Le donjon (Concours Flammarion soyez mauvais genre)
tina_muir
Synopsis : 4 992 signes espaces non compris (5 000 autorisés)
C'était la taule ou le donjon SM.
Après avoir été prise en flagrant délit de vol à l'étalage (« incident » qui se révélera par la suite avoir été organisé de toutes pièces pour la « décider »), Jeanne, employée plus ou moins clandestine d'une quincaillerie de quartier, se retrouve obligée d'accepter la proposition qui lui avait été faite d'être la nouvelle habilleuse du donjon SM du secteur. Ce n'était pas son choix de carrière initial. Mais bon !
Projetée dans un microcosme inconnu où les nécessités de service les plus pragmatiques côtoient des excentricités sexuelles réellement ébouriffantes, elle aura à ses cotés deux alliés de poids. Mona, l'habilleuse en chef de ces dames, ancienne petite main d'une grande maison de couture, proche de la retraite, et préoccupée par l'Alzheimer galopant de sa compagne. Et Valentin, son très séduisant ami, homme à tout faire du lieu, dieu du bricolage, qui la couve du regard, au point d'avoir déclaré officiellement qu'il voulait que ce soit elle, et elle seule, qui lui donne sa « séance », une fois le savoir-faire nécessaire acquis. De quoi faire monter la température. Et les enjeux.
Car Mona et Valentin ont en tête un plan bien précis vis-à-vis de Jeanne. Un plan lié à un calendrier ultra court. Un vrai challenge. Dans quatre mois, Eva, la maîtresse actuelle du donjon, part. Elle se marie avec un riche américain et ils vont fonder ensemble un autre donjon sur la côte Est des Etats-Unis. Or, Eva est la mère de Valentin, et tout naturellement, elle souhaiterait que son « entreprise » lui revienne. Mais il y a un hic. Dans le milieu, pour toutes sortes de raisons (question d'image principalement), seule une femme peut diriger un donjon. Le temps presse. L'heure du passage de relais approche. Que faire ?
Valentin a une solution. Il est très attiré par Jeanne, elle par lui, ils pourraient se marier, au pire se pacser, et diriger ensemble le donjon. Mais avant cela, ils doivent s'assurer que Jeanne, cette simple étudiante en arts plastiques issue des classes moyennes, a l'étoffe du poste de domina. Valentin, lui, en est persuadé. Il en a fait l'expérience. Elle lui tient la dragée haute depuis six mois, refusant le moindre rendez-vous tout en le dévorant des yeux. Elle a donc la fibre. Reste à en convaincre les autres, et développer ses capacités. D'où la nécessité pour Mona et Valentin de lui infliger une formation accélérée, mais sans lui révéler leurs véritables motivations.
Ils disposent d'à peine quatre mois pour lui apprendre les dispositifs de domination, le dosage entre séduction sensuelle et intellectuelle, la confrontation, l'utilisation des engins, l'art du coup de fouet qui fait mal et plaisir à la fois. Pari risqué. Il ne s'agit pas seulement de faire émerger un potentiel et de la transformer en chef d'entreprise au genre très spécialisé. Il s'agit aussi de la mettre face à elle-même pour qu'elle en ressorte plus forte. Ou brisée...
Jeanne apprendra en effet qu'un donjon SM n'est pas qu'une petite entreprise avec trésorerie, agendas et relationnel VIP. C'est un miroir révélateur. On y fouille les recoins sombres, on y remue la boue, on espère s'y purger, trouver au minimum une forme d'équilibre entre frustrations et plaisirs. Entrer dans soi-même n'est pas de tout repos et Jeanne en fera l'expérience. Elle devra faire face à ses fragilités, ses angoisses cachées, ses déceptions d'enfant. Sa mère, morte, sans qu'elle l'ait connue. Un père égoïste, vite embarrassé par l'enfant, préférant la laisser seule pour ne pas déroger à ses sacro-saints sports d'hiver. Affronter la solitude, la peur de l'abandon, les attentes déçues et ce sentiment de toujours décevoir, de ne jamais en faire assez pour obtenir approbation et affection, l'emmènera loin à l'intérieur d'elle-même.
Les tentations de renoncer seront nombreuses et encouragées de surcroît par Alex, l'ex-petit copain de lycée de Jeanne. Celui-ci est en effet très désireux de la voir reprendre la place (qui devrait être la sienne) derrière le comptoir de la quincaillerie familiale. Car Alex a d'autres projets dans la vie que de prendre la suite de son père. Vendre des toiles cirées aux grands-mères est synonyme d'Enfer. Lui, il veut être agent immobilier, bouger, s'enrichir vite. Aussi, s'il parvient à convaincre Jeanne de renoncer au donjon pour revenir travailler à la quincaillerie (pour un salaire de misère et sans contrat de travail), son père renoncera à son idée de transmission filiale et le laissera vivre sa vie comme il l'entend. Pour arriver à ses fins, Alex dispose d'une arme majeure (hormis son bagout). Ayant fourni à Jeanne un travail et un toit quand elle en avait le plus besoin (à savoir quand son père lui a définitivement coupé les vivres), elle se sent immensément redevable à son égard.
En somme, rien n'est gagné. Et si Mona, Valentin et Jeanne échouent, le donjon reviendra à la sœur d'Eva, Suzanne. La principale caractéristique de Suzanne est d'être perpétuellement à court d'argent. Et d'être oisive. Très oisive. Le travail est une notion inconnue et exécrée. Suzanne lorgne le donjon depuis des années, rêve de l'argent qu'elle tirera de la vente des murs (le prix du m² dans le quartier atteint des sommets). Or aujourd'hui, plus que jamais, le rêve doit devenir réalité ! Les dividendes commencent à manquer. Dans six mois, c'est la panne sèche. Pour Suzanne, on touche à la question de survie. Le donjon est à portée de mains. Qu'importe les emplois détruits, les commerces de proximité balayés, il faut vendre, se renflouer. Vite. Or, entre elle et une fortune consolidée se dresse juste une insignifiante gamine sortie de nulle part. Un problème ?
Roman sur la notion de domination, sous toutes ses formes, physiques et psychologiques, sur la manipulation des sentiments, sur l'ambition des uns au détriment des autres, sur l'égoïsme mais aussi et surtout sur l'amitié, l'entraide et l'amour !, le donjon offre le happy-end indispensable à la véritable comédie romantique.
Début : 7 494 signes espaces non compris (7500 autorisés)
- Les cinquante ampoules rouges sont arrivées.
Il me sourit. Moi aussi. Valentin est l'homme à tout faire du donjon SM, de l'autre coté de la rue. Le bricolo au milieu des sadomaso. Moi, je suis la demoiselle quincaillerie. Et tous les deux nous oeuvrons au bon exercice de pratiques sexuelles tarifées et consenties. C'est beau.
Il enjambe mon tabouret et s'assied, les jambes écartées, ses lourdes chaussures de sécurité en appui sur deux sacs de ciment. Pardessus ce comptoir où m'a mené mon diplôme en arts plastiques sans débouché, je me penche, je regarde, je m'abreuve. Le coton bleu marine de son tee-shirt hurle de douleur sous la pression de ses muscles de calendrier. Revigorant, vraiment.
Il débute par les nouvelles.
- Une des maîtresses a remis ça cette nuit. Elle a arraché les fils électriques pour ligoter un client. J'ai toute l'installation à refaire.
- Elle exagère.
- C'est ce que je me disais aussi.
- Et dans ce cas, elle lui facture aussi la réparation ?
- Il a délibérément refusé de payer. Il revient se faire punir ce soir.
- C'est logique…Dis-moi que c'est logique !
Il élude avec un sourire. Je ne supporterais pas la vérité !
- Le moment pour une cigarette ?
- Parmi les bouteilles de méthane, Valentin ?
Il soupire, renonce à cette idée, revient à la première.
- A ce rythme, elles vont tout péter…
- Sûr. Mais tu répareras.
Il m'adresse un sourire philosophe. Après tout, j'ai raison. Qu'elles s'amusent !
Ses yeux noisette sont bridés, sa peau mât. Mélange explosif de sang vénézuélien et birman. Le métissage, y a que ça de vrai ! Il m'évoque depuis le premier jour (il y a six mois) une partie de cache-cache dans un parc avec masques de velours. Soudain, je repense au méthane...
Il extrait une liste de la poche arrière de son jean. Usé, juste ce qu'il faut. Tendu, juste ce qu'il faut. Il porte ses longs cheveux lisses et noirs d'asiatique jusqu'aux reins. Quand il a du temps libre, il courre les castings pour shampoings, dit-il. Je pense qu'il rentabilise ce que la Nature lui a concédé de bien d'autres manières. On n'atterrit pas dans un donjon SM par hasard. Mais chacun sa vie.
- Un ampèremètre, un dénude fil, de la colle forte et une clé de 12.
- Tu en as déjà achetée une le mois dernier.
- Elles me piquent mes outils.
Je relève la tête, perplexe. J'oublie, parfois, mes fondamentaux.
- C'est vrai…la quincaillerie sert aussi de sex-shop !
Principale raison pour laquelle elle échappe au dépôt de bilan, d'ailleurs.
Je pars rassembler sa commande, me faufile parmi les pots de peinture, les rouleaux de toiles cirées, les échelles galvanisées. C'est petit, mais rangé. Nous sommes seuls. 14h00, c'est l'heure des « Feux de l'amour ». Mes mamies arriveront à 15h30, après le passage par la Poste.
- Ne me dis pas que ces ampoules vont aussi servir à autre chose ?
Rire détendu et complice à l'autre bout. Mes cils tremblent sous la secousse. J'ai beau être habituée…Je me tape le front contre un baril de détergent en promo. C'est pire quand il rit.
- Je rénove une pièce pour accueillir la nouvelle maîtresse. Elle arrive dimanche.
- Jour du Seigneur ? Mazette ! Elle soigne son plan de comm'.
- Jeanne ! me reprend-t-il gentil, complice.
Rectification, c'est pire maintenant.
Coup de poing frustré à cinq kilos de plâtre.
Je réapparais, stoïque. Il vient m'aider. Sans hâte. Il ne me surprotége pas. Si j'ai pu supporter l'aiguille du tatoueur plusieurs heures pour obtenir cette carpe japonaise sur mon bras gauche, je peux porter une boîte.
Soudain il lâche, l'air de rien :
- La nouvelle maîtresse va avoir besoin d'une habilleuse. Pour enfiler les combinaisons de cuir, fixer les postiches, tout ça.
Un silence massif s'ensuit. Le mien, en l'occurrence.
Il prend une grande inspiration, me regarde, s'interrompt, s'attarde sur mes yeux, à la manière d'un coureur ralenti dans sa course par un détail fulgurant dans le paysage. Puis, il murmure, un ton plus bas que prévu :
- Jeanne…écoute. Une place pareille, dans le milieu, c'est rare. Saisie ta chance. Tu serais nourrie, logée, payée et blanchie. Et tu évites la case « entretien d'embauche ». Mona et moi, nous avons déjà parlé en ta faveur à Eva. Elle est d'accord pour t'engager.
- Mais…
- Il n'y a pas que toi ou moi dans cette histoire. Mona est débordée. Elle ne peut plus gérer. Les autres la ménagent déjà beaucoup, mais elle fatigue. Ça y est, elle accuse sa soixantaine. Elle a besoin d'aide. Et moi aussi je ne serais pas contre en avoir un peu !
- Pourquoi ? Tu accuses ta soixantaine ?
Ses yeux en amande se froncent de plaisir. Un magnifique sourire carnassier éclaire son visage. Il adore la bagarre. Avec moi.
- C'est tout vu. Qu'elle forme une autre fille. Je n'aime pas recevoir d'ordres et je suis certaine que je n'aimerais pas en recevoir de toi ou de Mona. Vous êtes mes amis, restez-le.
Il serre les dents. Sa mâchoire se densifie. Il déteste les barrières.
Moi, j'en ai tout un stock.
- N'oublie pas dans l'argumentaire ton grand avenir dans la quincaillerie de proximité !
Je le regarde. Il me regarde. Dans deux secondes, c'est l'engueulade alchimique.
- Ah ! Vous êtes là tous les deux.
Mona ignore avec superbe l'électricité ambiante et entre, accompagnée de Sophie. Ah ! Mes vedettes ! Elles se sont connues à vingt ans, quand elles étaient petites mains dans une grande maison de couture parisienne. Elles ne se sont jamais quittées depuis. C'était un beau couple. S'en est toujours un. Même si…
Sophie s'exclame avec ses yeux ronds et fixes :
- Du pétrole pour le poêle !
Son esprit est en partance. Alzheimer ou sénilité ? Qu'importe, le voyage a commencé. Mona m'adresse un signe entendu. Mauvais jour. Elle va s'assurer qu'elle ne pique rien.
- Je vous laisse ! annonce Valentin, monolithique.
Mona, la brindille aux soixante hivers, retient le mastard testostérone d'un seul index posé sur le bras. Un phénomène spectaculaire à observer. Les ours polaires et les baleines à bosses n'ont qu'à bien se tenir !
- Tu lui as parlé de notre proposition ?
Sourire angélique et battements de cils exagérés du gars. Mona nous regarde l'un et l'autre. Et oui, les gosses se sont encore chamaillés. Du coup, maman reprend les choses en main.
- Ce serait mieux que de dormir dans la remise, Jeanne.
- Pas de caution, pas de justificatif, pas de question, loyer modéré et le père d'Alex est OK : ma permanence dissuade les cambrioleurs.
Valentin s'esclaffe. Ce prénom déclenche chez lui une réaction immédiate de type Pavlov. Alex est mon ex-copain de lycée mais Valentin n'intègre toujours pas le « ex ».
- Je suis certain que ton mètre soixante et tes cinquante kilos toute mouillée les dissuaderont un maximum !
J'extraie la carabine 22 long rifle de sous le comptoir et la pose entre nous. Moi aussi, je sais argumenter.
Valentin plonge d'abord dans mes yeux, y trouve ses points d'ancrage habituels. Privilège des nageurs expérimentés. Lorsqu'il est en colère, la noisette vire carbone. Moi, le bleu lavande tombe dans les turquoises. Du genre volcans islandais. En activité.
Il prend l'arme. Ses gestes précis trahissent l'homme d'expérience. Ce détail, soudain, me déprime. Trop de distance entre nos deux trajectoires. Rapprochement irréalisable.
- Le numéro de série a été effacé…
La sincérité de son inquiétude pour moi me refroidit illico.
- Inutile d'insister. Je défendrai la cargaison de naphtaline jusqu'à la mort. C'est mon combat, pas le tien.
Il me regarde, se contient. Puis explose. Il n'y a aucune sécurité sur la mécanique Valentin.
- Pourquoi tu leur es fidèle comme ça ?!
Mona effleure son bras avec son index-baguette magique de sorcière sexagénaire. Il se tait aussitôt. Mais où a-t-elle appris à faire ça ?! Je veux savoir !!
- Valentin, Jeanne est une fille honnête et droite…
- Je vole dans les magasins, Mona.
- Une fille honnête et droite, répète-t-elle, imperturbable, qui se sent une obligation morale forte vis-à-vis d'Alex et de son père, lesquels sont venus à son secours quand elle en avait le plus besoin. Nous devons respecter cela.
- Il n'a fait qu'être là au bon moment ! Et maintenant ils profitent d'elle !
- S'il te plaît, Valentin, accompagne Sophie dans les rayons. Elle me fait mal au bras à force de tirer.
Il boude mais obtempère. Je suis privée de mon dernier regard de la journée. Rude.
Les yeux gris-bleu de Mona me fixent. J'ignore si elle prononce ces mots ou si je les entends dans ma tête. C'est dire mon état.
- Je n'essaierai pas de t'attirer avec des chiffres, mais avec la promesse d'un enseignement. Tu te trouves trop petite, insignifiante, ton manque d'assurance te désole, tu n'aimes pas ton corps. Je sais tout cela. Viens, et nous t'apprendrons, moi et les autres maîtresses, à t'aimer. Puis, à mettre un homme à tes pieds. Pourquoi crois-tu que Valentin insiste tant pour que tu viennes travailler au donjon ? Il veut que tu le domines. Il te veut toi et aucune autre. Mais aux conditions du jeu. Il ne se laissera dresser qu'avec art et savoir-faire. Viens. Et tu apprendras. Beaucoup.
C'est ce que j'appelle un argument massue.
Et une transmission télépathique réussie.