'échange. Non, elle était regardée comme une femme, belle, ce savait être - nombre d'hommes le lui avaient fait comprendre - et l'acuité du regard aiguë de son compagnon lui faisait réaliser qu'il n'était pas insensible à son charme. Bien qu'elle appréciât cette attention elle en fut néanmoins gênée. Elle en eut assez en un instant et voulut y mettre fin en décidant d'affronter le regard d'Olaf. D'égale à égal. Elle se tourna, volontaire, et dans une coquetterie innocente fit tomber une mèche de son opulente chevelure couleur de nuit sur son front et laissa glisser ce qui lui restait de gilet, dénudant son épaule aux courbes pleines et gracieuses.Leurs yeux s'interpénétrèrent, violemment, comme dans un combat sans merci. Ceux, pers de la Circassienne, adorables, immenses, fascinants et troublants d'émotion, et ceux du nordique, bleus de ciel de neige, cachés sous des sourcils broussailleux, où coulaient des torrents de lave en fusion, durs et impitoyables.Quelques secondes, trop longues, ou peut-être trop courtes, c'est tout ce que dura cet affrontement. Mais pour la première fois de sa vie, le grand guerrier baissa la tête, troublé. Il bougonna silencieusement et vaqua à des activités inutiles pour se donner une contenance assurée. Il n'avait pas très bien saisi ce qui était arrivé. Il connaissait l'impact de son regard de tueur et l'effet qu'il provoquait quand il fixait quelqu'un. Il chercha une explication et en trouva mille : le reflet violent d'un rayon de soleil, la fatigue accumulée ces derniers jours, ce damné sable qui piquait. Il n'empêche, la bougresse avait de sacrés yeux et savait s'en servir... Sonja n'était pas peu fière, elle venait de gagner sa première victoire sur ce grand inconnu trop sûr de lui et de sa puissance. Elle venait de gagner cette bataille, sans arme, sans allié et sans armée.Satisfaite, elle souffla comiquement pour faire voler sa mèche rebelle qui avait à la perfection fait son petit effet dévastateur. Elle rejoignît la masse sombre de sa chevelure désordonnée.Elle demandait une gourde d'eau à son ennemi terrassé lorsque soudain il s'agita. Sa tête tourna dans tous les sens, cherchant quelque ennemi qui les surprendrait. Sa main large comme une poêle se porta sur la poignée sertie de pierres de sa gigantesque épée.                - Pas un mot, ordonna-t-il. Couche-toi sur le sol et ne fais pas de bruit ! Elle obéit sans discuter avec une totale confiance dans ses sens. Il avait prouvé que l'action était son domaine. Il la maitrisait avec une science rare. Il suivit des yeux un nuage de poussière qui s'approchait d'eux, en contrebas, dans la vallée. Au loin, et pour la première fois, elle vit l'éclat du soleil sur un minaret et des tours incandescentes de lumière. Il y avait, à moins de trente kilomètres, une cité.                - Des cavaliers, murmura-t-il pour lui même. Avec la vivacité d'un lynx, il s'accrocha à une roche et d'une seule main se projeta en avant pour saisir de l'autre un monticule plus en hauteur. Il se jucha souplement sur celui-ci. Sonja pensa à ces montagnards afghans, trapus et courtauds, à la cage thoracique épaisse comme des tonneaux, dont la force et l'endurance étaient extraordinaires bien qu'ils soient d'une taille tout à fait moyenne.Sur son rocher, un genou posé, il plissa des yeux comme un prédateur prêt à une attaque soudaine. Devant lui, le soleil projetait les ombres fantastiques des rochers et des quelques arbres rabougris jusqu'à une crête. Elles ressemblaient à des goules avides qu'auraient pu peindre ou graver un artiste. Tellement étranges, biscornues et inquiétantes qu'elles auraient pu être des spectres d'un autre temps effleurant le monde et attendant l'heure propice pour dévorer la terre. Trois cavaliers approchaient. Il ne s'était pas trompé. Les deux premiers, un homme à peine sorti de l'adolescence et une femme qui pouvait être sa mère ou sa sœur, montaient des sangs mêlés bais couverts de poussière. Le troisième était un enfant d'une dizaine d'années au visage poupin, aux lippes énormes, et au nez épaté, chevauchant une mule robuste bien qu'âgée. Plusieurs ballots étaient solidement fixés par des cordes à l'arrière de sa selle. L'allure saccadée de sa monture le faisait tressauter comiquement à chaque pas.Sonja, cachée derrière une solive déracinée - un grand pin abattu par la foudre - ne perdait pas une miette des nouveaux arrivants.Ils passaient à proximité lorsqu'Olaf jaillit d'un bond de félin. Il se ramassa sur le sol comme prêt à bondir sur les ennemis potentiels qu'ils pouvaient représenter. Mais quand il vit le jeune âge des cavaliers, ainsi que la femme, il se détendit en se redressant, confiant. Sa main resta malgré tout sur le pommeau de son arme.Un des chevaux se cabra et la mule stoppa net comme si elle avait percuté un mur. La surprise apparut dans leurs yeux. Olaf les examina rapidement : ils portaient tous les trois des vêtements luxueux, de larges pantalons clairs et une tunique de la même couleur cachait leurs silhouettes minces et juvéniles. L'enfant portait un kalmak qui devait lui tenir chaud au crâne mais évitait au moins le soleil.La femme, entre vingt-cinq et trente ans, portait un large tchapan coloré qui descendait jusqu'aux chevilles, cintré à sa taille très fine par un large morceau d'étoffe claire. Sous le voile qui cachait la moitié de son visage, ses lèvres semblaient très rouges, maquillées certainement, et son regard splendide était rehaussé de kohl bleu nuit. Elle était belle mais apeurée, semblable à une biche aux abois.Ils se jaugèrent tous et Sonja décida d'apparaître. Tous les regards se portèrent sur elle. La femme aux yeux noirs fut surprise et le géant leva son regard, comme pour prendre à témoins ses dieux, s'il en avait, que cette fille était décidément impossible et ne lui obéissait pas même en présence d'un danger potentiel. Il s'avança d'un pas et leur demanda :                - Vous êtes des commerçants ?Il avait lâché son épée et ce geste les mit en confiance. La tension et l'inquiétude tombèrent d'un cran.                - Oui, lui répondit la femme, mais nous n'avons rien sur nous, à part quelques uns de mes vêtements... Des vêtements de femme, précisa-t-elle, comme si ce détail pouvait dissuader le colosse d'un larcin facile.                - Je vous avais pris pour des esclavagistes, leur dit-il sur un ton laconique.                - Non, pas plus que les chiens du djinn, lança le plus jeune. Ils ne me font pas peur... Sa sœur, vu le peu de différence d'âge qu'il semblait y avoir entre eux, lui lança un regard noir, l'invitant définitivement à la prudence, donc au silence.                - Et ces vêtements de femme... Il pointait les ballots sur l'arrière de la croupe de la mule. Sont-ils à vendre ? Interrogea-t-il. Il fouillait sous son haubert de mailles.                - Non, lui répondit la femme, d'un ton prudent. Il sortit une bourse de cuir                 - Enfin... Ils sont à vendre mais sont onéreux, précisa-t-elle.... Il sourit en sortant quelques pièces d'argent. Il avança vers elle et les glissa dans sa main tatouée. Elle la referma vivement.                - Choisis, lui dit-elle. Elle observait maintenant le guerrier avec un regard admiratif. Ce dernier dénouait les ballots.  Evidemment, elle n'a pas eu l'occasion de voir beaucoup d'hommes charpentés comme lui, pensa la jeune circassienne. Elle avait surpris son regard. Elle n'éprouva soudain aucune sympathie pour cette beauté orientale. Peut-être une persane...                - Ma femme a eu quelques... ennuis, expliqua Olaf dans un langage maladroit. Elle a besoin de se changer.                - Oui, je vois qu'elle a rencontré un cactus, ironisa la belle brune, ce qui fit rire ses deux frères. L'atmosphère était tout à fait détendue.                - Je leur ai dit que tu étais ma femme et que tu voulais acheter de nouveaux vêtements avant d'aller dans une prochaine médina, expliqua-t-il à Sonja à voix basse en souriant. Sa femme ! Sonja s'empourpra. Le goujat ! Le rustre ! Ai-je l'air d'être sa femme ? Pensa-t-elle. Pourtant elle se contint. La situation était trop particulière pour qu'elle lui fasse une scène. Elle pestait encore pendant que la femme était descendue pour aider le guerrier un peu perdu dans les tenues féminines. Ils ne savaient où ils commençaient ni où ils prenaient fin.La jeune femme en profita pour toucher la main du guerrier qui ne fit rien pour se sauver ou l'en dissuader. Elle lui lançait des œillades à qui en veux-tu en voilà. C'en était révoltant...Elle déplia précautionneusement un large sarouel turquoise de soie transparente délicate dont la taille était ornée de pièces d'or clinquantes. Elle tendit également à Sonja une paire de bottes confortables en cuir et une tunique en voile diaphane ainsi qu'un gilet noir tout aussi délicat. Sonja admit que ces vêtements étaient raffinés. Elle refusa le voile mais fut attirée par de très beaux anneaux en jade. Sereine et à l'abri du danger, elle se sentait de nouveau femme, et une petite part de coquetterie s'infiltrait en son être sans trop qu'elle sache pourquoi. Les grands yeux noirs en face d'elle s'amusèrent de ce caprice tout féminin. Sonja la remercia en se courbant puis s'éloigna à l'abri des regards pour se changer. Quand elle réapparut, elle avait une allure de cavalière des steppes aussi raffinée qu'élégante et Olaf sembla apprécier. Il aida la jeune femme à remonter en selle. Ses jambes étaient bronzées et son pied menu. Elle mit une pièce d'argent entre ses dents et la mordilla pour contrôler que ce n'était point une fausse puis sourit derrière son voile et les trois cavaliers reprirent leur chemin dans un nuage de poussière. Ils avaient fait une bonne affaire, une très bonne affaire, et ce n'était pas fini...Sonja fut ravie de ses nouveaux atours à la touche orientale subtile, mais fut surtout contente de voir s'éloigner cette jolie brune au regard lourd d'invitations. Ils grignotèrent, discutèrent peu, puis repartirent dans les traces des trois marchands qui les précédaient de deux bonnes heures. Le vent s'était levé, aussi mordant qu'une lame, et effaçait par endroits les traces de sabots de leurs montures. Ils finirent par trouver une piste où convergeaient plusieurs traces de caravanes, chariots et empreintes de sabots de chevaux et chameaux. Bientôt, ils contemplèrent une immense cité de minarets, palais, jardins luxuriants et petites maisons collées les unes aux autres, entourées d'une enceinte solide et bien gardée.                - Karapinar. Nous sommes arrivés.Elle ne dit rien mais se crispa sur la selle et dans les bras d'Olaf qui le sentit.                - Mmh, et bien je crois que te voici arrivée à destination, et j'en suis navré. On sentait de l'embarras dans ces paroles.                - Tu ne m'accompagnes pas ? Lui demanda-telle froidement. Gêné il lui répondit:               - Je ne crois pas qu'on m'accueillerait de façon chaleureuse. J'y ai laissé quelques affaires en suspens ainsi que de nombreux griefs contre moi.                - Je marcherai, dit-elle alors en se contorsionnant pour échapper à l'étreinte de ses bras musclés. Elle sauta du cheval de guerre impassible qui broutait trois herbes sèches sur le sol.                - Écoute, j'ai bien réfléchi et me demandais si éventuellement....                - Oui? Lui dit-elle, et elle se prit à espérer. Mais il ne dit rien. Il venait de voir sortir de l'enceinte fortifiée une vingtaine de cavaliers qui chevauchaient vers eux.                - La garce et ses bâtards de frères ont révélé notre présence, siffla-t-il entre ses dents. Il n'avait pas pu continuer sa phrase.                - J'aurais dû être plus méfiant. Il la regarda et un voile de tristesse éclipsa un moment l'intensité de son regard. Une seconde où Sonja vit un homme et non un guerrier sauvage et endurci.                 - Je suis désolé, ma jolie... Mais je crois que je vais avoir besoin d'être léger pour distancer les petits soldats qui voudraient bien ôter la tête que j'ai encore sur les épaules. Ils ont une monture plus fraiche que mon "Claymore"                - Dommage, poursuivit-il, cela aurait pu se passer différemment. Il la regarda avec intensité, puis fit faire un brusque revers à son cheval.                - Adieu jolie circassienne. Peut-être aurai-je la chance de recroiser ta route, ton joli minois et ton sale caractère. Puis il fila comme le vent. Cinq minutes plus tard, le groupe de soldats stoppait devant Sonja.                - Il est parti par où ? Questionna l'officier en tête de la troupe. Ils se reconnurent mutuellement. C'était un des cavaliers qui escortaient la caravane                - Tiens donc, notre fugitive ! Te voici donc revenue au bercail.... Et où est ce chien de Mahmoud ?                - Mort, murmura-t-elle dans un souffle presque inaudible.                - Tant mieux, un de moins à rechercher ! Alors, réponds drôlesse, où ce diable d'étranger a-t-il filé ? Sonja ne put que montrer les dunes arides. L'officier tira sa moustache, sceptique mais décidé malgré tout.                - Trois hommes pour amener la fille à la cité cria-t-il derrière lui. Elle est destinée au Cheik. Les autres me suivent...Dans des cris surexcités, les cavaliers se lancèrent aux trousses d'Olaf. Les trois hommes restés poussèrent alors du pied la jeune circassienne dont le moral venait de chuter au plus bas. Entre la rage, la vexation, le courroux et... autre chose qu'elle ne savait pas nommer, elle marcha en direction de l'immense cité du cheik, de son harem et de sa piètre destinée. Elle se mit à haïr fortement Olaf qui l'avait laissée comme une misérable.                - Que lui voulez-vous ? demanda-t-elle en essayant de se faire comprendre. Les trois cavaliers ne l'avaient même pas entravée. L'un deux la dévisagea et sembla surpris.Quelques mots en caucasien et d'autres prononcés lentement en turc pour qu'elle puisse les comprendre la figèrent sur place.                - Tu as de la chance qu'il ne t'ait pas éventrée et dévorée... Il est le djinn aux yeux bleus.... 

7

 Sonja envisagea de se lever et s'étira comme un chat. Autour d'elle, quelques esclaves agitaient faiblement d'immenses palmes lui apportant un petit air frais agréable. Des salles inférieures, des bruits métalliques et de bois heurtés lui indiqua qu'on s'affairait. Cuisiniers, conseillers, femme de chambre, esclaves et odalisques, tout un microcosme de serviteurs chargés de faire fonctionner l'intendance et le bon fonctionnement du palais.Deux esclaves nubiens précédés d'une femme assez forte de petite taille entrèrent, les bras chargés de plateaux en raphia tressé couverts de fruits. Des mangues, des bananes vertes de Judée, des fraises et des oranges s'entassaient sur cette pyramide complétée de petits fruits tels que des noix de cajou, des amandes, des noisettes et des dattes fraîches. On déposa des coupes de lait et de jus de fruits. On proposa même des sorbets confectionnés avec la glace des montagnes et ramenée à prix d'or par cavaliers rapides. De l'eau en pichets d'argent et de cristal fut également apportée.Les femmes s'agglutinèrent autour de toutes ces boissons et victuailles appétissantes pour les yeux et les papilles tout en parlant bruyamment, Mais aucunes d'entre-elles ne daigna parler aux deux esclaves noirs qui auraient eu du mal à répondre : on leur avait tranché la langue à leur arrivée alors qu'ils sortaient de l'adolescence. On ne parlait pas aux femmes de harem !Sonja se leva de sa couche confortable. Elle était entièrement nue. La pudeur n'était de guère de mise dans ce gynécée où toutes les femmes prenaient leurs aises entre leur sommeil et leur bains. Elle se couvrit les reins d'un léger voile de soie qu'elle noua à la taille et autour de laquelle pendait une fine chaîne d'or. Son nombril était percé d'un minuscule rubis qui attirait l'œil sur son ventre plat et sa peau claire. Elle portait également des bracelets de jaspe et de turquoise. À ses chevilles, des chaînettes d'or où étaient accrochés de minuscules clochettes d'or et des pierres semi-précieuses qui tintaient discrètement aux pas menus de sa marche. Deux ans étaient déjà passés depuis ses mésaventures dans le désert.Deux ans d'humiliation quotidienne au début, mais aussi d'apprentissage et pourquoi ne pas le dire, de menus plaisirs.Elle partageait une partie du palais avec quatorze femmes toutes aussi belles les unes que les autres, venant toutes d'horizons différents.Il y avait une caucasienne, comme elle, mais aussi quelques grecques de Byzance, une indienne aux yeux noirs immenses et quelques numides et bulgares.Les harems avaient l'interdiction d'enfermer des musulmanes, aussi ne trouvait-on aucune femme pratiquant la religion du prophète.Sonja, avec ses 22 ans, était une des plus jeunes, bien qu'une petite mauritanienne aux yeux bleus en possédât deux de moins qu'elle. Si la captivité avait été une âpre et pénible lutte pour cette jeune cavalière des steppes, elle commençait à se trouver des repaires de quiétude. À son arrivée, elle avait dû essuyer les regards inquisiteurs, les jalousies et parfois la haine de certaines de ses "rivales". Elle était la plus belle et son air farouche dérangeait. Aussi avait-elle intelligemment décidé d'adopter une attitude d'humilité silencieuse en évitant par tous les moyens les conflits.Pourtant, elle avait également dû faire comprendre à ses compagnes de captivité qu'une barrière ne devait pas être franchie.Une altercation avait eu lieu avec une des grecques pour une peccadille. Cette dernière avait voulu la gifler, mais Sonja lui avait saisi le bras, l'immobilisant soudainement, et son regard pers avait pris soudain l'éclat du verre froid et coupant alors qu'elle le plongeait dans celui de la belliqueuse hellène. L'atmosphère s'était tendue. Toutes s'étaient retournées pour évaluer les deux combattantes silencieuses, mais sans prendre parti. Sonja tordit inéluctablement le poignet qu'elle tenait fermement. Des années de tir à l'arc et de combats au couteau lui avaient forgé des muscles discrets mais solides. L'autre se mordit les lèvres et des larmes coulèrent de ses grands yeux. Elle s'effondra à genoux sous la douleur. Un sanglot étouffé suivit. Sonja lâcha son bras. A ses pieds, son ennemie pleurait. Sonja s'effaça discrètement, et plus jamais les autres femmes ne l'importunèrent. Ainsi donc, à partir de ce moment, les semaines puis les mois passèrent, plus paisibles. Mieux, l'intelligence et le grand sens de l'écoute de la jeune Circassienne l'avait même fait être recherchée pour sa compagnie agréable et tolérante.Elle avait demandé très tôt à avoir accès à la bibliothèque du palais, ce qui lui avait été accordé, non sans une certaine surprise mêlée de suspicion. Elle s'y réfugiait des heures durant, délaissant ses compagnes essayant des parfums, s'oignant d'huiles au jasmin et au lotus, ou se prélassant dans les bassins ou dans les jardins. Comme dans la première demeure où elle avait été enfermée quelques jours, la bibliothèque du palais comportait de nombreux parchemins, tablettes, papyrus et rouleaux. Quelques matrices en bois venues des hauts plateaux de Mongolie, ainsi que des incunables d'occident y étaient également entreposées dans un désordre indescriptible mais accueillant.Grace à toute cette connaissance accessible, ainsi qu'avec l'aide de quelques odalisques, elle finit par maîtriser rapidement les rudiments des langues turque et perse ainsi que les bases du grec.Elle s'intéressa à l'astronomie et à la science des plantes, mais surtout elle finit par s'initier à la musique. Des heures durant, elle s'entraîna sur un petit tambourin et avec des cymbales. Mais elle aima plus que tout le son de la lyre, instrument qu'elle ne connaissait pas et dont le son cristallin la faisait rêver à d'autres endroits, d'autres lieux. Elle devint si bonne qu'elle jouait parfois pour ses compagnes quand le soleil se couchait sur les jardins et que le vent du désert soufflait doucement. Les femmes l'écoutaient religieusement et sa voix suave et rauque semblait les captiver. Même le silence semblait vouloir l'écouter dans des ambiances dorées et rougeoyantes de crépuscules éternels. Si elle n'avait pas été prisonnière, Sonja aurait pu dire que sa vie était, somme toute, fort agréable. Elle n'avait pas à subir la violence des hommes, leurs insultes et leurs injures, ni les gestes obscènes ou grivois qui l'avaient accompagnée avant son arrivée dans le sérail. Ici, le temps semblait suspendu, les heures passaient, dénuées de violence, amenaient à la langueur oisive, et les nuits confortables abritaient son sommeil jusqu'à tard le matin quand les odalisques venaient les réveiller, elle et les autres femmes.Les bains étaient agréables : un mélange de fraîcheur et de suavité. Les promenades et moments de paresse dans les jardins étaient jouissifs.Elle n'avait à souffrir que de la promiscuité féminine dont elle s'accommodait facilement. Enfin, elle avait appris à connaître les besoins de son corps et une grâce maniérée commençait à poindre sur la belle jeune femme.Mais c'était la liberté qui lui manquait le plus. Depuis son enfance, elle était en elle et lui manquait viscéralement. Chevaucher sous la pluie, franchir en courant les rivières, se baigner nue sous les cascades fraîches, cueillir les fleurs, rêver à l'abri des arbres et des rhododendrons, bref savourer sa liberté... Elle pleurait parfois la nuit en y pensant, ainsi qu'à ses parents. Elle rêvait aussi de ce Djinn aux yeux bleus qui l'avait sauvée et dont elle avait partagé un moment l'existence spartiate mais palpitante.Elle se surprenait à penser à lui aussi, la journée, alors qu'elle était allongée sur des coussins près d'un bassin fait de lapis-lazuli et de malachite. Elle se remémorait sa rencontre, sa force incroyable, sa sauvagerie... Et ses yeux. Evidemment, elle l'avait détesté, détesté de l'avoir abandonnée à ce sort. Pourtant, il l'avait indiscutablement sauvée d'une mort affreuse. Oui, elle l'avait détesté, mais aujourd'hui un peu moins. Et puis, un matin que ses rêveries la submergeaient, elle superposa un autre moment fort de son existence passée dans ce harem : sa première rencontre avec le cheik.Elle se l'était imaginé bien souvent, homme de pouvoir obèse, âgé, répugnant dans des drapés sophistiqués et des parfums capiteux. Pourtant, quand elle le vit, elle fut bien surprise.Encadrée par deux odalisques voilées, elle traversa des salles immenses aux colonnades sculptées de scènes de guerre et de chasse qui s'élevaient jusqu'aux plafonds couverts de mosaïques et éclairés par une multitude de lampes qui pendaient. Des frises d'or couvraient les murs rehaussés de bas relief d'albâtre et de marbre. Entre chacune des colonnes, elle apercevait les jardins luxuriants ou s'affairaient des jardiniers. Le bruit de petites cascades, de chants d'oiseaux, de cris de singes venaient animer cette petite jungle façonnée par des mains expertes. Elle dépassa des bassins couverts de nénuphars et papyrus pourpres et parmes où semblaient sommeiller des statues de femmes dénudées dans des poses alanguies. De leurs couronnes ou amphore, jaillissaient des filets d'eau cristalline qui leur recouvraient les épaules, les seins et les ventres comme autant de voiles pudiques et complices.Tous les dix mètres, des janissaires aux allures redoutables montaient la garde, le visage fermé et leur grand cimeterre posé sur le sol carrelé orné de fresques aux motifs floraux.Devant une immense porte de bois luxueux enchâssée de pierres précieuses, elles s'arrêtèrent. Un petit gong se trouvait à leur gauche. Un homme le frappa d'un petit marteau d'argent ciselé. Ils attendirent un instant et les deux battants s'ouvrirent dans un léger grincement.Devant elle, une salle luxueuse décorée d'armures d'époques et de pays différents qui s'alignaient comme prêtes à partir au combat.Quelques meubles en bois de cèdre ou d'acajou couverts de cartes encadraient un lit fait de coussins, tissus luxueux et fourrures diverses. Des rideaux en voile léger flottaient sous la brise qui s'engouffrait par des fenêtres voutées immenses. Une petite table avec un jeu d'échecs aux pièces d'onyx et d'ivoire semblait attendre un visiteur occasionnel.Mais l'attention de la Circassienne fut attirée par deux guépards au collier de turquoise allongés aux pieds d'un homme dont le buste et le visage étaient masqués par quelques ombres complices dont il semblait profiter.Sonja chercha à percer l'obscurité qui masquait les traits de l'homme assis en face d'elle qui semblait en jouer. En vain ! Elle tenta de se déplacer sur sa gauche, mais encadrée comme elle l'était elle dut s'immobiliser. Alors, elle détourna son attention sur ce qui était visible : ses mains. Elles étaient, longues, fines et bronzées, et bougeaient avec économie, voire paresse. Les doigts étaient couverts de bagues précieuses aux formes compliquées.L'homme bougea un peu dans un bruissement de soie froissée. Se vêtements étaient d'un luxe raffiné, mais demeuraient confortables. Des vêtements d'intérieur : une grande tunique de soie blanche serrée à la taille par un large ceinturon de cuir à la boucle en argent et un pantalon large. Sa tenue aurait tout aussi bien pu convenir à une promenade à cheval.                - Tu es la Circassienne ?Sonja ne répondit pas. Elle baissa la tête, un peu sur la défensive.                - Tu comprends ma langue ? La voix était douce.Là encore elle ne répondit rien, butée. Alors, il avança son buste dans une pose qui suggérait l'intérêt. Elle découvrit donc avec appréhension ce fameux cheikh dont la notoriété n'était plus à faire. Prince guerrier, défenseur des arts et du commerce, mais également à la réputation plus sombre. Des rumeurs parlaient de torture dans ses geôles dans les soubassements du palais. Mais peut-être n'étaient-ce que des ragots dévastateurs propagés par ses ennemis...Salim devait avoir la trentaine passée et possédait un visage austère mais régulier. De grands yeux noirs, très beaux et, crut-elle, maquillés. Sous son nez aquilin, une fine moustache encadrait une bouche sensuelle et fine. Son menton volontaire portait une minuscule barbichette fourchue, dénotant une évidente aristocratie déjà visible dans ses gestes, son élocution posée et son maintien.L'homme était séduisant, très séduisant, et il semblait le savoir. Il en jouait à la perfection sur la jeune esclave qui semblait un peu troublée de ce face à face.Sa suffisance était perceptible mais non ostentatoire.                - Trop naturelle, pensa Sonja qui avait du mal à détourner son regard de ce prince des mille et une nuits.Il se leva dans un geste majestueux mais visiblement recherché, presque précieux. Sonja admira sa grande taille, supérieure à la moyenne.                - Circassienne, on m'a parlé de ta grande beauté. Il est vrai que tu es une belle perle dans un écrin, mais je veux en savoir plus sur toi. On dit que tu viens d'une contrée où les gens sont farouches, indomptés... Est-ce le cas ?Il eut un sourire presque taquin en l'observant fixement comme s'il l'évaluait. La gêne de la jeune femme semblait l'amuser.                - On m'a rapporté ta... Ta petite, comment dire, ton différend avec Théodora... Sonja se sentit acculée. Elle recula d'un pas. Que devait-elle répondre ? Comment se défendre ? Il allait la punir. Théodora lui avait donné un fils l'année passée et dans la hiérarchie du harem elle était très importante.                - J'ai trouvé cela divertissant. Théodora est une belle femme, mais son statut et son caractère dominateur lui font prendre parfois quelques droits inopportuns qui me contrarient. Tu as très bien fait.Sonja se détendit, son souffle se fit moins oppressé.                - Circassienne, je ne doute pas que tu sais pour une femme ce que signifie sa présence dans mon harem. Je ne te ferais pas un dessin. Pourtant, je ne suis pas un butor, ni un rustre. Je laisse cela à ces gens de l'occident qui viennent nous massacrer pour imposer leur dieu et leurs coutumes barbares. Sonja pensa au djinn aux yeux bleu. Quel était son nom, déjà ? Il continua, atone.               - Je veux mieux te connaître et que tu apprennes, toi aussi, à savoir qui je suis sans tenir compte de l'avis des autres. Ces oripeaux, bien que luxueux, sont impersonnels et ne reflètent pas ma réelle personnalité. Il montrait ses vêtements presque honteux. Sa modestie semblait parfaite... Ou réelle !                - Je suis une esclave, lança fortement Sonja, surprenant le cheik. Je suis une esclave mais ce n'est pas pour cela que je dois être soumise et dévouée... Salim sourit en tirant sur un pan de sa moustache.                - Mais tu parles ? La railla-t-il. Bien, très bien.Un silence, pesant, trop long pour la jeune fille au sang bouillant.                - Je m'attendais un peu à cette attitude... Calme, Ashiya, lança-t-il au guépard qui montrait des signes de nervosité et feulait doucement. Le félin se coucha au pied de son maitre qui le caressa en s'accroupissant. La bête ronronna, conquise.                - Je te donne accès à ma bibliothèque comme tu en as fait la demande. Tu es d'ailleurs la seule à avoir formulé cette requête, marmonna-t-il, comme surpris. Mais j'exige une compensation en retour. Sonja frissonna.                - Plutôt mourir ! Lui lança-t-elle comme dans un défi. Sa voix ressemblait au grondement du guépard qui dressa une oreille et posa son regard aux yeux d'ambre sur elle. Le cheikh rit de bon cœur. Son rire était franc et éclatant. Ses dents ressemblaient à des perles de nacre, régulières et blanches.                - Oh, ce n'est pas de ta virginité dont il s'agit, rassure-toi ! Non, j'exige simplement que nous nous rencontrions tous les jours en fin de journée, quand je serai présent au palais, et que tu me parles de tes lectures, de toi, de ce que tu as appris et découvert dans mes ouvrages. Que tu me racontes aussi les légendes de ton peuple, ses coutumes. En somme, Circassienne, je veux deux heures avec toi, par jour. Sa voix se fit ferme sur ces derniers mots. Sonja le regarda, interloquée. C'était un piège. Cela ne pouvait être autrement. Pourtant un doute subsistait.                 - En tout bien, tout honneur, précisa-t-il pour qu'elle comprenne bien ce qu'il lui proposait. Elle voulut répondre mais il la coupa.                - Ne me donne pas ta réponse immédiatement. Je te propose un marché, réfléchis. Mes livres et manuscrits pendant une semaine. Une fois ce délai achevé, donne-moi ta réponse. J'en tiendrais compte dans ma décision finale. Ses yeux se firent plus sombres, plus froids, l'espace d'un bref instant.                - Il négocie ! Pensa-t-elle. Il négocie et je dois en profiter, lui montrer que son marchandage n'est pas si aisé qu'il peut le croire.                - J'accepte ta proposition, Cheikh, mais j'y pose une condition moi aussi. Le regard de Sonja s'étaient fait soudainement plus déterminé. Le cheik sembla soufflé par l'audace de cette esclave. Pourtant il ne dit mot. Cette beauté aux yeux pers le surprenait.                - Je veux continuer la pratique de l'art, désire que tu te procures pour moi un arc de mon pays. Elle fit une pause... Et souhaite apprendre les techniques de ton pays avec un maître archer de ton choix. Le tir m'apporte une sérénité et une tranquillité qui me font me trouver bien et d'humeur joyeuse en toutes occasions. Le cheik se rassit sur son siège. La coquine était douée, admit-il en lissant ses moustaches. Il ne laissa point paraître son émotion quant à cette audacieuse demande.Il aimait l'insolence inhabituelle de cette femme. Tous et toutes rampaient devant lui. Elle, non !                - Accordé, lui dit-il.Puis, d'un geste de la main, il fit signe à la jeune femme et aux deux esclaves qu'il souhaitait être seul et que cette conversation était terminée. Pourtant, alors qu'elle avait presque franchi la grande porte, le cheik l'appela une dernière fois.                - Circassienne ! Elle se retourna, droite et digne.                - Tu es vraiment d'une beauté extraordinaire, et ton intelligence et ton intrépidité semblent presque vouloir la dépasser. Il sourit, ses yeux plongés dans les siens. Elle rougit, baissa la tête. Une mèche de cheveux la cacha providentiellement. Quand elle repartit, laissant le prince à sa solitude, elle se demanda si elle l'avait remercié pour ce compliment ou si elle se l'était simplement imaginée.      8  Dans le patio où elle contemplait les lueurs de l'aube qui s'entrelaçaient comme les couleurs d'une aquarelle pas tout à fait sèche, Sonja se souvenait.La brise tiède venait du désert et faisait flotter doucement ses cheveux, lui dégageant ses épaules nues et dorées. Sonja avait accepté ce "contrat tacite" sachant pertinemment qu'il n'était qu'une étape jusqu'à l'inéluctable : le partage de sa couche.Pourtant, le fait de voir le cheikh régulièrement lui amenait appréhension et excitation dans un même tourbillon de rêve et d'images venues de son néant personnel. Leurs premières rencontres se passèrent dans des lieux publics, la bibliothèque, les jardins, les grandes marches devant la petite mosquée qu'il avait fait construire avec l'or venant d'une de ses conquêtes d'une tribu voisine en Anatolie.Puis, les rendez-vous se firent dans des endroits plus privés, les grands boudoirs du prince, les salons d'accueil des hôtes privilégiés, une fois même dans le harem où il vint la rejoindre alors qu'elle était presque nue. Les autres femmes en furent stupéfaites, et leurs discussions bruyantes et leurs tentatives pour attirer l'attention de leur maître et époux lui firent rebrousser chemin dans un sourire éclatant qui décontenança la jeune Circassienne.Que de questions lui furent posées après son départ !Leurs rencontres se firent donc de plus en plus souvent sur la grande terrasse de la bibliothèque. Salim était un homme cultivé mais non pédant. Il aimait partager ses connaissances. Aussi, dans un premier temps, ce fut lui qui parla. Un matin pourtant, il demanda à Sonja sur quel document elle avait récemment jeté son dévolu.Elle lui répondit que les ouvrages étaient pour l'instant difficilement accessibles. Elle parlait bien un peu désormais le turc et l'arabe mais ne les lisait pas, quant au grec, au perse ou au copte, elle n'y entendait rien. Alors, que dire de ces anciennes langues comme le nabatéen ou l'araméen, ainsi que d'autres plus anciennes encore ?                - Oui, je comprends. Il n'est guère aisé de maitriser toutes les langues. Moi-même n'en pratique que quelques unes... Il ne finit pas sa phrase, modeste. Mais tu trouveras ici nombre de documents qui t'expliqueront parfois mieux par les images que par leur texte bien trop savants ou hermétiques.               - Evidemment, sourit-il en prenant une tablette d'argile posée sur une étagère, celle-ci ne t'apprendra rien.  Il regardait les marques de poinçons faites avant que l'argile ne soit dure.                - Elle vient, continua-t-il en l'examinant de près, d'un ancien empire colossal qui s'étendait sur toute la côte arabo-persique. Sumer. On dit que ce peuple a inventé l'écriture. Pourtant, à ce jour, personne ne sait la déchiffrer. Peut-être un jour... Sonja l'écoutait, fascinée par toutes ces connaissances. Elle se sentait une barbare ignare.Il s'interrompit et prit quelques ouvrages d'astronomie et de médecines remplis de superbes illustrations.                - Ceux-là sont passionnants et très accessibles, tu les comprendras aisément. Puis, avant qu'elle n'ait pu dire quelque chose, il la salua d'un geste de la main sur son front en s'inclinant, puis se retira dans un bruissement discret de drapés. Ainsi coulèrent les semaines au rythme de ces visites, tout d'abord redoutées, puis ensuite souhaitées.Sonja ressentait de la confusion quand elle voyait le prince, comme attirée. Pourtant, lorsqu'il était absent, elle ne pensait plus à lui. Elle rêva de lui, mais, bizarrement, bien que possédant les traits du prince, il avait les yeux bleus et sa taille était gigantesque. Leurs rendez-vous étaient parfois interrompus par un auxiliaire ou un esclave qui requérait sa présence pour une affaire urgente. Lors des absences du cheik, ils poursuivaient leur relation sur un mode épistolaire où Sonja se faisait plus polémique, plus tranchante. Elle n'était pas sous son emprise. Aussi avait-elle entrepris de lui expliquer ses croyances et les légendes de son pays, légendes qui le surprirent par la place importante qu'y tenaient les femmes, mais il ne dit rien, sachant qu'il la vexerait, ce qu'il ne souhaitait surtout pas. Elle lui parla aussi des forêts sombres pleines de mystères, des brumes qui masquaient la lumière et d'où semblaient vouloir surgir des divinités ou des esprits. De la pluie qu'elle aimait, des orages qui grondaient leur fureur répétée par l'écho de la montagne qui semblait répondre aux terribles coups de tonnerre. Salim retenait son souffle devant la passion et l'élocution de sa jeune esclave et ne respirait mieux que lorsque son récit s'arrêtait. Il voyait en elle une Shahrazade des mille et une nuits, ce conte persan, peut-être indien qui remontait au troisième siècle et dont il avait eu la chance de lire quelques textes traduits. Sonja fut flattée de cette romantique comparaison. Pourtant, elle n'était pas dupe et voyait bien où le beau prince voulait aller... La prenait-il pour plus naïve qu'elle n'était ? Bien sûr que le cheik songeait à des rapports autres que platoniques et intellectuels, pourtant il semblait prendre un réel plaisir à leur conversations, échanges, parfois contradictions.Mais quand il déciderait de passer à une autre étape, que ferait-elle ? Quel choix aurait-elle alors ? Elle, une esclave, lui un prince conquérant et redouté ? Son refus équivaudrait à une condamnation à mort sur les champs. Pire, il pourrait la donner à sa soldatesque et elle devrait souffrir les souillures infâmes et définitives de ces vautours du désert assoiffés de plaisir. Elle frémit rien que d'y penser. Des gouttes de sueur froide naquirent de sa nuque jusque dans le bas de son dos, et pourtant la chaleur était là, bien présente.Pouvait-elle essayer de fuir ?Avec l'aide de qui ? Le palais, ses murailles, la ville et sa forteresse aux hauts murs bien gardés ne lui laissaient que peu d'opportunités.Dans son malheur, Sonja avait tout de même la chance que le cheik s'absente souvent, des semaines, parfois des mois. Des voyages qui avaient pour but des raisons militaires, commerciales ou de contacts.Le cheik semblait être un fin stratège tant sur le point militaire que diplomatique.De plus, quand il était présent, Théodora prenait une place considérable auprès du prince. Le fils qu'elle avait eu lui conférait un avantage inaliénable sur les autres.Elle apprit qu'une de ses compagnes étaient grosse avec pour résultat l'abandon temporaire de l'intérêt du prince. L'amour avec une femme enceinte était pour le moins proscrit par les convictions du chef arabe.Sonja se leva, s'étira comme un jeune chat. Elle distingua entre les grands arbres du jardin le maître archer qui l'attendait et disposait quelques cibles en paille. Elle descendit le rejoindre sous l'œil désapprobateur de ses sœurs de gynécée.Elle était douée et avait surpris son mentor par sa force et son habileté au tir à l'arc. Ce dernier, petit et sec comme un coup de trique, le regard d'aigle et les cheveux longs et noirs cachés par un turban noir plus gros que sa tête, semblait apprécier le talent de son élève. Elle dépassait en adresse tous les tireurs qui avaient voulu se frotter à elle lors de tournois internes. Elle les avait tous battus ! Et cette victoire avait amené bons nombre de sentiments d'admiration, de rancœur ou de jalousie. Elle chassait sur le territoire des hommes et ils n'aimaient pas cela ! Toutes ces victoires avaient été réalisées avec un petit arc des steppes rapporté de Géorgie à sa demande. Façonné de bois et corne de buffle, l'arme était rare et difficile à confectionner. Sa puissance était telle qu'à soixante quinze mètres il pouvait traverser une armure. La maîtrise de l'arc arabe lui était moins favorable. Pourtant très proche du mongol, elle le trouvait trop léger, plus encombrant. Malgré tout, la jeune femme faisait des progrès de jour en jour et envisageait d'ici peu de temps de se frotter lors d'un concours aux meilleurs archers de la forteresse.L'après-midi touchait à sa fin et Sonja rangeait son arc dans une gaine de cuir nourrie à la graisse quand une odalisque essoufflée vint à sa rencontre. Le cheik la demandait sur le champ ! Quand elle le retrouva dans son boudoir, il paraissait ombrageux et perdu dans de sombres pensées. Quand il l'entendit venir vers lui, son visage s'éclaira d'une joie non feinte.                - Ah, dit-il, voici ma petite guerrière rebelle, aussi belle qu'une déesse céleste. Sonja sourit timidement et rougit sous le compliment. Il lui prit les mains. Les siennes étaient brûlantes et douces. Sonja ne retira pas les siennes. Puis une main plus audacieuse remit en place une mèche désordonnée et en profita pour lui caresser la joue, puis son épaule nue qui se contracta soudainement sous cette caresse. Elle lut dans le regard de Salim une lueur inhabituelle qu'elle ne connaissait pas.                - Je vais devoir m'absenter un certain temps, fit-il en reculant d'un pas. Des mois, peut-être ! Un danger approche d'ici qu'il me faut combattre. Ce chien de Djinn aux yeux bleus menace mes troupes en lançant des assauts de plus en plus fréquents et de plus en plus destructeurs. Tant qu'il mettait à sac des caravanes et quelques villages, je n'y voyais guère d'importance. Mais aujourd'hui, la coupe est pleine et je veux le détruire ! Sonja ne répondit rien. Que pouvait-elle dire à ce propos ? Elle s'interrogeait bien sur le désir des hommes de s'entretuer, de s'exterminer dans les violences les plus abjectes plutôt que de s'adonner aux bienfaits de la nature. N'y avait-il pas suffisamment de plaisir à prendre sur cette terre sans avoir à guerroyer ? Les poètes, les ermites et les solitaires l'avaient bien compris en prenant du recul sur leurs congénères et profitaient des simples plaisirs terrestres.                - Sonja, demanda le cheik qui la fit revenir à cette amère réalité. Sonja, tu le connais.... C'est ce guerrier qui t'a abandonnée lâchement aux portes de cette cité. En se débarrassant de toi il te destinait à une mort affreuse ou à rejoindre mon harem où tu aurais pu être traitée comme.... Il interrompit sa phrase et regarda Sonja de son regard sombre.La jeune circassienne ne dit rien.                - Peux-tu m'aider, circassienne ? Dis m'en plus sur lui. Tu dois savoir ce qu'il prépare. Qui est-il réellement ? Est-il un de ces croisés sanguinaires, est-il autre ? Ne me mens pas, Sonja, je saurais être très généreux avec toi. Je le répète, veux-tu m'aider à le trouver ? Elle hocha la tête négativement. Elle voulut lui dire qu'elle ne savait que peu de choses sur le barbare irlandais, mais il dut croire qu'elle ne voulait pas le trahir. Cette confusion d'interprétation lui fit soudain changer de ton.                - Je vois, siffla-t-il entre ses dents, vexé. Tu ne veux pas m'aider. Bien, alors revoyons notre arrangement. Je suis désolé, mais à partir de ce jour, plus de tir à l'arc ni de bibliothèque. Je pense que ma générosité altruiste à bien suffit. Tu resteras dans le harem jours et nuits avec les autres. Plus de traitement de faveur pour toi, ma jolie. De plus... Il fit une pause.                - À mon retour je veux que tu sois prête pour moi. Les yeux de Sonja s'embrumèrent de larmes. Le cheik eut un instant comme un regard de douceur puis se reprit.                - Je n'ai plus rien à te dire. Qu'on la ramène avec les autres ! Deux hommes surgirent de nulle part, prirent Sonja par les bras et la ramenèrent de force devant les grandes portes du harem. Sous la pression des mains puissantes des deux turcs, elle ne posait pratiquement pas ses mules sur le sol.  9  Le désert semblait couvert d'une malédiction brûlante, poudreuse et piquante.Le sifflement strident et continu, comme le hurlement d'âmes à l'agonie, s'engouffrait dans les dunes régulières pour les déposséder de leurs formes pleines et sinueuses et les évacuer, rageur, vers le néant.La tempête de sable, car c'en était une, était douloureuse à la centaine de cavaliers prostrés qui s'étaient mis à l'abri de quelques rochers disparates, derniers havres de secours naturels !Les montures avaient été couchées près des cavaliers qui leur avaient couvert les naseaux et les yeux de chèches défaites, de couvertures ou de simples vêtements.Tous étaient à moitié ensevelis sous les rafales et aucun d'entre eux n'avaient vu cette tempête arriver. Souvent mortelles, elles étaient pour le moins fréquentes dans cette région et les hommes du désert savaient s'en protéger en attendant qu'elles cessent ou les enterrent à jamais. Leur philosophie orientale, un brin fataliste, leur faisait craindre non pas la mort qu'elle pouvait apporter, mais la souffrance qu'ils pourraient ou non endurer.Leur patience inébranlable était pourtant incompréhensible pour l'un d'eux qui grogna un juron derrière le grand turban qu'il avait posé sur sa bouche et son visage. Seul l'éclat turquoise glacé perçait au travers d'une fente qu'il avait laissée pour voir autour de lui.Il maugréa derechef.                - Peste de ce climat inhospitalier !Son ton coléreux invita les hommes auprès de lui à ne pas relever. Il fulminait de rage et d'impatience. Calant sa grande carcasse dans une position plus confortable, il dut pourtant prendre son mal en patience et attendre l'accalmie.Quand elle survint enfin, seules quelques colonnes ondoyantes de sable décervelaient le sommet des dunes totalement reconfigurées.Olaf, car c'était bien de lui qu'il s'agissait, se leva, engourdi. Il épousseta énergiquement le sable qui s'était infiltré partout sous ses vêtements. Autour de lui, on en faisait autant, les uns se redressant après les autres. Pourtant le regard bleu du guerrier devint plus sombre : certains ne se relevaient pas, ne se relèveraient plus jamais. Le désert avait pris son dû et la camarde grimaçante avait agrippé dans son triste sillage une quinzaine de cadavres, humains et équidés confondus.                - Qu'on les enterre ! Mais qu'on prenne leurs armes et économies, lança le géant, rationnel. Il semblait ignorer la tristesse et la pitiéQuelques uns hochèrent du chef. Leur leader avait, malgré sa sauvagerie, des restes de civilisation et de courtoisie envers les défunts. Leur impression fut anéantie quand ils le virent scruter le ciel : des vautours et autres oiseaux charognards avaient repéré le groupe, surtout les morts. Ils tournoyaient en larges cercles concentriques en attendant de pouvoir se repaître de leur funeste festin.                - Des vautours ! Je ne veux pas que les troupes de Salim me repèrent ! Ces damnés volatiles sont un signal que l'on pourrait voir des lieues à la ronde. Allons pressez- vous ! Une heure suffit pour que des trous sommaires soient creusés, remplis et recouverts. Pendant ce temps là, Olaf s'était assis sur une roche et telle une statue offrait à la lumière du soleil son corps de bronze. Il réfléchissait. Il réfléchissait aux derniers mois et années passés dans cette contrée hostile, se souvenait de son départ de Messine, après la bataille qu'avait mené Richard Cœur de Lion contre les troupes de Saladin. Ecœuré, il avait constaté la cruauté du monarque anglais ordonnant le massacre de plus de trois mille personnes, femmes et enfants compris. Il avait vu les hommes du dieu chrétien aussi cruels que ceux adorateurs du prophète, et il en était dégoûté. Sa fureur nordique lui avait fait refuser un ordre ignominieux du roi, ce qui courrouça le roi. Richard et lui se connaissaient. On disait la force de l'anglais inégalée au combat. Olaf l'avait rejoint une année plus tôt, après la déroute subie par les croisés à la bataille de Hattin, catastrophique pour l'occident qui perdit lors de ce combat la relique tant prisée, la Croix du Christ. Ils s'étaient très vite appréciés. D'un même tempérament, fier et orgueilleux, dotés d'une grande franchise, les deux hommes, malgré leur statut différent au sein de l'armée, ne manquaient pas une occasion pour disserter. Ils eurent aussi l'occasion de combattre dos à dos lors de quelques escarmouches menées par les sarrasins, et leur amitié s'en renforça. Pourtant, face à la monstrueuse décision du roi, Olaf ne put que lui opposer son refus de l'exécuter. Quelques hommes le soutinrent, des chevaliers teutoniques et quelques hospitaliers, ce qui mit l'héritier des Plantagenet dans une colère noire...Le roi et lui, après s'être copieusement gourmandés, en étaient presque venus aux paroles insultantes et plus personnelles. Ce diable de nordique ne voulait pas céder d'un pouce, ce qui mit le roi encore plus de mauvaise humeur. Il voulut le gifler. Mal lui en prit ! Olaf lui saisit le bras au vol. Puis, dans un rictus grimaçant, les yeux dans les yeux, il pressa sa prise comme dans un étau. Richard voulut résister, en vain. Il prenait conscience de son infériorité. La force du géant avait été façonnée dans les montagnes et les rivières, au cours des rixes multiples entre clans adverses et les guerres de survie. Lui ne s'était entrainé que lors les joutes, certes, violentes, mais courtoises de sa cour. La différence était de taille. Il plia un genou. La douleur augmentait. Olaf augmenta sa prise. Le roi tomba devant lui en laissant sortir une plainte de sa gorge.                - J'ai voulu suivre un roi, un preux, lui marmonna hargneusement Olaf, et j'ai suivi un boucher. Le visage de Richard avait viré au gris terreux. Des gouttes de sueur perlaient sur son front et venaient se perdre dans sa barbe brune bien taillée.Olaf lâcha le bras du monarque agenouillé qui souffla enfin, délivré de cette étreinte de fer. Trente hommes venaient d'assister au spectacle de cette confrontation. Certains tiraient même leur épée, prêts à occire le grand croisé aux yeux bleus qui avait osé humilier un roi et maintenant décidé de leur faire face. Il venait d'assurer sa prise sur le manche de sa hache de guerre monumentale encore rouge du sang des ennemis tombés. Richard fit un geste d'accalmie. Tous stoppèrent leur action. Il se releva. Il regardait maintenant ce guerrier redoutable en massant son poignet douloureux.Jamais de sa vie il n'avait subi une aussi humiliante leçon. Jamais il n'avait été vaincu en combat singulier. Sa force était légendaire, et pourtant...Le géant le toisait d'une bonne tête et ses yeux avaient l'éclat du meurtre.Il eut soudain peur de ce colosse indompté, fils de la guerre, encore sauvage dans ses colères. Il prit sa respiration puis gronda :                - Pars guerrier. Pour notre amitié partagée, je te laisse la vie. Mais ne croise plus jamais ma route, car si aujourd'hui je suis magnanime, je le serai certainement moins demain.                - Magnanime ? Ricana le guerrier. Il montra d'un geste les corps mutilés des femmes et des enfants autour de lui. J'aime ton sens de la mansuétude, monarque ! Mais tu peux encore progresser. Le roi n'eut pas le temps de rétorquer. Le camouflet, insolent et railleur était venu trop rapidement.                - Je pars, mais pas sous ton ordre, mais de par ma volonté. Je ne servirai pas un roi sanguinaire ! Et si nos routes venaient à se croiser, eh bien, par mes dieux, fasses que tu sois bien entouré, car avant de partir vers la mort, je pourrais bien faucher une moisson funèbre menant jusqu'à toi. Richard frémit sous la sourde menace.Jamais ! Non décidément jamais il n'avait rencontré un tel homme. Il en vint à souhaiter que d'autres tels que lui remplissent les rangs de son armée et de ses chevaliers. Il regretta aussi, mais il était trop tard, son ordre dévastateur qui entraînerait des conséquences désastreuses pour la notoriété des croisades. Saladin aussi saurait s'en souvenir.Olaf avait reculé de quelques pas. Son regard suspicieux se portait sur les hommes d'armes autour de lui. Un mauvais geste et c'était le carnage assuré. Mais nul ne bougea, conscient du danger. Olaf se choisit un destrier de guerre, un palefroi aussi redoutable qu'agressif. Il l'enfourcha et partit dans un poudroiement et un roulement de sabots. Ultime défi, il décrocha le lourd écu orné d'une croix de gueule sur argent et le jeta derrière lui. Ce dernier roula dans un bruit sourd de rochers et dévala jusqu'aux bottes du roi resté songeur. Ils ne devaient jamais se recroiser. Mais en ce jour maudit, banni par un monarque respecté, il ne savait s'il devait retourner vers ses terres, chez lui. Après tout, il était chevalier, et possédait châteaux et domaines.Mais pourquoi revenir après trois ans d'absence ? Tout avait dû changer. Il n'avait pris et donné aucune nouvelle. Bonne conseillère, économe et visionnaire, sa sœur aînée avait dû gérer au mieux ses possessions, les faire fructifier. Quant à son beau-frère, homme faible mais aimant, il l'avait certainement soutenue au mieux.Olaf se sentait pousser des ailes sur ce nouveau continent. Il avait envie de s'y tailler un comté. D'autres chevaliers s'étaient servis des croisades pour s'enrichir. Il n'était plus question pour eux de retourner en occident !Bien sûr, il lui faudrait des alliés. Mais il en trouverait. Il savait que dans les montagnes rodaient des clans de cavaliers du désert qui s'entre-tuaient pour de maigres butins pris sur des caravanes égarées. Leur désespoir était tel, et leur misère si grande, qu'il pourrait s'imposer facilement comme chef. Sa force et son sens militaire sauraient les convaincre. Il pourrait les fédérer et menacer quelques cités ou villages isolés, et avec le temps, qui sait, voir plus loin....Il pouvait aussi rejoindre l'Arménie et remonter vers la Géorgie. Il pourrait rejoindre les troupes de la séduisante reine Tamara. Depuis qu'elle avait annexée le Marz de Shirak, elle était rentrée en lutte directe contre les turcs. Mercenaire dans son armée pouvait être gratifiant et payant. On disait que la solde était avantageuse pour ceux qui savaient se battre.Pourtant, tout en galopant vers le nord, Olaf pensait que la première décision correspondait plus à son tempérament. Il en avait assez de servir des souverains ! Certes la reine était belle, mais, ce n'était pas suffisant. Il rencontrerait d'autres femmes... Peut-être même pourrait-il un jour faire souche dans ces régions inhospitalières mais dont le sourire et les yeux des femmes pouvaient gagner des batailles sans avoir à tirer l'épée. Olaf regardait ses hommes au teint mat et aux yeux de loups enterrer leurs compagnons dans les serres sableuses de la mort.                 - Mauvaise, journée. Ces hommes étaient des braves, pensa-t-il. Ses souvenirs affluèrent de nouveau, et l'espace d'un instant, une brume passa devant le regard si bleu de cet aventurier croisé.Ses errances remontaient à sa mémoire comme une lame de fond sournoise. Il revoyait le premier village de tentes dont il s'était approché pour prendre contact avec les indigènes. Sa venue fut plutôt mal interprétée et il dut combattre pour se faire accepter. Les turques hostiles n'avaient plus confiance en personne tant les uns et les autres s'étaient joué d'eux. Leurs relations avec le grand gaël furent, pour commencer, empreintes de soupçons, et s'il finit par être accueilli au sein du village, on l'observait en silence. Avec le temps, sa franchise, sa rectitude et son côté décisionnaire l'emportèrent. Les sympathies vinrent, puis les amitiés. Au bout de six mois, il avait réussi à amadouer deux puis trois tribus qui ne juraient plus que par lui. Alors, il avait commencé à échafauder quelques plans de batailles, ou plutôt organisé des escarmouches qui amenèrent aux villages sous sa protection, des vivres, des vêtements, un peu d'or et surtout des chevaux et des armes, deux choses dont il avait besoin pour continuer sa politique de guérilla. Il opta pour des raids peu dangereux pour débuter. La perte d'hommes auraient trop vite démobilisé les guerriers qui le suivaient et empêcher le ralliement d'autres. C'est ainsi qu'il se contenta d'attaques sur des troupes de marchands ou de petites escouades dans des défilés ou des gorges profondes. La tactique était simple : des hauteurs, ils observaient les convois entrer, puis ils déclenchaient des avalanches pour bloquer les entrées et sorties. À ce moment, ils se montraient avec leurs arcs prêts à distribuer la mort. La reddition sans combat était pratiquement immédiate. On laissait repartir les hommes et femmes avec quelques vivres pour qu'ils arrivent sains et saufs, mais délestés de tous leurs autres biens et marchandises.C'est à ce moment qu'il commença à s'intéresser à Salim, omnipotent personnage auquel personne ne semblait vouloir ou pouvoir résister. Ce dernier s'était emparé d'un large territoire qui grossissait au fil des mois. Sa puissance était telle qu'elle se plaçait même au-delà de la zone d'influence de Saladin.Olaf le choisit comme cible pour plusieurs raisons : son pouvoir, son argent, les routes qui menaient à sa cité dotée d'un caravansérail des plus importants de la région, son emplacement stratégique également. Déstabiliser le cheik pouvait permettre de rallier d'avantage de tribus et même d'envisager une mainmise sur la ville. Ainsi, telle une mangouste rapide combattant un serpent sur son territoire, il déclencha une multitude de petits raids qui s'avérèrent vexants pour celui qui se considérait comme un chef de guerre inaccessible. La guêpe échauffait le tigre qui perdait patience. Aujourd'hui une armée de près de mille hommes pouvait répondre à l'appel du grand croisé. Hélas, il était difficile de tous les réunir.Alors qu'il était encore inconnu dans la région, il s'était rendu dans la ville. Certes, sa silhouette inhabituelle avait fait se retourner les gens, mais on l'avait laissé vaquer à ses occupations et errer à sa guise dans les ruelles, pas toujours bien famées de la cité.C'est ce jour qu'il plaça ses premiers pions : deux marchands amis de quelques tribus rebelles acceptèrent, contre paiement en nature sonnante et trébuchante de le renseigner sur d'éventuels mouvements de troupe qui pourraient avoir lieu, ou de conversations de militaires dans les tavernes. Les éperviers et quelques pigeons assureraient leur correspondance. Ensuite et sans le désirer, une autre occasion se fit au germain parfois imprudent et querelleur. Il surprit à la nuit tombée plusieurs hommes qui en voulaient à la bourse, la vie et les charmes d'une jeune femme encapuchonnée qui pressait son pas pour rejoindre le palais. Olaf avait un certain sens de la justice, de la bravoure et de la galanterie qui le fit entrer dans l'altercation immédiatement. Résultat au bout de quelques secondes deux des assaillants perdaient leur sang dans le sol terreux et sableux qui s'en abreuvait et le troisième aurait du mal à se réveiller. La malchance ayant fait se rencontrer son visage et le poing du guerrier. Il dut rassurer la jeune femme. E apprit d'elle qu'elle était esclave des femmes et concubines du harem de Salim, et qu'elle ferait tout pour remercier son immense sauveur. Olaf plissa ses yeux, réfléchit rapidement. Il lui demanda à elle aussi de le prévenir si elle voyait ou entendait quelques intéressantes conversations dans les alcôves, les salons ou les boudoirs du prince. Après tout se disait-il, elle ne risquait rien et de plus il lui promit de la payer régulièrement pour qu'elle puisse le jour venu s'enfuir avec un petit butin qui pourrait lui permettre de s'en sortir seule. Ce faisant, il promit de l'aider à s'échapper si quelque danger survenait.Alors commença dès ce jour une partie d'échec serrée entre le grand germain et le prince turc. Partie où Olaf avait toujours un coup d'avance sauf quand il décidait de l'inverse afin de troubler les pensées du prince. Jamais il ne devina que des ennemis de l'intérieur renseignassent les troupes de révoltés autour de la ville.C'est lors d'un déplacement pour convaincre un chef bédouin de se rallier à lui qu'il croisa la route de la jolie circassienne.Le ciel au dessus de lui, alors qu'il se souvenait de l'éclat de ses yeux si grands, était d'une pureté malsaine. Il n'avait jamais pu s'acclimater à cette chaleur et ce climat et regrettait ses brumes du Nord et ses pluies fines qui duraient des semaines. Il repensa aux courbes si délicates de la jeune femme, de ses épaules menues et de sa poitrine ferme, de sa taille fine et de ses hanches voluptueuse. Olaf avait connu bien des femmes, mais aucune ne pouvait égaler la sensualité naturelle de cette jeune fille de l'est et son port royal inné. Oui, la couleur de ses yeux pers l'avait troublé autant que son tempérament volcanique des filles des steppes. Le guerrier n'osait pas se l'avouer mais il ne restait pas insensible à ces charmes qui l'empêchaient parfois de dormir et lui faisait regretter son geste quand il l'avait abandonné à son triste sort. Le temps était passé depuis qu'il l'avait laissé en plan devant les portes de la ville. Il savait en fuyant que le cheik ferait d'elle une esclave, peut -être une concubine. Son visage se durcit en pensant à cette idée et ses poings se crispèrent. Il était impuissant. Mais avait-il eu le choix à de moment ? Pas si sur ! Le voyage qu'ils avaient fait tous les deux avait épuisé sa monture et une fuite à deux sur son encolure était peu envisageable. De plus les troupes armées de Salim étaient fraiches et il avait eu du mal à les semer dans les montagnes. Les affronter de sa terrible hache, peut -être. Pourtant bien qu'il connaissait sa force au combat, ses ennemis étaient trop nombreux et il avait repéré quelques archers dans les cavaliers. -mauvais ça.... Mauvais ! Aussi l'abandon de la circassienne et sa fuite avait été la seule solution pratique envisageable. Ici au moins, elle n'aurait à souffrir ni de la faim, ni de la soif, ni des violences des hommes.Dans sa fuite à bride abattue poursuivie par la petite host orientale qui en voulait à sa vie comme des chasseurs sanguinaires pourchassant cruellement un chevreuil, il avait pourtant pris une décision.Il reviendrait chercher cette femme et personne ne l'en empêcherait. 

Des heures plus tard, ils reprirent enfin leur route en laissant derrière eux quelques tombes couvertes de rochers amassés à la hâte et déjà recouverte de sable. La trace de la violence aveugle du désert, propice à frapper les hommes à n'importe quels moments, n'importe quels endroits; dans le ciel, des trainées déchiquetées de nuage s'allongeaient vers l'horizon dans des teintes pourpres et mauves. Les charognards ailés s'en étaient allés en quête d'un autre repas plus accessible.

Olaf, sans plus penser aux hommes tombés, maudissait ce retard qui pouvait mettre en danger les autres. Le plus grand nombre. Le géant ne manquait pas de pitié, mais son sens de la survie et sa logique bloquaient ses émotions et ses sentiments qui ne s'épanchaient que lorsqu'il était seul, mélancolique ou ivre.

Leur but était d'intercepter une caravane partie de Byzance et en direction de Nicée, pour le moins chargée en pierreries, objets de luxe, argent, huiles et épices dont leurs informateurs leur avaient parlé. Une prise facile, encadrée d'une bonne garde certes, mais le butin en valait le sacrifice.

Olaf avait donc décidé de s'en accaparer. Sa prise équivaudrait à asseoir sa réputation de plus en plus dangereuse pour Salim. Ensuite payer ses soldats qui avaient quittés leurs familles depuis presque trois mois saurait éviter le mécontentement, voire une éventuelle rébellion. Et pour terminer l'achat de nouvelles armes et montures s'avèrerait indispensable pour équiper de nouvelles troupes intéressées par le butin qu'amassait le géant aux yeux bleus.

Les marchands qui l'avaient informé ne demandaient qu'une part, certes, replète, de la prise mais en contrepartie ils leur fournissaient un guide opérant sur la région et à la réputation sérieuse.

La manœuvre était simple et coutumière; on ne change pas une méthode qui marche: bloquer la passe dans laquelle ils devaient s'engager, par les deux bouts, et là encore menacer de les exterminer ou de les relâcher mais sans leur caravane. Olaf escomptait que des esclaves seraient présents; il en ferait de nouveaux alliés et s'ils combattaient bien, d'utiles mercenaires.

Ainsi Ben Shadizar les avait rejoints. Le guide était petit et mince, un peu voutée. Son nez aquilin, son menton fin, le faisait ressembler à un rapace. Ses yeux sombres étaient renfoncés mais un éclat lumineux y brillait en permanence. Son teint était mat et l'on pouvait discerner un de ces multiples descendants des tribus de Sem. Ce dernier ne semblait pas souffrir de la chaleur, semblait à l'aise mais ne parlait guère si ce n'est du prophète et de ses nombreux descendants. Ilo était en tête suivi d'une dizaine de pas par Olaf et quelques guerriers aux chevaux caparaçonnés.

Les gorges noires, lieu de destination étaient réputées pour l'aridité autour d'elles: une falaise dans un désert! Et du_ liquide noir et visqueux qui effleurait parfois au ras du sol et dont on ne l'utilité se résumait à l'alimentation des lampes à huile et au calfatage des bateaux. On s'en servait aussi pour servir de joint sur les routes et voies dallées.

L'endroit avait donc une odeur assez nauséabonde et ne donnait guère envie de s'installer dans les parages; tout était donc inhabité. Malgré tout l'endroit était un passage presque obligé pour les caravanes venues du nord et de l'ouest et qui se dirigeaient vers la Palestine et la Judée. Pour y arriver, plusieurs heures étaient encore nécessaires avec une halte ou deux prévues. Le soleil asséchait les gorges des cavaliers te montures et boire leur serait nécessaire. Ils firent donc une halte près d'un oasis de taille modeste et discret dans cette étendue désertique. L'eau était fraiche et quelques fruits pendaient dans les palmiers. Tout autour, des buissons couraient balayés par quelques rafales au souffle irrégulier...

On posa le pied à terre et dessella les chevaux pour les faire boire et brouter les quelques pousses vertes de végétation qui poussaient auprès de la petite étendue d'eau.

Quelques uns affutèrent leurs armes, d'autres s'assirent pour discuter, un autre fit un somme.

Un groupe fit un petit feu et y firent griller quelques galettes de blé.

Tout à coup on entendit le petit guide qui poussa un cri dans leur direction.

Comme un seul homme, tous s'étaient dressés, l'arme à la main. Olaf avait sorti sa grande épée.

            - Seigneurs, Seigneurs, venez... venez voir ce que j'ai trouvé, par ici...

            - Que se passe-t-il ? interrogea Olaf qui dirigeait son pas vers leur guide. Des guerriers emboitaient son pas assuré.

Bientôt ils découvraient ce que leur petit éclaireur soudain agité avait découvert : un chameau mort entouré de marchandises et de sacoches éventrées qui laissaient échapper quelques pièces d'argent et de bronze. À deux pas, trois jarres, dont l'une brisée et qui laissait elle aussi s'échapper du vin que le sable avait bu.

Olaf et un homme maigre comme une branche de cèdre en hiver se penchèrent sur l'animal. De sa gueule crevassée par la chaleur, sortait de la bave à la couleur verte.

            - Il aura mangé quelques plantes toxiques, rumina le guerrier à genoux.

Olaf ne répondit pas. Il trouvait surprenant la présence de ce chameau mort et dont les marchandises n'avaient pas été récupérées. Son œil fouilla les environs. Certains avaient eu la même pensée que l'homme du nord et l'on tenta quelques explications;

            - Peut-être n'y avait-il qu'un seul animal. On a donc pris ce qu'il était possible de transporter à dos d'hommes, mais le contenu était peut être top conséquent pour leur nombre.

            - Ils vont peut être revenir ?

Chacun jeta un regard autour de l'oasis, rapide, inquiet. Aucune présence ne semblait vouloir apparaitre et l'on se rassura.

Leur guide revint de derrière les dunes où il avait disparu quelques minutes.

            - Seigneurs, il y 'à des traces de pas d'hommes un peu plus loin, quatre, peut être trois, mais aucune de chameaux ou de chevaux. Je pense qu'on a du emporter que le plus précieux.

            - il y à longtemps ? Questionna Olaf qui s'était relevé.

            - Deux heures tout au plus.

            - Mmmh, peu d'avance sur nous.

            - Que faisons-nous, Olaf, questionna l'un de ses hommes, les poursuivons nous pour prendre ce qui leur était plus précieux que ceci. Il balayait de sa main les pièces de bronze sur le sol.

Olaf ne répondit pas. Il se caressait sa barbe de huit jours qui le démangeait. Ses yeux reflétaient des éclats de saphir et d'aigue marine. Il réfléchissait. Pourtant comme ses hommes devenaient plus pressants, il se décida.

            - D'accord, dix hommes avec moi, dont trois archers. Nous allons pister ce qui reste de cette caravane. S'ils sont vivants nous les délesterons de leurs marchandises si précieuses. Nous allons suivre leurs traces, ma foi, visibles. Vous, et il s'adressait au reste de la troupe, vous nous attendez ici. On ne change rien aux plans prévus. Si dans quatre heures nous ne sommes pas de retour, rentrez et ne nous attendez pas.

Ils enfourchèrent leur monture et partirent dans un galop qui fit s'éparpiller sable et graviers. Bientôt seul le nuage de poussières apparaissait encore au loin pour s'estomper finalement dans les volutes de chaleur à la surface des dunes brulantes.

            - Peut-être pourrions nous goûter un peu de ce vin si généreusement oublié. lança un des guerriers à la cantonade. Son air rougeaud ne semblait pas provenir que de la chaleur. Tous s'esclaffèrent et certains poussèrent des hurlements modulés. Ils avaient décidés de tuer le temps.

Il ne fallut pas plus d'une heure un demi pour rattraper les hommes à pieds. Hélas ils venaient de rencontrer une quarantaine d'hommes armés et Olaf et ses compagnons durent se jeter à terre avec leurs chevaux pour ne pas être repérés.

            - Enfer ! Nous les avons manqués de peu. Pas de chance, nous allons revenir bredouilles.

Le grand germain se demanda ce que faisaient ces soudards à cet endroit.

            - Sont-ce les hommes de ce chien de Salim qui auraient eu vent de notre plan, s'interrogea-t-il tout haut.

En observant mieux, il vit que non, ce n'était pas les troupes du cheik, mais celle d'une tribu amie qu'Olaf avait essayé de recruter en vain voici quelques mois. Des membres de sa tribu en composait les principaux chefs et il avait du renoncer. Olaf demanda à voix basse- le désert portait loin les voix- de reculer discrètement et de repartir.

            - Après tout, tant pis, grommela-t-il, ne regrettons rien. Nous avons d'autres projets bien plus intéressants.

Tout en chevauchant sur le chemin du retour, il réfléchissait néanmoins à ce bien troublant hasard qui avait mené ces soldats, nombreux, pas très loin de ses hommes à lui. Se doutaient-ils de quelque chose ? Salim aurait-il été renseigné ? Et par qui ? Olaf pensa aux commerçants qui les informaient régulièrement. Se pouvait-il que ce soient eux ? Jouaient-ils un double jeu ? Cette hypothèse se fit de plus en plus forte à mesure qu'il s'approchait de la petite oasis. Il décida quand même de vérifier la fiabilité de ses indicateurs à l'esprit si mercantile.

            - Un marchand reste un marchand, gronda-t-il. Peut-être les a-t-on payés mieux que moi.

Il ne termina pas sa réflexion. Ses hommes et lui venaient de découvrir l'impensable !

Au sommet de la dernière dune avant de parvenir à l'oasis, ils contemplaient une véritable scène de cauchemar. Partout les hommes étaient couchés, recroquevillés dans des positions grotesques. Leur visage n'était plus qu'un masque de souffrance qui déformait leurs traits semblables à la flamme qui déforme la cire d'une bougie. Ils étaient allongés la tête dans le sable, d'autres sur le dos semblait essayer d'arracher au désert brûlant une dernière goulée d'air salvatrice dans leurs poumons et leur bouche encore ouverte et tétanisée par la mort. Certains avaient la moitié supérieure de leur corps noyé dans des flaques de l'oasis ou seraient de leurs mains crispées leurs entrailles. Parfois ils étaient encore assis contre un arbre ou un rocher. Mais ce qui choqua de plus Olaf et ses hommes était de constater leur corps criblés de flèches qui les faisaient ressembler à des coussins de couturières fichés d'épingles. Les pauvres bougres étaient morts deux fois ! Quelqu'un s'en était assuré.Ils mirent rapidement pied à terre, et coururent d'un corps à l'autre pour chercher d'éventuels survivants à ce carnage. En vain !Le constat était tranchant comme une lame de cimeterre: tous semblaient être morts sans voir l'ennemi. Aucun d'entre eux n'avait une position de lutte ou ne tenait son arme à la main. Les dagues et les tulwars étaient encore dans leurs ceintures. Par contre les chevaux avaient disparus. Le petit guide aussi n'était pas des cadavres ce qui conforta l'idée à tous de sa trahison. - ils ont bu l'hydromel et n'ont pas du sentir venir le danger. Leur garde était baissée, lança l'un des compagnons d'Olaf. - que nenni, il n'y avait que deux gourdes, à peine de quoi remplir un hanap par personnes et j'en connais à qui il en aurait fallu plus d'un, grommela un autre. - alors quoi, interrogea Olaf, à genoux devant une des victimes. Un grand gaillard vint à son tour prés de son chef. Il renifla le visage du cadavre. - Tu ne sens rien ? Olaf interrogatif, arqua ses sourcils broussailleux pleins de sable. Il se pencha. Quand il se releva, une légère grimace déformait son visage. - Une odeur... Âcre, mais pas celle du miel, assurément. - De la belladone. Un poison violent qui tue rapidement. Ils ont du souffrir mille maux comme si leurs entrailles et leur gorge abritaient les spasmes d'un volcan. Et ceux qui auraient pu en réchapper ont été achevés par les flèches. Une belle tuerie organisée ! Olaf blêmissait de rage et de tristesse. Une mort ignoble sur des gens déjà à l'agonie. Celle où l'on refuse à son ennemi de pouvoir le regarder dans les yeux et de mourir dignement une arme à la main une mort où on l'ôte du droit de hurler le nom de sa femme ou de son dieu avant de succomber. Ses hommes n'avaient rien vu venir de cette abjecte lâcheté. Le guide à fui, chef. Oui, da, j'ai vu. Je le retrouverais et l'écorcherais vif pour sa trahison. Il saura ce que souffrir veut dire. Ce pourceau devait être à la solde de Salim, comme nos indicateurs. Les yeux du germain étaient comme des fentes minuscules mais la lueur qui y brillait était celle de la vengeance implacable. - nous sommes tombés dans un guet-apens. Ce chameau bien singulier n'était là que pour nous distraire. On devinerait que nous boirions un peu avant de reprendre notre route. Comme par hasard de l'hydromel et non du vin... Nous avons été bernés. Mes amis, si nous n'étions pas allés chercher les derniers colporteurs, nous serions là nous aussi. Un grand silence se fit que nul n'osa interrompre. Mais les regards cherchaient autour d'eux. Les mains étaient crispés sur les gardes de leurs cimeterres ou étreignait fébrilement flèche et arc. L'ennemi était là et pouvait les tuer en une seconde. Olaf prit la parole. Si l'attaque ne survenait pas, c'est qu'il n'y avait plus personne à l'oasis. - Ils ne s'attendaient pas à ce que certains d'entres nous recherchent les survivants de la caravane fantoche qui n'était qu'un appât. Ils nous pensent donc tout abattus. C'est ce qui nous vaut d'être saufs. - Alors fichons le camp, chef. - oui, prenons de l.eau, quelques dattes, figues et partons. Olaf avait fait quelques pas dans la direction de l'eau et en prenait dans sa main pour la renifler. - ces chiens auront empoisonné ce qui reste d.eau, au cas où d'autres nous aurait rejoint plus tard... Il regardait tous ces morts et bien qu'habitué à la sauvagerie de la guerre, il eut envie de vomir. La culpabilité l'enveloppait comme une chape malsaine dont il ne serait pas près de se débarrasser. Des épouses, des sœurs et des enfants attendraient en vain leurs hommes tombés. Ils comptaient tous sur lui et il avait failli. Il aurait hurlé s'il avait été seul. Son code de l'honneur était celui pour qui un homme tombé indignement devait être vengé. Aussi longtemps qu'il marcherait, il punirait les acteurs de cette vile fourberie, indigne d'un vrai guerrier. Il repensa à Richard cœur de Lion. Les hommes étaient- ils donc prêts à se rouler dans la fange du déshonneur pour avoir le pouvoir et la victoire. Il cracha dans le sable. - si nous filons par le désert, nous mourrons de soif, nous n'avons plus assez de réserve et nos montures sont épuisées. Il nous reste les gorges noires. Par là il nous reste une chance et nous pourrons plus aisément nous abriter des archers de Salim dans les rochers. Deux minutes plus tard, ils filaient bride abattue vers les hautes roches visibles à l'horizon comme une masse ténébreuse et inquiétante. Ils passèrent une contrescarpe en ruine, restes d'une ancienne et oubliée fortification, peut être une forteresse hittite construite contre l'attaque de l'Egypte. Un bond et Olaf franchit le fossé pourtant large de quelques mètres. Pourtant sa monture semblait donner des signes de faiblesse, ses compagnons commençaient même à le distancer. L'un d'entre eux ralentit sa course pour montrer du doigt derrière eux un nuage qui grossissait. - Nous sommes suivis, regarde là bas, la poussière. Effectivement des hommes à cheval filaient à leur trousse dans des scintillements d'armures et des flottements d'étendards dressés au vent. - peste des charognards, hurla Olaf. Ils n'ont pas perdu leur temps. Ils ont du nous repérer alors que nous les surveillions avec les marchands. Suivre nos traces a du être aisé, ils savaient où nous retournions. Par tous les grands dieux anciens, pourquoi n'ai-je pas été plus clairvoyant ?Il arrivait à Olaf d'implorer quelques dieux oubliés du temps de ses ancêtres encore païens les Gaëls, Pictes et Scots bien que convertis au christianisme avaient adaptés la religion tout en gardant leurs traditions et tout cela fonctionnait. D'ailleurs les premiers prêtres de l'ère chrétienne étaient souvent des druides. Leur foi était encore à l'époque assez proche. Et puis le temps a ait passé en Europe jusqu'à la venue de Charlemagne qui avait fait massacrer une partie des païens en Germanie. Ce boucher despotique qui disait agir au nom d'un dieu dont il se moquait bien mais dont ses papes et abbés lui amenaient une allégeance stratégique indispensable. Tous les pays se mirent alors à chasser le paganisme, par des massacres, et surtout récupération des lieux de culte. En Irlande, en écosse ces massacres n'eurent pas lieu mais seuls les Pictes gardèrent leur religion. Ils finirent avec le temps à être assimilés aux populations locales. Si aujourd'hui, le grand guerrier était croyant, sa foi donc, prenait des aspects très personnels et forts loin de ce qu'on aurait pu croire d'un homme qui avait chevauché avec les hospitaliers de Sainte Marie des allemands, les fameux teutoniques et les hospitaliers de saint Jean. Sa foi irlandaise était teintée des vieilles croyances gaéliques et il était loin de ce fanatisme qui habitait ces hommes prêts à tout abandonner pour leur Dieu. S'il avait décidé de les rejoindre c'était pour sa fascination qu'il avait d'eux, de leur bravoure au combat. Bien que fort diffèrent d'eux, sa force colossale l'avait fait accepter auprès d'eux, mais sans jamais avoir eu le droit de rentrer dans leur ordre privilégié. De fait, il s'en moquait et aimait bien trop les ripailles, les femmes et sa liberté pour accepter l'austère rigidité monastique de cette confrérie dont pourtant il appréciait l'honneur et la discipline. Cette franchise que même les templiers ne possédaient pas, tant englués dans leurs négociations hasardeuses et intéressées. C'est par l'entremise des chevaliers de saint Jean qu'il avait rencontré le monarque anglais, mais c'était une autre histoire. Le robuste destrier noir qu'il montait, se mit soudainement à boiter dans sa course. Il stoppa net sa monture. Le cheval avait du marcher quelque objet tranchant et s'il n'était pas blessé gravement, il était gêné. - continuez sans moi, sauvez vos peaux avant qu'il ne soit trop tard. Cria-t-il en descendant de son cheval. -mais toi ? Lui lança un compagnon. - mon cheval est blessé. Il nous ralentirait tous si vous m'attendez. Il est peut être temps de régler mes comptes ici bas. S'ils veulent ma capture ou ma mort, j'en entrainerais avec moi. Ses compagnons hésitaient encore. Leur regard était plein d'amitié pour le chef qui les avait guidés vers leur dignité retrouvée. Mais l'époque était à une dureté naturelle et ils partirent sans se retourner. Alors Olaf de sa dague gratta le petit objet enfoncé dans la corne du sabot. Un minuscule morceau de lame ou d'outils tranchant. Il dessella son cheval qui le regardait d'un regard noir et étrange, comme si lui aussi avait compris. Son mors et ses brides lui furent ôtés également. Enfin le guerrier mit une claque sur sa croupe, et le cheval tout énervé partit. Il boitait encore mais semblait soulagé. - allons compagnon, il est temps de nous séparer et de mener ta route sans moi. Le grand guerrier repéra à quelques mètres un monticule fait de roches graniteuses qu'il escalada jusqu'au sommet comme seul aurait pu le faire un montagnard d'Anatolie ou un highlander de Scotie. Il défit sa large ceinture de cuir et dégrafa sa cape. Il posa sa large épée à ses pieds et assura sa hache dont il enroula la gaine de cuir au sommet du manche autour de son poignet' puis il attendit campé sur ses deux pieds. Le soleil dardait ses rayons dans son dos et il ressemblait à une statue de guerrier oublié par les dieux et les hommes.  10  Il espérait pouvoir combattre sans que les archers ne lui déversent une pluie de flèches et de carreaux. Il avait une soif de combat dans toutes ses veines et ses membres et de l'endroit inexpugnable où il s'était juché il se jurait qu'il l'assouvirait.À une cinquantaine de mètres les cavaliers de Salim stoppèrent leur marche. Tous furent surpris de voir cet homme les attendre. Quelques uns chuchotèrent. La réputation du djinn aux yeux bleus leur était parvenue et sa force était redoutée et chantée par des poètes.Personne ne fit un pas en avant. Olaf comprit pourquoi: ils attendaient une seconde armée qui venait d'apparaitre un peu plus loin derrière eux vers le ponant.Le cheik en personne avec un millier d'hommes. Cette fois ce dernier ne semblait pas vouloir prendre de risque en alignant toute une armée contre ses belligérants qui ne dépassaient pas la centaine d'hommes. Olaf sourit en pensant à la réputation de ses guerriers aujourd'hui défaits mais qui faisaient trembler les troupes même du prince. Il était superbe sur son cheval blanc tout caparaçonné d'or et de baldaquins damassés.Le satrape portait une tenue blanche sur laquelle il avait enfilé un haubert d'or, peu destiné à la bataille, qui lui tombait jusque sur ses bottes de cuir blanchies et pointues au bout. Son casque pointu riveté avec des joues de fer était entouré d'un bandeau torsadé noir et bleu et une queue faite de crins de chevaux tombait derrière son dos. Dans sa ceinture, Salim avait croisé deux couteaux bashkir au manche d'argent.L'homme était beau et il le savait et la recherche précieuse de sa tenue rajoutait à sa superbe. Pour couronner le tout il portait sur une épaulette de cuir un épervier aux couleurs grises dont les yeux étaient masqués d'une gaine de velours pourpres. Hautain, il rejoignit ses commandants et échangèrent quelques mots en observant du coin de l'œil le guerrier immobile qui les défiait.Son intrépidité surprenait, choquait presque le prince qui s'imaginait que le grand germain serait à genoux pour supplier.Non, il attendait nonchalamment la faucheuse. Pire, il le voyait ricaner, l'œil moqueur. Les archers n'étaient pas intervenus et leur arc encore accroché sur leur selle semblait vouloir dire qu'ils ne s'en serviraient pas - tant mieux, il va y'avoir de l'action. Près de Salim, OLAF vit le guide au nez crochu qui se faisait discret. - Fait-on tirer les archers demanda un officier juché sur un cheval plus destiné à l'apparat qu'à la bataille. - que nenni ! Et le cheik accompagnait d'un geste du doigt ses paroles. Je veux ce damné bâtard â mes genoux. Je veux entendre ses suppliques quand j'abattrais mon cimeterre sur son col de païen. - je ne pense pas, seigneur, intervint un commandant, que cet homme sois prêt à... Il ne finit pas sa phrase. Salim l'avait fait taire d'un regard noir.Il toisa enfin Olaf et lui cria bien fort: - holà, chevalier, il serait peut être temps que tu te rendes. Tu vois bien que tu n'as aucune chance et ma patience est fort limitée. Peut être puis- je même me montrer magnanime si tu demandes grâce. - oh, je connais la magnanimité des importants. Elle termine dans le sang. Et il repensait à Richard. - Si tu me veux Salim, mets une vraie tenue de combattants et viens me chercher, à moins que tu aies peur de salir tes atours efféminés, alors dans ce cas, envoies ta troupe, je saurais l'amuser. Vexé le cheik s'empourpra sous l'insulte. Il fit cabrer sa superbe monture et hurla à ses hommes. - cent dinars à qui me ramené sa tête ! Une meute de guerriers enturbannés accourut en hurlant à l'assaut du rocher où Olaf avait enfin levé sa hache. Sur son promontoire, le grand celte attendait impatiemment la terrible vague de soldats qui montaient à l'assaut.Un demi-cercle inimaginable de sa grande francisque faucha comme des blés murs les imprudents qui s'approchaient trop près. Une demi-douzaine de maures s'effondra dans des spasmes d'agonie, des gerbes écarlates, et d'éclats de lame de leurs cimeterres et casques. La seconde vague agglutinée à leur suite les reçut sur eux, et occasionnât une furieuse gêne dans leur ascension belliqueuse. Et puis ce fut un cri d'aigle qui sembla donner le début de l'hallali, auquel répondirent les cris des hommes qui chargeaient, protégés de leurs petits boucliers ronds. On entendit la rage et la colère, la douleur et le désespoir, la furie et la haine, mais entre tout on entendit la fureur inhumaine du Gaël qui faisait ressembler sa hache à l'immense balancier de la mort. Sa hache franque tombait et retombait avec une effroyable régularité et les corps s'amoncelaient au pied des roches où coulaient des torrents pourpres et huileux du sang de ses victimes abattues dans la violence du combat. Olaf ne semblait plus le même homme, ses yeux d'homme du Nord ne reflétaient qu'âpreté, férocité et dureté. Leur éclat avait la couleur de l'acier de sa terrible arme. Il était devenu dans sa transe, un cavalier de l'apocalypse qui semaient la mort sur son passage piétinait les vivants et faisaient même pleurer les anges de peur.Salim et ses quelques généraux autour de lui assistaient à la terrible bataille, voyait les leur tomber comme des fruits trop murs d'un arbre colossal. - Allah, dit-il, il me faudrait plus d'hommes tels que lui dans mes rangs. En observant le silence dans ses rangs il se disait qu'un homme tel que lui pouvait galvaniser n'importe lequel d'entre eux dans une bataille rangée. Un mélange d'admiration militaire et de haine personnelle se mélangeaient dans son esprit raffiné qui ne comprenait pas cet homme qui acceptait son sort avec philosophie mais ne l'envisageait pas sans emmener un maximum d'ennemis tombés sous ses coups. - barbare ! Siffla-t-il, entre ses dents blanches Olaf profitait d'un répit pour souffler un peu. Une vingtaine de turcs venaient de succomber à sa lame impitoyable, son corps ruisselait de sueur, de sang qui s'écoulait de nombreuses blessures. Il bougeait avec la beauté et la souplesse d'un tigre encerclée. L'humanité avait quitté son âme sauvage et un voile pourpre de rage l'embrumait comme une aura funeste et tragique. Ses blessures ne semblaient guère le gêner et son sourire carnassier n'était guère encourageant pour ceux qui devaient aller se le coltiner. Il ôta soudain son immense haubert dans lequel il ruisselait de transpiration et qui était devenu gênant. Son torse nu et brillant sous le soleil était celui d'un dieu Hélène sculpté dans l'albâtre. Puissant, fier, mais non bestial. Un troisième flot déferla, telle une houle qui submergeait et chevauchait les corps déjà tombés pour accéder à leur ennemi. Surprenant Olaf par derrière un guerrier porta traitreusement un coup terrible au poignet d'Olaf. La cordelette qui maintenait sa hache à son poignet fut tranchée nette et elle voltigea dans les airs pour retomber sur le petit groupe qui essayait vainement de l'esquiver. Olaf se retourna et d'un coup de pied violent au poitrail de son assaillant le fit dévaler en roulant au pied du rocher. Sa nuque fut brisée en bas et son corps ressembla à une marionnette disloquée! Il s'accroupit pour prendre sa lourde épée entre ses mains. Il lui fit faire des mouvements sifflants et démoniaques qui firent reculer les hommes hésitants. Ils n'avaient jamais affronté un homme tel que lui. La peur se reflétait dans leur regard, l'hésitation les paralysait. Salim aurait pu faire intervenir des archers, mais il aurait surtout aimé et surtout que cet ennemi indomptable se prosterne à ses pieds en réclamant l'indulgence et sa pitié.Mais deux bonnes heures de tuerie apocalyptique et le doute s'infiltrait dans le cœur de ses hommes, ainsi que leur fascination morbide pour cet étranger lui fit prendre la décision qu'il n'aurait pas souhaitée. - archers! cria-t-il en les regardant. Quelques cavaliers munis d'un arc, à son ordre, firent bouger leur monture et encerclèrent bientôt la Babel indestructible.Aux mots du cheik, tous abandonnèrent l'escalade, soulagés de s'en sortir à bon compte. Ce moment serait impérissable dans leurs souvenirs ainsi que la peur qui les accompagnaient. Ils reculèrent. Olaf, las, venait de comprendre. Sous la masse noire de sa brune chevelure qui flottait au vent du désert, ses yeux bleus lancèrent des rais de mort au millier d'hommes qui venaient d'assister à un acte de bravoure et de démence confondue.Il se redressa dans une orgueilleuse position de défi et d'audace. Il porta son épée tachée de sang qui gouttait encore sur son épaule courbatue par l'effort et la fatigue. Il attendait. Son sort était scellé par l'ordre de lâche. Les flèches sifflèrent, rapides, meurtrières. Trois manquèrent l'imposante silhouette en contre jour. Le soleil avait aveuglé les archers qui n'avaient pas assuré leur tir aussi précisément qu'ils l'eurent souhaité. Deux touchèrent leur cible. Une première à l'épaule fit tournoyer Olaf sous l'impact. La seconde le déséquilibra. Sa poitrine avait été atteinte.Hargneux, rageur, insolent jusque dans la douleur, il retira la flèche dans un ricanement inquiétant de fou insensé qui fit frémir toute l'assemblée pétrifiée par le spectacle.Enfin, son rire adressé à ses dieux diminua. Il s'écroula et roula au bas des rochers jusqu'à ses nombreuses victimes qu'il avait envoyées aux trépas. Un silence se fit, très long. Salim fit avancer son cheval, prudemment, jusqu'au corps de ce fameux djinn aux yeux bleus qu'il avait enfin tué. Des hommes l'encadraient encore sous le choc visuel de ce combat épique. Il regarda son ennemi au sol. - ce chien des enfers n'a même pas lâché son épée pensa-t-il en voyant son poignet tenir encore la garde de son immense faucheuse. Alors qu'i descendait pour s'en emparer- ultime trophée du vainqueur et qu'il approchait de l'immense Gaël aussi grand couché que debout, il vit sa poitrine bouger lentement. Il recula d'un pas, effrayé.                - Non, bredouilla-t-il, impossible. Prudent il s'agenouilla près du corps. Il regarda le visage crispé dans la rage, la combativité et la souffrance. Non, il ne bougeait pas. Une simple illusion; mais au moment il ou tendit la main pour prendre l'épée dans la poigne crispée; L'œil du barbare s'ouvrit et un rictus de satisfaction sadique éclaira sa face pendant que son bras gauche, rapide comme l'éclair saisit le poignet de Salim avec une force qui fit gémir le cheik. Des hommes réagirent avec une vitesse qui dépendait non pas de la survie de leur chef mais de la leur s'ils n'agissaient pas promptement. Salim hurlait de douleur dans l'étau de la main du Celte. Des gouttes de sueur coulaient sous son casque enturbanné et ses yeux vitreux ne savaient plus où et qui il devait regarder. Ses hommes arrivèrent et l'un d'entre eux décocha un furieux coup dans le visage d'Olaf. La masse de ses cheveux voltigea, mais il tint bon sa prise tel un bouledogue. Alors deux autres hommes se jetèrent sur lui et le rouèrent de coups de poings furieux. Salim enfin ressentit l'étreinte diminuer, puis la main s'affaissa libérant son poignet. Il se releva soudainement en reculant de ce diable à l'énergie inhumaine. Il frottait son poignet endolori par la prise. Il aurait des bleus quelques jours, mais la douleur partait, il reprenait surtout quelques couleurs.                - Ce chien, ce chien est vivant ! Mais par tous les djinns que faut-il pour l'abattre. Il veut vivre ? Soit, qu'il en soit ainsi... il va comprendre mon courroux. Qu'on l'attache à un cheval qui le trainera jusqu'à la cité. Et surtout qu'on lui jette de l'eau au visage pour le réveiller. Je veux ses cris dans mes oreilles; Vous m'entendez, je veux l'entendre hurler de douleur. Nous marcherons au pas, la promenade durera plus de temps. Et ce rustre malodorant me suppliera ou priera ses dieux que je ne l'ai pas tué. Il pourrira dans mes geôles, mais il aura de la visite, souvent... et douloureuse.Ses yeux étaient devenus d'une dureté inhabituelle pour ceux qui le connaissait. L'impassibilité du personnage était réputée, mais à ce moment, sa carapace de convenance bien éduquée se fissurait de partout et ne laissait apparaitre que la vision d'un homme qui avait peur et ne désirait plus qu'une chose, la vengeance, humiliante et féroce.Olaf fut ligoté à l'arrière d'un cheval, sur le sol. Ses mains liées dans le dos, et les jambes en hauteur. Son torse et son visage étaient les seuls morceaux de contact avec le sol pierreux et sableux, véritable surface abrasive. On aspergea le prisonnier qui secoua la tête vivement et chercha du regard des ennemis. Il vit aussi sa peu confortable position. La troupe se mit en marche. Olaf comprenait qu'il devait tenir sa tête en hauteur pour ne pas qu'elle heurte le relief. Des crampes l'assaillirent, et parfois sous la fatigue de la position, il la reposait et des chocs violents irradiaient sa tête et sa nuque. Beaucoup d'homme l'observaient en silence s'attendant à des plaintes, du gémissement. Mais pas un mot ne sortit de sa bouche fermée. Le sang coulait de ses blessures à l'épaule et au torse et bientôt des trainées de sang suivaient son dos écorché de milles petites plaies. Salim à deux pas, ressentait de la jubilation mais de l'inquiétude. Il percevait dans quelques regards de ses hommes comme une réelle admiration pour ce fils de la guerre qui jusqu'au bout se montrait impitoyable et semblait encore vouloir dominer la scène. Jamais le satrape n'avait haï un homme à ce point. Il aurait souhaité qu'il meure sur le chemin du retour mais quand il arriva au caravansérail qui jouxtait la grande citadelle, il vivait toujours.Deux hommes alors se pressèrent dans sa direction. L'homme en contact avec les marchands qui avaient trahi les troupes d'Olaf et l'avaient fait tomber dans cet ignominieux piège.                - maitre, maitre, nous avons des nouvelles des marchands...                - Dis leur qu'ils seront payé. Ils ont tenu leur engagement et je tiendrais le mien.                - Maitre, ils sont morts. On vient de les trouver voici à peine une e heure dans leur échoppe, chacun avec un couteau entre les omoplates.  Salim pesta. Damnée journée; Son prestige en avait pris un coup et ses informateurs avaient été démasqués. Il repensa aux hommes qui accompagnaient Olaf dans sa fuite et qui avaient disparu alors que le celte restait à les affronter. Ils ont eu raison d'eux. Tu as intérêt à te faire discret, guide si tu veux garder la vie. Tu es certainement sur leur liste noire. Il avait tout entendu. Son visage était terreux. Un officier lui envoya d'un geste une bourse remplie d'or qui tinta, et il fila sur sa monture sans demander son reste.La troupe descendit de leurs chevaux. Quelques uns rejoignirent baraquements et casbahs, pendant que le cheik passait la grande porte pour rejoindre son palais. Il était suivi de son état major, ainsi que de serviteurs qui accouraient pour le servir servilement. Olaf fut détaché et quatre hommes portèrent son corps enfin évanoui jusqu'à la prison, situé sous le palais, où ne filtrait aucune lumière. Près d'un souk qui offrait fruits, légumes et marchandises variées, une jeune femme les vit. Elle lâcha son grand panier de raphia rempli de quelques pommes et oranges et se pressa de remonter vers le palais en toute hâte. 11  Du hammam où la température humide était montée plus haut qu'à l'extérieur, Sonja avait perçu le remue-ménage de la grande cité. Aussi, s'était-elle empressée de nouer ses cheveux dégoulinants d'eau de rose en chignon et de passer un carré de soie sur sa nudité toute mouillée. Elle s'empressa de gagner les grands balcons où s'entremêlaient fleurs étranges et plantes exotiques luxuriantes. De là elle savait qu'elle avait une vue plongeante sur une grande partie des ruelles, des casbahs, des souks et autres patios et terrasses très bas dans la basse ville plus miteuse que ne l'était la partie plus haute toute accolée au palais.. Elle vit en premier une multitude de soldats, à pieds et â cheval dans une profusion de couleurs et de bruits de trompes. Les harnois scintillaient sous la lumière du soleil, les gonfanons et oriflammes multicolores flottaient au vent paresseusement. Des balcons, Sonja pouvait entendre tous ces sons qui montaient jusqu'au ciel et se perdaient dans l'immensité de l'azur ne perturbant que peu les oiseaux qui passaient par là. Avec plus de précision, elle devina un groupe qui s'affairait à l'arrière d'une monture sans cavalier. Elle eut un coup au cœur: allongée derrière elle et attachée par les pieds, une large silhouette avait été trainée au sol par le cheval et semblait morte. Elle frissonna d'horreur. Bien que la distance fût importante elle crut la reconnaitre. Le cheik était parti à la rencontre de son ennemi le djinn aux yeux bleus. Était-ce lui, étendu dans la terre et le sable rougi sous lui. Était-ce Olaf, était-ce son Olaf. OLAF le fort, le beau prince avait-il réussi à saisir son pire ennemi. Salim, pour qui, elle devait l'avouer, elle s'était senti une forte inclination. Quoi de plus naturel, d'ailleurs, l'homme était un séducteur, beau, raffiné, élégant jusqu'à l'extrême il avait de plus une grande culture et sa puissance était aussi un atout de charme. Sonja aurait pu gagner les bonnes grâces de ce chef militaire, rejoindre sa couche et qui sait son amour ? Son statut aurait alors été autre pour la simple femme de harem qu'elle était. Elle aurait pu, elle en avait la certitude, devenir même la favorite et sa vie alors, certes avec des compromis aurait pu être confortable et fort sécurisante. Mais dans son âme, une vague déferlait continuellement pour submerger en permanence ce projet qui ne voulait pas prendre racine. Une vague dont les remous écumeux amenaient des images diffuses: un regard bleu, glacial comme les neiges des hauteurs de ses montagnes, et le son d'un rire ironique et taquin. Sonja devait bien admettre que le grand celte était omniprésent dans ses pensées. Ce barbare du Nord qui l'avait sauvé puis abandonné. De l'amertume, de l'indulgence, puis de la reconnaissance et de la rancœur, tout s'entremêlait dans une désolante confusion dont elle n'arrivait pas à en démêler l'écheveau de sa pensée troublée.Aussi en voyant cet homme au sol, elle se demanda avec angoisse s'il s'agissait de lui. Sa silhouette si familière avec cette taille supérieure à la moyenne, la masse de ses cheveux noirs... Tout lui rappelait Olaf. Comment pouvait-il en être arrivé là ? Lui, ce fauve indompté et indomptable était là au milieu de soldats et semblait inerte. Un coup d'œil autour de la scène et Sonja se demanda où pouvait se trouver les hommes qui auraient du être avec lui. En toute logique l'homme du nord ne devait pas se trouver Seul. Quatre hommes le soulevèrent avec peine et le portèrent dans des ruelles invisibles à son champ de vision. Elle se tordait le cou pour les suivre du regard mais dut y renoncer. Elle se trouvait en déséquilibre et insister l'aurait fait choir de plus de dix mètres. Sans comprendre pourquoi son cœur battait la chamade, elle posa une main sur sa poitrine, ferma les yeux et s'obligea à se contenir, d'abord en respirant doucement puis en s'empêchant de trembler. La jeune circassienne n'aurait jamais pensé subir cette déferlante d'émotion. Elle en était autant troublée qu'en colère. Elle aimait à penser avoir une maitrise totale de ses sens et réactions. - comme quoi, on peut se tromper, murmura-t-elle à elle-même. Elle était ainsi quand un bruit feutré derrière elle la fit se retourner. Une jeune esclave venait de surgir dans l'encoignure de la grande fenêtre en acajou. Ses yeux noirs et maquillés étaient beaux et peut être trop grands. Où était-ce son visage dissimulé sous un foulard de soie blanche qui les faisait ressortir par contraste. Les deux femmes se faisaient face et s'observaient ainsi. L'une sous l'effet de la surprise. L'autre de l'inquiétude. Pourtant cette dernière s'approcha de la Circassienne sans un bruit comme si elle flottait sur le sol carrelé. - maitresse, lui chuchota-t-elle. Il faut que je vous parle, vite. Sonja venait de reconnaitre la voix d'une de ses jeunes esclaves attitrées auxquelles elle n'avait pas le droit de parler. Elle aimait sa discrétion et d'après les autres femmes ses fonctions principales étaient d'aller le matin aux aurores au marché pour acheter des fruits frais, et l'après midi, maquiller et masser les femmes et demoiselles du harem.Sonja avait essayé d'échanger quelques mots avec cette dernière, mais les eunuques l'en avait dissuadé d'un regard noir et de signes de négation. Elle avait du donc renoncer à cet échange qui aurait un peu varié les conversations au sein du sérail et l'aurait fait être plus au courant des nouvelles extérieures.Ses yeux trop grands dans son visage fin étaient d'une beauté remarquable et sa bouche légèrement charnue, voire boudeuse un charme exquis et non racoleur. - zénobia ? - Maitresse, c'est le djinn aux yeux bleus. Ils l'ont capturé et il est presque mort, le cheik l'a capturé. Je, je devais vous avertir... Elle ne poursuivit pas. Sonja flageolait sur ses jambes. Elle était devenue livide et une larme translucide coula sur ses joues. Ses lèvres tremblèrent mais elles n'émirent aucun son. Ainsi ses soupçons étaient fondés. Mais pourquoi Zénobia la prévenait-elle, elle, et pas les autres. Était-ce un piège de Salim ? Pouvait-il utiliser de ces momeries pour la faire tomber dans un traquenard qu'il utiliserait sans vergogne contre elle.La jeune esclave se rapprocha et soutint Sonja par le bras. Elle l'avait vu chanceler sous la nouvelle. Puis tout bas à l'oreille elle murmura son histoire, sa vie, sa rencontre inopinée avec le celte qui l'avait tiré d'un gargotier trop entreprenant et de deux ruffians aussi intéressés par ses charmes que par sa bourse pourtant modestement remplie. Elle lui apprit comment le grand guerrier lui avait proposé écus trébuchants et aide au moment opportun en échange d'un service: celui de la surveiller et de le prévenir si quelque chose de fâcheux ou de grave lui arrivait. Ce faisant et une fois libérée du joug de Salim, il lui avait promis de la faire s'échapper de sa condition d'esclave et de la ramener chez elle en Egypte.Aujourd'hui, ne sachant que faire, elle s'était décidée à tout lui raconter. Il était prisonnier et enchainé dans une geôle, certainement à moitié agonisant. S'il s'en remettait, nul doute que Salim le soumettrait à la torture, par jeu et pour pouvoir dénicher ses compagnons cachés dans les montagnes noires comme de l'obsidienne d'où ils continuaient leurs raids et leurs pillages.Après tout, peut-être pouvaient-elles s'entraider dans leur malheur ? Sonja l'avait écouté, jusqu'à la fin. Ce qu'elle apprit la déconcerta. Olaf avait donc, bien qu'invisible, fait en sorte d'être toujours là pour elle en cas de dangers, mieux, il préparait un plan pour la faire s'évader ! Elle n'osait y croire.Elle observa le ciel sans nuage, et l'horizon instable dans des ondes de chaleursPuis s'agitant et marchant de long en large elle finit par regagner l'.intérieur du salon presque frais qui jouxtait la balustrade et sa terrasse luxuriante. Ses yeux étaient fixés sur le carrelage au sol. Elle tentait de réfléchir vite et de regagner ses esprits.Les grands carreaux noirs semblaient vouloir avaler la lumière du jour comme autant de goules insatiables, et Sonja se surprit à se voir marcher uniquement sur les blancs, comme par peur de s'enfoncer dans des abîmes de noirceur immonde. Telle quelle, elle ressemblait, immobile à une reine de jeu d'échec destinée à être dévorée tout cru par le fou Salim, ou le roi de ce minuscule empire qu'il s'était façonné.Il lui avait dit qu'à son retour, elle serait sienne. Et il était revenu. Et point d'Olaf pour l'enlever dans ses bras puissants et l'emmener au loin dans un château où il pourrait la protéger et l'aimer....Quoi ? Qu'avait-elle murmuré ? Aimer. Oui. Cette pensée fugitive était arrivée sans qu'elle ne s'y attende. Oui, bien sûr, elle s'était bien rendu compte au fil des semaines et des mois qui passaient que le grand guerrier lui était de moins en moins indifférent. Elle sentait e, elle une affection, peut-être même une affection, mais de là à parler d'amour !Ses yeux pers brillèrent plus profondément et sa mâchoire se crispa. Elle releva le menton comme une orgueilleuse guerrière prête au combat. Elle demanda à Zénobia, d'un ton presque sec:- où sont les prisons ? Peux-tu m'y amener discrètement ? Les yeux de l'esclave se dilatèrent d'effroi. - non, maitresse, et elle hochait négativement sa jolie tête. Elle fit un signe à la rouquine comme pour lui demander de la suivre. Sur une terrasse située en vis à vis de celle qu'elles venaient de quitter, elle pointa du doigt, entre une haie de rhododendrons et des bassins de taille moyenne, une petite porte en bois et en fer forgé. Devant elles deux guerriers à l'allure de gorilles aussi simiesques que les hominoïdes eux mêmes, montaient la garde avec une vigilance accrue. - regardez, c'est impossible. Il y à de plus, des gardes partout au niveau bas du palais qui se demanderaient ce qu'on fait dans ces lieux. Et puis, imaginons que nous puissions quand même accéder jusqu'au fond des jardins où se trouve l'entrée de la prison, ces deux cerbères nous arrêteraient immédiatement, dans le meilleur des cas. Ils défendent leur pré carré avec beaucoup de zèle, parait-il. Sonja aurait voulu dire à la jeune esclave qu'elle avait tort, qu'elle n'avait pas de courage. Pourtant, elle savait bien que c'était elle qui avait raison. Il serait stupide d'aller se fourrer dans la gueule du loup. Cela ne rendrait pas service à Olaf, et Salim prendrait cela très mal, à coup sur.Elle ferma les yeux, réfléchit puis demanda à Zénobia. - à propos, Zénobia, je n'ai pas vu les hommes et Olaf, sont ils passés sans que nous les voyions. Y aurait-il une autre entrée, par hasard. - Oui, mais au delà de la première enceinte qui jouxte la lice. Aucun moyen d'y accéder pour nous, il faudrait sortir du palais, et du harem pour commencer. La jeune brune elle aussi semblait perdue dans des pensées qui pourraient amener à une solution. - Il m'arrive bien de sortir, sans surveillance pour me rendre aux souks, mais seule, que puis-je tenter ? Une trentaine de soldats patrouillent. - Non, bien sûr que tu ne vas pas risquer ta vie. Sonja avait du mal à contenir la mauvaise humeur et la contrariété qui montaient en elle. Son grand guerrier allait donc périr sans que nul ne puisse l'aider. Bien sûr, elle pouvait demander à Zénobia de s'éclipser pour aller demander de l'aide dans les contreforts où devaient bien veiller quelques montagnards amis du celte. Ils pourraient tenter une attaque surprise. - je sais à quoi vous pensez, maitresse, mais personne ne viendra. Elle semblait avoir lu dans les pensées de la circassienne. La petite armée que le maitre Olaf commandait a été défaite et anéantie. Elle est tombée dans un piège qu'avait fomenté Salim avec l'aide de marchands de la cité et d'un guide, un traitre. Les dieux le foudroient ! D'après les rumeurs, votre ami a été le seul à s'en sortir après avoir combattu plusieurs heures à un contre cent. Il parait qu'il occupait le sommet d'un piton rocheux et qu'il distribuait les coups comme un spectre venu sur terre pour semer la terreur et la mort. Sonja voulait bien l'imaginer, cette scène ! Elle avait vu le gaillard dans toute sa sauvagerie. Elle imagina le carnage qu'il avait du faire et le nombre de veuves qui pleureraient ce soir. La jeune esclave continuait son récit comme grisé par l'exploit de l'homme du Nord.- les archers dans un premier temps ne sont pas intervenus, à la demande du cheik, mais voyant tous les morts qui jonchaient le bas du rocher et la fureur de son solitaire ennemi il n'a pas eu le choix que de donner finalement cet ordre. La cible devait être facile. - comme Salim m'a trompé ! Pensa Sonja. Moi qui le croyait emprunt d'honneur et de dignité il n'a pas hésité à le faire cribler de flèches pour s'assurer une victoire qui de toute façon ne lui auraient pas échappée. Un bruit les fit se retourner à l'unisson. Il venait des salles adjacentes. Un bruit de pas féminin. Sonja et Zénobia s'empressèrent de rejoindre l'intérieur de la salle pour ne pas être surprise à discuter ensembles. Elles devaient jouer chacune le jeu qu'on leur avait attribué.Un groupe de femmes précédées de la favorite et mère de l'héritier longèrent quelques alcôves avant de déboucher là ou se trouvaient les deux récentes complices. Elles parlaient fort et riaient de bruits cristallins aussi harmonieux que le son d'une clarine. Elles passèrent devant les deux femmes qui offraient un bien joli tableau: Sonja, allongé sur le ventre, nue se faisait oindre d'huiles au parfum lourd et fleuri par sa servante soumise et silencieuse. Elles firent un petit signe amical, elles répondirent à l'exception de la première femme puis filèrent et disparurent au détour d'un long couloir décoré de plantes vertes et de statues en ivoire et où pendaient des lampes à huile.Sonja continua à se laisser un instant masser la nuque et les reins. Elle avait en tête la vision de l'homme qu'elle... Qu'elle aimait ? Qui S'effondrait sous les tiges empennées des archers.Alors elle se releva brusquement, faisant sursauter Zénobia. - j'ai une idée, je sais ce que nous allons faire. Rejoins-moi à la nuit tombée sur la terrasse où tu m'as montré les gardes et je t'exposerais mon plan. Il faudra l'exécuter sur l'instant. Elle leva les yeux au ciel.Pourvu que cela fonctionne. Laissée seule et assise sur sa couche parfumée, elle se pencha vers une coupe de fruits et grignota les grains d'une grenade machinalement. Elle but une coupe de vin capiteux qui venait de Grèce dont elle savoura la saveur tout à la fois sucrée et âcre. Le miel et les épices qu'on y rajoutait pour le conserver rehaussaient subtilement le gout du muscat.  Toute l'après-midi elle avait pensé à ce qu'elle allait faire, réfléchissant aux obstacles qui pouvait survenir et comment elle les résoudrait. Elle ne changea rien à ses habitudes et passa un temps à se reposer ou à discuter avec ses compagnes de chose totalement futiles.  Le soleil faiblissait à l'horizon et la brise tiède qui venait du sud était totalement tombée. Elle se leva pour rejoindre Zénobia qui devait déjà l'attendre. Elle allait passer un large pantalon et une grande chemise de soie quand la surprit un immense esclave à la peu d'ébène luisante et aux dents blanches vêtu d'un pagne en pelage d'ocelot. Un collier de coquillages pendait à son cou de taureau.Dans un turc écorché qu'il prononça lentement avec un fort accent nubien il l'invita à la suivre.Elle voulut le renvoyer d'un geste autoritaire mais il insista. Elle devait être escortée jusqu'aux bains. - aux bains ? Et pourquoi donc, questionna Sonja surprise. - des esclaves et les femmes vous y attendent pour vous parer et vous parfumer. Le maître est désireux de votre présence ce soir.... Et toute la nuit. Le monde glissa sous les pieds de la jeune femme effondrée. Salim n'avait pas oublié et réclamait son dû !  12  Sonja était totalement désemparée, pétrifiée par le choc de la nouvelle d'autant que l'imposante masse qui lui demandait de le suivre ne souffrit guère qu'on lui refuse. - la tour prends la dame, se surprit elle de penser. Là encore, à cette minute, elle se voyait pièce d'un jeu d'échec subtil, celui du destin où à chaque tentative de sa part pour avancer un pion à elle, elle en était détournée ou finissait mangée, tout simplement.Le nubien ne la voyant pas bouger s'impatientait. Il roulait ses gros yeux comme des soucoupes sombres et s'avança d'un pas vers elle. De derrière eux, tout à coup, surgit de sous une arcade voutée Zénobia. Elle avait l'attitude d'une esclave contrariée quand elle s'adressa enfin à la circassienne. Malgré sa déférence, elle gourmanda tout de même sa maitresse. - maitresses, nous vous attendons aux bains, faites- vite, le maitre n'aura pas la patience d'attendre éternellement. Il se mettra en colère si vous n'apparaissez pas tantôt et vous comme moi serions punies - Sonja ouvrit la bouche, stupéfaite. Le nubien, lui aussi, l'était et il regardait les deux femmes plutôt indécis. - je... Commença-t- elle, je viens Zénobia. Sonja avait compris que La jeune brune voulait sauver la situation dans laquelle elle se trouvait et dont, seule, elle ne pouvait se dépêtrer. - dites au maitre qu'il n'aura point à attendre. Je serais dans ses appartements comme il le souhaite â l'heure qu'il lui plaira quand je serais prête après mes ablutions et ma vêture.Sa voix était ferme, peut-être un peu trop haut perché comme pour marquer son autorité.  Allez disparaissez de ma vue, fit elle dédaigneuse. Le grand noir hésita une seconde seulement puis disparut. Certains ordres étaient passés par dessus lui mais il ne poserait pas de question. Il préviendrait simplement le cheik Sonja souffla de soulagement en enlaçant Zénobia. Son cœur battait fort. - je m'impatientais, lui dit cette dernière, je n'ai pu m'empêcher de venir à votre rencontre. - et tu as bien fait. - que faisons-nous ? - enfile ces vêtements confortables pour ce que nous allons faire.La jeune esclave se dénuda sans une once de pudeur. Son corps qui avait la teinte dorée du pain d'épice était d'une perfection absolue. Étrange que Salim ne s'en était pas aperçu. Sonja quant à elle, enfila une paire de bottes de peau, celles destinées aux promenades dans les jardins, quand par miracle il voulait bien pleuvoir.Elles avaient l'air de deux cavalières du désert, deux bédouines des montagnes. De sous son lit Sonja, en jetant un dernier regard alentours, retira son petit ainsi que quelques flèches. - maitresse ? - ces ânes m'ont interdit d'aller tirer, mais ils n'ont même pas pensé à me redemander mon arc. Bien sûr, je n'ai pipé mot. Elle esquissa un ravissant sourire. Comme celui d'une gamine venant de faire une bonne blague. Furtivement elles filèrent vers la terrasse d'où elles auraient vu sur la prison. La nuit courait comme une présence inquiétante créant des ombres sournoises dans les recoins et sous les porches, des formes abjectes et voraces en attente de happer les marcheurs imprudents qui franchiraient leur seuil et se noierait dans leur insondable terreur. L'heure aussi des malandrins et des assassins qui profitaient de ces sombres abris pour se cacher en attendant de préparer leur mauvais coup.Accroupies, collées à la balustrade recouverte de lierres et de vigne vierge abondante, elles jetèrent un coup d'œil par dessus qui leur confirma la présence des deux molosses. Trois torches étaient plantées dans le sol apportant une clarté suffisante pour repérer le moindre intrus s'approchant d'eux. Dans l'âpres- midi, alors qu'elle partageait la compagnie des autres femmes du harem, elle avait parlé d'eux de manière évasive et moqueuse. Leur réaction la surprit. Elles frémirent à leur simple évocation. Théodora et une jeune bulgare racontèrent les monstruosités qu'ils avaient commises. Écorcheurs, violeurs, des hommes sans foi ni loi au passé aussi laid que leur visage et dont aucun remord ne semblait pénétrer leur cerveau primitif. Salim les avait recrutés dans une contrée hostile qu'il avait réussi à mettre sous sa domination. Personne n'y était entré ou n'avait osé le faire depuis des siècles. Salim avait eu un mal de chien à trouver un accès pour y pénétrer. Cette fruste population se cachait dans des petits villages où la civilisation ne semblait pas être entrée. Le rythme belliqueux de leur existence était martelé par le malheur des uns, les plus faibles, les femmes et les enfants qui faisaient la joie sadique et sauvage des plus forts. Une horrible consanguinité avaient au fil des siècles engendrée de grotesques formes humaines dégénérées. Les deux gardes étaient issus de ces mélanges abjects et eux comme urne cinquantaine d'acolytes faisaient d'excellentes troupes de choc dans les furieuses batailles dans lesquelles ils prenaient part et auxquelles le cheik les destinait. - ils ne savent même pas parler. - à chaque fois qu'ils tuent un homme on leur offre une vierge... - qu'on ne revoit jamais plus... Toutes frissonnèrent. Sonja eut la nausée en pensant à ces rebuts de l'humanité qu'employait Salim dans ses fonctions bien particulières. La stratégie de peur qu'il menait en envoyant ces monstrueuses créatures à peine sortis de la préhistoire était évidente. Les peuples se soumettaient parfois sans combattre et en acceptant une soumission humiliante plutôt qu'une mort abominable. Mille ans auparavant, Attila et ses Huns faisaient de même en envoyant au combat dans des oripeaux verminés ses hommes qui subissaient des cicatrices au visage dès la naissance, pour effrayer leurs ennemis. Aussi en cet instant présent, celui où elle se levait pour ajuster son arc sur eux, elle n'eut aucun remords ni pitié. Elle se sentait la main féroce d'un dieu vengeur qui vengeait des dizaines de femmes et de malheureux de leur atroce sort qu'ils ou qu'elles avaient subies sous leurs mains sanglantes. - dans une seconde on ne pourra plus faire marche arrière zénobia. Il est encore temps de t'éclipser et jamais je ne te dénoncerais si je suis prise. Elle vit le visage de la jeune égyptienne se fermer et devenir dur. - je vous suis là où vous irez. Je ne suis rien ici. Et puis si je meurs, par Allah ! Je mourrais libre et non comme une esclave. Sonja décocha sa première flèche. Elle n'avait pas atteint sa cible que la seconde sifflait. Les deux hommes s'écroulèrent à une seconde d'intervalle, touchés à la gorge. Il n'y eut pas un son, pas un cri, seulement un inaudible gargouillis de l'un d'entre eux qui tenait sa gorge sans rien comprendre.Ils n'avaient pas vu venir la mort. - un sort bien trop doux pour ces monstres, gronda la jeune rousse qui jeta son arc par dessus le parapet et l'enjamba en agrippant les fortes racines de lierre accrochées à la pierre comme la chair à un squelette. Elles assureront notre descente sans rompre. En moins de deux minutes elle se retrouvait en bas du mur, suivie de près par son ami et regardaient partout autour d'elles, inquiètes. Penchées sur les silhouettes au sol elles décrochèrent le trousseau de clefs attachées au ceinturon de l'une d'entre elles. Ensuite, et avec difficulté, vu leur poids, elles les trainèrent à l'abri des regards près d'une futaie. Sonja ajusta son arc sur son dos et prit l'un des cimeterres. Zénobia indécise se décida à récupérer l'autre tulwar. La jeune esclave n'avait jamais tenue une telle arme dans ses mains. La porte s'ouvrit après deux tentatives, sans grincer comme elle le redoutait. Galvanisée par l'action, elle semblait différente. Sa silhouette gracile, éthérée et sophistiquée avait disparue au profit d'une souple panthère aux gestes précis et mesurés. La fille des steppes et des forets qui chevauchait et chassait avec son père était revenue d'un long voyage. Sa primitive condition de guerrière venait d'effacer en quelques secondes le vernis de civilisation dont elle s'était drapée durant deux ans. Elles débouchèrent dans un souterrain soutenu par une armature de bois ancienne et vermoulue, seulement éclairé de torches fixés au mur par des anneaux de fer scellés. Des odeurs d'huile rance, de goudron, de moisi, de transpiration et d'urine se mélangeaient en miasmes putrides et écœurants. La peur, la souffrance et la mort étaient partout autour d'elles. Combien de personnes avaient succombé dans ces cachots top bas pour qu'un homme puisse se lever et cela dans d'horribles souffrances et dans l'oubli le plus total. Des rats galopaient entre leurs pas ou les regardait de leurs petits yeux jaunes et vicieux. Impressionnées toutes deux par la sinistre ambiance elles se regardèrent un instant avant de continuer peu rassurées laissant derrière un cachot d'où sortaient des fragments de bras décharnés encore attachés à des fers. Elles se forcèrent de ne pas s'y intéresser: Leur priorité était autre. Au détour de l'étroit et irrégulier couloir qui s'enfonçait de quelques mètres on arrivait à un dénivelé d'un bon mètre. Une échelle de bois était posée pour descendre. Pas très éloigné, elles entendirent des sons de voix et de rires grossiers et tonitruants. Un regard rapide discret leur apprit que deux gardes surveillaient une cellule. Enfin, surveillait, disons qu'ils étaient accroupis et jouaient une partie de dés, certains de ne pas être dérangés. Quelques pièces de bronze étaient posées près d'eux. Sonja chuchota quelques mots à sa complice qui fit demi-tour pendant qu'elle même se réfugiait dans une cellule où des ombres la cachaient. Zénobia, tremblante, s'accroupit et se mit à fredonner une mélopée rauque et sensuelle d'une de ses antiques balades que lui fredonnait sa mère lorsqu'elle était enfant. Les deux geôliers stoppèrent leur partie, net. Ils venaient de l'entendre et se regardaient, l'air totalement ahuri. La voix était belle et donnait à Ce sinistre endroit comme une aura de douceur porté par les vibrations de la voix de la chanteuse. Se remettant de leur surprise ils se levèrent brutalement, main sur leur arme Derrière eux, dans l'obscurité deux yeux brillèrent, incandescents. - qu'est- ce ? Une voix de femme. - va voir !  - et si c'en est une ? Leurs regards concupiscents se firent complices. Ils voyaient un moyen de passer le temps autrement plus agréable qu'avec des dés. C'est à peine s'ils se posèrent la question de la présence de celle-ci. Après tout, peut être était-ce un cadeau du cheik. Il récompensait bien de temps à autres les répugnants gardiens devant la porte dont ils se méfiaient comme de la peste mais les enviaient pour les faveurs qu'ils recevaient.Un des deux marcha en direction de la chanteuse. Il grimpa la petite échelle et vit la jeune égyptienne agenouillée comme pour prier. Pas d'arme à ses cotés, il ricana de plaisir. Oui, c'était bien un cadeau. Elle chantait divinement mais c'est son corps dont on devinait les formes voluptueuses au travers des vêtements légers qu'elle portait qui retint son attention vicieuse. Elle était d'une beauté à couper le souffle. Il s'humecta les lèvres comme un fauve qui a trouvé sa proie. - holà, la donzelle, et si tu venais chanter pour nous. Nous pourrions nous amuser. Nous avons du vin et nous saurons nous occuper de toi comme il le faut. Comme elle ne disait rien et continuait sa chanson. Il la héla plus énergiquement. - allez, petite catin, ne fais pas la farouche, je viens te chercher. Il dépassa la prison où s'était dissimulée Sonja. Il ne la vit ni ne l'entendit quand la jeune rousse arriva derrière lui pour lui asséner un coup terrible du pommeau de son cimeterre. Elle pensait l'assommer, pour le moins. Hélas, bien qu'il titubât sous le choc, il ne perdit pas connaissance. Au contraire le coup semblait avoir décuplé sa colère Il se retourna en crachant et ses yeux étaient ceux d'un l'assassin. Elle n'avait pas voulu le tuer de sang froid. Elle était bien avancée, bravo !Alors instinctivement et sans trop comprendre ce qu'elle faisait elle balança son tulwar de droite à gauche dans un brutal balancier. Le garde ne s'y attendait pas. Il ne fit rien pour l'éviter. Il avait affaire à deux femmes, deux esclaves de surcroit et il semblait hors de prudence. Pourtant quand la lame tranchante atteignit son ventre, il émit un gloussement de surprise. Il posa les mains sur son ventre d'où s'écoulait la vie par jets pourpres irréguliers puis sur les yeux des filles aussi pales que lui. Il s'écroula bruyamment tout en hurlant et en maudissant ses deux assaillantes.Sonja et Zénobia étaient paniqués et regardait le couloir d'où l'autre allait surgir. Moins imprudent que son camarade elles allaient devoir l'affronter dans un duel dont elles craignaient toutes deux l'issue fatale. Pourtant, courageuses, elles firent face, épaule contre épaule et tenant fermement leur arme. Elles prièrent et attendirent le choc. Rien pourtant ne vint. Seul le bruit d'un souffle rauque et rapide et celui d'une arme tombant au sol leur parvint. Puis plus rien. Elles marchèrent prudemment jusqu'à la prison. Le second guerrier était collé le dos contre les barreaux. Il bougeait encore faiblement et cherchait à dégager sa gorge d'une main d'acier qui s'était refermée sur elle comme un étau mortel. Il cessa bientôt de bouger et se crispa, les yeux révulsés. Quand il ne bougeât plus la grande main qui sortait de la cage le lâcha. Il s'effondra sur le sol dans un nuage de poussière et de terre. - holà compagnons, ou qui que vous soyez, sortez moi de là ! Même blessé à mort, Olaf, elles reconnurent sa voix, avait saisi l'opportunité d'une évasion et sa décision avait été rapide.... Et mortelle.Malgré l'état état dans lequel il se trouvait, il avait profité d'une seconde d'inattention de l'un de ses cerbères pour se jeter dans son dos, lui saisir la gorge et l'étrangler.Elles s'empressèrent de trouver la clef qui ouvrirait la porte, Zénobia récupéra les pièces de monnaie.La surprise fut de taille pour le celte blessé quand il réalisa qui venaient de le secourir. - par le sang des dieux, Sonja, Zénobia.... Si je m'attendais. Il gémit en poussant la porte de sa cellule. Ses pas étaient incertains et il dut s'appuyer sur le mur pour ne pas tomber. Sonja ne put se contenir, elle se jeta dans ses bras puissants, manquant de le déséquilibrer elle blottissait son visage sur son torse puissant et vit les blessures qu'elle reconnut comme celles faites par des flèches. Elles ne saignaient plus mais elles avaient fait des dégâts. Sonja ne put s'empêcher de sangloter. - holà ma fille, lui dit il en séchant ses larmes d'un baiser, veux-tu donc ma mort à m'étouffer comme tu le fais. Je ne suis guère d'attaque en cet instant pour m'offrir un combat avec toi. Il grimaça mais ne lâcha pas la jeune femme. Elle sourit de son coté bravache jusqu'au-boutiste. Elle se hissa sur la pointe de ses pieds et déposa un baiser léger sur ses lèvres. Le grand guerrier ne s'y attendait pas, mais baste ! Il n'allait pas refuser un tel cadeau des dieux. Il se laissa faire et lui rendit son baiser en la hissant entre ses bras. Ainsi, elle ne touchait plus le sol.Zénobia, sourit et rougit pudiquement à leurs ébats. Elle se détourna pour sortir de sous sa tunique un baume qu'elle passa dans le dos labouré du Gaël après qu'elle lui ait demandé de lâcher Sonja. Il se retourna. Elle grimaça en étalant généreusement la crème et en voyant l'état des chairs. Le sang coagulé se mélangeait à du sable séché et des petits cailloux en formant une croute brune. Il aurait des cicatrices de cette épreuve, s'ils en réchappaient. Il serra les dents et quelques rides apparurent sur son front et au coin de ses yeux bleus. Pendant ce temps, Sonja avec de l'eau d'une gourde posée à coté des gardes, nettoyait les plaies et le sang séché sur sa poitrine. Quelques minutes de silence pendant lesquelles le remède sembla soulager un peu l'immense carcasse. Zénobia lui tendit une petite fiole et le fit boire.- pas trop, c'est du jus de lotus noir. Il te soulagera mais pourrais te tuer si tu en buvais trop.Il s'exécuta comme un fauve apprivoisé. Aidé ensuite par les deux femmes qui le soutenait chacune d'un coté et de l'autre, ils quittèrent tous trois la cellule et se dirigèrent dans le sens inverse par où elles étaient arrivées. La galerie sinueuse descendait. Au bout d'une cinquantaine de pas ils firent face à une porte. Dans la serrure se trouvait encore la clé. Ils l'ouvrirent doucement.  Olaf, bien que blessé ne put s'empêcher de passer devant les deux jeunes femmes. Dans sa logique un homme se devait d'être le premier à affronter le danger, s'il devait survenir. Son œil d'aigle scruta rapidement les environs. Sur la gauche une patrouille formée de quatre hommes armés disparaissait au détour d'un mur et repassa quelques dix minutes plus tard. Dans l'intervalle ils pouvaient se faufiler vers la vieille ville. Les ruelles et multiples recoins pouvaient les cacher. Éventuellement ils pouvaient demander l'aide de quelques amis fiables. - de toutes façons, j'ai un compte à régler avec certains marchands qui nous ont trahis. Je reste tant que cette histoire n'est pas réglée. - parce que tu te sens en état, lui demanda Sonja, visiblement contrariée par l'attitude de son Gaël préféré qui voulait jouer les héros alors qu'il était à moitié mort. Peut être devrais tu songer à prendre quelques repos, tu en as besoin, Olaf. - de toutes façons, surenchérit Zénobia, ils sont morts. Et elle conta à leur compagnon le détail de leur assassinat. - ah ! jura Olaf, quelques uns de mes hommes s'en sont donc tirés et ont vengé la perfidie de ces chiens vendus au cheik. Plus marchant que courant, ils traversèrent la grande place qui longeait les murs hauts de l'enceinte qui protégeait une grande partie de la ville. Quelques mendiants les suivirent distraitement du regard. Un soudard ivre chantait au bras d'une catin. Il ne fit même pas attention au trio bien surprenant. Les deux trois amis qui auraient pu leur venir en aide étaient absents. Ils eurent beau frapper à leur huis ou appeler. Personne ne leur répondit ou ne leur ouvrit pas la porte. Pas de lumière indiquait qu'ils étaient sortis. - nous voilà bien avancés, que faisons- nous maintenant ? - on peut profiter de la nuit pour filer jusqu'au caravansérail. Il doit être possible de voler quelques montures pour prendre le large avant que Salim ne s'aperçoive de notre absence. Demain, nous serons loin....  - c'est que, Salim m'attendait, à l'heure qu'il est. Olaf croisa le regard gêné des femmes. Il réévaluait la situation. Le danger pouvait survenir très vite. En fait, la soldatesque étaient peut- être déjà à leur recherche. Pourquoi n'avaient- elles pas mentionnés ce détail avant. Le sachant, il n'aurait pas essayé de trouver un abri pour la nuit dans la cité qui allait pulluler de soldats à leur recherche.  14  Salim se regardait dans un miroir et ce qu'il voyait lui plaisait. Il avait belle allure dans ses atours de soie ouvragés d'or. Un turban couvrait ses cheveux noirs et luisants d'huile parfumée. Oui il aimait cette image flatteuse que lui renvoyait la surface d'étain. Il prit quelques poses, avec la fatuité qui l'habitait. Un instant son regard tomba sur son poignet et la satisfaction quitta son visage. Il voyait ses bleus et sentait encore la prise que ce croisé redoutable lui avait faite. Il avait été son ennemi pendant presque deux ans et l'avait vaincu mais il portait la trace humiliante de sa force et de sa combativité. Il grommela en revoyant le spectacle titanesque qu'il leur avait offert perché sur son rocher. Bien que seul, il les avait dominés pendant deux bonnes heures. - Allah le réduise en poussière ! Il repensa aux dernières heures de marche et La torture infligée au barbare du nord trainée par un cheval. N'importe qui aurait hurlé de douleur, aurait supplié, se serait évanoui, mais pas lui. À peine avait- il craché sur son passage et regarde Salim avec la férocité d'un loup des steppes. Les hommes qui l'escortaient étaient admiratifs de la persévérance et du courage dont il faisait preuve jusqu'au plus profond de l'adversité. Salim le voyait et il devait agir vite pour humilier et se débarrasser de lui. Il ne pouvait laisser fuser des rumeurs sur sa faiblesse. Il devait restaurer son autorité auprès de ses hommes. Il devait faire un exemple. Demain, sa tête chevaucherait une pique que l'on planterait à la porte de la ville. Ainsi le monde verrait sa puissance, et personne ne le défierait avec autant de fougue, on y réfléchirait à deux fois... Si ce chien avait eu une famille, il l'aurait passé au fil de son cimeterre et aurait livré sa femme à sa piétaille. Mais le celte n'avait aucune attache ou alors seulement dans son pays de brume. En attendant il savourait la pensée de sa mort proche et décida de repenser à la belle Sonja qui lui ferait oublier ses derniers soucis guerriers. Il avait convoqué et elle allait ce soir être sienne. Il en avait rêvé depuis des semaines. La pensée de cette rousse rebelle et flamboyante avait fait bondir son cœur de pierre, jusqu'alors insensible aux charmes féminins. Mais c'était diffèrent. Il voulait une belle histoire.il avait déjà des projets pour elle. Il devinait sa réserve, les quelques sentiments qu'elle affectait pour le djinn au grand regard bleu, il ne pensait pas qu'il y ait de l'amour dans cette inclinaison, non, Tout au plus une vague reconnaissance: celle de l'avoir sauvé. On lui avait rapporté l'anecdote de l'auberge où des trafiquants d'esclaves avaient eu l'intention de molester le jeune Sonja et l'intervention du guerrier pour la protéger. Sans lui elle n'aurait été qu'une proie livrée à la barbarie de ces quelques hommes du désert à la vile profession. Torturée et sans doute violée, tel aurait été son sort. Mais le géant était intervenu et les choses s'étaient déroulées autrement. Ils avaient bien   récupéré les quelques esclaves que Olaf avait libéré. Mais peu. Les autres s'étaient perdus dans le désert qu'ils ne connaissaient pas et avaient été la proie de la nature et des vautours. Ils avaient préféré la mort plutôt que l'esclavage. Salim haussa les épaules. Sonja allait apparaitre. Il allait l'aimer. Il espérait qu'elle se donne, non sans résistance, mais il avait des atouts. Il lui parlerait encore, la séduirait, l'hypnotiserait comme un cobra, lui ferait part de ses plans. Salim la voulait à ses cotés. Il la voulait sa favorite. Elle ne pourrait refuser. Théodora aurait bien quelques revendications, mais il pourrait l'envoyer loin de la cité. Et si elle se faisait trop vindicative, une dose de poison résoudrait tout. Ce ne serait pas la première fois qu'une esclave un peu trop réticente décéderait au sein du harem. On attribuerait cela, comme d'habitude, à une fièvre, à une maladie mystérieuse contractée lors de ses quelques promenades surveillées au milieu des souks malsains. Ou à un suicide. De fait, il y aurait bien son héritier, mais il était jeune, si jeune, et si fragile.... Qui sait ce qui pouvait survenir durant les prochaines années. Salim ne se laissait pas porter que la passion amoureuse, non il voyait avec une union parfaite avec la jeune circassienne un moyen d'adoucir les pressions belliqueuses de la reine Tamara. Une fille des steppes, une presque géorgienne après tout pouvait changer les rapports entre les deux nations. Son plan était parfait. - maitre, s inclina soudain un esclave devant la porte de sa chambre. - un coup d'œil interrogatif du cheik l'invita à poursuivre. - le prisonnier, le djinn aux yeux bleus, il a disparu de la prison, il s'est évadé ! Le cheik manqua de s'étrangler avec la coupe de vin qu'il portait â ses lèvres. - quoi ! Hurla-t- il. Et les gardiens, les gardiens, où sont- ils ? - morts tous les deux, l'un étranglé, l'autre éviscéré d un coup de sabre. Mais les deux gardiens des portes ont été retrouvés avec chacun une fléché fichée dans la gorge. On les a tués d'un des balcons. Salim réfléchit vite, s'empêchant une colère qui lui embrouillerait les pensées. Malgré tout il aurait aimé hurler, tuer cet esclave qui lui amenait cette mauvaise nouvelle, mais il se contint. Une flèche tirée des balcons, des balcons du harem. Il plissa les yeux et commençait à entrevoir l'horrible vérité. - la circassienne ! - oui maitre, elle a disparu aussi, et l'on ne retrouve plus Zénobia. Il ne connaissait pas Zénobia, il ne connaissait pas toutes les personnes qui officiaient dans son palais, mais il devina une esclave. Sonja avait du se trouver une complice.Il fulminait. - qu'on appelle la garde, qu'on fasse fouiller toutes les maisons, qu'on menace de tuer tous ceux qui seraient susceptibles de leur porter aide. Je veux qu'on les retrouve ! Allez ! Hurla-t-il à l'esclave qui décampa sans demander son reste. Il s'en tirait à bon compte. En moins d'une demi heure la haute et basse cité se remplit d'hommes armés jusqu'aux dents qui â la lueur de torches fouillaient tous les coins et recoins. Aucune ruelle n'était oubliée, pas même les puits qui pouvaient éventuellement servir d'abri, précaire certes, mais utilisables.Les quelques badauds qu'ils croisaient étaient appréhendés, dévisagés, parfois bousculés avec rudesseMais malgré leur zèle, pas une trace des fugitifs. Le jour commençait à poindre. Les marchés commençaient à s'animer et les cochons et les poules s'agitaient dans leurs parcs attendant qu'on les nourrisse. Les soldats commençaient à perdre espoir et s'inquiétaient: s'ils ne trouvaient pas les trois fuyards, les ires de Salim seraient effroyables, aussi leur ténacité et leur ardeur ne Diminuaient pas. Tout à coup l'un d'entre eux apparût près des chameaux. Il titubait et portait un énorme coquart sur l'œil gauche. - ils ont pris des chevaux, les prisonniers... Le géant et deux femmes... Je n'ai rien pu faire. Le traitre m'a pris par surprise. L'information passa rapidement des faubourgs au palais. Salim, prévenu, passa des vêtements décontractés et demandât qu'on selle une de ses montures et que l'on arme cent cavaliers qui l'accompagneraient. - ce bâtard et ces chiennes ne m'échapperont pas, leurs traces vont être faciles à suivre dans le désert. Ils n'ont que peu d'avance et devront s'arrêter. Les blessures du celte sont sérieuses et ils devront trouver de l'eau. Nous marcherons vers l'est et les oasis de faroum. Les trois fugitifs n'avaient pas perdu de temps. Ils avaient bien fait car ils savaient que très tôt le son des cors et des trompettes se feraient entendre pour rameuter les guerriers et sonner l'hallali. Leur évasion, si ce n'était choses faite, allait être découverte et le temps à les chercher dans la ville ne dépasserait pas une demi-journée. Salim, passé ce délai, se lancerait à leur trousse. Il ne supporterait pas l'affront. Olaf devinait aussi qu'il serait lui même à la tête de la troupe. Sa réputation était en jeu. Olaf l'avait trop ridiculisé pour que le satrape revendicatif ne laisse ses soldats s'occuper seuls de leur spectaculaire évasion. Il observa du coin de l'œil deux femmes. Sonja était une excellente cavalière, comme toutes celles de son peuple, mais Zénobia semblait moins à l'aise et finirait par les ralentir.Elles jetèrent à l'unisson un regard sur Lui. Courbé sur sa monture il semblait terriblement faible. Il avait les reins en capilotade depuis son insoutenable supplice enduré dans le désert. Un millier de chameaux lui auraient passés sur le dos qu'il n'aurait pas commis plus de dégâts. Chaque muscle de son corps, tendon, os le faisait souffrir terriblement et il s'était remis à saigner. Il ne pourrait chevaucher plusieurs heures d'affilé, ils devraient s'arrêter.Ils avaient pris la direction de l'oasis de Faroum, petite oasis rescapée d'une désertification survenue voici près d'un siècle. Autrefois une petite bourgade existait à cet endroit entourée de cultures d oliviers et d'épeautre, mais le désert avait pris son du et seules des ruines et une petite étendue d'eau subsistaient désormais de ce qui fut un endroit animé et agréable. Peu éloignée des gorges noires, la petite oasis restait un passage obligé passagères, pour les caravanes qui y faisait halte, surtout celles provenant de Byzance.Les deux jeunes femmes espéraient que Salim ne les suivrait pas, prenant plutôt la direction opposée, celle où effectivement ils auraient pu trouver l'aide des clans des montagnes, restés fidèles à Olaf. La venue du grand celte dans leur univers les avait confortés dans leur refus d'accepter le joug de la petite principauté qui grandissait. Il leur avait prouvé qu'il il était un redoutable ennemi des vues expansionnistes du cheik, et ils sauraient le remercier. Un rapide coup d'œil derrière elles détrompa cette pensée bien naïve. Les traces que laissaient leurs montures étaient trop visibles pour que les pisteurs ne les ignorent. Elles virent le guerrier piquer des deux pour faire hâter sa monture à leur hauteur. Lui aussi avait compris.Sonja au bout de plusieurs heures de chevauchée ne ressentait pas la fatigue mais il en était autrement pour le grand blessé qui tentait de faire malgré tout bonne figure. Leurs vies oisives, à elle et Zénobia étaient faites de repos, de promenades ou de taches peu fatigantes qu'assumait l'égyptienne. De plus, la bonne nourriture qu'elles avaient à disposition leur avait donné suffisamment de forces et d'énergies pour affronter cette épreuve. Mais lui, outre les tortures et les blessures n'avait reçu ni soins ni nourriture. Sonja se maudit de ne pas avoir pensé à apporter quelques fruits ainsi qu'une ou deux galettes de blé. Dans son empressement à le libérer elle en avait oublié ce qui était pourtant plus qu'un détail. En voyant l'état de l'homme qu'elle aimait, elle décida bientôt de faire halte et fut rassurée quand elle devina au loin L'oasis. Elle soupira de satisfaction. La chaleur commençait à être suffocante: le soleil était comme un ennemi impitoyable qui dardait ses rais comme des piques de soldats. Il entaillait leur peau trop tendre, trop peu habitué à ce climat. La lumière cruelle leur faisait plisser les yeux et le sable suspendu dans l'air sec rendait leur respiration difficile. Ils dépassèrent les ruines d'une noria dont avait disparu la grande roue sous les ravages du temps, dernier vestige de l'homme et dernière tentative pour dompter une nature sauvage qui s'était rebellée et avait fait disparaitre leurs traces bien ambitieuses. Ils posèrent pied à terre, dessellèrent les chevaux qui s'abreuvèrent tranquilles, délivrés de leur harnais et mors. L'eau avait une couleur turquoise et reflétait l'image ondoyante des palmes chétives qui poussaient tout près. Olaf perdait beaucoup de sang et elles s'occupèrent de panser ses plaies. Zénobia étala le reste de baume qui lui restait et lui donna les dernières gouttes de jus de lotus noir pour le soulager. Tout en s'occupant de lui, elle pensait à son statut qui en l'espace de quelques heures était passé de celui d'esclave à fugitive. Si elle était reprise, elle ne donnait pas cher de sa peau. Le visage d'OLAF était effrayant, d'une pâleur affligeante qui le faisait ressembler à un spectre aux yeux cernés de noir. Bien qu'encore intense, leur éclat bleuté était moins intense, plus délavé. Ses cheveux collés par la sueur s'agglutinaient sur son franc lui aussi couvert de sa transpiration. Une main sur lui apprit à la jeune femme qu'il était dévoré par la fièvre. S'il souriait encore, les deux femmes n'étaient pas dupes, ce n'était que façade pour ne pas qu'elles s'inquiètent plus que de raison. La citadelle s'écroulait heure après heure. Un autre homme serait déjà mort mais sa constitution exceptionnelle le faisait lutter sauvagement contre l'apathie, les blessures, la fatigue et la douleur. Sonja avait envie de le presser contre elle, de le rassurer, de le protéger. Elle, petite silhouette et lui colosse de plus de deux mètres. Les rôles s'inversaient. - il faut qu'il se repose, Zénobia, aide moi à le trainer jusqu'à l'ombre des palmiers. Il faut le faire boire avant qu'il ne se déshydrate. Comme un étalon, le celte s'ébroua et se leva, refusant toute aide. Orgueil mal placé s'il en fut. Il grogna. Elles le virent tituber mais n'intervinrent pas. Il s'en serait senti humilié. Si elles avaient pu à cet instant lui donner un peu des forces qu'elles possédaient...Il gagna l'étendue bleuté, s'agenouilla et trempa sa tête léonine dans l'eau rafraichissante, puis acceptant à contre cœur leur soutien il alla sous un immense arbre dans l'ombre duquel il s'allongea. Quelques secondes plus tard il dormait d'un sommeil de plomb. Elles mirent â profit ce répit pour elle aussi s'abreuver. La chaleur était torride et elles décidèrent de prendre un bain dans le minuscule étang si accueillant. Dénudées, elles s'enfoncèrent dans l'eau jusqu'à la taille. Zénobia, pudique, ne pouvait s'empêcher de jeter des furtifs regards du coté d'Olaf, de peur qu'il n'ouvre un œil pour les regarder.La nudité était fort commune dans les harems et la pudeur entre femmes n'existaient pas, qu'elles soient esclaves, odalisques ou concubines. Tout au contraire, elles s'exhibaient et prenaient plaisir à se regarder les unes les autres, les rivales. Par ces gestes anodins et naturels en apparence, elles jouaient un jeu plus subtil, plus féminin. Elles mettaient leur beauté en concurrence. Leur lascivité toute orientale, si raffinée les faisait rechercher la sensualité jusque dans leur poses souvent empreintes d'un esthétique saphisme, qui, s'il n'était pas consommé, se laissait deviner. Et elles jouaient avec ces impressions. User de ses charmes, faisait partie d'un jeu où la gagnante tirait avantage et emprise sur les autres jusqu'à la couche du cheik. Gare à celles qui n'en comprenaient pas les règles !  Mais si la nudité semblait naturelle entres femmes elle l'était moins quand il s'agissait des hommes et Zénobia, musulmane, avait quelques réticences.Ce n'était pas le cas pour Sonja, qui en fille des steppes, pratiquait une religion nettement moins contraignante et faisait fi de ces pudibonderies. Son corps laiteux de rousse semblait une ode à la nature et aucune gêne ni complexe ne transparaissait dans ses gestes. Le contraste de leur peaux, si claire chez l'une si ambrée chez l'autre aurait pu donner à un poète l'idée d'un conte ou d'une balade.Leur peau fraiche débarrassée du sable et de la sueur, elles s'allongèrent parlant à voix basse pour ne pas réveiller le géant qui dormait à proximité. - où allons-nous aller ? Questionna l'égyptienne, visiblement inquiète pour son sort. - je ne sais pas trop, nous filons vers l'ouest. Peut être croiserons- nous une caravane qui acceptera de nous donner des vivres ou alors les compagnons d'Olaf qui ont réchappés au massacre des gorges noires. - ou bien des ennemis qui nous égorgerons.... - c'est aussi une possibilité. Mais ne pensons pas au pire. Sonja jeta un œil sur son arc et les flèches qui lui restaient. Douze en tout et pour tout. Pas de quoi mener une grande bataille. Quant aux tulwars... Les deux femmes se sentaient mal préparées contre des guerriers aguerris et dont le combat était leur quotidien. Se débarrasser du geôlier avait été une chance ! Bientôt, éreintées, elles s'assoupirent, bercées par la brise légère, le bruissement des feuilles de palme et quelques chants d'oiseaux. C'est un bruit d'acier qui réveilla Sonja. Celui d'une arme qu'on accroche à une ceinture cloutée. Son compagnon, bien qu'affaibli, était debout et scrutait l'horizon dansant. L'après-midi touchait à sa fin et un vent presque frais faisait frémir les larges palmes et s'envoler quelques petits tourbillons de sable scintillants d'éclats sanglants sous le rougeoiement du soleil couchant. Le dos du géant ne saignait plus, Elle fut rassurée et s'approcha de lui pour se blottir tout contre lui. Il se tourna vers elle, lui sourit et l'enlaça comme pour la protéger. Leur regard se croisa et se mélangea. Sonja y découvrait pour la première fois de la douceur, comme très loin enfouie, comme une sorte de fragilité qu'il n'osait révéler à personne, perdu dans ses certitudes viriles et combattantes. Il caressa sa chevelure fauve machinalement puis s'attarda sur ses joues, ses paupières. Son index frôla les lèvres entrouvertes de la jeune circassienne. - tu ressembles à une déesse païenne des anciens cultes, lui murmura-t-il. J'ai vu des statues d'Ishtar les ruines de Ninive. Elle avait tes formes, elle te ressemblait. La voix d'OLAF était rauque et son regard perdu dans un passé étranger à la jeune circassienne. Elle rougit et se hausa sur la pointe des pieds pour 'embrasser.Leurs lèvres se cherchèrent par jeu puis ils échangèrent un baiser long et très doux. Elle aurait voulu que jamais il ne cesse. Elle sentit ses jambes flageoler d'émotion, ne s'était pas rendu compte à quel point elle aimait ce grand gaillard mal dégrossi, taillé dans l'airain et sorti de pays brumeux d'où naissent les légendes. Cet homme aux passés multiples ou le danger l'avait accompagné comme une mauvaise maitresse. - je t'aime, osa-t-elle lui avouer en se serrant contre lui comme pour ne plus faire qu'un avec lui. Elle lui avait avoué ses sentiments sans avoir honte, sans retenue. Parce qu'elle devait lui dire en ce moment présent. Après, elle ne savait pas.Il ne lui répondit pas. Son regard était sur les dunes très loin. Un nuage de sable s'élevait.Sonja le vit également. -une tempête de sable ?demanda-t-elle. Il hocha négativement du chef. - que nenni, ce sont les troupes de Salim. Ils semblent nombreux. Ils les avaient rattrapés plus tôt que prévu. Leur halte leur avait fait perdre le peu d'avance qu'ils avaient pris sur eux. - nous pouvons fuir ? Zénobia les avait rejoints. Sa voix tremblait.Nul ne lui répondit, alors elle rajouta '.un ton triste: - c'est la fin, n'est- ce pas ? Olaf se retourna. - vous pouvez encore partir. Je les retiendrai pour protéger votre fuite. - tu veux mourir ?questionna Sonja. - on meurt tous un jour, lui répondit-il, philosophe à sa manière. - je ne te quitterais pas. De toute façon. Nous ne connaissons pas le désert comme toi. Ils nous rattraperont si nous ne mourrons pas de soif. - je connais Salim. Il vous épargnera. Sonja regarda son amie en retrait. - moi, peut- être, et encore cela ne sera que pour mieux me punir de l'avoir flouée. Qui sait quelles tortures il m'infligera ? Mais Zénobia est une esclave. Il la tuera sur les champs. Il ne répondit rien. Il savait qu'elle avait raison. Leur histoire à tous trois prenaient fin en ces lieux, en cette triste oasis oubliée du passé. Ils allaient mourir à des milliers de lieux de leur terre natale. Comme elle était loin l'Irlande brumeuse et verte du celte. Comme elles étaient loin les steppes de la circassienne, avec ces printemps tièdes, ces pluies abondantes et ces neiges qui recouvraient les forets profondes au pied des montagnes. Comme il était loin le bord du Nil et la cabane de pêcheurs où l'égyptienne avait grandi au sein de parents aimants avant qu'on ne la saisisse lors d'un raid. Comme ils étaient éloignés ces couchers du soleil sur les temples magnifiques construits voici des milliers d'années par un peuple édificateur et conquérant. Sonja ramassa son arc et encocha une flèche. Elle irait se cacher prés un arbre pour se mettre à l'abri des archers de Salim et pour tirer. Elle tuerait quelques hommes, elle en avait l'intention. Zénobia saisit son arme maladroitement. Elle ne tiendrait pas quinze secondes mais serait aux cotés de ses amis jusqu'à la fin. Elle pleurait en pensant à ses dix huit ans, à ses parents qui la croiraient longtemps vivante. À l'homme de sa vie qu'elle ne croiserait jamais... Olaf ne bougea pas. Il attendait patiemment. Il allait succomber, il le savait mais avant de partir il entrainerait avec lui un grand nombre d'ennemis qui lui formeraient une sépulture sanglante. Une tombe faite avec leur sang, leurs armes et leurs membres de guerriers qui oseront être les premiers à s'approcher du ténébreux guerrier dont un sourire morbide déformait son visage. Allez, se dit-il, on chantera notre combat et des légendes naitront de notre exploit. Mais dans sa bravoure, il eut la triste conscience qu'il allait perdre pour la première fois de sa vie quelqu'un qu'il aimait encore plus que lui même. Il rejoignit ses compagnes pour l'assaut final.      16 Le petit guide qui avait trahi Olaf et ses hommes était encore là, en tête de la colonne principale formée par Le cheik en personne suivi de ses principaux chevaliers maures et chefs militaires. Une fois de plus, on lui avait demandé sa présence pour pister ces chiens d'étranger, et une fois de plus le salaire était plus que confortable. Sa renommée grandissait. N'était pas guide qui voulait au sein des troupes de Salim. Cette mission effectuée allait lui donner du travail à n'en plus souhaiter et au prix qu'il pouvait désormais fixer. Il aurait bientôt une habitation dans les hauteurs de la ville et pourrait recruter quelques compagnons pour augmenter ses revenus. Il lissa sa moustache fine et ses yeux d'aigle étaient fixés sur l'oasis. Il voyait les chevaux et il voyait Olaf, droit comme un chêne les attendre.Cet homme était un furieux.Le danger ne semblait pas l'éprouver, la douleur non plus d'ailleurs. Mais la vue de l'homme du nord serait l'une des dernières qu'il aurait sur cette terre aride et si familière. Une flèche silencieuse, vicieuse, invisible se ficha dans sa gorge et ressortit en partie derrière son cou. La douleur fut vive et il sentit le gout du sang chaud dans sa bouche, âcre, métallique.  - l'archère ! Il n'y avait pas pensé. On la disait douée... Par Allah, elle l'était... Il s'écroula de son chameau dans un bruit de sac de blé qu'on jette au sol. - attention ! Cria l'un des cavaliers, ils sont armés ! Une seconde flèche atteignit un des piétons et avant qu'il ne puisse s'abriter Salim vit son grand turban transpercé par une troisième. Le trait passa à un millimètre de son crâne. Le cheval se cabra et le cheik s'écroula au coté du guide mort. - la vipère ! Elle a emmené son venin avec elle, d'où sort-elle son arc ? Comment le lui a-t-on laissé ? Il en coutera des têtes pour cette négligence. Salim avait eu peur. Il ne s'attendait qu'à l'accueil d'un guerrier à moitié mort et de deux femmes inoffensives et Il avait décidé de ne pas prendre de risque en faisant tirer les archers au plus vite pour régler définitivement cette affaire. Mais des difficultés semblaient s'annoncer. La belle avait son dard et ils se terraient au sein des arbres protecteurs et bien à l'abri du tir des archers. - qu'Allah m'assiste, par les djinns ! Restez à l'abri et envoyez leur une volée de flèches qu'ils sachent que nous aussi nous sommes décidés. Une trentaine partit haut dans le ciel en sifflant avant de s'abattre sur l'oasis sans faire une seule victime. - seigneur, qu'allons nous faire ? On peut les affamer.... - certes nous le pouvons, mais j'en ai assez. Que les chevaliers chargent couverts par nos tireurs qui protégeront leur assaut, au pire il en tombera une dizaine si la fille est rapide.Sus ! Pas de quartier, je suis las de ces diables d'étrangers. Je souhaitais la circassienne dans mes bras, elle sera dans ceux de la camarde dans moins d'une heure....  Cinquante hommes poussèrent à l'unisson leur monture vers l'oasis. Les archers tirèrent par dessus leurs têtes pour les couvrir au maximum. Deux hommes s'écroulèrent pourtant dans la cavalcade et tombèrent sous les pas des autres chevaux qui les piétinèrent dans des bruits d'os et des plaintes. Sonja ne perdait pas de temps.... Olaf tenait son tulwar dans sa main droite. Il ne pensait plus qu'à sa grande hache dont il allait regretter les coups dévastateurs. Il regarda la belle Sonja qui ajustait un autre trait. Il ne lui restait que quatre flèches. Jamais il n'aurait pensé que ce petit bout de femme se montrât si courageuse, si obstinée et par les dieux si dangereuse. Son adresse était diabolique. Elle n'avait manqué aucune cible visée. Les hommes de Salim approchaient dans un roulement de tonnerre et de hennissements, de hurlements guerriers et de bruits d'acier. Leurs cimeterres brillaient dans la lumière. Alors tous entendirent soudain un sifflement monter et le ciel s'obscurcit un instant, voilé par un nuage sombre et strident de flèches ! Des flèches tirées sur le petit ost turc ! La charge fut stoppée net dans un bruit d'enfer et de chute, comme ci elle se fracassait contre un mur. De ce carnage? Trois hommes seulement restaient en selle et bon nombre de montures sans leur cavalier détalaient dans toutes les directions. - qui ? Pensa Olaf ? Et il se tournait pour voir l'origine du tir meurtrier et dévastateur. - mes hommes ! Hurla Salim décomposé, à quatre pattes dans le sable. La moitié de sa petite armée avait été décimée. La surprise n'était pas passée qu'un second tir groupé jaillissait de derrière l'oasis qui abattit sur place la plupart de la piétaille indécise et encore valide. Certains fuirent sans demander leur reste, d'autres cherchaient à se protéger. Quelques chevaux et chameaux abattus, deux ou trois rochers pourraient faire l'affaire. Salim au sol, écumait de rage. En un instant tout son plan s'était écroulé. Il jura comme un charretier, menaça son Dieu mais voulut surtout savoir pourquoi ces éclaireurs n'avaient pas signalé un rassemblement des tribus des montagnes venu secourir leur chef. Au sommet d'une dune bientôt tous virent apparaître près d'un millier d'hommes. À leur tenue les survivants devinèrent qu'ils n'étaient pas d'ici. Ce n'était pas les montagnards. - des géorgiens ! Des chevaliers de la reine Tamara ! Que viennent-ils faire si loin de chez eux ? Sonja, Zénobia et Olaf était sortis de leur cachette de fortune sidérés par la tournure des événements. La petite oasis était bientôt submergée par un flot continu de chevaliers armés de pied en cape sur des chevaux caparaçonnés pour la bataille. Les visages des hommes taillés à coup de serpe, mal rasés n'était pas ceux de la région. Non, la formidable armée était composée d'asiatiques, de géorgiens au front noble, d'européens et autres mercenaires de nations différentes venus gonfler les troupes, mais tous marchaient sous la bannière de la grande reine. Sonja riait nerveusement et Zénobia pleurait à genoux en pensant que la vie, après tout, continuerait pour elle. Soudain la jeune rousse écarquilla ses grands yeux. Elle apercevait la haute silhouette d'un cavalier. Sa tenue était orgueilleuse, ses traits doux et féroces tout à la fois. Il était vêtu d'un large pantalon de toile. D'une tunique de cuir sans manches et d'un bonnet kalmak. - père ! cria-t-elle. Le cavalier tourna ses yeux vers elle et on put y lire la joie, la surprise et le soulagement d'un seul coup. Il sauta de sa monture et courut vers la jeune fille qui se jeta dans ses bras comme une petite fille. - Sonja, oh Sonja, comme j'ai tremblé pour toi, comme j'ai craint de te voir morte et te voilà. Lumineuse et radieuse dans cet endroit où j'aurais été à cent lieu de penser que tu t'y trouvasses.Il riait en la regardant et en ébouriffant sa chevelure de feu. Des larmes de joie coulaient de ses yeux verts comme ceux de sa fille. Elle sanglotait en riant elle aussi. Cent cavaliers passèrent devant eux au galop. Salim avait décidé de se rendre. Il voulait sauver sa misérable vie. - je me rends, hurlait- il pour qu'on lui laisse la vie. Je suis Salim, cheik des cités de la région et je paierai rançon pour ma libération.Le père donna quelques ordres sans lâcher la main de sa petite fille.Olaf vint se présenter au père de son aimée qui se blottit contre lui. Son père, tout d'abord suspicieux, évalua le colossal guerrier qui lui faisait face et qui tenait sa fille entre ses bras. Un silence se fit. Les deux hommes se jaugeaient, s'affrontaient du regard. Puis l'un des deux éclata d'un rire sonore et tendit une main franche à l'autre qui semblait avoir pris le cœur de sa petite fille...., mon dieu, hier encore, elle n'avait que dix ans.... Songea-t- il. Des cris surgirent des troupes de Tamara et Olaf reconnut les survivants qu'il avait couverts pour qu'ils fuient avant sa captivité. - Olaf, par les djinns, ravis de te revoir, vieux brigand. Tu ne sembles pas au meilleur de ta forme. L'un deux pointait du doigt les blessures sur sa poitrine. - ma foi, je me suis porté mieux.... - c'est vous qui avez rameuté cette armée ? Interrogea le celte, et il embrassait d'un geste large tous les cavaliers, archers et piquiers qui faisaient enfin halte. La bataille était finie.  Le père de Sonja intervint. - nous les avons croisés plus loin et ils nous ont raconté leur mésaventure. Ils nous ont parlé de l'esclave rousse que le djinn aux yeux bleus voulait secourir et du piège dans lequel vous étiez tous tombés. - mais toi, père ? Peux tu m'expliquer ta présence loin de chez nous et comment tu t'en es sorti. - après l'attaque de notre village par les avars qui m'ont cru morts, j'ai été soigné par Mama scnekka... - notre mère chaman, précisa Sonja à son compagnon qu'elle ne lâchait plus. - elle m'a remis sur pieds et j'ai décidé avec quelques survivants et l'aide des villages voisins de partir récupérer nos femmes et filles prises et destinées à l'esclavage dans les pays plus au sud. Nous étions une quinzaine tout au plus et le temps était déjà passé. Mais nous avons réussi à remonter jusqu'à vous malgré quelques errances et fausses informations. Des villageois nous parlaient d'une troupe de soldats et de captives. Nous sommes descendus et avons enfin traversé le royaume de la grande reine. J'avais une idée derrière la tête. Dans mon passé j'ai rendu quelques services au père de la reine, le fameux Georges III, En fait j'ai tout bonnement sauvé son épouse la sublime Bourdoukan d'Ossétie d'un attentat perpétré contre elle. Après cette aventure, je suis resté un temps comme mercenaire et je m'y suis fait des amis haut placés qui ont bien voulu appuyer un entretien avec leur reine Tamara assez remonté contre les poussées musulmanes qui tentent de pénétrer ses frontières. Je lui ai proposé un marché, un millier d'hommes pour des expéditions militaires que je mènerais pour elle contre une liberté totale de mouvements en pays turc pour vous retrouver. Elle a accepté. - nous retrouver ? Demanda Sonja. Elle ne comprenait pas très bien ces mots, ou du moins ne voulait-elle pas trop espérer de leur teneur. - j'ai retrouvé ta mère lui dit-il. Elle est saine et sauve. Je l'ai libéré près de Gandza, un des villages frontières de l'Azerbaïdjan. Elle m'a expliqué votre voyage et ses conditions, ce qu'ils comptaient faire de toi. Alors j'ai décidé de partir à ta recherche pour te libérer. J'ai renvoyé ta mère avec une escorte à Tbilissi où elle attend de mes nouvelles et je suis reparti. J'ai pris la direction de l'Arménie ou après quelques escarmouches avec des tribus locales j'ai pu les convaincre de nous rallier contre promesse de richesse. Ensuite notre voyage en Anatolie s'est somme toute plutôt bien déroulé. Le nombre croissant de notre armée dissuadait nos ennemis de nous attaquer. Et comme nous ne nous montrions pas belliqueux, ils n'insistaient pas. J'ai bien cru plusieurs fois t'avoir perdu. On m'a même rapporté que tu étais morte dans un désert en tentant de t'enfuir. Pourtant je n'ai jamais réellement accepté cette idée. Entretemps j'ai pu libérer des filles de notre village: Sabbia, Maya et Natalia qui sont elles aussi en Géorgie. Sonja avait l'impression de rêver. Le cauchemar qui. S'était abattu sur elle s'estompait progressivement tel un nuage sombre déchiqueté par la lueur crépusculaire de la lune. Ses parents qu'elle croyait morts étaient vivants, sa mère pour qui elle avait tant pleuré se trouvait à l'abri et quelques amies d'enfances avaient pu être libérées. 

- Olaf, par les djinns, ravis de te revoir, vieux brigand. Tu ne sembles pas au meilleur de ta forme. L'un deux pointait du doigt les blessures sur sa poitrine.

- Ma foi, je me suis porté mieux....

- C'est vous qui avez rameuté cette armée ? Interrogea le celte, et il embrassait d'un geste large tous les cavaliers, archers et piquiers qui faisaient enfin halte. La bataille était finie. Il n'y avait pas eu de prisonniers.

Le père de Sonja prit la parole.

- nous les avons croisés plus loin et ils nous ont raconté leur mésaventure. Ils nous ont parlé de l'esclave rousse que le djinn aux yeux bleus voulait secourir et du piège dans lequel vous étiez tous tombés. Je ne sais pourquoi, j'ai pensé à toi. Aussi, j'ai pris la dêcision de pousser vers Karanipar.

- Mais toi, père ? Peux tu m'expliquer ta présence loin de chez nous et comment tu t'en es sorti ?

- Après l'attaque de notre village par les avars qui m'ont cru morts, j'ai été soigné par Mama scnekka...

- Notre mère chaman, précisa Sonja à son compagnon qu'elle ne lâchait plus.

- Elle m'a remis sur pieds et j'ai décidé,avec quelques survivants ainsi que l'aide des villages voisins de partir récupérer nos femmes et filles prises et destinées à l'esclavage dans les pays plus au sud. Nous étions une quinzaine tout au plus et le temps était déjà passé. Mais nous avons réussi à remonter jusqu'à vous malgré quelques errances et fausses informations. Pour commencer, des villageois nous ont parlé d'une troupe de soldats et de captives. Nous sommes descendus,et sommes arrivés près du royaume de la grande reine. J'avais une idée derrière la tête. Dans mon passé, il m'est parfois arrivé de rendre quelques services au père de Tamara, le fameux Georges III, En fait j'ai tout bonnement sauvé son épouse la sublime Bourdoukan d'Ossétie d'un attentat perpétré contre elle, après ses noces. Grâce à cette aventure, je suis resté un temps en Géorgie où j'ai eu un commandement de troupes mercenaires et je m'y suis fait des amis haut placés, c'est eux que j'ai vu. Il ont bien voulu appuyer mon entretien avec la reine, assez remonté contre les musulmane depuis qu'ils ont commis quelques exactions sur ses frontières. Je lui ai proposé un marché, un millier d'hommes pour des expéditions militaires que je mènerais en son nom, contre une liberté totale de mouvements en pays turc pour vous retrouver. Elle a accepté.

- Nous retrouver ? Demanda Sonja. Elle ne comprenait pas très bien ces mots, ou du moins ne voulait-elle pas trop espérer de leur teneur.

- J'ai retrouvé ta mère lui dit-il,saine et sauve ! Je l'ai libéré près de Gandza,,un village-frontière de l'Azerbaïdjan. Elle m'a expliqué votre voyage, ses conditions, ce qu'ils comptaient faire de toi. Alors j'ai décidé  de partir à ta recherche. Une fois libérée, j'ai renvoyé ta mère avec une escorte à Tbilissi où elle attend de mes nouvelles et je suis reparti.  J'ai filé sur l'Arménie où après quelques escarmouches avec des locaux, j'ai pu les convaincre de nous rallier contre promesse de richesse. Notre voyage en Anatolie s'est, somme toute, plutôt bien déroulé. Le nombre croissant de notre armée dissuadait nos ennemis de nous attaquer. Et comme nous ne nous montrions aucune hostilité, ils n'insistaient pas. J'ai bien cru plusieurs fois avoir perdu ta traces. On m'a même rapporté que tu étais morte dans un désert lors d'une évasion.

- C'est Mahmoud, père, un afridi qui te connaissait de longue date qui m'a aidé.

- Mahmoud ? S je m'attendais ! Cela fait une éternité que je n'avais eu de nouvelles de ce chenapan. Où est-il, maintenant ?

- Il est mort piqué par un scorpion...

Un silence se fit. Sonja regardait son père qui semblait affligé par cette révélation il continua son récit, mais sa voix avait légèrement changé..

Entretemps j'ai pu libérer des filles de notre village: Sabbia, Maya et Natalia qui sont elles aussi en Géorgie.

Sonja avait l'impression de rêver quand elle entendit le nom de ses soeurs de jeu. Le cauchemar abattu sur elle s'estompait progressivement tel un nuage sombre déchiqueté par la lueur crépusculaire de la lune. Ses parents qu'elle croyait morts étaient vivants, sa mère pour qui elle avait tant pleuré se trouvait à l'abri et quelques amies d'enfances étaient libres.

Sur la route, nous avons croisé un guenilleux qui nous a confié avoir vu un étranger immense accompagné d'une séduisante rousse en haillons. J'ai repris espoir et j'ai suivi sa piste. Une autre fois un groupe de chiens des montagnes, m'ont raconté qu'une rousse de Circassie était prisonnière dans le harem du satrape local. Et il pointait Salim du regard, je m'apprêtais à attaquer la ville et échafaudais un plan quand j'ai croisé ce qui semble être ton compagnon.

Olaf acquiesça. Il dirigea ses pas encore tremblants près de Salim dont la haine se reflétait sur son visage.

- Il est étrange, satrape, comme le destin peut s'avérer étrange, n'est-ce pas ?

- Tu ne perds rien pour attendre. Sitôt ma rançon payée, je te poursuivrais jusqu'en enfer. Partout où tu iras il te faudra tourner la tête pour voir si mes hommes ne sont pas derrière toi pour te planter un couteau dans le dos.

- En enfer, tu ne crois pas si bien dire.... Mais j'ai des projets pour toi, pire que cela. L'expression qui passa en cet instant dans ses yeux bleus fit frémir le cheik. Après tout, je suis un djinn, ne l'oublies pas.

Il s'adressa au père de Sonja.

- J'ai une faveur à te demander.

- parle!

- Je te demande simplement la vie de cet homme. Ne demande pas rançon. Je me charge de lui.

Le grand gaillard,en face de lui,jeta un coup d'œil sur sa  fille, puis sur lui. Après tout, ai-je besoin de rançon quand je peux prendre une ville et ses richesses ? S'interrogea-t-il. Et puis, j'ai pour mission d'impressionner les turcs pour qu'ils laissent tranquilles le royaume de Tamara, pas celui de m'occuper de leurs problèmes internes.

- qu'il en soit ainsi. La vie de cet homme t'appartient.

- Non, hurla Salim ! Ne. Ne me laissez pas entre ses mains. Ce chien d'infidèle va m'égorger.

- Que nenni, répondit Olaf, un grand sourire sur les lèvres. Je ne vais pas te tuer.. Ps maintenant, alors que tu es prisonnier et sans arme. J'envisage de plutôt te couper la langue et de te vendre comme esclave sur un marché égyptien. Tu comprendras peut-être ce que c'est qu'une soumission forcée, l'humiliation en craignant chaque jour d'être tué par simple caprice. Salim blêmit et Olaf profita de cet instant jouissif.

- Maintenant, turc, j'ai une autre solution à te proposer....

Il laissa sa phrase en suspens et comme Salim attendait.

- Accepte un combat singulier, d'homme à homme, avec moi. Si tu me tues,baste ! tu sera libre et les dieux fassent, fais ce que tu souhaites. Sans villes, et armées tu n'es plus rien.

Salim regarda son interlocuteur. Il lui était venu l'idée, parfois, de pouvoir affronter le celte. Mais sa force, sa fougue et son art de la guerre l'en avait dissuadé. Mais là, c'était une toute autre histoire: il en allait de sa vie, de son avenir. De plus, le géant était bien insolent de vouloir se mesurer â lui alors qu'il était, avouons-le, dans un état lamentable. Le cheik ne se posa pas trop de question, il se redressa et lui répondit.

- J'accepte barbare.

Sonja qui avait suivi la conversation se jeta sur Olaf.

- Tu es fou ! Il va te tuer, c'est à peine si tu peux marcher. Tu étais presque aux portes de la mort il y'à encore quelques heures.

- Oui, et il semble qu'elle n'ait pas voulu de moi. Il se retourna vers les soldats et cria:

- Holà, qu'on m'apporte une arme, une vraie, une hache..

Un franc engagé comme mercenaire dans l'armée de Tamara en possédait une, identique à celle du Gaël. Il sourit: il avait un frère combattant devant lui. Il vint à sa rencontre sous l'oeil paniqué de Sonja et celui dubitatif de son père. Il lui tendit son arme. Olaf la prit fermement, la soupesa et satisfait remercia d'un signe de tête le guerrier qui s'éloigna en jetant un regard connaisseur sur la jolie Zenobia. Elle s'empourpra, visiblement troublée, mais bizarrement, satisfaite de l'intérêt qu'il lui portât.

Salim avait dans ses mains son tulwar d'opérette et une rondache. Olaf haussa le s épaules. Un grand cercle se fit autour d'eux, en même temps que le silence s'abattait sur la scène.

Sonia et Zénobia s'étaient rapprochées l'une de l'autre, à deux pas du grand franc qui, imperturbable faisait courir ses yeux de la belle égyptienne au grand Gaël. Son impassibilité quant au drame qui se jouait ne semblait pas plus l'impressionner qu'une mouche qui vole, et la rouquine ne comprenait pas cette attitude aussi froide qu'Olaf, dans son genre, possédât.

- ...Comme si tout était déjà consommé...

14

Elle s'agenouilla dans le sable, inquiète, les mains jointes et les doigts croisée comme dans une muette prière. Son père, à deux pas derrière elle découvrait sa fille sous un autre angle. Un petit pincement au coeur. Sa fille avait changé, le seul homme qui avait compté pour elle était semble-t-il remplacé par cet autre, et quel autre. Il cessa de regarder sa fille pour observer les bretailleurs.

Salim et Olaf s'affrontaient du regard, s'évaluaient. Personne ne semblait vouloir attaquer le premier. Tous deux étaient sur la défensive. Seules les grandes ombres qu'ils projetaient au sol semblaient vouloir approcher dangereusement l' adversaire, tel un animal rampant et sournois. Le turc tournait lentement autour du celte et cherchait une faille, une ouverture. Mais il en voyait partout dans la défense de son ennemi et il s'en inquiétait plutôt que de s'en réjouir.

Était-ce une ruse ?

Ou l'homme était si faible qu'il ne pouvait se protéger convenablement ?

Il avait vu combattre le géant et savait qu'il ne pouvait se permettre la moindre erreur. L'autre en profiterait immédiatement. Certes, il était blessé, mais comme un tigre, il n'en était que plus dangereux, plus imprévisible. Ses yeux bleus sous ses sombres sourcils lançaient des éclairs comme pour impressionner.

Salim, sentant sa chance et lança enfin une attaque, un revers de sabre, vive comme l'éclair. L'homme du nord mania alors sa hache, comme au ralenti,mais avec une efficacité qui lui fit dévier le tulwar dans une gerbe d'étincelle et un fracas d'acier. Salim, déséquilibré par le choc, recula d'un pas, mais lança une estocade sur le torse d'Olaf pensant qu'il ne pouvait eviter cette seconde et rapide saillie. Il la para derechef, avec une rapidité déconcertante: Il se baissa en inclinant son buste. La lame passa au dessus de lui dans un sifflement aigu.

Salim recula d'un pas,de nouveau, perturbé. Il avait lancé deux assauts redoutables que peu d'hommes auraient évités. Lui l'avait fait, comme si les coups du turc était ceux d'un enfant. Il se décida d'user une autre tactique, moins prévoyante, celle ci: Il leva son cimeterre en hurlant et en chargeant comme un taureau.

Le Gael savait que Salim était un bon bretteur, mais qu'il le dominait. Il avait vu le changement d'approche, plus brutale, moins recherchée, plus sauvage. S'il était mal en point, il percevait dans cette ultime charge, le désespoir et la fureur. Deux sentiments qui lui avait fait prendre ce grand risque d'une attaque ouverte. L:arme ne trancha que l'air, mais dans l' intervalle, la hache s'était levée et fut abattue avec une violence inouïe. Salim eut le temps de la voir, mais pas de l'éviter. Elle l'atteignit du sommet de son casque enrubanné jusqu'à ses dents. Il n'aurait jamais la possibilité de regretter ses vilenies ou de se rappeler tous les avantages dus à sa fonction. Il n'aurait pas non plus le temps de penser à cette rousse qui l'avait égarée jusqu'à lui faire rencontrer la mort, personnifié par ce chevalier d'occident. Sonja pour qui ses sentiments avaient été plus forts que jamais auparavant. Il avait voulu la chérir, la posséder, mais surtout se faire aimer par elle...

Le combat était terminé. Il gisait dans une mare de sang sous le regard indifferent du Gaël. On n'y lisait aucune pitié.

Le grand franc à coté de Zenobia hocha la tête en connaisseur. L'issue du combat était déjà scellée. Il était peut-être un des seuls pour lesquels ce duel n'avait aucun suspens. Si Olaf ne le reconnaissait pas, lui l'avait vu se battre aux cotés de Richard. Il l'avait vu défier un roi. À ce jour, le guerrier blond pensait qu'aucune lame ne pourrait abattre ce colosse dans un combat singulier et loyal. Il surprit les grands yeux noirs de Zenobia posés sur lui.

- Diable, pensa-t-il, que cette esclave est belle..... Et quels yeux !

Sonja était dans les bras de son compagnon. Elle ne jeta pas un seul regard sur Salim. Bien qu'il fut quelqu'un de malfaisant, il possédait étrangement des cotés séduisants. Elle pensa qu'il ne méritait pas la mort qu'il venait de subir. Bien sûr, elle ne pourrait jamais deviner qu'il était était réellement tombé amoureux d'elle.

Elle frémit encore une fois de cette violence quotidienne dont elle avait assez. Elle ne la supportait plus !

Elle voulait autre chose. Elle regarda son ténébreux amant. Oui, elle voulait aussi autre chose de cet homme implacable et sans pitié qu'il était. Pouvait-il être diffèrent, changer ? Le souhaiterait-il, lui, tant habitué depuis sa tendre enfance à lutter contre les éléments et les hommes pour se forger son destin ? Elle n'avait pas la réponse mais elle osa espérer que la douceur pourrait assagir sa violence. Que les parfums, la volupté et la paix dilueraient son impétuosité, que la beauté et son amour pour lui atténuerait sa sauvagerie.

Ces questions sur Olaf, et par le fait, sur son propre avenir, s'entrechoquaient dans sa tête quand son père les rejoignit au centre du cercle dans lequel il venait de combattre. Visiblement impressionné, il posa les mains sur les épaules d'Olaf qui sembla d'un coup sortir d'une ecarlate léthargie. Durant l'espace de quelques minutes son âme d'homme l'avait abandonné pour faire place au combattant qui luttait encore une fois pour sa survie.

Il se sentait las.

- bien, Gaël, voici une chose de faite ! Il nous reste une cité à prendre. Seras-tu des nôtres pour cette ultime bataille ?

Le guerrier sourit.

- Oui da, mais avant toute chose, serait-il possible que ta fille, Zénobia et moi même buvions un peu et mangions pour reprendre quelques forces. Je crois que nous en avons besoin.

Quelques soldats éclatèrent de rire. Le grand franc récupéra sa hache. Il suivit le trio bien singulier d'une jeune rousse encadrée de deux colosses,: les deux hommes de sa vie. À ses cotés marchait Zenobia.

C'était une époque où le danger et la mort, bien qu'elle soit partout, était ignorées avec mépris. Un temps où la simplicité des sentiments et des émotions l'emportaient sur la complexité et les calculs tortueux. Une époque fruste qui faisait qu'une lampée d'une bonne ale valait parfois plus qu'un trésor, surtout quand elle était partagée avec des gens qu'on aimait.

De toutes façons, cette mort si redoutée frappait toujours bien trop tôt et au moment où l'on s'y attendait le moins. La majorité des populations le savait et ne voulait pas y penser et s'adonnait ainsi à des plaisirs simples pour faire la nique à la grande faucheuse

La violence des combats et leurs incertitudes renforçaient aussi la solidarité entre les hommes qui ne pouvaient compter que sur l'amitié pour pouvoir en réchapper. Quand deux soldats avaient eu la chance de combattre l'ennemi dos à dos et s'en était sortis indemnes, il en résultait un lien indéfectible qui ne pouvait être tranché.

Sonja savait tout cela. Elle n'ignorait pas ce monde dans lequel elle vivait où l'on ne donnait guère d'importance aux femmes, ses soeurs. Elles étaient souvent cantonnées dans des rôles d'épouses avec un mari qu'on leur avait pour la plupart du temps imposé, servaient d'esclaves ou de prise de guerre... Aussi quand l'une d'entre-elles voulait sortir de ce carcan par trop souvent humiliant, elle s'attirait les foudres masculines et du clergé pour commencer. Elle était heureuse d'avoir eu un père et une mère qui ne l'avaient jamais cantonné dans ces rôles serviles. Bien au contraire, ils lui avaient enseigné, à leur façon, une manière d'être libre, fière, et de revendiquer son statut de femme avec la même égalité que celle d'un homme. Alors bien sûr, il y avait cette violence partout, mais il se trouvaient de par le monde des hommes qui sans les avilir, n'hésitaient pas à les protéger de leurs corps ou de leurs armes. Son père était de ceux là, Olaf aussi. Aussi, entourée de ces deux murailles, elle regagna une tente montée à la hâte, pour qu'ils puissent un instant se reposer, se restaurer, et faire le point sur les prochains événements.

Il semblait bien que la journée allait s'éterniser dans un rougeoiement du soleil qui descendait et celui de la fureur de la bataille qui se préparait.

15

Un mois était passé.

Il n'y eut pas de bataille.

Les défenseurs de la ville desertèrent devant l'immense armée qui venait pour les assiéger. Ils étaient trop démoralisés par la mort de leur chef et ne se sentaient pas la force d'affronter les hommes de Tamara. Ils étaient trop peu nombreux.

On les remplaça par les hommes des clans de la montagne, alliés d'Olaf. Ce dernier prit le commandement temporaire de la garnison et occupât le palais avec les chefs, les généraux et le père de Sonja. Il empêcha également tout règlements de compte, crime, spoliation ou vengeance. Tout excès devrait être punis! Personne ne chercha à défier sa puissante autorité. Chacun sentait qu'il voulait établir un rapport de confiance envers les habitants et les occupants qui se montraient cordiaux envers eux. On enterra même le satrape pour respecter le droit du vaincu. Il y eut peu de personnes. Salim ne pouvait plus récompenser ou donner des cadeaux.... De fait, deux semaines après l'entrée des mercenaires de Tamara dans la ville, un ordre régnait et l'ambiance morose des premières heures, inquiètes aussi, se détendit quand on vit qu'aucune violence ni représailles n'étaient commises sur la population.

Zenobia et Sonja reprirent le chemin du harem, mais c'était pour y libérer les esclaves, les odalisques et les concubines prisonnières. On proposa à chacune d'entre-elles, de les ramener sous bonne escorte dans leur pays ou familles d'origines si elles souhaitaient. Seule Theodora refusa et voulut rester. Après tout, elle était mère du fils unique de Salim et pouvait, sous condition, revendiquer une place de régente sur la ville. Du moins, c'était ce qu'elle espérait.

Zenobia, la belle esclave, elle aussi avait décidée de rester encore. Il y avait de par les mercenaires, un franc au sourire loyal auquel elle était prête à donner son coeur. Elle avait vu aussi le pouvoir de ses grands yeux noirs quand elle le regardait et qu'elle clignait ses longs et beaux cils maquillés.

Olaf était assis sur ce qui fut le trône de Salim. Il avait changé. Ses cheveux, encore longs étaient taillés au carré et encadraient un visage reposé et rasé de près. Il portait encore son haubert sans manches mais revêtait un pantalon oriental et des bottes de cuir de cavalier. Il avait fière allure. Celle d'un monarque qu'il n'était pourtant pas, tranquille. Toute sa fureur était partie et son corps même semblait moins sur la défensive. Ses coudes étaient posés sur la table d'échecs et il regardait Sonja, alanguie sur des coussins soyeux qui discutait avec Zenobia. Elle le regarda, elle aussi.

Il y avait des mots qui ne franchiraient pas leur lèvres, pourtant leur regard se disait tout.

À l'aube de ses trente cinq ans, Olaf en avait assez de la guerre. Il entrevoyait une route plus calme. Un chemin qu'il n'avait jamais pris mais qu'il aimerait bien parcourir avec la belle caucasienne à ses cotés.

La gestion de la ville était vacante et la popularité du Gaël était telle qu'il pouvait, s'il le décidait, prendre en main sa gestion et son destin. Il aurait le soutien des populations locales, et de loin, il savait pouvoir avoir l'appui stratégique du royaume de Georgie, ainsi que l'aide du père de Sonja reparti retrouver son épouse.

Mais il hésitait, comme si cette soudaine sérénité et cette sécurité l'effrayait. Lui serait-il possible de renoncer à son cheminement d'homme de guerre ? Pourrait-il oublier les combats meurtriers qu'il avait mené. Cette soudaine paix lui faisait se souvenir des hommes qu'il avait tués pour survivre. Et il avait peur de devoir vivre avec leur regard posé à jamais sur sa conscience. Combattre lui avait permis de ne pas penser. Mais aujourd'hui, que faire ?

Sonja vit de la tristesse dans les yeux de son amant.

Elle se leva et le rejoint. Zénobia s'éclipsa. Elle lui prit la main et l'entraina sur un balcon. Dehors, il faisait bon, et pour la première fois des nuages assombrissaient le ciel. Elle embrassa tendrement le guerrier qui lui rendit son baiser.

- Où étais-tu, mon amour ? Tu semblais si loin dans tes pensées.

Un silence pesant se fit entre eux.

- Regarde, il pleut, lui répondit-il.

Des gouttes de pluies comme des larmes amères tombaient délicatement sur la ville et quelques éclairs zébrèrent le ciel.

Au loin, l'orage grondait.

jaap de Boer