le faste de l'oubli en amour3

Abdelmajid Benjelloun

 

 

 

                        Abdelmajid Benjelloun

                    le faste de l'oubli en amour

                                                                                 

                  

L'histoire d'amour, restée inachevée, comme une oeuvre d'art d’un peintre de génie, atteint parfois la perfection.

"Nous ne savons presque plus rien de ce que nous avons fait ou même de ce que nous avons été. Voici une expérience qu'une fois passée la cinquantaine chacun peut tenter:prendre au hasard une lettre reçue il y a trente ans, d'une mère, d'une fiancée, d'un ami:elle est tissée d'allusions que nous ne comprenons plus, à des personnes, à des faits dont nous ne savons plus rien".

François Mauriac. Mémoires intérieurs. Paris, Flammarion, 1959; p. 83.

Cet idiot de Henry Down aurait pu parfaitement souhaiter que le cinéma fût présent à ses amours avec Madeleine. Mais à condition(Monsieur a des conditions!)que le cinéaste en soit Botticelli.

Chacun peut spolier en toute légitimité l'univers d'un peintre, ou d'un poète, ou encore d'un cinéaste, pour y faire revivre la femme qu'il aurait pu aimer dans le passé lointain, et l'aimer comme s'il l'avait effectivement rencontrée; ou encore, pour se dédommager fastueusement de l'oubli d'une jeune fille ou d'une femme qu'il avait connue à peine quelques jours, et qui l'aura marqué, à sa mémoire défendante, pour la vie. 

"Dès qu'il perd la liberté, tout individu se transforme jusque dans ses racines les plus intimes. Mais lorsque les tourments quotidiens de la détention incluent de surcroît la crainte permanente de la mort, le détenu éprouve un choc si puissant que ses réactions ne peuvent plus être caractérisées comme normales. Les uns manifestent une agressivité sans bornes afin de défendre leur vie, les autres deviennent serviles et enclins à toutes les trahisons, d'autres encore se résignent et tombent dans un désespoir sourd, et ne se défendent ni contre la maladie ni contre la mort.

Tout prisonnier doit traverser, au cours de son expérience de la détention, différents stades. S'il ne parvient pas à surmonter le choc qu'il éprouve lorsqu'il arrive au camp, sa vie est tout particulièrement menacée. On doit, pour survivre, s'adapter d'une façon ou d'une autre à cette situation extrême, on doit donner un sens à cette vie nouvelle-quelle qu'en soit l'horreur. Se dépasser ainsi et trouver un nouvel équilibre, bien peu y parvenaient. . ."

Margarete Buber-Neumann. Milena. Paris, Seuil, 1986, pp. 15-16.

Les gens se baignent tout habillés dans la piscine. Peut-être  créent-ils ainsi une nouvelle mode. Ils ne s'esclaffent pas. Ils ne s'amusent même pas. Ils s'appliquent dans chacun de leurs plongeons.

Bientôt le soleil tirera les rideaux, et les étoiles resteront entre elles, à frissonner d'aise. Le jour n'est plus qu'une échappée de lumière dans le ciel, prête à se diluer dans la nuit. Mais il fait toujours chaud et les estivants ne songent pas encore à regagner les vestiaires, pour quitter leurs ridicules maillots de fortune, qui les rendent plus mouillés que s'ils étaient en petite tenue, en leur donnant même une allure de défaite.

Les enfants sont plus calmes que les adultes. Ils sont graves comme des enfants qui jouent aux adultes.

Henry Down est subjugué par les femmes qui s'ébrouent à leur sortie de l'eau. Pour lui, pas de doute possible:la femme portant vêtements, c'est la norme, tandis que la nudité est une sorte de déclassement. Cependant, les femmes qui s'offrent à lui, au moins par la proximité, ce qui est déjà beaucoup, ne sont ni nues ni habillées. Et contrairement aux hommes sortant de la piscine, la supériorité que prend l'eau sur elles est illusoire. Henry Down irait jusqu'à croire que l'eau les a recouvertes d'un tissu très fin, comme une combinaison moulante. Ce qui naturellement ajoute à leur magnificence. Elles sont ainsi revêtues d'une certaine nudité, préférable à leur nudité d'origine.

Maintenant il fait entièrement nuit. Mais cet état de fait on ne peut plus élémentaire perd un peu de son sens à cause du comportement curieux des baigneurs. Dès qu'une des données de la situation la plus courante change, la configuration(la gestalt)de la vie s'en trouve automatiquement modifiée.

De surcroît, la nuit a le mauvais génie de tout fausser. Down ne reconnaît plus les lieux. Il ne réussit pas à se représenter ce qu'était la piscine de jour. Il en vient à considérer les vacanciers comme des sortes de robots, du fait de leurs gestes mécaniques.

Il se rémémore le voyage qu'il effectua, vers l'âge de quatre ans, à la station thermale de Sual, en compagnie de son frère aîné et de son père. Des cousins éloignés les y avaient emmenés en voiture. C'était la première fois qu'il montait dans une automobile, comme on disait alors.

Il s'est souvenu un nombre incalculable de fois de cet événement majeur de son existence, davantage déterminé par les conditions spéciales du bain qu'il prit que par la nouveauté pour lui et du voyage et de la voiture. Mais il n'est parvenu, en dépit de ses efforts de mémoire, déployés sur des décennies, qu'à sauver(?)de l'oubli une vague piscine couverte, dont le plafond ne se trouvait qu'à dix ou vingt centimètres de la surface de l'eau.

Il se souvient parfaitement que l'obscurité qui régnait dans cette caricature de piscine lui avait fait peur. De même que le contact avec l'eau brûlante. Il avait fallu d'ailleurs que son père et les cousins insistent beaucoup pour le convaincre de s'avancer dans la piscine, au moins à hauteur de la poitrine.

Après toutes ces années, une question continue de le tracasser:par quel moyen pénétrait-on dans le bassin?Etait-ce par une ouverture quelconque à même le sol, ou encore par un escalier?

Un jour, au comble du doute, il dressa un plan de la pièce d'eau, en essayant d'y introduire ce chaînon manquant. Il imagina d'abord une espèce de hall, où l'on pouvait marcher sans avoir à se courber; puis une petite pièce qui donnerait sur le bassin, ceint d'un parapet. On accèderait à l'eau par un escalier de quelques marches. Et naturellement, il fallait se plier quasiment en deux, sous peine de se cogner la tête contre le plafond, pour accéder à la chambre d'eau.

Quoi qu'il en soit, il conserve de ce bain forcé une sensation oppressante, voire infernale, en raison surtout du taux extrêmement élevé du soufre dans l'eau.

Henry Down sent peser sur lui et sur les clowns inconscients d'eux-mêmes, qui se démènent devant lui, comme mûs par une nécessité mystérieuse, une menace qu'il n'arrive toutefois pas à déterminer.

La conduite surprenante des faux( ?) estivants ne peut être que l'indice d'un phénomène nettement plus inquiétant. Il identifie leur froide euphorie à un signe avant-coureur d'une catastrophe, ayant lu quelque part que certaines personnes entrent dans une sorte d'excitation, lorsqu'elles apprennent qu'elles sont atteintes d'un mal incurable.

Il croit même déceler dans le bruissement des cyprès qui bordent l'enceinte de la piscine, une rumeur légère provoquée par une autre force que le vent. Il a la sensation qu'il assiste, dans un théâtre d'ombres, à des figures chorégraphiques invisibles.

Henry Down est perdu. Il ne comprend plus rien. Sa respiration prend l'allure d'un soufflet bouché.

Et voici que la lune aussi fait des siennes:elle s'allume et s'éteint alternativement, à une grande vitesse:est-ce un signal?Mais de qui, de quoi?

Les nuages prennent la forme des peaux de moutons lumineuses du tableau d'El Greco:"Vue de Tolède".

Ce qui s'offre à sa vue verse dans un art proprement effrayant.

Des vaguelettes de feu traversent la piscine déserte.

A quoi bon se poser la question de savoir si on rêve ou non, si on est l'objet d'hallucinations, ou si, au contraire, la réalité se met à jouer sur des cordes qu'elle n'avait jamais grattées auparavant.

Henry Down ravale sa salive. Il suppose, pour se rassurer, qu'un mauvais plaisantin lui a fait servir au déjeuner des mets saupoudrés de substances hallucinogènes.

Soudain, tout rentre dans l'ordre.

Il retrouve tous ses esprits. Il peut même réfléchir de nouveau. Il articule presque distinctement:"la nuit est attente, par essence, mais elle n'est pas forcément attente du jour et de sa lumière".

Henry Down est seul comme d'autres sont infirmes. La solitude est la couleur sombre de son être.

Passionné d'histoire des religions, il repense aux rites funéraires d'un grand nombre d'ethnies, et s'interroge pourquoi aucune d'elles n'a jamais eu l'idée, en temps de paix, d'enterrer les morts ensemble.

Il admet que revenir à lui-même, c'est se réquisitionner pour une guerre de sens, qui n'a pas de sens. Rimbaud a raison de dire:"Je est un autre". Je est une serrure intérieure qui donne accès à une autre serrure intérieure, et ainsi de suite. Mais il n'est pas sûr que la bonne serrure soit la dernière. Entre elles, nulle préséance. Peut-être même parvient-on d’emblée au plus profond de soi-même au moyen de l'introspection la plus superficielle qui soit.

Pour lui, une sorte d'écologie du moi s'impose. Il faut s'assainir, c'est-à-dire qu'il faut se mettre en minorité, il faut se trouver des concurrents, non seulement à l'intérieur de soi-même, mais également à l'extérieur. Autrui, quel qu'il soit, complète mon intimité, se dit-il, même si je l'en chasse à tout instant.

Entre-temps, les fantômes étaient redevenus des êtres humains. Leurs maillots étendus à tous leurs corps leur donnent une allure pathétique, mais un tantinet sympathique tout compte fait.

La banalité des choses et des êtres revient aussi, après l'espèce de substitution de réels, ou plutôt de chevauchement de réels qu'il vient de vivre.

Peut-être n'a-t-il été après tout que l'objet d'une crise de folie passagère.

Cette perte provisoire du principe de réalité peut n'être aussi qu'un effet secondaire du tranquillisant particulièrement efficace qu'il a l'habitude de prendre. Mais il s'administre ce médicament depuis au moins dix ans, sans que rien de semblable lui soit jamais survenu.

Les gens se font de plus en plus familiers. Il reconnaît très vaguement un gros quinquagénaire, à la moustache hitlérienne, dont le facies semble augurer en permanence d'une crise de larmes imminente. Mais il n'arrive pas à le situer parmi ses connaissances.

Sa compagne, une jeune blonde délavée, aux cheveux rebelles, qui l'imite dans son crawl désarticulé, ressemble à une chèvre d'une race supérieure.

Il s'attend à une certaine lassitude après les événements hors du commun qu'il vient de vivre. Mais il ne ressent au contraire rien de tel, car avec la vie, le charme, fût-il ténu, n'est jamais rompu. Quoi qu'il arrive, on finit toujours par s'accorder à l'orchestre subtilement insensible du monde.

Sans qu'il s'y attende, sa femme et ses enfants surgissent dans le champ de sa vision.

Yolanda, sa fille, maladroitement adolescente, et franchement grosse, et Jack, son fils qui va sur ses dix ans, portent leurs raquettes. Il se souvient alors des courts de tennis qu'ils avaient visités, quelques jours plus tôt, à leur arrivée dans le complexe touristique. Et le reste n'est qu'un jeu d'enfant:il se souvient que lui et sa famille passent leurs vacances au lieu-dit Massimo.

-Tu ne t'es pas baigné, à ce que je vois, lui dit Paula, sa femme!

-Non lui répond-il, me mettre presque à nu devant des étrangers, qui se baignent tout habillés, était au dessus de mes forces.

-Dis plutôt que tu avais froid.

-Je viens de te dire que je ne voulais pas me ridiculiser, en tâchant de paraître normal aux yeux de ces imbéciles qui se baignent habillés.

-Mais ma parole, il devient fou, qu'est ce que tu me chantes encore?

Henry Down laisse la question pendante. Il n'a pas le temps de répondre au mépris de sa femme par le mépris, comme il a l'habitude de le faire. C'est qu'il est préoccupé par tout autre chose:ses enfants, si turbulents d'ordinaire, lui semblent trop calmes. Auraient-il subi comme lui, cette vague de folie transitoire?

Il n'ose le leur demander, surtout en présence de sa femme, avec laquelle il ne partage plus rien d'essentiel depuis de longues années.

A mesure qu'il avance en âge, Henry Down se laisse convaincre de plus en plus par l'idée que la famille n'est pas une addition entre l'homme et la femme, mais plutôt une soustraction. Le terme de soustraction ne lui plaisant pas, il ne réussit toutefois pas à trouver un nom à l'opération mathématique qui exprime l'antinomie conjugale. D'ailleurs existe-t-il?

Qu'à cela ne tienne, il faut inventer un nouveau signe, qui viendrait s'ajouter à ceux de la multiplication, de la division, etc. . . Il se promet même de s'y atteler.

La famille peut être considérée provisoirement comme une soustraction. Soit, mais il est une exception de taille à cette règle, les enfants, qui représentent un remède miraculeux contre l'angoisse d'être.

Henry brûle d'envie de demander à ses enfants s'ils ont vécu la même expérience que lui. Mais tant que sa femme sera présente, il n'en fera rien.

Il se fait valoir que le monde n'a pas fini de nous tendre le piège du sens, ou celui de l'ordonnancement apparemment normal des choses, où le comportement général de sa femme à son égard prend d'ailleurs inconsidérément une large place.

Henry Down appartient à cette race d'hommes qui ramènent tout à leur conjoint. C'est tout juste s'ils ne le rendent pas responsable de tout ce qui leur survient de fâcheux.

Et ne nous en faîtes pas, au train où vont les choses, Down finira par imputer à sa femme l'acte de piraterie que la réalité vient de subir sous ses yeux.

Sa femme, de par sa seule présence, met à mal le peu d’euphorie qui lui reste, suite à son intrusion fugace dans l'irréel. Il est ainsi réduit à une sorte d'exultation médiocre.

Il aime tant cette dernière formule qu'il sent qu'elle va l'habiter toute la soirée.

Il prend la ferme résolution de la prononcer à voix haute, dès qu'il sera seul, et si possible devant miroir. C'est sa manie de poète très peu publié, voire de poète amateur. Il vérifie l'effet de ses trouvailles devant ce témoin infaillible qu'est le miroir, qui a, selon lui, la vertu paradoxale de réduire la subjectivité de l'homme.

Il se retourne vers ses enfants qui se dirigent il ne sait où. Une tendresse vaguement souriante se dessine peu à peu sur son visage.

Par le regard inconditionnellement complaisant qu'il porte sur eux, il semble approuver la vie mille fois plutôt qu'une. Le spectacle des parents dévisageant leurs enfants avec émerveillement, l'a de tout temps profondément ému.

Finalement Down décide de les rattraper. Il court derrière eux. Et peu avant d'arriver à leur hauteur, il est surpris par le passage en tempête d'un groom, qui crie comme pour tout le ciel et la terre:"Le dîner est servi!". On dirait un train qui vient tout klaxon bloqué, de traverser sans ralentir une gare secondaire. Le groom est habillé en clown, sans doute pour amuser les petits estivants.

Un jeune homme dont les cheveux rappellent un serpent enroulé sur lui-même, et qui a l'air à la fois hébété et décidé de quelqu'un qui va sous peu exhiber la Trouvaille du siècle, rattrape le groom en pressant le pas pour lui demander du feu. Confidentiellement, comme nous demanderions à quelqu'un de nous divulguer un secret.

Et cet excité de groom qui manie sa langue comme un diable, de lui faire remarquer:"Tu ne manques pas d'à-propos, à rebours. Moi, je semble courir pour annoncer la fin du monde, et toi tu me demandes du feu!".

-Toi, espèce d'échappé du sens commun, lui répond-il, ne pousse pas!

-Et toi bougre d'intellectuel refoulé/excité, qui sais parfaitement pour qui sont ces serpents qui sifflent sur ta tête, tu. . .

-Tu es si assourdissant que je t'ai affublé dès le soir de mon arrivée dans ce chantier balnéaire, de ce surnom enviable:"l'homme qui survit à son cri mortel!".

Le chasseur reprend subitement son calme et chuchote presque au jeune farfelu:"Je ne sais pas où s'arrête chez vous la plaisanterie, et où commence l'insulte. Mais laissez-moi vous dire que vous avez une tête à diriger un convoi funéraire pharaonique. Et je vous passe les détails sur les masques affreux et autres artifices surgis du fond de Cithère.

Sur quoi, les deux fous éclatent de rire.

-Vois-tu, dit le jeune homme, dont les cheveux serpentent, le premier soir où nous nous sommes croisés, tu m'a fait revenir en mémoire un petit événement que j'ai vécu il y a longtemps. Un agent immobilier devant me faire visiter une maison, dans l'Ouest, me conduisit dans sa Volkswagen-coccinelle, sur une route en corniche. Mais il quitta subitement la chaussée, pour se lancer sur une piste abrupte. J'eus une peur bleue pensant sur le moment qu'il avait perdu le contrôle de son véhicule et que nous tombions dans le vide. Or, c'était bien vers la maison qui se trouvait au fond de la vallée que nous dévalâmes la pente, à plus de cent kilomètres à l'heure. Il voulait, le salaud, me faire la surprise, alors qu'il aurait dû carrément s'arrêter, pour négocier en douceur le tournant qui descend jusqu'à la maison.

Le groom grotesque tend la main au jeunôt qui a les cheveux en solénoïde, et nos deux lascars échappés d'un cirque de fin du monde, se serrent la main.

Henry Down, qui s'est arrêté pour assister à cette prise de bec burlesque, continue son chemin, en accélérant le pas, pour rattraper sa femme et ses enfants qui ne l'ont pas attendu.

Henry Down a pris deux chambres communicantes. Mais ce n'est pas suffisant pour que ses enfants les laissent tranquilles, lui et Paula. Ils traînent toujours dans leurs jambes. Même la douche, ils la prennent ce soir dans la salle de bains des parents. 

Down et sa femme s'habillent. Ils s'ignorent comme s'ils se trouvaient dans des pièces différentes. Ils sont naturellement en froid depuis leur dernier petit accrochage.

Mais la séance d'habillage des enfants est bruyante, comme d'habitude. On doit entendre les cris de Paula dans tout l'hotel. C'est que les enfants ont toujours des idées saugrenues sur les vêtements qu'ils veulent porter. D'ordinaire, dans un premier temps, Paula les laisse presque invariablement se débrouiller tout seuls. Quitte à les admonester après-coup. Dans ce type d'incident, Henry n'intervient jamais, en dépit de sa tendance prononcée à l'autoritarisme. C'est l'une des rares occasions où il fait preuve de contrôle de lui-même. Il fait bien, car il économise ainsi beaucoup d'énergie. Sa démission dans ce cas précis est une revanche objective qu'il prend sur sa femme. En somme, il la laisse s'énerver avec les enfants, à sa place. Et puis, plus son emportement à elle est prononcé, et plus sa jubilation secrète à lui est grande.

Au comble de la colère, Paula a coutume de lui reprocher de ne pas lui donner un coup de main. Mais il fait toujours la sourde oreille.

Paula arrête tout d'un coup de gesticuler et va s'asseoir sur le lit en lui jetant à la figure:"Au lieu de rester là, accoudé négligemment à ton indifférence, eh bien occupe-toi un peu des enfants. . . !".

En une décennie et demie de mariage, elle n'a jamais introduit un effet de style dans leurs conversations.

Décidément, c'est un jour exceptionnel:tout a commencé avec ces espèces d'hallucinations que Down a eues à la piscine. Et ce n'est sûrement pas terminé. Que lui arrive-t-il donc, mon Dieu?

Henry se lève comme un automate, et sans dire un mot, il aide Yolanda à mettre ses chaussures. Peut-être cède-t-il à l'injonction de sa femme, pour la récompenser de sa surprenante tournure. Henry se promet de faire fructifier à l'avenir les ressources littéraires cachées de Paula.

Aussitôt prête, la famille se rend au "Club des gens heureux", pour dîner.

Down ne songe même pas à relever le simplisme outrancier de cette appellation. 

Ils sont descendus trop tôt, car il n'y a personne dans le restaurant. Ils attendent cinq bonnes minutes avant que le maître d'hotel leur souhaite la bienvenue et leur donne la carte.

Henry Down a envie de confier à sa femme que le faux plafond est de mauvais goût, mais il n'en fait rien, car il voudrait se délecter encore de l'effet que son silence hostile produit sur Paula.

Les enfants qui sont turbulents d'habitude, restent silencieux ce

soir. Est-ce la nouveauté des lieux qui leur impose cette discipline qui ne leur ressemble pas?

Henry Down s'applique, tête baissée, à couper une viande qui n'est pas des plus tendres avec lui.

Il relève tout d'un coup la tête et porte son regard vers l'entrée du restaurant, où un mouvement brusque vient de survenir:chaises poussées intempestivement, claquement solennel de sabots sur le carrelage, cris divers.

Henry aperçoit enfin un homme massif, habillé d'une robe de chambre de soie aux couleurs bigarrées, qui s'avance vers lui et les siens.

Il est suivi d'une cohorte d'hommes et de femmes, qui ne présentent aucun signe particulier, sinon qu'ils sont très bruyants.

L'homme, vêtu comme une princesse chinoise obèse, du temps du monarque illégitime Wang Mang, doit être très important.

Est-il un prince d'un pays dont Down ne connaît pas l'habit traditionnel, ou encore un milliardaire excentrique qui aime dilapider sa fortune dans la joie, la bonne humeur, et pourquoi pas, le ridicule, qui a au moins le mérite d'égayer l'ambiance?

L'homme se dirige vers Henry en ouvrant ses bras comme les deux battants de la porte cochère d'un fort du far-west, dont on sent qu'ils vont se refermer en catastrophe derrière un homme blanc, pour empêcher des Apaches qui courent à sa poursuite de s'y introduire.

On dirait qu'il connaît Henry de longue date.

-Comment vas-tu, Cher Ami, lui dit-il en l'embrassant avec effusion sur les deux joues?

-Mais, mais, mais. . . c'est tout ce que Henry a pu dire.

-Ce n'est pas le code, lui chuchote à l'oreille le Mastodonte soyeux et joyeux, je veux le code. . . .

-Qu'est-ce qui. . . mais l'intrus ne le laisse pas terminer sa phrase, lui ayant appliqué sa main sur la bouche. Mais dès qu'il la retire, Henry s'empresse de le traiter d'imbécile.

-Pourquoi cette exclusion, pourquoi cette discrimination, lui répète par trois ou quatre fois le Crésus des saltimbanques, qui ressemble en fait moins à Wang Mang qu'à son bouffon, ajoutant très philosophiquement qu'autrui est une part organique de nous-mêmes, et qu'on n'est soi-même que par exclusion des autres. . . ?

-Ah là, je vous arrête, lui répond Down, piqué dans sa propension à l'intellectualisme. Autrui ne saurait être moi-même, d'autant moins qu'il n'est tout au plus qu'un miroir où je pourrais découvrir ma vraie nature!Et si cette proposition ne vous agrée pas, je vous dirais que la conscience de l'individu, j'entends sa conscience psychologique, ne saurait se fondre dans la communauté, bien que, je vous l'accorde, celle-ci ait une influence certaine sur son moi, un peu par aimantation occulte. Mais il reste que l'homme conserve une large autonomie vis-à-vis de la société.

-Que me chantes-tu là, espèce de philosophe en retraite anticipée!lui rétorque le gros plein de sou-pe:je te parle de fausse altérité, et toi tu me parles de communauté. Je t'affirme que l'autre est un donné immédiat de ma conscience, comme l'a fait admettre la phénoménologie.

Il existe une religion qui s'appelle l'Islam, et je doute que tu en connaisses quoi que ce soit, ignorant que tu es. Cette religion a été révélée par un texte sacré, le Coran. Dans un de ses versets, Dieu dit aux hommes qu'il les a tous créés comme un seul homme. Cela peut signifier qu'il a créé toute l'humanité en même temps et que ceux, par exemple, qui vivront dans un milliard d'années, si le monde est toujours là, existent déjà, tout au moins dans l'esprit de Dieu.

Cela peut aussi indiquer, comme d'aucuns l'ont déjà avancé, que tous les hommes constituent une âme unique. Ce qui rejoint largement ce que j'essaie de t'expliquer depuis dix minutes.

Pendant longtemps, j'ai été fasciné par ce verset. J'ai alors consulté un théologien musulman de valeur reconnue, pour lui demander ce qu'il pense de ma théorie. 

Eh bien, pour cette vénérable personne, les choses sont plus simples:Dieu a créé toute l'humanité à partir d'Adam. N'étant pas d'accord avec lui, je lui ai dit que sa manière de penser est réductrice et que le sens que Dieu attribue au verset coranique en question est sûrement inépuisable.

Le Coran contient d'ailleurs de nombreux autres versets susceptibles d'être interprétés d'une infinité de manières. C'est le cas de la parole divine:"Nous avons construit le ciel". Et nous savons aujourd'hui que le ciel est de nature physique. N'est-ce pas étonnant?

Mais trêve de philosophie et viens que je t'embrasse, mon cher ami !

-Encore, de grâce non!laisse-moi te dire que Husserl a mis au point la phénoménologie, et toi, tu l'as améliorée en phénoménolologie. Et pour t'en convaincre, écoute moi ça:tu identifies le réthos émafloriant, comme s'il était une incompossibilité possone, alors qu'il s'agit d'une maduction gordiennement isothénique, voire même d'une résaïence ésorienne.

Mais le penseur ventru lui redemande le nom du code, comme s'il n'avait pas entendu ces remarques limpides de Henry Down.

Et comme sa question demeure sans réponse, il perd patience, et se met à jurer:"Quel est le nom du code, nom d'un chien friand de rage. . . vas-tu me le dire à la fin, espèce de faux-frère, de faux alter ego, que je ne voudrais ‘recevoir’ en conscience, ni médiatement, ni immédiatement?".

Puis interrompant ses philosophiques invectives, il dit à Henry Down sur un ton doucereux:"Je vais te mettre la puce à l'oreille, tu vas voir cela. . . allons y. . . le canal de Panama sera remblayé. . . en quelle année sera remblayé le canal de Panama?".

-Celle qui n'a pas sa pareille, lui répond Henry Down en ricanant.

-C'est malin, remarque l'aristocrate un tantinet chinois!

Henry Down se demande si cette mascarade ne fait pas partie du programme d'animation du "Club des gens heureux". 

Il se décide alors à jouer le jeu.

-En 1994, lui crie-t-il à tue tête.

-Pas si fort, tu vas tout faire rater. . . tu risques ta vie, lui chuchote l'énigmatique animateur, qui poursuit à voix haute, tu veux dire que tu feras le tour du monde, en 1994?

-Ah ça, je veux bien, à condition que tu m'accompagnes, pour compter les kilomètres. . .

-Je te dis que tu risques ta vie, si tu ne joues pas le jeu avec nous, et toi tu badines avec des balivernes et des sornettes, lui chuchote à l'oreille l'homme qui a le visage trop joufflu comme celui d'un enfant, pour être pris au sérieux.

-Justement, je joue le jeu, puisque je vous ai avancé un chiffre, lui chuchote à son tour Henry Down.

-Ce n'est pas celui-là, allez, grouillez!

A la mine désapprobatrice d'une femme faisant partie de la suite du Crésus penseur, d'une quarantaine d'années, sérieuse comme une institutrice vieille fille n'ayant pas encore atteint la ménopause, qui semble avoir suivi leur conversation, il comprend que le préposé aux faux "happening" ne plaisante pas. Et il propose au hasard, encore une fois, une autre année:1997.
Down se dit après-coup, pour justifier un peu la date qu'il vient de suggérer, que les bouleversements politiques intervenus récemment dans les pays de l'est, pourraient bien avoir, dans les années à venir, leurs pareils dans l'Hémisphère occidental.

-Ce n'est pas la bonne réponse, bougre d'abruti, lui lance à la cantonade le milliardaire rouge(du visage uniquement)qui pourrait, rien que pour se divertir, lâcher dans les oçéans des gulf-streams de milliards de dollar en petites coupures.

Le faux plaisantin jaune doublé d'un philosophe vrai, est un peu interloqué par l'explosion de rire qui a suivi l'injure dont il vient d'asperger Henry Down, ne comprenant pas qu'un propos, somme toute, sans grande finesse de sa part, puisse avoir l'effet qu'il a eu au sein de sa suite. Toujours est-il que des éclats de voix continuent de fuser par-ci par là, couvrant dans une certaine mesure la suite de son dialogue ambigu avec Henry.

-Ecoute, petit con, poursuit le sinistre préposé aux réjouissances-qui intrigue comme une soubrette fantasque de haut étage-pour sauver ta tête, nous devons continuer cette aimable conversation dans mes appartements; tu as donc intérêt à me suivre, et seul. Ta femme et tes enfants attendront ici ton retour. Le cas échéant.

Henry Down cherche des yeux les siens qui ne sont plus assis à ses côtés. Les a-t-on déplacés tout à l'heure dans la confusion créée par l'hilarité collective produite par la banale répartie de leur Gengis Khan de fortune?

La disparition du champ de sa vision, de sa femme et de ses enfants, dépose une pierre froide dans son coeur.

Mais heureusement, ils sont, là, derrière lui, à quelques mètres. Il lui a suffi de se retourner à peine pour constater leur présence.

Ils sont mi-perplexes, mi-enjoués, tels des badauds assistant à quelque spectacle d'exception qu'ils ne comprennent pas. Il appuie son regard sur eux, comme pour leur signifier quelque chose, compréhensible d'eux seuls.

Le dernier Empereur chinois se lève presque solennellement. Son visage a été rougi pour les besoins d'un opéra marxiste-léniniste founougue.

Au fait, connaissez-vous ces oeuvres lyriques que Madame Mao a composées avant d'être compromise avec la Bande des Quatre, ce célèbre orchestre de jazz nankin?

Il se détache plein de suffisance de sa suite de compagnons qui s'inclinent respectueusement devant lui.

Henry Down le suit. Il éprouve un besoin pressant de se retourner pour voir encore ses proches, mais il n'en fait rien, de peur d'éclater de rire, ou au contraire, en sanglots, ou tout au moins de faire preuve d'une quelconque sensiblerie, qu'il détesterait manifester en public.

Il a comme l'idée que la cohorte du dernier Monarque de l'Empire du Milieu, déguisé en prostituée obèse de Chinatown de Los Angeles, ou encore en un personnage du film de Fellini "Roma", coupé au montage, est restée sur place, pour garder les siens en otages.

A la porte de ce qui semble être la chambre du Magnat de la bouffonnerie, des sbires aux allures d'agents de change, dont les derniers raids boursiers ont lamentablement échoué, à voir la déception profonde qui se lit sur leur visage, font les cent pas  dans le couloir. On dirait une ruelle où circulent des gens pressés de rentrer chez eux avant l'heure du couvre-feu. Pour faire vrai, il ne leur manque qu'une toute petite touche de naturel. Ils ressemblent à des figurants qui se prennent pour des acteurs.

Henry Down s'étonne de l'existence d'une telle police privée à la solde d'un étranger(mais qui lui dit que c'est véritablement un étranger?), dans un Etat de droit, comme celui dans lequel il séjourne.

La porte de la chambre s'ouvre, une main vigoureuse le pousse aussitôt à l'intérieur, par un coup assez violent sur son épaule droite. Il en ressent une douleur aigue, mais il ne juge pas utile de se retourner pour voir l'auteur de ce mauvais traitement. De plus, le spectacle qui s'offre d'emblée à sa vue dans la chambre, est captivant. On se croirait dans une chambre du palais de Versailles, ou encore dans une salle de studio de cinéma, qui se prolonge dans le sens de la largeur à droite et à gauche. On aurait, soit abattu les cloisons, soit plus simplement, ouvert des deux côtés, les innombrables portes d'une série de pièces contiguës.

Des femmes habillées comme Hélene de Troie, sont assises à même le sol, dont le marbre est multicolore. Elles conversent à voix basse, dans une langue que Down ne réussit pas à reconnaître en dépit de sa concentration.

Leur tenue légère, met en valeur la blancheur de leur peau. Leur semi-nudité ajoute à leur pureté et à leur innocence.

Elles lui rappellent aussi les toiles d'un peintre fameux. Mais lequel? Sa confusion est telle qu'il ne trouvera pas de sitôt, bien qu'il ait son nom sur le bout des lèvres.

Il lui est donné néanmoins à voir une scène féérique où les femmes sont belles comme Eve avant la chute.

Leurs visages sont simplifiés, voire un peu stylisés, mais ne perdent rien de leur humanité. Elles sont pétries de lumière. Elles ruissellent de clarté.

Au vrai, on ne peut pas dire que la lumière jaillisse d'elles. Au contraire, elles aspirent celle de la chambre, voire même du couloir, car la porte reste entrebaillée, derrière Henry.

Les fastueuses toiles de Rembrandt paraissent, en comparaison,  tristement recouvertes d'un semblant de lumière. Le Maître d'Amsterdam n'aurait pas soupçonné un tel éblouissement.

Les femmes baignent le plus naturellement du monde dans le mystère. Elles se penchent les unes vers les autres, avec une prévenance innée, oubliant le monde qui les entoure.

Cette vision idyllique n'est pas sans points communs avec les dessins animés pour enfants où le magique et le merveilleux sont de mise. A ceci près que ces femmes sont bien vivantes, et surtout prodigieusement belles.

Elles posent sûrement pour quelqu'ange qui passe. Même les couleurs sont nouvelles.

Henry Down se dit que si la nécessité doit se relâcher ou que la causalité doit baisser la garde, pour découvrir de telles créatures, c'est de cette manière enchanteresse qu'elle devrait le faire.

Paralysé par la vue de ces princesses réelles du rêve, Henry Down, disais-je, ne parviendra pas à trouver sur le moment le nom du peintre qui aurait pu être l'auteur de la vue sublime qui s'offre à ses yeux.

Mais moi, je le connais, et je ne vois pas pourquoi je devrais vous faire patienter jusqu'à ce que cet hurluberlu de Henry réussisse à l'identifier. C'est Sandro Botticelli. Certes, Henry a confusément songé, sans le nommer, au "Printemps", dont il a contemplé l'original à Florence, quelque trente ans plus tôt. Mais comment pourrait-il se rappeler que toutes les femmes idéales qui peuplent cette chambre d'hotel, ressemblent à la nymphe de gauche du tableau? D'ailleurs, a-t-il conscience que ces femmes du Paradis assises au sol, ne sont qu'une seule et même créature, en plusieurs exemplaires, et qu'elles ont par dessus le marché un air de famille avec l'ondine des marbres fissurés qu'on voit de face au milieu de la toile intitulée "Giovanna degli Albizzi et les vertus cardinales" du même Botticelli?

Sous les yeux de Henry Down, il reste que l'univers de Botticelli est recréé à la perfection, avec l'essentiel en plus: la vie.

Down souhaiterait tant caresser ces créatures de félicité qui vivent déjà l'amour des hommes sans les hommes. Sans le moindre geste, sans la moindre convulsion, sans la moindre raideur. Et avec le sourire absolu.

Tout à l'heure, au premier regard, il pouvait encore pleurer d'émotion. Mais sur le moment, il est aux prises avec une force d'une extrême douceur qui le hisse vers le haut. Il n'existe plus par lui-même. Il fait partie intégrante du miracle qui perdure devant lui.

Down est-il sujet à une espèce de nirvana, ou de quelque chose de plus subtil encore, qui serait un nirvana incarné?

Il est sûr d'un fait:il ne peut être que mort, car seule la mort est à même de prodiguer ce bonheur absolu. Seule une mort supérieure peut lever une telle illumination.

Si quelqu'un lui chuchotait à l'oreille que l'âme de l'homme est capable de Paradis, comme Dieu le lui assigne, l'entendrait-il? S'il ajoutait que l'homme qui ne peut vivre que médiocrement sur terre, meurt à l'échelle de Dieu, et ce faisant, jouit de tous les prodiges possibles, l'entendrait-il davantage?

Le catcheur flasque au peignoir carnavalesque, qui n'existe plus pour Heny Down, et qui se tient pourtant derrière lui, aurait tout loisir d'appliquer à son prisonnier ravi, les idées "phénoménolologiques" qu'il lui développait précédemment. Il lui suggèrerait ainsi que tout l'invisible est compris dans notre conscience, et qu'il suffit d'un examen de conscience, extrêmement fin, il est vrai, pour le découvrir.

Henry lui répondrait en ces termes:"l'ipséité ontophanique quintessenciée qui confond le Quod métempirique avec le Quid aupraxique, au gré d'un chiasme axiologique démuni de toute entoscopie tautégorique, fait que la nouménophanie holalienne de votre semelfactivité minuséronne, transforme le "je" occamiste en "nous" jerphagnomique".

En fait, Henry n'a plus besoin d'idées, fussent-elles des vérités objectives:lorsqu'on perçoit le surnaturel, on n'a que faire des théories, et on n'a nul besoin de reconstruire le réel à coups de propositions plus ou moins cohérentes.

Down fait désormais corps avec la vérité. Il lui est consubstantiel.

Toute réflexion lui est devenue inutile. De même que le langage.

Je ne sais pas comment vous réagissez à ces exquises élucubrations de Down, mais laissez-moi vous dire que je ne manquerais pas de lui indiquer ce que j'en pense, dès qu'il se réveillera de sa béatitude. Je lui ferais observer, entre autres, que l'hypostase eudémonique madilifère l'hépiganie praxonne de son micropsychie épiphaïonne.

Mais Henry Down me rétorquerait à juste titre que je dépasse les limites de mon mandat, que ce livre est somme toute le sien, et que si j'avais des remarques à formuler sur son euphorie, c'est à lui que je devrais les adresser directement, et non par l'intermédiaire des lecteurs.

Mais en attendant, j'ai le devoir de reprendre le fil des émerveillements de Down:d'un point de vue concret, la féerie est femme. Il ne peut en être autrement. Le parfum ne va pas à elle, il en émane.

La femme est féerie des deux côtés du monde, et surtout au-delà. Le paradis existe, pour parachever notamment la beauté de la femme, si près du but, de la perfection, ici bas.

Ici haut, on n'a nul besoin d'attouchement pour qu'amour s'accomplisse.

Gogol écrit dans quasiment le même esprit : "Les danseuses glissaient, enveloppées des transparentes créations de Paris, en robes tissées de l'air lui-même; elles effleuraient négligemment de leurs étincelants petits pieds le parquet ciré, plus éthérées que si elles ne l'eussent même pas touché".

(Le journal d'un fou. Folio, p. 63).

Des femmes surgies d'on ne sait où, défilent dans un désordre apparent. La chambre semble se dilater, pour la circonstance. Ces femmes qui n'ont rien à envier ni en grâce, ni en pureté, ni en mystère, aux nymphes de Botticelli, regardent Henry avec insistance. Visiblement, elles veulent le contraindre à réagir.

Il y a dans leur regard une complicité un peu coquine. Mais oui, c'est Evelyne, Charlotte, Christine, qu'il a tant aimées(séparément, je vous rassure), alors qu'il poursuivait ses études supérieures.

Elles passent et repassent sans le moindre bruit de pas, légères comme des naïades à fleur d'eau.

Puis, c'est le tour de tous les siens décédés en cours de décennie. Il en reste pétrifié de saisissement.

Le défilé terminé, le regard de Down se porte sur les objets dits inanimés posés çà et là dans ce "petit coin de paradis", auxquels il n'avait accordé aucune attention jusqu'à présent. Sur un guéridon, à gauche, trône une coupe de fruits. Des poires, des pommes, des oranges, des noix. Et un verre d'eau.

Henry Down qui est en principe âpre au beau, dans sa vie matérielle, s'entend-et voilà que je me remets, moi l'auteur, à érosigéner sur la diaphora dyonisienne!-se trouve sublime, lui qui n'a jamais eu que mépris pour lui-même.

Pour la première fois de sa vie, il se fâcherait si on lui affirmait que le monde est imparfait.

Il confond à juste titre la quiddité descentionnelle et la quiddité ascentionnelle. Et il n'aurait pas de meilleur exemple à nous proposer que celui de la pomme ou de n'importe quel autre fruit qui aurait exactement la même forme au Paradis. En d'autres termes, la pomme n'y sera pas améliorée.

Il en va de même pour l'homme et la femme, à ceci près, et l'exception sera de taille, qu'ils bénéficieront en plus, de la pureté et de l'éternité.

Henry Down revient au verre d'eau, car il se souvient du magnifique texte que Francis Ponge lui a consacré.

Il voudrait se convaincre que la poésie de cet Eden perdu ne saurait être assimilable à celle des poètes du monde, car déjà incluse dans les choses.

Mais pressentant le caractère spécieux de son argument, Henry se reprend en admettant que la poésie des hommes sera affinée Ici-haut.

Sur ces entrefaites, il entend les premières mesures du concerto pour piano et orchestre N° 20, en ré majeur de Mozart. Mais en plus magnifié encore.

Vous, lecteurs incroyants, qui troquez la seule vérité valable qui soit, contre je ne sais combien de croyances, et qu'aucune théorie sur ce qui vient de survenir à Henry Down ne satisfera, faîtes-moi le plaisir de bien faire attention à cette réflexion de Down sur le rêve:il nous est donné pour nous montrer qu'un au-delà existe, et qu'il n'est pas si éloigné de nous.

Il serait ainsi une sorte d'avant-goût du paradis, comme les cauchemars constitueraient les prémices de l'enfer.

Henry est pris d'un ravissement ou d'une vision extatique. Mais il faut tout de même attendre la suite, pour nous prononcer définitivement sur son cas.

Pour l'instant, il est immobile, et allez imaginer ce qu'il pourrait encore contempler. Son état rappelle celui des autistes, pétrifiés, à cette différence près que Henry est taillé dans la pierre de la jubilation. Il se délecte de son faux coma éveillé.

Henry a de tout temps médité sur la notion d'immobilité. En effet, elle pose des problèmes aussi bien philosophiques que poétiques. Dans ce monde de mouvements vertigineux, l'immobilité de la pierre, par exemple, est tout simplement consternante, miraculeuse. Evidemment, la science l'explique, mais l'étonnement de l'homme devant ce phénomène naturel, reste entier. Lorsqu'on pose un regard sur l'univers, on ne pense pas tout le temps aux lois ou aux régularités présidant à son fonctionnement.

Henry ne peut s'empêcher de penser, et il l'a écrit dans ses petits papiers intimes, que la pierre a mieux à faire que de se mouvoir, étant familièrement occupée avec l'infini; ou encore, qu'elle s'articule organiquement avec l'infini, et que son ravissement est tel qu'elle en devient immobile.

L'immobilité, pourrait-il ajouter, est la villégiature du sens.


Henry continue d'expérimenter l'invisible comme Donne a expérimenté un jour le temps.

De cette pratique hors du commun, j'ai tenté de donner une description fondée sur des intuitions interprétatives. Mais qui me dit que je ne me suis pas trompé dans mes suppositions?(cela vous rassure, lecteurs en conflit avec votre quiddité inubique ?).

Je n'ai pas la prétention d'expliquer ces prodiges de Henry. Tout au plus ai-je risqué quelques propositions qui ne me satisfont d'ailleurs pas complètement.

Essayons d'aborder la question autrement:cette chambre des miracles, mise à la disposition de cet animateur fantasque de club de vacances, est peut-être dotée d'un "champ merveilleux", à l'exemple du "champ magnétique", où les estivants viendraient passer des instants paradisiaques.

Il existerait ainsi certains lieux privilégiés, qui seraient comme des extrémités desquamées du monde, où l'invisible serait accessible à l'oeil nu.

Il est d'autres types d'explications qui se fondent sur les mécanismes psycho-intellectuels de l'individu. Le raisonnement en est simple:puisque le sens des choses n'est pas une donnée immédiate, mais plutôt une reconstruction cognitive, on peut infléchir "valablement" les choses dans une direction inexplorée jusque-là. Dans ces conditions, certains êtres humains privilégiés seraient à même de percevoir quelques merveilleux reflets de ce qui est caché à la majorité écrasante des hommes.

On peut aussi supposer que Henry Down a subi un choc émotionnel qui a libéré chez lui des souvenirs ancestraux, transmis génétiquement de père en fils, depuis Adam et Eve, et ayant trait à des visions cosmiques originelles. Il serait alors question d'archétypes accessibles uniquement à quelques bienheureux.

A ce stade du livre, lecteurs avertis, vous avez entièrement le droit de tourner en dérision ces observations ambivoques et pusculaires teintées d'intellectualisme paronymique et amphibolique.

Pour l'instant, mon ami Henry Down semble se réveiller peu à peu de son "miracle eudémonique". Et si vous comptez sur moi pour que je vous raconte "l'instant d'après", eh bien, vous faîtes fausse route, car je ne peux le consulter à ce sujet. Tout au plus pourrais-je vous suggérer qu'il est encore sous le charme de son "hallucination paradisiaque", au gré de ce mécanisme bien connu qui a nom rémanence. Mais je me permets, sans être le moins du monde habilité à le faire, de penser qu'il reste tout à la couleur des yeux des femmes absolues qu'il a aperçues dans son petit coin d'Eden. Cette couleur varie, d'une nymphe à une autre, d'un violet foncé à un violet clair, selon une gradation proprement fascinante.

Il est un autre détail qu'il convient de souligner, c'est qu'au moment où il a senti qu'il allait retrouver piètrement ses esprits, il a eu l'impression qu'un arbre inquiétant bruissait en lui.

A aucun moment les femmes assises au paradis ne l'ont regardé. Il en éprouve une profonde déception, qu'il oublie très vite.

Henry en est encore à douboudouter, en imagination, les femmes parfaites, lorsque le Crésus forain lui donne un coup de poing dans le dos.

Il lui repose sa ridicule question:"Quand le canal de Panama sera-t-il remblayé?". Et cette fois, Le Bérurier valétudinaire des cirques gratuits, ne s'embarrasse pas de discrétion, comme les fois précédentes, puisqu'il s'adresse à lui à la cantonade.

Henry, quoique entièrement réveillé maintenant, titube encore sur le seuil du monde, et ne semble pas avoir entendu la question du catcheur milliardaire qui veut jouer les Obelisks.

Apparemment, ni le Gros Inquisiteur dabtaresque, ni sa suite, n'ont assisté à la scène idyllique, à laquelle a eu droit Henry.

Tout porte à croire que l'état extatique de Henry n'a duré que le temps d'un clin d'oeil, et qu'il s'est prolongé quelques instants encore.

On continue de le pousser sans ménagement derrière le Gargantua-tyranneau, qui presse le pas, comme s'il avait soudain pris une décision devant être exécutée sur-le-champ.

Henry sourit légèrement, lorsqu'il aperçoit, en passant, deux vieillards, habillés comme des chambellans du Moyen-âge, jouant bruyamment sur la moquette au mini-golf. Il suit attentivement la trajectoire de la balle, mais au moment précis où elle va tomber dans le trou, auquel elle est destinée, il entend un grondement terrible, comme un coup de canon tiré depuis l'aile même du club.

A en juger par l'absence de réaction au sein de la suite du Gros jerquipizot, il semble qu'il ait été le seul à entendre l'explosion.

A peine a-t-il fait cette constatation qu'il sent la mauvaise haleine du Gros méchant lascar chitineux, qui appuie son visage sur le sien. Il est habillé d'un élégant complet-veston. Mais comment a-t-il pu se changer aussi vite? Mais qui sait s'il ne portait pas son costume sous son peignoir féminin, comme au théâtre.

Allez savoir si les vieillards qui jouent au mini-golf, et qui ressemblent à des dignitaires d'opérette, ne sont pas plus gradés que notre bien antipathique Orson Welles de série B.

Les gens discutent en catimini, par petits groupes, en levant à peine les yeux sur le faux Citizen Kane, qui se livre si mal, selon Henry, à l'étude de la gnose nesciente. Visiblement, ils le respectent, ce qui infirme mon hypothèse tératologique de tout à l'heure.

On sent que ces hommes et ces femmes, tous d'âge mûr, et tous habillés de vêtements de ville habituels, souhaitent ardemment que leur Manitou sans mana leur adresse la parole.

Quelque chose dit à Henry Down qu'ils sont convoqués tous les jours, de neuf heures à onze heures du soir, pour le tenir au courant, sur un signe de lui, de ses innombrables affaires. Sinon, ils n'ont pas le droit de lui parler, fût-ce d'une question urgente.

Ce manitou des salons irréels est du genre oisif:il doit rester éveillé toute la nuit, se lever à quatre ou cinq heures de l'après-midi, et traiter dans la joie et la bonne humeur son bizeness universel. Donc, il ne faut pas s'étonner si l'on voit arriver tout à l'heure un orchestre ou un groupe de danseuses, destiné à distraire l'assistance. On entend d'ailleurs des musiciens accorder leurs instruments. L'orchestre est peut-être installé dans une véranda, hors du champ de vision de Henry, qui continue de suivre pas à pas son amphytrion jerphagnomique, mais cette fois sans être bousculé.

On joue en sourdine une musique vaguement orientale.

On voit apparaître aussitôt trois ravissantes danseuses nues qui traînent au sol leurs longues chevelures dorées. Elles ressemblent toutes les trois à la muse centrale de la "Naissance de Vénus" de Sandro Botticelli.

Leurs yeux bleus délavés vous donneraient la chair de poule.

Elles dansent si légèrement qu'on n'entend pas le bruit de leurs pas. Elles sont attirées vers le haut sans quitter le sol.

Elles sourient tout spécialement à Henry Down, avec au coin des lèvres un léger rictus de compassion.

Les serveurs, tous portant l'uniforme violet du club de vacances, distribuent des boissons en s'affairant comme s'il s'agissait de servir des clients normaux.

On se croirait dans une fête donnée par un homme du monde très adulé, à en juger par la déférence que lui témoignent les invités.

Les danseuses disparaissent et reparaissent, avec cet air triomphant qui en dit long sur leurs mimieux cerisieux qui fait de vous un sieur pétreux et surtout nonneux.

De temps à autre, des hommes, jeunes mais chauves, déposent des malles étranges, immémoriales, aux pieds du maître de çéans, qui a soudain la mine bien argentée. Celui-ci en retire des documents sans échanger avec eux la moindre parole.

Une odeur de gui envahit les lieux. Elle est si forte que l'on croirait qu'on en prépare tout près une infusion pour éléphants, je ne sais pour quelle raison absurde.

Henry Down reconnaît vaguement un jeune homme arborant un sombrero multicolore carnavalesque. Mais il ne se souvient pas où il avait l'habitude de le voir, étant certain de l'avoir rencontré des dizaines de fois. Il ne le sait pas encore, mais il ne tardera pas à l'identifier. C'est une question de minutes. Euréka!Il s'agit tout bêtement de son facteur. Vous vous doutez bien que Henry Down est tout étonné de retrouver dans un club de vacances luxueux, un petit employé, qui n'a sûrement jamais quitté sa ville natale.

Le petit fonctionnaire tient par le bras un homme courtaud qui a le nez en bec de gaz, pardon en bec de canard. Henry le connaît aussi. Mais il a plus de mal à se souvenir de lui. Attendez, attendez, voilà nous y sommes:il y a une trentaine d'années, Henry, encore enfant, habitait avec ses parents dans une ferme, à une quinzaine de kilomètres de la ville. Son père, courtier d'immeubles, recevait assez souvent la visite de cet homme petit de taille, âgé à l'époque de vingt à trente ans, qui venait à bicyclette, souvent sous une pluie battante, à la recherche d'un appartement à louer. Il prospectait ainsi le marché du logement, en qualité de sous-agent d'affaires, et ne percevait pour chaque transaction à laquelle il prenait part qu'une commission dérisoire auprès d'opérateurs immobiliers ayant pignon sur rue.

A la ferme, cet homme attendait des heures durant le père de Down, et repartait systématiquement bredouille, dès qu'il apprenait qu'il n'y avait rien à louer. Et souvent sous une pluie aussi fournie qu'à l'aller.

Henry avait l'impression qu'il venait uniquement pour le principe, et qu'il repartait sans être le moins du monde désolé par l'inutilité de sa démarche.

Henry a été longtemps fasciné par ce personnage bizarre, si prompt à l'acte gratuit, qui devait être, en fin de compte, un esthète dans son genre.

Mais, à l'instar du facteur, qu'est-il venu faire dans ce club de vacances?

De plus, que peuvent bien avoir en commun ces deux personnes?

Henry Down les a connus séparément dans deux villes distinctes, qui se trouvent à au moins mille kilomètres l'une de l'autre, et qui plus est, dans un intervalle de trente ans.

Il aurait dû se douter à l'époque que l'apprenti-agent immobilier avait quelque chose d'irréel, voire de surnaturel.

Jusqu'a présent, j'ai émis quelques hypothèses sur les prodiges qui se produisent chez ou pour Henry Down, par le biais d'un enlèvement aussi curieux qu'insigne. Mais je me formalise d'autant moins des contradictions dont j'ai fait preuve à cet égard, que je ne suis pas loin de croire que la raison qui n'admet pas ce qui la nie, ou tout au moins ce qui la met à mal, ou en difficulté, n'est pas la raison.

Mais, en tout état de cause, Henry Down est un poète qui aime à penser que l'au-delà peut jaillir des moindres fissures du réel.

Jusqu'à présent, je me suis interdit expressément de réduire l'aventure de Henry Down à un rêve éveillé, mais je pourrais reconsidérer ma position, parce que le rêve éveillé est aussi entouré de mystères que le rêve endormi.

La psychologie a évidemment tenté d'expliquer cette "voie royale de l'inconscient". Mais elle est restée à la surface des choses. Parfois, et je l'ai déjà dit, il me semble que le rêve est une réminiscence du paradis. Et le sommeil ne jouerait dans ce cas que le rôle de catalyseur, dont on pourrait bien se passer, si on était capable de connaître à l'état de veille, comme Henry Down, en la circonstance, le paradis.

Down a une fois développé cette théorie complémentaire:le rêve et l'état de veille seraient comme les deux plateaux d'une balance qui donneraient la même mesure de la réalité de l'homme.

Autrement, Henry continue de croire de temps à autre qu'il est la victime heureuse d'un mystificteur de génie, que dit-il, d'un cinéaste prodigieux, qui projette à son intention, des images fabuleusement réelles de femmes, quoique issues des fantasmes de Sandro Botticelli. Ces nymphes munirifiques ressembleraient aussi, selon Henry, aux femmes intemporelles de la toile "Vénus et les Grâces" du même peintre. 

Il envisage aussi la possibilité d'une espèce d'interférence, un parasitage supérieur, qui court-circuiterait pendant quelques instants son existence. Des images destinées à un autre homme sont alors captées et vécues par lui, sous l'effet d'un hasard, ou au contraire, d'une nécessité, qui le dépasse. Il aurait alors intercepté le rêve d'un autre.

En somme, lui, le tendu, l'angoissé perpétuel, le "stressé", qui connaît très peu de répit dans sa vie quotidienne, fait des miracles, à son corps défendant, dès lors qu'il peut se détendre dans un club de vacances. Peut-être que la qualité rare, inégalée jusque-là, de son repos, y est pour quelque chose dans cette perfection qui s'offre à lui.

Non satisfait de toutes ces esquisses d'explication, il s'engage dans une autre hypothèse:habituellement, on associe l'invisible au ciel, au point d'utiliser cette expression:"l'Invisible céleste". Il est probable que celui-ci, merveilleux comme de juste, se soit risqué jusque sur la surface de la terre, à l'endroit précis où Down passe ses vacances. Allez savoir si une escadrille d'anges n'a pas été contrainte de se poser en catastrophe, en raison de l'effet de serre, ou d'une nouvelle déterioration de la couche d'ozone, ou enfin d'une cossulation de la sportivosphère.

Un silence polyphonique rare mêlé à quelques notes de musique aussi légères que des papillons amoureux, s'installe, tous décibels en sourdine, au plus bas de l'échelle de Styrigel, un peu comme s'il était exécuté par un orchestre de musique de chambre génial. Mais le silence n'a pas fini de se propager, tel un parfum homéneux, dans la suite des suites, qu'une explosion de rire se fait entendre, sans qu'on puisse en localiser l'origine, marquant pour Henry, j'en ai l'intuition, la fin de la séquence des filles de joie pures de l'éternité. Ce bruit égale en intensité une rafale d'applaudissements provoquée par les spectateurs d'un petit théâtre. Puis, plus rien, comme une tempête de mer qui se calme soudainement. En un clin d'oeil, la longue chambre des miracles se transforme en une vulgaire salle d'hotel de luxe où sont descendus des narco-terroristes, qui rivalisent de raideur respectueuse à l'endroit de leur chef, le clown quidditateur flitoxique.

Certains sbires sont épais comme des nains. Ils tiennent des mitraillettes qu'on pourrait croire factices. Mais Henry Down n'a nulle envie de les palper pour s'en assurer. Pour l'instant, il a intérêt à ne pas faire de geste inconsidéré qui lui coûterait la vie.

-Quand le canal de Panama sera-t-il remblayé, lui demande le catcheur alcyonique.

-Je vous jure que je n'en sais rien… il doit sûrement y avoir erreur sur la personne. Je suis venu passer ici des vacances paisibles avec ma famille, et non pour jouer à des devinettes, vitales, avec le Sphynx.

Néanmoins, pour répondre à votre question coûte que coûte, je peux toujours vous proposer ce scenario possible de relations internationales futures: si les Etats Unis d'Amérique continuent sur leur lancée victorieuse, après la dislocation du monde communiste, il arrivera sûrement un jour où ils envahiront la Chine, et alors, ils pourront envoyer tout le peuple chinois en Amérique centrale, aux fins de remblayer à la petite cuiller le canal de Panama; pour des raisons pas plus stupides que la politique qu'ils mènent dans le monde depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais de là à savoir quand ce travail d'Hercule Poirot sera réalisé, je n'en ai pas la moindre idée.

-Fais-nous grâce de tes plaisanteries pour simples d'esprit, qui d'ailleurs n'en riraient même pas, et réponds à ma question, si tu tiens à la vie, lui rétorque le géostratège paronieux.

Et en fait de géostratégie, Henry Down n'aurait pas tort de penser que son gros geôlier curulaire, utilise jusqu'à la marge invisible du monde, pour ses plans hermétiques de domination.

-Je vous jure sur le Créateur des cieux et de la terre que je ne le sais pas. Vous pourriez me torturer que je n'en saurais rien. Je pourrais comme tout à l'heure vous avancer d'autres dates, mais ce sera à l'aveuglette.

-Arrête ta comédie, et regarde un peu ces photos, tiens!

Il lui tend un paquet d'une dizaine de clichés.

Down les passe en revue une à une: ils le représentent tous en discussion souriante avec un homme maigre portant lunettes et moustaches, aux yeux si petits qu'ils sont à mi-chemin entre le point et la virgule, tels que les transcrirait à contre-coeur, dans son manuscrit final, un écrivain qui n'aime pas la ponctuation.

Henry Down ne reconnaît pas cet homme sur les photographies.

-Ces photos sont authentiques, et tu connais cet homme! C'est sûrement l'émotion qui t'empêche de t'en souvenir! Mais sache que je détiens de lui une lettre où il te désigne nommément comme son mandataire dans l'affaire que je traite avec lui. Et tu imagines bien que le nom de code figure dans la lettre. Inutile d'ajouter que c'est lui en personne qui m'a envoyé les photos que tu tiens entre les mains. Donc, il n' y a pas le moindre doute, c'est toi mon contact dans le marché.

-Montrez-moi la lettre s'il vous plaît!

-Vous me prenez pour un naïf ou quoi?

-Et vous, vous me prenez pour un imbécile. D'abord, vous fabriquez de toutes pièces ces photos où vous me mettez à côté d'un homme que je ne connais ni d'Adam ni d'Eve. Ensuite, vous inventez cette histoire de lettre qui n'est qu'un stratagème de plus pour me persécuter, pour je ne sais quelle raison!

-J'arrête cette discussion absurde qui ne mène nulle part. Gardes, saisissez-vous de lui, et conduisez-le en prison!

Deux sbires nains le prennent chacun par une jambe. C'est tout juste s'ils ne le renversent pas. Leur puissance de préhension doit dépasser celle des conducteurs de taureaux à l'abattoir. Outré, Henry Down marmonne entre ses dents: "Ces nains de malheur vont me briser en mille morçeaux!".

Celui de droite l'ayant entendu, lui rétorque :"Ecoute, petit morveux, écoute, petit marouflé, si tu nous insultes encore, je te réduirais en amas d'atomes en "chute perpendiculaire" comme dit Lucrèce!".

Henry n'opposant plus aucune résistance, les deux nains le poussent à l'intérieur d'une salle de bains, où il fait un froid glacial, en dépit de l'été, et ferment la porte.

On dirait une chambre froide, où l'on conserve de la viande.

"Pourquoi, dit-il tout haut, m'a-t-on directionné ici? Il est surpris d'utiliser ce verbe, qu'il vient d'inventer. Je commence à divaguer, que m'arrive-t-il, mon Dieu, poursuit-il aussi perceptiblement ".

Je serais tenté de lui proposer toutes sortes d'idées mormoréennes sur l'emploi du mot "directionné", mais il pourrait ne pas les comprendre, étant angoissé par cette nouvelle péripétie de son enlèvement.

Désormais, il ne lui est plus permis le moindre doute quant à la gravité de sa situation. Dans le cas contraire, on aurait arrêté la mascarade avant son incarcération dans la chambre froide.

Il est prêt à croire que son extase de tout à l'heure n'est que le résultat d'un artifice dont ses sinistres geôliers ont le secret.

Il se prend la tête entre ses mains et il réfléchit profondément comme un philosophe lapostrophique.

C'est la première fois de sa vie qu'il se trouve en détention.

Il se surprend à regretter une chose dont il n'avait jamais senti le manque auparavant: le ciel.

Pour se consoler, mais sans y croire vraiment, il espère que les nymphes masueffines de Botticelli viendront placer un ciel au plafond de sa glacière.

Il est étonné de constater un fait auquel il n'avait jamais pensé auparavant: l'homme vit sans voir son visage, comme il verrait ses mains ou ses pieds. En somme, narcissisme exacerbé mis à part, l'homme serait un peu comme anonyme pour lui-même.

Si la vie avait été moins inconséquente, Dieu nous aurait dotés de la faculté naturelle de regarder en permanence notre visage.

Il cherche désespérément un miroir, mais en vain, car on l'avait enlevé de sa place, au dessus du lavabo. Il n'en subsiste qu'une empreinte plane foncée.

L'impossibilité de regarder séance-tenante son visage, accentue son désarroi. C'est comme s'il était doublement emprisonné. Il se rémémore subitement l'un de ces petits événements curieux dont le souvenir nous accompagne durant des années. Pendant qu'il poursuivait ses études supérieures à Genève, il se rendit un jour au bord du lac en compagnie de sa petite amie Madeleine. Ils s'assirent à même les rochers et discutèrent de choses et d'autres. Il lui posa cette question qui l'inquiétait depuis son enfance: "Pourquoi mon image, qui se forme sur la pupille de tes yeux, au moment où tu me regardes, n'est pas enregistrée définitivement dans ta mémoire; ce qui te permettrait de revoir mon visage, lorsque je ne serai plus là?".

Il constata, à sa grande stupéfaction, que Madeleine, qui était pourtant une brillante intellectuelle, n'avait aucune idée de ce phénomène optique élémentaire au gré duquel il se forme sur la pupille des yeux d'un individu, l'image de ce qu'il regarde.

Il se répète alors dans sa salle de bains où il est emprisonné,  cette phrase qu'il a prononcée en son for intérieur, des centaines de fois: "Voici des gens qui connaissent les lois de la gravitation universelle, qui ont poussé la science à des degrés inouïs, et qui se paient le luxe d'ignorer une propriété si banale de l'oeil!".

Mais Henry Down admettrait-il avec moi que cette lacune insolite dans le savoir de Madeleine l'a incité à l'aimer davantage?

Pour l'instant, son esprit-toujours aussi alerte-se fixe sur une autre idée: "Si l'homme peut être l'objet d'une incorrection de la part d'un misérable, c'est qu'il est lui-même un misérable; et, au-delà, s'il peut être la victime d'un acte grave-dont il aurait sûrement à pâtir de la part de cette espèce de bouffon chassé d'une cour royale d'un autre temps-c'est qu'il le mérite bien".

Je me demande où Henry Down est allé dénicher cette idée innoétique. C'est d'un illogisme substomptif!

Une odeur intense et soudaine, venue on ne sait d'où, saisit Down aux narines. Elle semble provenir d'une viande avariée. Elle provoque chez lui un haut-le-corps, à deux doigts du vomissement.

Il cherche dans tous les recoins de la salle de bains, mais il ne trouve pas trace du moindre morçeau de viande.

-Quel rapport existe-t-il, mon Dieu, entre une viande mal frigorifiée empuantissant une salle de bains et un club de vacances, prononce-t-il distinctement, comme s'il parlait à un co-détenu?

Il ne tarde pas à trouver une explication à cette anomalie:la chambre froide où est emmagasinée la viande du club, est peut-être attenante à son lieu de détention. La fuite de la mauvaise odeur serait ainsi due à une mauvaise aération.

A peine s'est-il tenu à lui-même ces propos que son regard est attiré par un mouvement dont il ignore encore la nature. Je sais d'expérience que lorsque nous sommes concentrés sur quelque chose ou sur quelque idée, et qu'un mouvement inattendu se produit dans notre entourage, nous ne pouvons sur le moment en établir la nature. Le vol d'une mouche fait le même effet qu'une personne familière. En tous cas, Henry Down est saisi d'effroi. Pendant quelques instants, il a cru qu'il s'agissait d'un stratagème destiné à lui faire peur. Mais il se rassure très vite car le responsable, bien invlontaire, de son émoi, n'est qu'un cafard. Il est si heureux de sa constatation qu'il a envie de caresser son camarade d'infortune, lui qui n'aurait jamais osé toucher de telles bestioles.

Son chien qui porte le joli nom de "Cependant", aurait joué avec ce cafard, et ses enfants se seraient joints à la fête. A l'évocation de Yolanda et de Jack, son coeur se serre, car il est plus que vraisemblable qu'ils ont subi, ainsi que sa femme, le même sort que lui.

C'est la première fois qu'il pense à sa famille depuis son enlèvement.

Il serait incapable de préciser quand il a vu les siens pour la dernière fois? Il y a cinq minutes, une demi-heure, un jour?

Comme tout le monde, Henry Down a dû, en voyageant, se sentir en marge du temps, ou encore dans l'anti-chambre de l'infini. Dans cet état de grâce, un peu inquiétant, il est vrai, on a la nette sensation qu'on n'effectue plus par notre présence dans l'existence, la moindre pression sur le temps.

Henry, ne traînant plus ses savates comme avant dans les béatitudes, a l'impression qu'il perd la raison. Mais il ne semble pas disposé à qualifier sa condition, car il est mieux placé que quiconque pour se rendre compte que, entre nos mots, pensés, prononcés ou écrits, la vérité a largement le temps de s'échapper.

En fait, il tient davantage à s'évader qu'à empêcher la vérité de se faufiler entre les mots. Son problème, en l'état actuel des choses, est plus pratique que philosophique. Pour reprendre l'expression courante, il est comme un lion en cage; mieux, il me rappelle un singe qu'on avait installé dans une cellule inexplicablement exigue(elle ne devait pas dépasser un mètre carré de superficie)d'un zoo que je visitai étant enfant. Le singe devait souffrir de claustrophobie. Il ne cessait de parcourir dans tous les sens son réduit, à la recherche d'une impossible issue. Je suppose qu'il passait tout son temps, à plier en deux, en quatre, en huit, en seize, etc. . . sa feuille de route, ou encore la feuille de route de sa folie.

Les cent pas, que dis-je, les quelques pas dans tous les sens de Henry Down, dans la ménagerie, où il devient ainsi son propre singe, ne durent pas longtemps. Heureusement, car l'on aurait craint le pire pour lui. Il s'était arrêté, et la raison de sa halte est en vérité toute simple: il a trouvé, ou plutôt il a pensé avoir trouvé une voie de dégagement: les cris; pour ameuter le voisinage. Mais il se dit que l'esprit qui a été capable d'envisager ce moyen de libération, peut également en ajourner l'utilisation, pour complément de réflexion. Et sûrement aussi pour plus d’efficacité.

Mais il a tort, car vous pouvez être sûrs qu'il va se lancer de nouveau dans une nouvelle spéculation oiseuse, qui n'a pas d'autre intérêt pour lui et pour nous que celui de la conceptualisation pure.

Il part d'une hypothèse misonéiste banale: l'homme en temps normal, est extériorité et intériorité. Mais en cas de crise nodéenne, comme la sienne, par exemple, cet équilibre entre sa conscience et le monde extérieur se rompt. On assiste alors, par un rite fistif propitiatoire simple, soit à une hypertrophie du moi, soit à une hypertrophie du monde extérieur, devenu hostile. Alors pour retrouver l'équilibre initial, que faut-il faire? Peut-être atténuer tempogymnastiquement de l'incidence du monde ambiant sur soi-même.

Mais comment y parvenir, alors que les dangers que l'on court sont si patents.

Et le revoilà au même point qu'auparavant. Tant pis pour lui, il l'aura voulu.

Il aura perdu quelques instants, peut-être fatidiques.

Voilà où peuvent le conduire ses réflexions khlespakowiennes!

Il pousse un cri déchirant, dont il est le premier à s'étonner. Il ne se serait pas soupçonné une telle force. Il est vrai qu'il avait respiré longtemps avant de pousser son terrible hurlement. On jurerait qu'on l'a amputé d'un membre, sans anesthésie.

Il n'enregistre au dehors aucune réaction. Il garde l'oreille collée à la porte de la salle de bains, une bonne dizaine de minutes. En vain. Sa colère est telle qu'il en veut au monde entier. Il se remet à crier comme un forcené: "Espèce de salauds, que vous ai-je fait pour me chercher des scorpions noirs sous les aisselles? Vous seriez capables de m'arracher les yeux et de les manger crus. Vous êtes pires que les cannibales, qui, eux, au moins, vous tuent avant de déguster vos yeux. Ce sont de fins gourmets. Ils vous apprécient. Ils sont de véritables connaisseurs. Tandis que vous, vous êtes des barbares! Vous seriez contents que je claque la porte du temps. Mais c'est vous qui l'aurez voulu, vous verrez ce que vous verrez, et je ne vous dirais pas ce que je vous ferai".

Voilà qu'il donne dans le baroque nikolkaïen, et même dans le chantage, alors qu'il n'a aucun atout en main, dans le terrible jeu où il est engagé contre son gré. C'est à laisser s'écrouler sur soi toute la pyramide ennéagone de bon sens, que tout un chacun possède.

Il s'effondre sur le carrelage. Il souffle comme un boeuf.

Un bon quart d'heure plus tard, il se relève machinalement et va s'asseoir dans la baignoire. Il prend, sans s'en rendre compte, la pose de Marat assassiné, tel qu'il a été immortalisé par David: il est à demi couché, les bras ballants sur les bords de la baignoire.

Lui, l'insomniaque qui aurait du mal à s'endormir la nuit dans le plus confortable des lits, quitte immédiatement le monde de pierre molle de l'éveil, comme dirait le Grand Philosophe contemporain, Lucien Parfois.

Après un temps indéterminé, il se réveille voluptueusement sans sembler reconnaître sur-le-champ son triste lieu d'internement. Il est presque heureux. Il n'a pas tort, car on peut tout affronter à l'issue de quelques bonnes heures de sommeil, y compris la mort.

D'ailleurs, Dieu dans son infinie mansuétude, ne s'y est pas trompé, en plaçant le Jugement dernier juste après la longue nuit de la mort. En sa sublime miséricorde, il donne aux hommes ce répit, ô combien nécessaire !

Il quitte la baignoire, fait un brin de toilette, et s'assied sur une chaise sous la fenêtre juchée au haut du mur non loin du plafond, comme un oiseau apeuré.

Mais au bout de quelques instants, il se met irrépressiblement à réfléchir de nouveau à sa condition. Et cette fois, il part de ce postulat aminique: sauvegarder l'impossible dans le raisonnement, dans tout raisonnement, c'est le début de la sagesse. Il ne faut donc pas envisager le pire.

Je vous passe le reste de ses cogitations poiluchinesques portant quasi intégralement sur le monisme tantranique de l'herméneutique farolle, lequel ne ferait que vous irriter si je vous en parlais. Et comme je suis d'une magnanimité loptative, et donc intéressée-ne souhaiterais-je pas en effet que vous lisiez mon livre jusqu'à la fin?-je vous en fais grâce. Mais je décide en tout état de cause de vous résumer l'essentiel des idées camanulles qu'il a développées, car elles sont des plus judicieuses: Henry Down est disposé à envisager une issue heureuse à sa mésaventure. Mais, en attendant d'en émettre l'hypothèse, il s'assigne comme objectif prioritaire d'établir le profit qu'on pourrait tirer de son emprisonnement. Ecoutons-le: "Pour les gens orgueilleux, imbus d'eux-mêmes, misanthropes, comme moi-même, on doit pouvoir, dans de pareilles circonstances, se régaler de soi-même; tandis qu'en temps normal, on est envahi par les autres qu'on déteste, le cas échéant; dans la meilleure des situations, on se partage avec les autres. On doit donc bénir le ciel de bénéficier d'une si précieuse occasion de se délecter de soi-même, jusqu'à en dégouliner, après s'être reconquis, comme on reconquiert une femme aimée à la catalepsie, qui vous a délaissé. Bref, Henry Down aurait ainsi la possibilité de se retrouver en tête à tête avec lui-même, en amoureux.

H. Down se lève précipitamment de sa chaise et court coller son oreille gauche à la porte. D'ailleurs, il hésite entre l'oreille droite et l'oreille gauche, en s'y essayant à tour de rôle. Il me replonge dans l'embarras qui fut le mien lorsque j'ai voulu faire de l'auto-stop, la première fois que j'ai posé les pieds en Suède, il y a plus de trente ans. Je ne savais comment procéder pour faire le signe bien connu des automobilistes, car c'était la première fois de ma vie que je me trouvai dans un pays où les voitures circulent à gauche. Il fallait me voir me tortiller dans tous les sens, avant de découvrir, c'est le mot, la bonne position.

Après avoir résolu son délicat problème, Henry n'entend pas le moindre bruit au dehors. Réflexe de bonne conduite oblige, il arrange sa cravate, pour se donner une contenance. Comment aurait-il pu manquer à une règle de savoir-vivre aussi évidente, en de pareilles circonstances?

Mais Henry Down, qui se soucie tant des apparences, a-t-il pensé à ce qu'il vient de faire: écouter aux portes? Je ne le pense pas.

La politesse est une seconde nature que la vie harmonieuse en société impose, le plus heureusement du monde, et ce n'est pas lui qui y contreviendrait, en quelque situation que ce soit.

Soudain, au comble de la colère contre lui-même, il se dit à voix haute: "Tout cela, c'est de la littérature!".

Il reprend ses hurlements et ses imprécations: "Salauds, fils de lesbiennes frigides, que vous ai-je fait pour me réserver un sort pareil?".

Il opère une fixation sur la porte de la salle de bains qui incarne dorénavant tout le malheur que lui causent les autres.

Il a tellement crié qu'il en a mal aux oreilles.

Il revient sur ses pas dans l'intention de se rasseoir sur la chaise.

Mais comble de stupéfaction, une femme l'y a précédé. Une longue chevelure cache entièrement son visage.

Henry Down vibre de tout son corps, comme si à la place de la femme, il y avait un lion prêt à le déchiqueter.

Il s'efforce de crier en vain.

Elle relève la tête, en écartant de ses deux mains sa chevelure.

Il découvre un visage aussi sublime qu'une aube subite au détour d'une montagne.

Elle a un certain air de famille avec les femmes de Botticelli qu'il avait vu assises auparavant.

Mais quelque chose d'indéfini en elle lui semble familier.

D'une voix aérophonique, qu'on entend habituellement aux aéroports, elle lui dit: "Tu ne me reconnais pas?".

-Comment veux-tu que je te reconnaisse après un choc pareil? Je ne reconnaîtrais même pas ma mère dans une situation identique. Oui, peut-être t'ai-je déjà rencontrée. Mais où et quand?

Pour l'instant, là n'est pas la question. Dis-moi plutôt comment as-tu fait pour entrer dans cette salle de bains qui est aussi bien gardée que les coffres de Fort Knox?

Dépitée, elle se retranche derrière sa chevelure qui apparemment lui tient lieu d'armure. . . de soie.

-Ne te fâche pas, car ta peine réelle ou affichée, quelles qu'en soient les raisons, n'a rien à voir avec celle que me cause ma captivité. Ne m'en veux pas si je ne te reconnais pas tout de suite. Mais je sais que c'est une affaire de minutes. Nous avons dû nous rencontrer il y a vingt à vingt cinq ans. Je ne suis sûr de rien, pour l'instant. . . . mais attends, attends, attends, j'y suis, j'y suis, tu es Madeleine!

-Vois-tu, lui répond-elle, je te poursuis jusque dans la conscience de toi-même, jusque dans ce que regardent tes yeux, à tes moments perdus. . . je t'accompagne jusque dans les recoins les plus désolés de ton existence, c'est-à-dire là où même l'être qui t'est le plus cher, refuserait de te suivre.

-Mais Madeleine, que me racontes-tu là, tu me parles comme si tu étais un fantôme, alors que tu es bien réelle, à un pas de moi.

-N'allons pas par quatre chemins; pourquoi te perds-tu dans de vagues conjectures, alors que tu as bien vu que je me suis infiltrée dans la salle de bains, sans avoir à en ouvrir la porte au préalable. . .

-Je dois t'avouer que plus rien ne m'étonne, lui dit-il, en l'interrompant. . . A moins, poursuit-il, que tu aies partie liée avec ces salopards de ravisseurs.

-Arrête de dire des bêtises, ou je disparais sur-le-champ!

-Reste, je t'en prie. Je retire ce que j'ai dit. Mais m'autoriserais-tu à te poser une unique question? La voici: "Si je suis déjà mort, la mort a-t-elle pris la forme de la femme que j'ai le plus aimée dans ma vie: toi, Madeleine?".

-Tu vois bien que tu divagues? Tu es bien vivant, et je le suis moi aussi, sauf que moi je suis une sorte de miracle de ta mémoire. Autrement, je suis comme tous les vivants: je respire, je sens, etc. . .

Henry ne répondant pas, elle se réfugie de nouveau derrière sa chevelure qui a l'envergure d'une cape. Puis, d'une voix lointaine, elle lui dit: "La première fois que nous nous sommes rencontrés, c'était chez cette Allemande dont j'ai oublié le nom. On s'était assis au jardin, par une belle soirée d'été. On était une bonne vingtaine de garçons et de filles. Et le hasard, ou le destin,  a voulu que nous nous asseyions côte à côte.

Nous fûmes très étonnés de constater que nous étions tous les deux nés à Astridge. Toi, en tant que fils du pays, et moi, en tant qu'étrangère, fille d'émigrés, dont les parents avaient dû parcourir plus de dix mille kilomètres pour venir s'installer dans ton très beau pays. Mais le destin ne s'est pas contenté de nous faire naître tous les deux dans ce petit coin perdu du monde, mais il a fait en sorte que nous nous rencontrions, non pas à Astridge, mais dans mon propre pays d'origine, c'est à dire la Suisse, où tu poursuivais tes études supérieures.

En somme, tu m'as rendu la politesse d'être née sous le même ciel que toi, en venant t'établir pour quelques années dans mon pays.

Ce soir, je partageai ta nostalgie d'Astridge.

Quelques jours plus tard, tu m'as invitée à dîner au Restaurant Universitaire, et pendant que nous nous servions au self-service, tu n'es pas parvenu à te saisir d'un pot à salade qui est allé se briser au sol, causant suffisamment de bruit pour que les étudiants présents remarquent ta maladresse. Tu as rougi comme un enfant. . .

-Madeleine, Madeleine, Madeleine, l'interrompt Henry. . . c'était, je me souviens, en juillet 1969.

Vois-tu ma petite Madeleine, c'est curieux, il y a dix minutes, que sais-je, une heure ou plus, je me suis souvenu des discussions que nous eûmes au bord du lac, sur la formation des images dans la pupille de l'homme. Tu as sûrement oublié tout cela.

-Non, tu te trompes, je m'en souviens parfaitement, lui répond Madeleine.

-Ce jour-là, j'ai été le témoin à tes côtés d'un autre phénomène, tout aussi frappant:j'ai vu distinctement le lac s'évaporer. Je n'ai jamais cherché depuis à savoir si cela est possible. Je ne sais si j'ai fabulé ou non. J'ai tenu à garder l'affaire en suspens, pour des raisons que j'ignore. Je n'en ai jamais parlé à personne, à part toi.

Et puis, il y a quelque chose que je t'ai caché et que je tiens à te confier maintenant. Lorsque nous nous sommes vus la première fois, chez Uschi(je viens de me rappeler de son prénom), nous nous sommes donné rendez-vous deux jours plus tard, à la porte de chez moi, à la Place de la Taconnerie, tout près de l'église Saint-Pierre. Lorsque je suis descendu de ma chambre et que je t'ai aperçue à quelques mètres de la porte de l'immeuble, je pris sur-le-champ conscience que tu ressemblais à une fille que j'ai aimée, sans jamais me déclarer, depuis l'âge de douze-treize ans jusqu'à mon départ à Genève, et même au-delà, soit durant une bonne dizaine d'années. Quelle ne fut ma consternation! Pourquoi n'y avais-je pas pensé plus tôt, alors que cela crevait les yeux?

J'ai réfléchi des mois et des mois plus tard aux raisons qui m'avaient empêché de reconnaître d'emblée en toi mon premier amour.

-Ah bon, répond-elle, apparemment indifférente à la révélation de Henry!

-Vois-tu, Madeleine, depuis que nous nous sommes quittés, il y a plus de vingt ans, mon amour pour toi me revient sans cesse, et avec une telle force qu'il m'arrive d'en suffoquer littéralement.

J'ai sur la mort de l'amour une théorie, simpliste du reste, dont je vais te faire part maintenant: l'amour qui ne meurt jamais, c'est l'amour malheureux, inégalement partagé, qui rejaillit de temps à autre. . . tu vois, je suis très proustien, ma petite Madeleine?

Entre nous soit dit, j'ai très envie de lui tirer les oreilles à ce gringalet de Henry, qui philosophe aussi mal que je rédige ces lignes. Et je me demande quel organe sensible vous voudriez me tirer-à juste titre-lorsque vous aurez lu ce livre en entier.

-Pas si vite, je t'arrête, tu parles d'un amour inégalement partagé". Qu'entends-tu par là?

-Laisse-moi procéder par ordre, et pour ce faire, laisse-moi d'abord te parler de la première lettre que tu m'as envoyée, lorsque je suis rentré dans mon pays pour les vacances d'été, et que je connais par coeur. Je te la récite, tiens:

"Genève, le 31 juillet 1969

Cher Henry,

C'est affreux de voir partir un avion avec à son bord quelqu'un que l'on connaît. On tient quelqu'un dans ses bras et à cause d'un avion, il disparaît en 30 secondes. Des lambeaux de fumée, et puis, plus rien. Le vide. C'est trop facile. C'est injuste.

Il est 10h 20 ici. . . Tu es dans ton pays perdu. Trop facile. Injuste. Tu es dans ton pays et moi aussi. Ensemble, nous allons de l'aéroport vers la ville, pour prendre le train.

Je pleure mais sur la table devant moi, il y a une mouche qui se nettoie les ailes. Elle est très drôle, elle m'amuse. Alors je ris.

Il était dit que j'aurais en juillet 1969 un départ précipité de Genève.

Il est 22 h 30 maintenant Uschi a organisé une soirée, mais les invités n'arriveront qu'à 23 h.

J'ai un besoin énorme de solitude. Je pourrais facilement rester un mois sur une île déserte, seule, enfin seule avec moi-même. Je te dis tout ce qui me passe par la tête, comme ça, sans raison. Je suis incapable de donner une suite logique à mes idées ce soir. Je suis brisée, déchirée; je n'arrive pas pas à croire à notre histoire, je ne veux pas quitter le 20 b de la route de Drize, ma chambre, le jardin. Uschi, les arbres, les oiseaux qui chantent le matin. Mon corps voudrait rester sur place mais une voix me pousse, me met dehors: "Pars, me dit-elle, tu n'es pas bien ici, change d'endroit, là-bas sera ta vraie vie!".

Et pendant que je te raconte tout ça, tu roules pêut-être déjà vers Astridge.

Il est 1h du matin. J'ai laissé les autres. Je ne pense qu'à toi, à l'avion qui est parti, à toi que l'avion a emporté. Je ne sais rien. Je ne me connais pas. Ta question restera sans réponse toute ma vie durant.

Vendredi Ier

Je ne relis pas ce que je t'ai écrit, autrement, je ne t'enverrais pas ces feuilles".

Je te signale que tu n'as pas signé ta lettre, que tu n'as pas porté ton nom et ton adresse sur le dos de l'enveloppe, qu'il n'y a pas un seul "Je t'aime" dans la lettre. Et pourtant, c'est la plus belle lettre d'amour que j'aie reçue. Son laconisme, dû à l'étouffement qui est alors le tien, y est pour beaucoup.

Et si je ne t'ennuie pas avec cette évocation de notre passé commun, je voudrais te signaler que si j'ai continué à t'aimer durant toutes ces années, c'est précisément grâce à cette lettre, qui était pour moi comme une fontaine qui coulait en silence jour et nuit.

-Tu exagères tout, tu grossis tout à travers la loupe de ta subjectivité. D'ailleurs ma lettre que tu viens de réciter idiotement comme une épopée homérique, est affreuse, et je n'y vois clairement aucune expression d'amour.

-A la limite, tu n'y a mis, comme tu dis, aucun amour, mais on sent entre les lignes que tu m'aimais quand même. De cela je suis convaincu et je vais profiter de ta présence pour te le démontrer.

Depuis 1969, j'essaie d'expliquer l'énigme de notre rupture. Les premiers jalons de l'explication, je les dois justement à certains passages, du reste intelligibles, de ta lettre. Tu m'as écrit: "Je suis brisée, déchirée; je n'arrive pas à croire à notre histoire; mon corps voudrait rester sur place mais une voix me pousse, me met dehors: "Pars, me dit-elle, tu n'es pas bien ici, change d'endroit, là-bas sera ta vraie vie!".

En clair, tu m'aimais, mais tu ne voulais pas l'admettre. Tu t'es trahie en m'écrivant: "Je n'arrive pas à croire à notre histoire".

Pour fuir notre amour, né à Genève, tu as décidé de partir; et même précipitamment. Ne m'as-tu pas écrit toi-même à cet égard: "Il était dit que j'aurais en juillet 1969 un départ précipité de Genève"? Et ce qui apporte de l'eau à ma fontaine qui n'a jamais cessé de couler en silence depuis, je le répète, c'est que tu ajoutes: "Je ne veux pas quitter le 20 b de la route de Drize, ma chambre, le jardin. Uschi, les arbres, les oiseaux qui chantent le matin. Mon corps voudrait rester sur place".

Et je te signale au passage que seule une virgule sépare: "Je ne veux pas croire à notre histoire" et "Je ne veux pas quitter le 20 b etc…". Ce qui signifie que tu établis à ton insu un lien logique entre "notre histoire" et ton départ définitif de Genève. De plus, tu me donnes l'impression que tu associes ton bonheur d'être à Genève à notre amour. La preuve, c'est que tu m'as écrit que ton "corps voudrait rester sur place".

Alors, j'en arrive au fin mot de l'énigme, et j'espère que tu m'aideras à la percer. C'est cette phrase:". . . Mais une voix me pousse, me met dehors: "Pars. . . tu n'es pas bien ici, change d'endroit, là-bas sera ta vraie vie".

-Comme tu es brouillon, mon Dieu. Tu ne changeras jamais. Je t'ai connu confus. Je te retrouve confus. Si tu le veux bien, reprenons le tout depuis le début. Avant toute chose, je voudrais t'assurer que je ne t'ai jamais véritablement aimé. Oui, c'est vrai, j'ai cru t'aimer. Et le fait d'être nés tous les deux dans le même village, d'avoir ouvert les yeux dans le même univers, de nous y être peut-être croisés plus d'une fois, étant enfants, y a été certainement pour quelque chose. Et puis, dis-moi, nous avions combien de chances d’être nés tout deux à Astridge, une fois sur mille, plus? et pourtant cela a eu lieu. C'est vrai, c'est un petit miracle.

De plus, ma nostalgie d'Astridge s'est si exacerbée à notre rencontre qu'elle m'a fait penser-à tort!-que je t'aimais.

Je crois que l'élément fondamental dans toute cette affaire, a été la surprise: je ne pouvais m'attendre ce soir-là, où j'étais du reste très déprimée, à rencontrer quelqu'un qui est né dans le même village que moi, à l'autre bout du monde.

En outre, tu m'a tellement émue ce soir que j'en ai pleuré toute la nuit d'après. Ta voix était si poignante! J'avais l'impression que tu te livrais à moi entièrement, dès les premiers instants de nos discussions. Jamais personne, ni avant ni après cette fameuse soirée chez Uschi, ne s'est ouvert à moi avec autant d'intensité que toi. Et en si peu de temps. En fait en une heure ou deux. Tu étais si spontané, si vrai. Bref tu respirais la sincérité. Tu m'as attendrie à un point qu'on ne peut soupçonner. J'étais habituée, par contraste, à un milieu masculin diamétralement opposé à ta mentalité, si chaleureuse et si exubérante, je dirais même luxuriante. . . Et d'un certain côté aussi, il faut l'ajouter, si agaçante.

Mais il n'y avait rien d'autre que de l'attendrissement, et n'ayons pas peur des mots, qu'une espèce de pitié supérieure, sans doute plus émouvante encore que l'amour lui-même.

Je me demande même, avec le recul des années, si ce n'est pas justement l'"insécurité" qui était celle de l'émotion que j'éprouvais pour toi, qui me rendait si malheureuse.

C'était si beau que je voulais que mon émoi dure. Mais c'était plus fort que moi, je n'y arrivais pas. . .

-Je t'arrête. Je ne suis pas d'accord. Ne me raconte pas d'histoire. Ecoute, combien de fois t'ai-je prise dans mes bras? Et crois-moi, l'amour, cela se sent, au moindre regard, au moindre serrement, au moindre geste. Et tu pourras disserter autant que tu voudras, tu ne me convaincras jamais que tu ne m'as pas vraiment aimé.

Et à propos de pitié supérieure, l'argument se retourne contre toi, car c'est elle qui constitue précisément pour moi l'amour, et même le plus bel amour. La pitié, dans ces conditions, est supérieure à tout et même à l'amour courant. Et c'est du reste la raison essentielle pour laquelle tu l'appelles toi-même "pitié supérieure".

Vois-tu, Madeleine, l'amour est un miracle, une sorte d'impossibilité que l'homme et la femme réalisent ensemble. Aimer, s'aimer, c'est confier son imperceptible lumière à autrui et vice-versa.

L'amour est rare, très rare.

L'amour est une délicatesse de condamné à mort, que rien absolument rien, ne laisse prévoir.

-Ecoute, Henry, ne pose pas en théoricien de l'amour, cela ne te sied pas! Et du reste, je n'ai rien compris à l'association que tu as a faite entre l'amour et cette histoire rocambolesque d'impossibilité rendue possible par le miracle.

J'ai été élevée dans le respect du principe de contradiction. Et ce n'est pas aujourd'hui que je vais le sacrifier pour tes beaux yeux!

Conviens au moins avec moi que tu as déjà du mal à faire de l'introspection pour ton propre compte, alors, s'il te plaît, n'en fais pas pour moi. Que j'aie éprouvé ou non certains sentiments à ton endroit, cela ne relève évidemment que de ma subjectivité, à laquelle tu n'a aucun accès. Et si tu veux jouer à l'idéologue de l'amour, comme Ovide, Ibn Hazm, Ronsard, et Stendhal, par exemple, eh bien fais-le pour toi uniquement.

-Que fais-tu, dans ces conditions, du raisonnement a posteriori. Comment oses-tu affirmer que tu ne m'as pas aimé, alors que tu m'as envoyé cette lettre superbe où presque tous les mots le laissent entendre!

-Les mots "presque" et "laissent entendre" que tu as employés de ton propre chef, font subsister le doute. N'es-tu pas d'accord avec moi? Qui plus est tu oublies une phrase importante dans ma lettre:  "Ta question restera sans réponse toute ma vie durant". Et dans le cas où tu ne t'en souviendrais pas, ce qui est plus que probable, ta question était la suivante: "M'aimes-tu?".

-Non, je ne m'en souviens pas, et puis je ne crois pas t'avoir jamais demandé si tu m'aimais. Et pourquoi d'abord la poser, alors que tout en toi me donnait l'intime conviction que tu m'aimais. Tu m'aimais en acte, un point, c'est tout.

-Dans ce cas, quelle était ta question?

-Mais, tu me fais rire, ma question pouvait porter sur tout et rien.

-Henry, fais preuve de logique, au moins une fois dans ta vie:si ta question était aussi anodine que tu le penses, alors que vient faire le "durant toute ma vie" dans ma lettre?

-Je t'en prie, Madeleine, ne joue pas avec les mots. Et puis, ne profite pas de mon oubli, pour tirer toutes les conclusions qui t’arrangent. Après tout, c'est ma parole contre la tienne. Ma question aurait pu être tout simplement: "Il y a une extrême tristesse en toi, quelle en est la raison ?". Je pourrais te trouver une centaine d'autres questions importantes te concernant, qui feraient parfaitement l'affaire, excuse l'expression.

A-t-on idée d'hésiter toute sa vie à répondre à la question de savoir si on aime ou non un homme? Et d'ailleurs, à m'en tenir aux mots que tu as employés toi-même, je suis en droit de m'étonner qu'un amour aussi incertain puisse te tracasser toute ta vie. Consacre-t-on toute sa vie à réfléchir à une aventure sentimentale aussi douteuse?

Et puis, et cela est une espèce d'ultima ratio: ma question pouvait parfaitement se libeller comme suit: voudrais-tu te marier avec moi?

-Non tu n'y es pas. Pour te convaincre de ma bonne foi, procédons autrement: pour ce qui est de mon départ définitif de Genève: souviens-toi, je t'en avais parlé, et il était même question que je la quitte bien avant que nous fassions connaissance. Il est vrai que ton retour chez toi pour les vacances d'été m'a fait beaucoup de peine. J'étais encore sous le choc des sentiments que j'ai essayé de t'expliquer tout à l'heure. Et c'est précisément ce désarroi, doublé d'incertitude quant à la profondeur de mon amour pour toi, qui m'a décidée à avancer de deux mois mon déménagement à Berne.

Et ce que je te raconte à propos de mon indécision initiale quant aux sentiments que tu m'inspirais n'est pas le produit de mon imagination, car quelques jours à peine après notre première rencontre, j'ai déposé à ta boîte aux lettres un mot par lequel je te signifiais que je mettais un terme à nos relations. Et comme tu sembles vouer tout un culte à ma modeste personne, que je ne m'explique d'ailleurs pas, je parie que tu connais également par coeur ce mot.

Traitez-moi de machiste si vous voulez, mais Henry déshonore tous les hommes avec sa manie de retenir, après vingt ans, tous les termes d'une lettre d'une femme qui s'efforce, par dessus le marché, de le convaincre qu'elle ne l'a jamais vraiment aimé. Va Henry, rien que pour cela, tu méritais largement que cette Madeleine, qui se réincarne dans les salles de bains, ne t’ait jamais aimé! Va espèce d'athlon de la mémotemporalité sommeillante!

Il va réciter la lettre. Ecoutons-le. Il en fait précéder la lecture par ce commentaire: "Je te signale, Madeleine, que le mot en question, n'est pas daté et qu'il porte cette fois ta signature".

"Henri(excuse-moi pour l'orthographe)

Excuse-moi de ne pas aller demain soir chez toi mais je crois sincèrement(et je suis sûre que tu seras de mon avis), que pour en garder un meilleur souvenir(sic enfin passons), il ne faut pas renouveler notre incompréhension d'hier.

Demain, peut-être plus encore qu'hier, je n'aurai rien à te dire. Je n'ai pas encore trouvé les raisons de ce mutisme que ma conscience m'impose à ton égard, c'est pourquoi je ne peux rien t'expliquer ici. J'espère que tu ne m'en voudras pas et que tu ne penseras pas que depuis hier, j'ai changé d'idée à ton égard.

Madeleine".

-Mais Madeleine, nous nous sommes bien revus, après ce mot.

-Oui, lui répond-elle, irritée, nous nous sommes revus. Comment t'expliquer cela? Tu as tellement insisté au téléphone que j'ai fini par céder. Rappelle-toi, je t'ai déjà dit que ta voix était émouvante. Et maintenant, avec le recul, je dirais même que ta voix était envoûtante.

-Supposons que tu aies raison sur l'insistance dont j'ai fait preuve pour te décider à accepter de me revoir. Mais là n'est pas le problème. Parlons plutôt de notre "fameuse incompréhension d'hier". Et admets-le, en matière d'exagération, tu me dépasses, et de loin, car il n'a dû s'agir que d'une petite dispute, sans plus, entre nous. Je me trompe?

-Bien sûr que tu te trompes, mais revenons-en d'abord à ton téléphone. Voilà comment les choses se sont passées: lorsque tu reçus mon mot, tu m'as appelée au téléphone. . . attends. . . laisse-moi me concentrer. Nous y voici. Je retrouve tes paroles que j'ai consignées par écrit, dès que nous avons raccroché. Et si je suis capable de me les rémémorer, vingt ans après, c'est que je les ai tellement lues et relues dans mes moments de détresse, qui furent nombreux, que j'ai fini par les apprendre par coeur.

Autrement, je suis persuadée que tu as tout oublié de la fameuse incompréhension dont parle mon mot, et dont je ne voudrais pas t'entretenir, du reste. A quoi bon remuer toute cette affaire! Laissons cela, et tenons nous en aux paroles sublimes que tu m'as dites ce jour-là au téléphone. Dois-je te répéter que c'est grâce à elles que j'ai décidé de te revoir, en dépit du bon sens?

Voici ce que tu m'as chuchoté notamment: "Madeleine, qui m'embaumes du parfum de l'arc-en-ciel, je t'aime comme si je te connaissais déjà au futur. . . Madeleine, ma libellule de ruisseau, ma faverelle, ma prattine et ma pavotinelle indéfectible de printemps, je t'aime comme si nous étions des enfants en avance sur le désir consommé de pureté. . .  Mais dis-moi Henry, as-tu composé ces petits textes avant de m'appeler au téléphone?

-C'est vrai ma douce Madeleine. Mais laissons ces fragments baroques. Et revenons en, si tu le veux bien, à notre rupture, dont, je te le rappelle, je n'ai jamais su les raisons profondes, en dépit de tout ce que tu as pu m'écrire et de tout ce que tu m'as dit aujourd'hui. Maintenant que je te tiens, tu vas m'expliquer pour de bon pourquoi nous nous sommes quittés amants, pour nous "retrouver", c'est une façon de parler, comme des étrangers, deux mois plus tard.

Dans l'avion qui me ramenait à Genève, à la fin de l'été, un diplomate suisse avec lequel j'avais déjeuné quelques jours plus tôt, me donna le nom exact de l'organisme où tu avais commencé à travailler à Berne. Ce qui prouve bien en effet que tu m'avais déjà parlé de ton départ définitif de Genève avant mon voyage pour Astridge, en juillet 1969. Mais tu ne m'avais pas donné tes nouvelles coordonnées à Berne.

Le soir même de mon arrivée à Genève, vers la fin de septembre 1969, je t'ai téléphoné. Tu ne voulais rien savoir. Tu ne voulais pas reprendre l'amour commun. . .

-Ecoute, Henry, lui répond-elle, soyons justes: tu savais  que j'allais quitter définitivement Genève. . .

-Mais ton départ définitif à Berne ne devait pas signifier ipso facto que nous allions cesser de nous aimer et de nous voir.

-Mais Henry, excuse-moi de te le répéter, je ne t'ai jamais vraiment aimé. Et cela, je te l'ai dit le fameux soir où tu m'a appelée, dès ton retour de chez toi. D'ailleurs quelques jours plus tard, je t'ai écrit une lettre, et ne me dis surtout pas que celle-là, tu ne la connais pas par coeur.

-O que si, lui répond la honte des hommes.
Ce Henry m'irrite tant que j'ai envie de laisser ce manuscrit à jamais inachevé. Mais que voulez-vous, je dois terminer ce que j'ai commencé. Et puis, à la vérité, si je le mène à son terme, ce n'est pas pour les beaux yeux de cet idiot de Henry, qui se prend pour un philosophe léfonaissant et un poète édopeux, mais pour Madeleine qui ressemble à la nymphe norsurille de Botticelli.

Henry s'apprête à réciter la lettre. Je m'empresse donc de me boucler les oreilles:

"Berne, le 11 octobre 1969

Cher Henry,

Ma lettre sera brève car je suis dénuée de tout sentiment. Je ne m'explique rien car je n'y parviens pas. L'état des choses est tel que je te l'ai présenté si froidement au téléphone. Pardonne-moi de te faire du mal. La seule chose que je désire intensément est que tu oublies tout aujourd'hui même, que tu ne m'aimes pas, mais que tu ne haïsses pas non plus, que tu ne m'ignores pas lorsque le hasard nous fera nous rencontrer un jour.

Je suis comme Rousseau. Je ne m'explique rien sur-le-champ; seuls les mois ou les années me fourniront une explication; jusque-là pour moi tout restera dans cet état latent.

Peux-tu me pardonner?

Y a-t-il vraiment quoi que ce soit à pardonner?

Ne m'écris pas, ne m'explique rien; mon être insensible ne comprendrait pas.

Ne change pas de vie à cause de moi. Tu es dans le vrai

Madeleine".

Henry Down, au bord de la colère, s'écrie en levant les bras au ciel, et sans même regarder Madeleine: "Mais nom d'un chien, tu ne vas pas me faire croire que ton amour pour moi s'est arrêté de vivre subitement comme s'il avait subi un infarctus fatal!

-Ecoute Henry, pour la dernière fois: je ne t'ai jamais aimé; j'ai cru t'aimer pendant quelques jours, mais sans plus. Si tu veux absolument me faire dire un mensonge, eh bien, je ne te suivrais pas sur cette voie. Autrement, Si tu veux croire que je t'ai quitté pour un autre, eh bien tu te trompes.

-Quoi qu'il en soit, tu étais sans coeur, lui répondit-il; combien de lettres t'ai-je envoyées, toutes restées sans réponse?

Un jour, je trouve une occasion d'aller à Berne. Sitôt arrivé, je t'appelle au téléphone dans l'espoir de te voir, mais tu refuses!

Une autre fois, je t'ai rencontrée par hasard rue de Carouge, à Genève, et je t'ai entraînée presque de force dans un café; et encore une fois, nous nous sommes quittés définitivement.

Ce Henry a cette manie d'employer la première personne du pluriel, alors que c'est un madoquitté individuel sans appel.

Faisons tous l'effort d'écouter la suite de son homélie aimolique:

-Durant l'été de l'année 1970, je suis à nouveau rentré chez moi, et je t'ai encore écrit. Et voici ta réponse, en date du 27 septembre de la même année:

"Cher Henry,

Bien que ne me sentant pas au pied du mur, je t'écris cette lettre, mais je crains fort que l'avenir ne me le fasse regretter: pour moi, lorsqu'une action est terminée, elle l'est irrémédiablement, mais je sais qu'avec toi, ce n'est pas le cas, et je ne veux pas que ma lettre entraîne des discussions interminables, qui en somme ne serviront à rien, sinon à rouvrir une plaie, alors que tout mal dans la vie se guérit, se cicatrise, laisse une marque certes, mais ne fait plus souffrir. J'en ai fait l'expérience et il n'y a pas de raison pour qu'il n'en soit pas de même pour toi.

Que veux-tu faire contre le manque d'amour?

L'amour se cultive comme une plante s'il y a une graine au départ. Sans graine, à quoi bon se leurrer, et quel intérêt aurais-je eu à te laisser croire à un sentiment qu'en fait je n'éprouve pas à ton égard. Ne me le reproche pas. On aime ou on n'aime pas. La volonté et la raison de l'être humain sont impuissantes dans ce domaine; heureusement d'ailleurs, car ainsi l'amour reste au dessus de toutes choses et seuls le connaissent deux êtres qui sont vraiment faits l'un pour l'autre. Que puis-je si dans le cas présent l'un des deux n'est pas amoureux de l'autre?

Je suis dure, oui, mais je trouve que tu amplifies trop une histoire qui se produit chaque jour à des centaines d'exemplaires.

Vois-tu, si la situation n'avait pas été telle, je t'aurais aimé très volontiers. Mais à présent, nous ne pouvons plus revenir en arrière et seul l'oubli est possible. Je sais qu'en te disant tout cela je commets une faute, car automatiquement tu vas trouver des arguments contraires.

Mais je ne peux pas te proposer autre chose que l'oubli.

Ne m'aime pas, ne me hais pas non plus. A quoi bon?

Comme je te l'ai déjà dit, je crains que ma lettre n'entraîne de ta part une série de nouvelles tentatives auxquelles mon coeur ne pourra donner suite. A mon tour de te demander d'être compréhensif.

Pour revenir à un ton plus banal, mais plus normal aussi, je te remercie pour ta carte d'Astridge, qui m'a fait très plaisir.

Madeleine".

Ce Henry ne connaît de la galanterie que la gale que pourrait transmettre les mille sangsues de son insistance sasseuse.

De plus, il a prêté une oreille attentive à cette simpliste leçon d'amour donnée par Madeleine, digne du plus mauvais courrier du coeur.

Quoi qu'il en soit, cette lettre du 27 septembre 1970 a mis un terme définitif à l'histoire d'amour avortée de Madeleine et de Henry.

-Qu'attends-tu de moi, maintenant, Henry, lui dit-elle?

-Mais je rêve, tu te pointes chez moi, enfin c'est une façon de parler, à un moment où je risque ma vie, et tu me demandes ce que j'attends de toi? Tu es folle ou quoi? Tu es venue de ton propre chef, non?

-Je vois bien que le danger que tu cours te fait perdre le sens de la mesure. Ecoute, regarde-moi et ressaisis-toi:ne vois-tu pas que je ne suis là que par la force de ta mémoire, et que je suis en dernier ressort à ta merci?

C'est donc toi qui m'a convoquée, si l'on peut dire. Et moi, je ne pouvais que m'exécuter. . .

L'explication de notre séparation, en 1969-70, tu la trouves dans mes lettres, que tu as d'ailleurs apprises par coeur. C'est accorder trop d'importance à des lettres rédigées à la hâte, tout juste bonnes à être jetées à la poubelle. . .

Tout cela est d'une inconséquence! Et d'ailleurs, ne vois-tu pas que tu me retrouves telle que tu m'as laissée il y a vingt ans?

Et te connaissant comme je te connais, je suis sûre que tu vas faire une impasse sur cette étrangeté, et que tu vas me demander en échange si je t'aime ou non. C'est pourquoi il me faut régler en premier cette question. Je te répondrais: je ne t'aime pas.

Tu n'as pas le droit de falsifier les faits même si je suis prisonnière de ta mémoire.

D'un autre côté, que je t'aime ou que je ne t'aime pas, tu n'as absolument pas le droit de te plaindre, car tu me conserves dans ta mémoire, telle que tu m'as connue lorsque j'avais vingt ans, c'est-à-dire dans toute la splendeur de ma jeunesse. C'est encore mieux que si j'avais répondu à ton amour, car dans ce cas, tu m'aurais vu vieillir. . .

Pourquoi te lamenter, alors que tu as en quelque sorte la faculté de ‘gérer’ ton amour à ta guise. . . ?

-C'est faux, ce que je gère plutôt, c'est ton indifférence à mon égard. Et le mot "gérer" est un bien grand mot car en vingt ans, c'est la première fois que tu me reviens aussi charnellement en mémoire. Autrement, tu étais présente dans mes oublis, quoique puissamment, de temps en temps, il est vrai. Bref, en dehors de quelque soubresaut par-ci par là, au fur et à mesure des années, j'ai cessé de t'aimer depuis très longtemps. Mais tu conviendras avec moi que la mort de l'amour mérite qu'on s'en occupe au moins autant que la mort d'une personne, car les êtres s'aiment au titre de quelque chose de très fort qui devrait se perpétuer, comme le ciel, par exemple, et non au titre de l'oubli. Les êtres s'aiment pour servir la beauté de l'univers. Mais quelle tristesse, Madeleine, que de s'unir par les liens de l'amour et avoir l'oubli comme unique témoin!

Oui, je le répète, lorsqu'on aime, on a l'oubli comme seul témoin, à l'exclusion de certaines paroles sublimes qu'on échange parfois.   Un jour, tu m'as dit que mes mains étaient si belles qu'il faudrait les mettre sous verre.

Voilà vingt ans que je cherche mon journal de 1969, mais il a disparu mystérieusement. A moins que je ne l'aie pas tenu cette année-là. Ce dont je doute fort cependant. Je ne sais combien de fois j'ai mis à sac mes papiers pour remettre la main dessus. Mais en vain.

Que n'aurais-je pu reconstituer de ta personne par ce biais!

Pendant tout ce temps, j'ai cherché désespérément à me rappeler le timbre de ta voix, les traits de ton visage. Tu ne m'as même pas laissé le temps de te demander une photographie de toi!

Mais dis-moi, Madeleine, nous ne nous serions connus que pendant cinq ou six jours, en tout et pour tout, et nous ne nous serions rencontrés que quatre ou cinq fois.

Je me souviens en tout cas que nous sommes allés voir au cinéma:"Pour qui sonne le glas", d'après Ernest Hemingway.

Mais je parle, je parle et j'oublie ce que je voulais te demander depuis un bon moment:que sont devenues les lettres que je t'ai envoyées. Es-tu en mesure de m'en communiquer ici le contenu?

-En aucune manière. Et ce n'est pas parce que je suis à la merci de ta mémoire que tu peux te ressouvenir à travers moi de tout ce que tu désires.

-Mettons, mais ne trouves-tu pas injuste que je ne retienne de toi que trois ou quatre choses. . . ?

-Tu m'épateras toujours avec ton illogisme. . . je suis là en chair et en os, devant toi, enfin presque, comme si tu m'avais quittée hier. Bref, tu peux me regarder, et tu n'auras aucune difficulté si tu veux encore reconstituer en imagination ma physionomie ou même mon corps, mais tu continues de te lamenter comme si de rien n'était. Ma présence ici et maintenant efface vingt ans d'absence. Alors, ne parlons plus du passé. Il n'existe plus, ni pour moi, ni pour toi. Gageons que nous sommes encore ensemble, cela te satisfait-il?

Donc le passé est mort, ou mieux, il n'a jamais existé.

Qu'espères-tu encore?Me toucher, tu sais parfaitement que tu ne le peux pas.

Et ne m'écris plus de lettres, si tu t'en sors, sur ce que tu considèrerais encore comme une nouvelle rupture entre nous, que tu aurais le front de me reprocher dans vingt ans, dans le cas où tu resterais en vie!

Profitant de ma "résurrection" qui prend avec toi des airs de "Jugement dernier amoureux", peut-être essaierais-tu d'infléchir le cours du passé. Tu me supplierais alors de t'aimer, et qui sait si les anges de l'amour ne m'obligeraient pas à céder à tes caprices. Mais à quoi cela t'avancerait-il? Tu sais que je ne vais pas rester ici indéfiniment. Je disparaîtrais aussitôt que tu te serais sorti de cette mauvaise passe.

Mais avant que je ne me volatilise, promets-moi de ne pas rentrer en contact avec moi. Tu ne sais même pas si je suis morte ou vivante.

-Mais Madeleine, est-il interdit de se souvenir?

-Si tous les gens se souvenaient avec autant de force, personne n'aurait la paix avec toi, pas même les morts, surtout les morts, comme je viens de te le suggérer. . . une telle puissance d'évocation n'a absolument rien à voir avec la mémoire. C'est tout simplement démentiel. C'est un attentat contre la vie, c'est un attentat contre la mort.

-Madeleine, à t'entendre parler, tu me rends responsable de ta présence dans ce lieu lugubre. Mais comment serais-je capable d'un tel prodige? Faut-il à tout prix établir un lien de cause à effet entre ma situation périlleuse actuelle, d'une part, et ton évocation "réifiante", pour ainsi dire, d'autre part?

Depuis notre rupture, je me suis trouvé maintes fois en danger, et même en danger de mort, sans tenter-volontairement ou non-de te "présensifier", comme disent les Espagnols. En septembre 1970, soit plus d'une année après ton installation définitive à Berne, on a failli s'écraser dans une Caravelle, et je ne t'ai pas aperçue dans la carlingue.

Qui peut m'assurer que tu n'es pas venue ici de ton propre chef, ou encore à l'instigation de la bande de malfaiteurs qui me séquestre?

-Ecoute, Henry, il y a des limites que tu ne dois pas dépasser. . .

-Pardon, Madeleine, je ne voulais pas te blesser.

-Revenons à l'évocation réifiante ou encore à la "présensification", dont tu viens de parler. Que les choses soient claires entre nous. le verbe "évoquer" ne peut s'appliquer à moi, car je ne suis pas présente uniquement à l'intérieur de ta mémoire, mais aussi à l'extérieur. Et le verbe "présensifier" est erroné, car il a une connotation physique trop forte.

Je pense au verbe "rappeler", mais lui aussi ne me satisfait pas. Mais qu'y puis-je s'il n'y a pas de mot pour décrire notre situation? A défaut de mieux, je dirais que je suis la fille de ta mémoire, et que tout ce que tu découvriras ou redécouvriras, ne constituera que de fausses révélations, parce que n'engageant que ta propre mémoire; je ne suis que l'expression de tes souvenirs et de tes oublis.

Peut-être après tout, t'ai-je aimé un peu, moi qui ai été ma vie durant l’a peu près amoureuse, l’à-peine amoureuse, mais ta mémoire, je le dis bien, ta mémoire seule serait incapable de le certifier.

-Voilà l'aveu que j'attendais depuis toujours. . .en dépit du fait ô combien désolant pour moi que tu n’aies été après tout que mon alliée tiède dans l’amour…Mais c’est mieux que rien !

-Le voici qu'il se remet à confondre possibilité et certitude.

-Je l'admets, Madeleine.

-Nous parlons, nous parlons, comme si nous nous promenions au bord du lac de Genève. Or, jusqu'à preuve du contraire, tu risques ta vie? Au lieu de parler de ce grave problème, nous discutons au sujet des sentiments que j'aurais éprouvés un jour pour toi. C'est absurde.

Malheureusement, je ne peux t'être d'aucune utilité dans ce domaine. Ce n'est pas mon image ou ma configuration plus ou moins réelle qui peut te sauver. Et s'il te plaît, ne te laisse pas emporter par des paroles romantiques sur la mort et l'amour qui dépasseraient ta pensée.

-Peut-être ma situation n'est pas aussi dangereuse que cela.

-Peut-être bien.

-Revenons encore une fois à nous deux. Je suis d'accord avec toi que la vérité de tes sentiments à mon endroit n'est pas à chercher  dans ma mémoire. Considérons que c'est une question réglée.

Ce qui m'importe maintenant, c'est que je revis l'amour que je te portais il y a vingt ans. Et il m'est égal que je sois séparé de toi par cette espèce de membrane invisible faisant frontière entre le souvenir et l'oubli.

Grâce à toi, j'ai rajeuni de vingt ans. Et puis, n'est-il pas merveilleux que nous puisions des souvenirs dans la même mémoire d'amour, même si tu ne m'as pas véritablement aimé. Peu m'importe que je ne puisse faire autorité dans ta mémoire. Comme tu fais autorité dans la mienne. L'essentiel, c'est que je te sache à mes côtés, même si tout un monde indéfini nous sépare.

-Quel hommage me rends-tu là, lui répond-elle sarcastiquement, essayant, en vain, de masquer son émotion! S'il y a quelqu'un que tu dois remercier, c'est toi-même, et non moi, qui ne suis qu'une émanation de ta mémoire.

-Excuse-moi, Madeleine, mais je continue de douter sur les raisons véritables de ta présence ici. J'ai l'irrépressible sentiment que tu n'as accouru à mes côtés que pour assister à ma mort.

Il n'obtient pas de réponse. Un bruit lourd le fait se retourner du côté de la porte, et lorsqu'il retrouve sa position initiale face à Madeleine, il constate qu'elle avait disparu.

Sa consternation est indicible. Il est désespéré comme un être qui se rend compte qu'il n'est qu'une conscience d'être de hasard, ou pire, une conscience d'être hideuse incarnée en lui par erreur.

Il se parle comme un fou. Personne ne comprendrait ce qu'il baragouine. Peut-être communique-t-il avec lui-même dans le patois de sa région, ce qu'il n'a plus fait depuis son enfance. Puis, il lance à la volée: "Le monde s'est vidé de sa substance. Tout désormais n'est que néant, et moi, je traverse la grand'place déserte du hasard des êtres et des choses, un corbeau noir sur l'épaule droite".

Il sanglote en produisant des sons métalliques, comme s'ils provenaient de hochets en fer-blanc accrochés à sa poitrine. Il se lève gravement comme s'il allait mettre à exécution une décision importante. Il est solennel comme peut l'être le bourreau. Il plonge la tête dans la fosse d'aisances. Ne comptez pas sur moi pour vous dire combien de temps il est resté ainsi! Mais ce qui est certain, c'est qu'en émergeant de son récipient, il a l'air quelque peu rasséréné. Sans empressement, il s'essuie la tête avec une serviette qu'il a arrachée à son support.

Il s'assied à même le sol. Il pleure. Son comportement n'a rien de démentiel. Il se parle encore, mais non à la manière d'un fou: "Ma douce Madeleine, ma Madeleine de l'autre côté de la mémoire, qui es le seul amour de ma vie, que j’ai aimée vingt ans durant; et malheureusement, plutôt que de t'aimer comme j'aurais dû le faire, j'ai vécu ma vie. J'ai vécu ma vie au lieu de me contenter de t'aimer. Ma véritable vocation était de t'aimer. Mon amour pour toi n'était que pénombre alors qu'il aurait dû être lumière éclatante du jour. L'amour qui n'est pas lumière, est-il un amour? Ma véritable vie était de t'aimer à plein temps, et non pas de souffrir de ton absence, même profondément, tous les deux ou trois mois.

En écoutant Henry se lamenter, je pense à cette belle phrase de François Mauriac, qui doit s'appliquer également à l'amour: "Toutes les vocations devraient être tardives". Et c'est pourquoi Henry aurait été un bienfaiteur de l'humanité s'il n'avait pas commencé à aimer sa Madeleine à moins de vingt ans.

Tout ce qui peut mettre à mal les conceptions stupidesques de Henry sur son amour manqué est le bienvenu. Mais je suis bien obligé de lui reconnaître qu'il vient de vivre avec Madeleine un rêve somptueux, l'ayant retrouvée telle qu'il l'a aimée dans le passé: qui ne désirerait pas vivre avec la femme des rêves réels aussi insolites?

Henry reprend son discours en reniflant comme un enfant: "Je me sens fondre dans mes paroles. . . N'est-il pas légitime de m'expatrier de moi si Madeleine n'est plus qu'un rêve accompli en catastrophe. . . ?

Madeleine, Madeleine, je t'ai connue si peu que je n'ai pas eu le temps de tout savoir sur toi, d'avoir avec toi ces longues conversations amoureuses, au cours desquelles on se met à tout chérir de l'être aimé: sa vie actuelle, ses craintes, ses espoirs, ses pensées intimes, ses goûts, enfin tout. . .

Dis-moi, où es-tu née exactement à Astridge? Tes parents étaient-ils des travailleurs manuels, comme j'ai cru le comprendre? Quel type d'études as-tu faites? As-tu des frères et soeurs?Quel âge avais-tu lorsque tu as quitté avec ta famille Astridge, pour revenir en Suisse?

Peut-être m'as-tu déjà fourni une réponse à toutes ces questions, mais que l'oubli ne m'en a rien laissé depuis le temps.

A force de méditer sur l'oubli, je finirais, Madeleine, par élaborer tout un traité philosophique sur ce phénomène.

Oui, Madeleine, je te connais aussi puissamment que la mort.

Depuis que je t'ai oubliée, je ne suis plus qu'un habitué de ma conscience d'être, sans plus.

Et puis dans la durée de l'homme, n'y a-t-il pas un secret entre l'oubli et la conscience d'être, qui date des origines?

La vie comporte quatre vingt dix neuf compartiments d'oubli, dont la conscience d'être est le dernier.

De plus, la conscience d'être réclame un passage dans les oublis du monde, sans quoi la vie ne serait pas possible. La conscience d'être est un oubli d'un ordre supérieur. Notre conscience est l'usufruitière de l'oubli du monde.

Je parle, je parle de ma conscience d'être, comme si tu n'y étais pas incluse, ma douce Madeleine. . . Quelle folie!

Avec toi j'ai l'oubli félin, j'ai l'oubli félon.

J'aurai raison de ta disparition, Madeleine, et ce n'est pas le trou noir de la vie ou de la vérité qui m'en empêchera.

Madeleine, Madeleine, mon amour pour toi est une clochette accrochée à ma respiration, bêle-t-il distinctement.

Mes amis, proches et lointains, j'ai envie d'insulter, et des plus copieusement, cet amoureux de carrière raté. Je sens chez lui une exaltation qui risque de se terminer en démence.

Ecoutons-le, il continue à divaguer. Ses paroles sont incohérentes:

"Madeleine, Madeleine, je pourrais placer mon amour dans la danse des étoiles.

Je pourrais faire monter le niveau du ruisseau dans mon âme, uniquement pour toi. . .

Je t'aime à éparpiller les cendres de notre amour sur les pas perdus des passantes. . .

Sans toi, j'affronte la vie comme un dragon.

Sans toi, les glaives du sens et du mot se cherchent querelle.

Sans toi, le tangage de ma respiration a perdu sa mer. . .

Avec toi, je peindrais dans le ciel des tournesols visibles de toi seul. . . ".

Je crois qu'il ne va pas tarder à s'arrêter de délirer. Il retrouve son calme. Il a au moins une raison valable d'être satisfait: l'apparition, fût-elle fugace, de Madeleine, a mis un terme chez lui à vingt ans de vaines quêtes sur sa physionomie. Tout au plus savait-il au travers des multiples et incessantes mussitations de sa mémoire, qu'elle avait le type méditerranéen, en dépit de l'air de famille évident qu'elle avait, selon lui, avec les filles blondes que Botticelli avait l'habitude de peindre. En fait, Henry Down, n'ayant plus regardé les tableaux du Grand maître florentin depuis des années, commettait une confusion. Il croyait que Madeleine ressemblait à Giovanna Degli Albizzi, alors qu'en réalité, elle rappelait, quand il l'a connue, la deuxième nymphe à partir de la gauche, de la même toile.

Il se souvenait aussi que son corps était parfaitement régulier et équilibré. Elle devait graviter autour de cent soixante dix centimètres.

Mais avait-elle les yeux plus ou moins noirs ou plus ou moins bruns? Il ne pouvait l'assurer.

Ne pouvant se faire une idée plus complète sur elle, il a souffert le martyre durant toutes ces années.

Il se lamentait, lui, qui l'a prise passionnément dans ses bras, de ne pas être en mesure de la décrire avec davantage de précision.

Il ne pouvait même pas, ô comble d'ironie, en donner le signalement, fût-ce au sens policier du mot.

Mais doranévant-pour combien de temps encore, à cause des graves dangers qu'il court?-il n'aura aucune difficulté à reconstituer ses traits physiques.

"Elle a le teint mat. Sa chevelure longue et soyeuse est entièrement ramenée à l'arrière. Sa queue de cheval lui permet de mieux dégager son front.

Mais à la vérité, la longue chevelure dont Madeleine se servait tout à l'heure comme d'un rideau de théâtre, a induit en erreur Henry; pas longtemps, certes, car il s'est rapidement souvenu qu'elle avait à l'époque, où il l'a connue, des cheveux courts, qui ajoutaient à l'harmonie de sa tête.

Ses yeux sont grands comme une ovation, quoique ivres de sérénité et triomphant de réserve. Mais, ils restent des apôtres du soleil.

Ses yeux sont animés du marché de l'amour. Ses yeux ont résolu le problème de la mort. Ses yeux sont capables de ruisseau. Ses yeux sont le berçeau de mon enfance.

Ses yeux raffinent le sel de mon sang".

Je parie que Henry vous dira beaucoup de choses, mais qu'à la fin, vous ne saurez pas la couleur des yeux de Madeleine.

Tendez l'oreille, il se remet à évoquer sa Madeleine de tout temps, sa Madeleine intemporelle: "Madeleine, Madeleine, à l'été de mon silence, la vague de ta paupière n'efface pas le pas de mon regard. . .

Face au dilemme de tes yeux, je choisis deux cerises sûres.

Madeleine, il faut à ma vie la preuve de ton regard.

Tes joues sont les ancêtres de la rose. Ton nez monte la garde du printemps.

Ta bouche est faite de mille baisers miens".

Son visage n'est ni rond ni oblong, c'est à dire qu'il est aussi rond qu'oblong. Sa rondeur, c'est l'enfance, c'est la jovialité, c'est la paix intérieure. Son allongement, c'est la maturité, c'est la tristesse, c'est le tempérament de feu caché.

Le visage, c'est ce qu'il y a de plus apparent chez l'être humain, et pourtant que de mystères cache-t-il?

Reine du soir, la nuit nous attend chez elle. Reine du soir, la nuit chez elle nous espère. Reine du soir, la nuit nous espère dans la chaleur de sa couche et la fureur de son désir.

EST-IL NYMPHE QUI NE DOIVE MADELEINE?

EST-IL NYMPHE QUI NE ME DOIVE MADELEINE?

Henry sait parfaitement qu'il n'a pas décrit Madeleine comme il faut, et que s'il avait à s'appliquer davantage, il ne pourrait le faire autrement qu'en jardin, en été, en ruisseau et en étoile.

Je sais que vous avez envie, chers lecteurs, de faire avouer à Henry que sa description de Madeleine est incongrue. Il vous rétorquerait que Francis Bacon a dit qu'"il n'est pas de beauté parfaite qui ne contienne quelque étrangeté dans ses proportions".

Quoi qu'il en soit, Henry suffoque d'exultation. Mais avouez qu'il y a de quoi s'étonner que la résurgence d'un amour malheureux puisse le rendre aussi heureux, surtout au regard des dangers qu'il court. En vérité, il n'est pas aussi heureux qu'il présente quelques signes d'euphorie, ce sentiment d'agréable frénésie qui agite parfois les grands malades.

Il pourrait rire et pleurer tout à la fois, sans qu'il soit considéré comme fou pour autant. Mais, comme ses congénères qui croupissent au fond d'une cellule, dans l'attente de la mort, qui va les anéantir et les sauver à la fois, au moins de la peur panique de mourir, il oscille entre une effervescence instinctive, et un flottement réfléchi, qui débouche de temps à autre vers une certaine paix de l'âme.

Il se permet même une plaisanterie avec lui-même qui ne manque pas de baroque: il se croit un instant le héros d'un roman noir philosophique, dont le criminel est l'oubli.

Il s'avoue à lui-même qu'il se comporte avec l'oubli comme un despote, dans l'aventure oniriquement réelle qu'il vit. Quand on effectue une battue dans le souvenir, il ne faut pas user de violence, tant il est vrai qu'il faut de la douceur même avec ses oublis.

Certes, il ne doute pas de l'inimitié de sa mémoire, et se demande si son oubli scandaleux de Madeleine n'est pas aussi dangereux que ses geôliers. Mais en dépit du grain de stupidité qui le caractérise, comme c'est le cas de tous les grands esprits, Henry Down reste un cérébral qui a pour chaque situation une certaine connaissance des fins et des moyens.

C'est pourquoi le principe de réalité n'est pas toujours bien loin de son esprit, même lorsqu'il délire proprement.

Pour l'heure, Henry Down est concentré sur les modalités miraculeuses de l'apparition de Madeleine dans la salle de bains. Il se fait valoir qu'un homme qui a cherché pendant vingt ans, en vain, parmi ses souvenirs et ses documents, le visage d'une femme, est acculé nécessairement au subterfuge. Il est donc à ses yeux normal qu'il ait inventé toute cette histoire.

Mais il admet aussitôt que la présence de Madeleine en chair et en os-dans sa cellule de fortune, est si authentique que le plus avisé des sceptiques ne s'y tromperait pas.

Mais laissons ces conjectures oiseuses qui ne font pas avancer l'explication de ce prodige d'un empan, et attachons-nous à la colère subite que ressent Henry à l'endroit de Madeleine. Il crie à l'adresse de la chaise vide où elle était assise tout à l'heure: "Non seulement tu m'as quitté sans raison valable, il y a vingt ans, mais tu es revenue me tourmenter comme le plus vil des fantômes. A un moment donné, j'ai même cru que nous allions nous remettre ensemble, et que tu allais avoir pour moi des mots d'amour francs et nets; histoire de te racheter. Mais voici que tu viens me déclarer que, tout compte fait, tu ne m'as jamais vraiment aimé.

Pourquoi es-tu revenue?

Est-ce pour remuer le couteau dans la plaie? Et, quelle que soit ta réponse, tu ne m'enlèveras pas de la bouche tes lèvres, tes seins que j'ai mordillés, happés, pour la route, pour la longue route des années et des décennies".

Sur quoi, il tombe à genoux aux pieds de la chaise, en joignant les mains. Il fait amende honorable. Il la supplie de lui pardonner. Il l'embrasse éperdument, il la caresse dans tous les sens.

Où est le rêve, ou est la réalité?

L'utopie commence avec le chemin de l'horizon, qui est bien réel.

Il lui chuchote des mots doux.

Et il finit, comme je le craignais, de tomber encore une fois dans le piège de la poésie baroque que je déteste plus que tout:

"Sans toi, Madeleine, qui éclipse jusqu'au regard perçant de la vie, ma vie n'aura été qu'un charabia de cécités. . .

Habituellement, il arrive souvent que la vie encombre notre amour; tandis qu'avec toi, c'est ton absence qui m'encombre".

Il s'assied sur la chaise. Ainsi sont faits les hommes: ils sont capables de chanter les louanges de ce qu'ils ont de plus cher, et puis de s'asseoir dessus.

Henry Down est, quoi qu'il en pense lui-même(et de toute manière, je n'ai que faire de son avis)davantage prisonnier de son oubli de Madeleine, et de la légende plus ou moins vraie qui l'accompagne, que de ses impitoyables narco-pardon!onirico-terroristes. Il est plus enfermé à l'intérieur de lui-même que dans sa prison.

D'ailleurs, depuis que Madeleine est revenue(Bonjour Brel), il n'a pas envisagé de recoller son oreille sur la porte de la salle de bains.

Quant à s'évader, il n'y pense pas. Quitter les lieux reviendrait pour lui à ne plus revoir Madeleine.

Quel idiot ce Henry Down! Si j'étais à sa place, je chercherais plutôt à sauver ma peau. Je suis un lâche, d'accord, mais je me préfère vivant et pelotant des femmes vivantes plutôt que de me complaire à penser au fond d'une cellule à une femme que j'ai perdue de vue depuis des décennies. Henry Down pense plus à sauver quelque chose de mort, son amour, que quelque chose de vivant, lui-même. Il préfère un amour froid à son existence chaude.

Arrêtons de parler, et écoutons-le, car il est revenu à la chaise: Il improvise à son adresse de petits textes, qu'il récite à voix haute:"Madeleine, lorsque tu as tué notre amour, tu m'as jeté en pâture aux nymphes.

O, toi, qui as sur tout le corps des sexes d'anges, sauf au bas-ventre, où tu as un sexe de diable!

O toi qui ourdis la beauté sans assoiffer ta danse de désir!

O toi qui ourdis la beauté sans assoiffer ton désir de danse! ».

Je préfère ne pas vous livrer le reste de sa poésie amoureuse borgne. Sauf s'il s'assagit entre-temps et qu'il se décide enfin à élaborer des poèmes raisonnables.

Cependant, je lui redonne la parole, car il aborde encore une fois le phénomène de l'oubli, et ce qu'il suggère à cet égard n'est pas entièrement débile: "Avec Madeleine, j'ai vérifié combien de fois l'hypothèse selon laquelle c'est nous qui tuons, méticuleusement, progressivement, notre passé, à coups d'oublis, non pas passifs, mais actifs, largement volontaires. Aussi, lorsqu'on meurt, on ne perd pas sa vie à cent pour cent, mais à un, deux, trois. . . dix pour cent; le reste étant déjà oublié, petit à petit, précautionneusement, habilement, jusqu'à la vieillesse, le cas échéant.

Et puis, à la longue, on ne peut même plus parler d'oubli, mais de néant, car le souvenir lui-même qui sous-tend naturellement l'oubli-je serais même tenté de croire que c'est une clé d'oubli qui permet l'ouverture de la serrure du souvenir-se pulvérise pour intégrer définitivement le néant. . . ".

Il s'arrête quelques instants pour reprendre son souffle. Puis, il continue en ces termes son délire psycho-philosophique: "La mémoire humaine est dotée d'un système d'écluses détraqué de manière congénitale; ce qui fait que les souvenirs se télescopent en s'abîmant à jamais les uns les autres. . . ".

Henry Down pourra affiner davantage ses développements sur l'oubli, et croyez-moi, il ne s'en privera pas, mais il n'en ouvrira pas pour autant-et il le sait-de vasistas dans la prison de sa mémoire, pour regarder au dehors Madeleine.

Il lui arrive depuis quelques instants de se voir participer avec un rien de philosophie à l'oubli général des êtres et des choses.

Sur ces entrefaites, une dépêche de dernière minute tombe sur les téléscripteurs de sa mémoire:il se souvient que lorsqu'il a fait la connaissance de Madeleine, il travaillait chez Tagliabue, un décorateur d'intérieur. Il était chargé en compagnie d'un ouvrier italien, qui ne maniait pas un traître mot de français, de transporter des meubles, qui étaient souvent très lourds. C'était pour Henry un véritable cauchemar, car il arrivait au travail le matin, exténué, après une nuit quasiment blanche, où il avait fait la fête avec Madeleine. Il était donc noceur, la nuit, et déménageur, le jour.

Henry est fou de joie à l'évocation de ce souvenir qui lui est revenu après vingt ans d'oubli. Il en est d'autant plus enthousiaste qu'un tel détail, somme toute anodin pour nous, constitue à ses yeux une conquête d'une valeur inestimable. Mais il faut quand même lui reconnaître qu'il s'agit là d'un petit exploit, d'une mise au jour presque archéologique. C'est un élément nouveau qu'il vient de découvrir, au terme de longs et obsédants rabâchages de l'affaire sentimentale de sa vie. Pour y arriver, Henry a dû casser la tirelire de sa mémoire. Mais ne l'en blâmons pas, pour une fois.

Il est si heureux qu'il se met à danser dans sa salle de bains. Il esquisse des mouvements à la manière des grandes vedettes américaines de la danse, qui se permettent le luxe de s'essayer de temps à autre au déséquilibre, quoique savamment calculé. Il en est étonné, car il ne pouvait par le passé se soupçonner une telle faculté. Et il n'est pas au bout de sa délectation, car ô belle stupeur, il se met à danser sur-le-champ le twist, lui qui n'y est jamais parvenu. Certes, il a pris part, étant jeune, à des "surprises parties", mais aussi curieux que cela puisse paraître, il dansait alors toutes les danses en vogue, sauf précisément celle-là.

Il s'arrête, essouflé, tout en sueur. Il est heureux comme un papillon qui vole pour la première fois. Mais il a une drôle de sensation:il se sent peu à peu devenir étranger à lui-même. Il court aux nouvelles, celles du miroir. Et tandis qu'il se reconnaît sans difficultés majeures-ce qui le rassérène dans une large mesure-il développe quelques idées plus ou moins baroques sur les différentes couches de masque du miroir.

Son regard est attiré par un bâtonnet de rouge à lèvres. Il se saisit de lui nerveusement, et écrit sur le mur en gros caractères: "Henry aime Madeleine, et cela, même mes geôliers de l'oubli ne me l'enlèveront pas!".

Son inscription rappelle, en plus hermétique, ces graffiti de forçats emprisonnés à vie dans des forteresses du moyen-âge. 

Il est debout, les yeux hagards. Il rêve. Il convaincrait aisément une âme sensible que la réalité vient parfois en renfort du rêve, et que les hommes dorment éveillés, de leurs mille sommeils contradictoires, en dépit de leurs mouvements effrénés.

Il a envie de baillonner tous les mots, cette source trop fréquente d'inconfort existentiel, pour courir sans contrepoids derrière un arc-en-ciel joliment défiguré par le vent.

Il assure qu'il aimera Madeleine, en sa présence ou non. Il assure qu'il aimera Madeleine et son chant de mimi-pinson(c'est le surnom que lui donnait son père lorsqu'elle était petite fille), qui tranche sur les chants grégoriens de la nature.

-Madeleine, Madeleine, dit-il à la chaise, je te donne le sacrement du souvenir, bien que l'oubli soit aussi de temps en temps mon prêtre officiant.

Chers lecteurs, qui êtes aussi bien-intentionnés à mon endroit que des aborigènes qui veulent ma peau, je vous invite charitablement à profiter encore de l'euphorie de Henry, car il ne va pas tarder à tomber encore une fois dans l'abattement. Mais en attendant, il passe sans trop de dégâts par une période de transition, très intellectualisée. Il se pose la question classique du temps qui s'est écoulé depuis son arrestation, à l'instar des gens qui, après avoir perdu connaissance, retrouvent leurs esprits. Il oscille entre la théorie du clin d'oeil et celle de l'indétermination.

Je pourrais lui objecter, tout en restant dans la ligne de sa logique, que lorsqu'on aime, le temps ne compte pas; mais je n'en ferais rien, pour une fois, car en dépit des apparences, j'ai de la sympathie pour cet idiot de Henry.

Après cette question préjudicielle du temps écoulé depuis sa galante incarcération, il aborde de nouveau le comment et le pourquoi de sa détention: "Emprisonne-t-on, dit-il à voix haute, quelqu'un, pour le gratifier de la visitation de son ancienne aimée, qu'il n'a plus revue depuis longtemps? Et si on m'avait enlevé pour cette raison expresse. . . ?Dans ce cas, il me faudrait bénir mes geôliers, plutôt que de les blâmer. Et bien-entendu, cette supposition appelle un éclaircissement supplémentaire:quel intérêt, diable, ces gens auraient-ils à ce que je retrouve dans des conditions féeriques que l'on sait, ma Madeleine qui me rend la vie si nuptiale? Forment-ils une société philanthropique pour l'aide aux amoureux en détresse? Si c'est le cas, ils doivent disposer d'un matériel prodigieux.

Il y a un autre axe de recherche:l'hallucination. On m'aurait alors administré une drogue hallucinogène, dans l'unique but de m'inciter à me ressouvenir des amours les plus fortes de mon existence.

Il est possible également que je ne fasse rien d'autre que de développer, pour employer un jargon médical, des effets secondaires-sous forme de visions, ou d'hallucinations-à ma sequestration, dont la cause resterait, il est vrai, entière. Le choc émotionnel aurait été si dévastateur que je me serais mis à fabuler, en quelque sorte "vrai" sur mon amour impérissable pour Madeleine". 

Un autre axe d'investigation accapare encore une fois l'esprit de notre cher Henry:l'erreur sur la personne. Mais il s'objecte aussitôt que si on l'a pris pour quelqu'un d'autre, quel rapport cela a-t-il avec Madeleine? Non l'erreur sur la personne ne tient pas, car son histoire, aussi insolite soit-elle, a une connotation éminemment personnelle.

Il marque un temps d'arrêt, où il fait semblant de réfléchir, puis il s'écrie: "Mon Dieu, à quoi rime toute cette affaire?".

Bientôt la foule de ses respirations se fera menaçante. Bientôt, la foule de ses respirations l'étouffera presque.

Une respiration qui étouffe son homme, voici une découverte à couper justement le souffle.

Henry ne cherche même pas à s'évader. Il ne pense qu'à sa Madeleine. Et je le crois même capable de continuer à s'ouvrir les veines du souvenir pour elle.

Soudain, on défonce la porte. Quatre hommes athlétiques investissent l'arme aux poings la salle de bains.

S'agit-il d'une bande rivale venue le délivrer des griffes des bandits qui l'ont enlevé?

Il est encore prématuré d'y répondre. Car même moi je ne vois pas bien clair dans cette brèche qui vient de s'ouvrir dans la mésaventure de Henry. Mais, en l'état actuel des choses, il est permis de le penser, ne serait-ce que provisoirement. Et ce qui en conforte l'hypothèse, c'est qu'ils ont forcé la porte.

Les quatre hommes sont tous habillés de la même manière. Ils ressemblent aux étudiants d'une université anglaise:même chemise, même cravate, même veston, etc. . . (et quoi encore?).

On les croirait tout juste sortis d'une conférence sur l'histoire de l'art médiéval, ou sur la poésie allemande du VIII è siècle.

Deux des quatre lascars présentables se saisissent chacun par un bras de Henry. Et les deux autres lui posent aussitôt la question: "Quand le canal de Panama sera-t-il remblayé?".

-Et Henry de répondre à un témoin imaginaire, en regardant le mur: "Voilà qu'ils remettent ça! Mais mon Dieu, pour qu'un tel canal puisse être comblé, il faudrait que l'humanité revienne aux siècles obscurs de la barbarie. Et j'aime autant vous dire que je ne crois pas du tout à cette éventualité. De plus, même si cela était possible, comment voulez-vous que j'établisse avec précision la date de ces travaux insensés? Je ne suis pas devin, je suis amoureux".

-Nous non plus, lui répond le plus grand des quatre, nous ne croyons pas que l'humanité puisse retomber un jour dans la barbarie. Il s'agit tout simplement d'un signe de reconnaissance, que vous, Henry, fils de John et de Mary Blackburry, devriez savoir, sous peine d'être exécuté.

-Je vous jure sur Dieu qui a créé Madeleine, et qui m'a mis au monde, pour l'aimer durant des décennies, que je l'ignore.

-Que nous chantes-tu là sur Marie-Madeleine, lui répond l'un des transfuges d'Eton ou de Cambridge, qui a l'air trop distrait, voire trop hébété, pour être un bon étudiant?

-Comment, vous n'êtes pas au courant que Madeleine m'a rendu visite à l'instant?

Et l'autre frisé, qui a l'air plus éveillé, de lui administrer une gifle magistrale, en lui disant: "Voilà pour te réveiller de tes hallucinations, dont tu es le seul responsable. . . dis-nous quand le canal de Panama sera remblayé, et nous fermerons les yeux sur tes lubies".

-Vous devriez avoir honte de vous en prendre à un pauvre amoureux sans défense qui ne s'acoquinerait avec personne d'autre que Madeleine!

Les quatre lascars costumés comme pour une remise de prix universitaires, auxquels ils n'ont pas droit, ne réagissent pas à ses derniers propos.

Dans ce moment de répit qui lui est ainsi accordé, il s'engage par la pensée dans une ruelle sombre, qui ne lui inspire pas confiance. Il est parfois dans les villes des bas-fonds aussi inquiétants que ceux de notre moi intime. Il y règne une atmosphère malsaine. On y avance comme à ciel fermé. S'il avait envie à cet instant précis de se livrer à ses activités philosophiques habituelles, il se rétorquerait du tac au tac que le jour, même éclatant de soleil, est et demeurera une simple apparence de l'invisible. Il ajouterait que le fait de regarder le monde, c'est s'entendre avec lui, c'est acquiescer à ses faux-fuyants.

Il marmonne à voix basse: "C'est moi qui ai monté toute cette histoire. L'amour de Madeleine m'a fait basculer dans la schizophrénie. On ne le dira jamais assez, le passé, c'est la mort. Le passé, c'est le froid glacial qui souffle dans la salle de bains. Et l'odeur avariée de chair(de chair humaine(?)qui s'en dégage)est celle de la décomposition et de la corruption.

Ma mémoire, symbolisée par cette salle de bains, assure le gîte et la mort à mes souvenirs.

Et si je ne suis plus engagé dans les amours de Madeleine, je reste au moins engagé dans ses oublis. Lorsque les amoureux se perdent de vue, il leur reste au moins le sinistre téléphone de l'oubli.

L'oubli, ce sont les pages vides d'un journal, entamé à peine, qu'on aurait pu remplir cent fois plutôt qu'une, mais qui reste lamentablement vide.

Il y a dans mon oubli de Madeleine une fureur, et c'est cette fureur exceptionnelle qui a été justement la cause de son apparition dans la salle de bains, en la forme d'un souvenir hors des limites de la mémoire".

Henry Down aurait continué pendant longtemps à pérorer avec plus ou moins de lucidité sur son état, dont d'aucuns penseraient sans hésiter qu'il frise l'aliénation mentale, mais le quarteron de faux étudiants fait cercle autour de lui, coupe court à ses paroles. L'un d'eux lui donne un coup de poing au ventre en lui lançant à la figure: "Espèce de salonnard des toilettes, nous finirons par te tirer les cafards du nez!".

Les trois autres acolytes, qui ne doivent sûrement pas, chétifs qu'ils sont, faire partie de l'équipe de boxe de leur université, lui tombent dessus en lui liant les mains et les pieds avec une corde. Ils s'y appliquent si maladroitement qu'on dirait qu'ils ne réussissent pas à trois ce qu'un cow boy américain, spécialiste de rodéo, ferait seul en un tournemain. Mais il n'empêche qu'ils l'ont ficelé comme un veau. Après quoi, ils l'enveloppent d’un grand drap blanc, qu'ils attachent au lavabo. Leur sale besogne achevée, ils quittent la salle de bains satisfaits.

Ne vous en faîtes pas outre-mesure pour lui car il ne tardera pas à imaginer que Madeleine est enfermée avec lui dans le même drap. Mais ses inconfortables rêveries érotiques ne durent pas. Il sanglote de toutes ses forces, invectivant ses persécuteurs: "Espèce de salauds, vous me traitez comme une bête féroce et même pire; que vous ai-je fait pour mériter un sort aussi affreux? Vous m'avez lié les pieds et les mains, et vous m'avez engouffré dans ce drap de malheur, pour attacher enfin le gros balluchon que je suis devenu, au lavabo. Même les plus grands criminels qu'on jette dans les cachots, gardent au moins l'usage de leurs membres. Au fond de leurs cellules, ils peuvent regarder autour d'eux, ne serait-ce qu'à un mètre à la ronde; tandis que moi je réussis à peine à deviner la lumière ambiante".

Il attend de mettre fin à ses sanglots enfantins pour se dire qu'il n'a pas trop à se plaindre, étant davantage emprisonné dans le drap étroit de son moi que dans sa geôle textile.

Il fait silence, comme s'il avait ménagé autour de lui un espace libre, et il prie.

Est-il silence qui ne soit partout un lieu saint?

Son recueillement dure quelques minutes.

L'instinct de conservation a fini, le temps d'une prière, par l'emporter sur son long amour magdalénien. Sur quoi, il revient à ses agaçants oublis de Madeleine. Il recherche obsessionnellement des informations banales:par exemple, la date exacte de leur première rencontre, et donc la durée effective de leurs relations.

L'aventure n'aura eu que cinq ou six jours d'existence. Il recherche avec un souci rigoureux d'historien l'emploi du temps de son amour fatidique.

Il veut tout se rémémorer en détail.

Mais Henry sait-il que ce sont précisément ses oublis de Madeleine qui font durer l'incroyable passion qu'il éprouve pour elle?

Il considère ces oublis comme sacrés.

Ses membres s'engourdissent. Il pourrait en crier de douleur. Il se sent devenir une chose difforme.

Il est désormais livré à lui-même et à ce cher camarade d'infortune qu'est le lavabo!

Comble de dérision, pour avoir été incapable de connaître la date de remblai d'une voie de communication maritime internationale, il a été condamné à être attaché à une banale conduite d'eau. Henry Down a de tout temps eu des problèmes avec l'eau. Il n'a appris à nager que très récemment. En même temps que ses enfants. Il n'a jamais pris le bateau-et Dieu sait qu'il a beaucoup voyagé ainsi-que dans l'angoisse et même la panique. Et lorsqu'il se déplace à proximité de toute voie d'eau, il a toujours peur que la voiture y bascule. Ses mains se mouillent de terreur au contact du volant de son automobile, quand il surplombe la mer sur une route en corniche.

Ses phobies marines s'expliquent peut-être par les naufrages tragiques que certains de ses ascendants avaient subis dans le passé.

Son corps à corps malencontreux avec le lavabo l'oblige à rester outrageusement la sentinelle de lui-même. Etre aussi près de soi-même est un scandale.

Henry Down est resté un bon quart d'heure en forme foetale.

Il m'étonnera toujours avec son absence quasi totale de sens pratique:il n'a même pas pensé se remettre sur ses pieds, comme cela lui était possible depuis le début, en s'y forçant un peu, il est vrai.

Je me suis donc senti soulagé pour lui, lorsqu'il est parvenu à poser ses pieds au sol, fût-ce en équilibre instable.

Il reste accroupi, mais plus à l'aise qu'auparavant.

Il éternue gloutonnement à cause de l'odeur à la fois de savon, d'eau de javel, d'urine humaine et de crottes d'oiseaux, qui remonte de la canalisation.

Dehors, il fait nuit. Mais comment le saurait-il, emprisonné qu'il est dans sa camisole de force en toile, au travers de laquelle il ne parvient tout au plus qu'à distinguer une lumière vaguement opaque?

En temps normal, la nuit est une défaillance du monde. Mais la lumière sombre qu'il distingue pour le moment, est davantage qu'une défaillance du monde, elle est défection du monde.

Je pressens qu'il va bientôt repenser à la Madeleine de ses oublis fervents. Et il lui faut à cette fin réduire au possible toute gêne susceptible de le déconcentrer, à commencer par la nécessité impérieuse d'uriner. Il fait alors pipi, sans complexes, comme au temps, où étant enfant, il s'accroupissait sur la plage, pour éjecter le liquide jaunâtre, qui lui rappelait sa virilité. La chaleur et l'odeur de l'urine mettent en branle sa mémoire affective. Il se souvient qu'il faisait encore pipi la nuit dans son lit, à plus de seize ans. C'est donc sa petite madeleine azotée qui le replonge dans sa plus tendre enfance, et même dans les premières années de son adolescence.

Cette petite madeleine revivifie la grande madeleine. Tout est prétexte à Madeleine. Tout lui est prétexte pour philosopher sur l'oubli amoureux: "L'oubli est une composante essentielle de la personnalité de l'individu. L'oubli varie certes d'un individu à un autre. Mais il varie aussi et surtout au sein d'une même personne:il est alors péremptoire, impérieux, frénétique. . .

J'ai parlé auparavant de l'oubli comme étant une infirmité congénitale. Mais je dirais maintenant que c'est plutôt une indifférence innée à notre propre vie. C'est un complot de toutes nos capacités contre notre existence passée. . .

C'est pourquoi les gens portent triomphalement leur mémoire sur la tête comme un trésor vide. . .

Mais l'oubli est également une bénédiction, car il nous débarrasse d'un poids qui nous empêcherait d'aller de l'avant, ou tout simplement de vivre. . . ".

Il est là, sentant honteusement l'urine, qui a entretemps refroidi, à légiférer sur l'oubli, à méditer sur la "fonction-oubli" de la vie, alors qu'en bonne logique, il devrait mettre fin à ses rodomontades et sur l'oubli et sur Madeleine, de laquelle il ne pourrait plus jamais espérer davantage que ce qu'il a déjà obtenu dans la salle de bains du club de vacances.

Mais rien n'y fait, il se remet à composer des fragments de poésie sur sa Madeleine, dont l'oubli est aussi froid que la faïence du lavabo auquel il est accolé:

"Madeleine, Madeleine, je te porte au fronton des tempêtes réveillées par les embruns. . .

O toi, si familièrement étrange et dont je ne pourrais plus entendre la voix, je sais que je t'ai laissée en ondée à un ruisseau lent!".

Etant moi-même fatigué à force de le suivre dans le moindre mouvement de son âme, je décide de prendre quelques instants de repos. Je le laisse écouter seul la radio de ses oublis de Madeleine, qui diffuse sans discontinuer des possibilités d'informations perdues.

Il faut se méfier de ces amours qui traversent les âges, et qui en tant que tels, doivent très vraisemblablement se fonder sur quelque artifice diabolique qui n'a rien à voir avec l'amour. Mais ne comptez pas sur moi pour en percer le secret, car je considère que cette question dépasse mes facultés.

Un homme du commun aurait trouvé, d'entrée de jeu, le moyen de se sortir de cette situation critique, ou tout au moins en partie, mais ce cher Henry a l'esprit inhibé, étant contaminé par qui vous savez. Dès le début, j'avais envie de lui souffler comment se libérer de son drap; mais je n'en ai rien fait, préférant le laisser trouver seul la solution. C'est qu'il m'a tellement irrité par son comportement tout de balourdises avec sa Madeleine de l'autre côté de l'oubli, que je voulais me venger de lui.

Au bout d'un laps de temps que je n'ai pas songé à chronométrer, il commence enfin à se démener dans tous les sens, dans le but évident de faire en sorte que le drap noué se relâche. Il tente aussi de sautiller, mais sans succès, parce qu'il ne dispose pas de recul suffisant. Ses mouvements lui rappellent ce concours stupide auquel il participa souvent à la fête de la plage, à Learsfield, le 31 août de chaque année. Il s'agit de cette course à laquelle les candidats prenaient part après s'être laissés enfermer dans un sac de jute, où il arrivait à chaque fois bon et digne dernier.

Cet exercice pour adolescents désoeuvrés le renvoie à ces étés torrides qu'il passait entièrement sur la plage, en compagnie de son frère-aîné, décédé depuis. Ils y allaient ensemble à bicyclette, une pastèque au porte-bagage.

Ils couchaient leurs vélos dans le jardin sablonneux d'une maison en bois désaffectée, appartenant à leur oncle Jimmy. Ils montaient l'escalier, afin de déposer dans un coin leurs habits de ville. L'étage accusait des trous béants, où ils pouvaient malencontreusement tomber, pour se retrouver au rez-de-chaussée, six ou sept mètres plus bas.

Ils revenaient dans l'après-midi dévorer la pastèque qu'ils avaient amenée avec eux, après s'être exposé sans retenue au soleil, cet enfer accepté.

Henry ne peut pas ne pas se souvenir de l'homme à la gabardine impeccable qui sillonnait à l'époque la plage, un parapluie à la main.

Les avis divergeaient à son sujet. Il y avait ceux qui étaient convaincus qu'il était fou. Et il y avait ceux, dont Henry et son frère, qui faisaient valoir qu'il était, au contraire, un excellent comédien, qui se livrait à son exercice absurde, pour on ne sait quelle raison esthétique supérieure. Cet homme bizarre gardait d'ailleurs une mine imperturbable à la manière des grands comiques.

Learsfield est une plage de sable immense. On l'eût prise pour le désert de Gobi. Henry l'identifiait aux nourritures terrestres, et surtout à son premier amour, Solange, qui y venait aussi souvent que lui. Il la désirait dans toutes les filles, qu'il considérait encore à l'époque comme intouchables, sacrées. Les filles comptaient alors pour lui plus que les albatros qui s'immobilisaient au ciel.

Il était à l'âge où l'on pouvait parfaitement donner sa vie pour un baiser. C'était le temps où les filles mettaient en feu le noyau de la vie des garçons, et non pas sa périphérie, comme plus tard, à l'âge adulte.

Les filles sur la plage, c'était un complot de la beauté qui rôtissait négligemment au soleil, alors que les adolescents-dont Henry-laissaient fuser en eux le désir, ce chien supérieur de l'être.

Henry vouait un culte aux filles sur l'autel de la distance, de la séparation des sexes. Il était un exquis puçeau pour qui la femme était une nymphe surgie du fond de l'Antiquité pour ces païens d'hommes.

Les vagues arrivaient alors au triple galop. Leur chevauchée était timide, gênée, embarrassée, hésitante, sceptique, maladroite, défaite, bref, dyslexique.

Et avec son air de ne pas y toucher, la mer se livrait à une attaque, en lignes successives, contre la terre. On pouvait d'ailleurs voir ses soldats à la tête blanche, déferler sur les hommes, les femmes et les enfants, combattants de la chaleur.

Henry Down aimait alors à répéter à ses copins, aussi fantasques que lui, qu'il avait le haut privilège d'assister à un débarquement permanent de la mer sur la terre. Mais il ajoutait aussitôt que la terre le lui rendait bien, puisque l'oçéan tombait dans ses filets. D'ailleurs, il n'y avait qu'à voir cette écume blanche qui sortait de la bouche de la mer qui mourait sur la plage. Et pourtant quel mouvement de balancier encore aux abords immédiats de la terre, qui rappelle tant notre respiration!

Et quel effet de style prodigieux de la nature, que dis-je, de Dieu, dans ce flux et reflux!

Henry Down qui aimait beaucoup marcher dans ces ultimes vagues, qui n'étaient jamais les dernières(c'était une de ses trouvailles idiotes)adorait se laisser désarçonner, voire même griser, par elles, au point qu'il ne savait plus où il était, le temps d'un clin d'oeil.

Henry Down, comme tout adolescent de sa race qui se respectait, était un obsédé sexuel. Il pressentait dans l'odeur de la mer, mêlée à celles de la fougère, du sable, du sel et de ces senteurs issues du fond des âges, l'arôme presque désagréable du rut.

la mer, la première fois qu'il l'a vue, précisément à Learsfield, ne lui avait fait aucun effet. En quoi, Raymond Radiguet avait raison de penser que ce n'est pas dans la nouveauté mais plutôt dans l'habitude que nous tirons nos plus grands plaisirs.

Il restait cette houle, cette fronde de la mer, bourrue, sévère. Mais la valse des ultimes vagues se chargeait de diminuer de son austérité.

Mais laissons ces souvenirs estivaux de Henry, et revenons à ses gesticulations à l'intérieur du drap, dont la forme fait penser à un fantôme d'un type inhabituel; comme si les revenants pouvaient avoir une forme habituelle. Il engage sa tête, son dos, ses coudes, ses fesses, dans son combat singulier avec le preux drap. Mais en vain, car il s'essouffle très vite.

Constatant que cette technique du dénouement n'a pas donné les résultats escomptés, il en tente une autre, fondée sur des coups violents du genou. A chaque ruade il tombe presque par terre. Mais il se relève à chaque fois, quoique avec difficulté. Ses mouvements répétés finissent par lui délier les pieds. Ce qui facilite d'autant ses coups de genou. Heureusement pour lui, le drap est usé, à force de lessivage; autrement, ses efforts n'auraient servi à rien. Le reste est pour lui un jeu d'enfant:il lui a suffi de terminer avec les pieds-en achevant de déchirer le drap-ce qu'il avait commencé avec les genoux.

Il faut noter qu'il n'était pas confronté à un noeud gordien.

Mais il faut aussi ajouter qu'il n'est pas non plus Alexandre le Grand.

J'avoue, moi qui jouais tout à l'heure au fanfaron, ne pas avoir pensé à cette deuxième méthode. C'est dire que Henry-une fois n'est pas coutune-a fait davantage preuve d'intelligence pratique que moi.

Toujours est-il qu'il a cassé sa coquille de toile et qu'il se retrouve à l'air libre, pour ainsi dire.

Il est heureux comme peut l'être un forçat, devant le jour, après un an de cachot. Il savoure sa liberté, en chantant un air d'opéra, que je ne reconnais pas, mais qui semble être de Wagner.

Il jubile comme un naufragé qui aperçoit la terre depuis son radeau de fortune.

Dans sa parodie de linceul, il a senti qu'il avait commencé à se dépersonnaliser. D'où son besoin de se prouver de nouveau à lui-même. Vivre, c'est aussi et surtout se voir vivre.

Il a certes les mains encore liées, mais qu'importe, puisqu'il peut marcher, et surtout respirer à son aise. Il reste emprisonné, mais la liberté n'est-elle pas relative?

Il gambade de joie dans tous les sens. Il est vrai qu'il n'a pas suffisamment d'espace pour cela, mais l'exiguité de la salle de bains lui est indifférente, n'ayant pas tant besoin de courir que d'exprimer par ses mouvements atrophiés exaltation et euphorie.

Il se souvient de la première prise de fonction importante de sa vie, et surtout de l'effet que lui fit son vaste et somptueux bureau, de haut conseiller dans une firme multinationale. Dès que sa secrétaire particulière qui était venue lui apporter son premier dossier, fut partie, il courut dans tous les sens, comme une abeille aveugle ou une mouche borgne, piquée soudain par quelque folie. Il entendait ainsi célébrer sa nomination. C'était une fête intime où il n'avait invité personne d'autre que lui-même. Seulement, ses mouvements inconsidérés vinrent à l'oreille de sa secrétaire. Celle-ci entendit alors comme un grondement qui ne manqua pas de l'inquiéter. C'est pourquoi, et sans même frapper à la porte, elle entra dans son bureau, pour venir aux nouvelles. Précédée par sa voix, comme un nez énorme, elle lui dit: "Quelque chose ne va pas, Sir Down?". Que ne fut sa stupéfaction devant ce grand enfant qui se démenait sans raison apparente. Elle s'esclaffa; elle gloussa stupidement comme le font savamment les femmes qui n'ont pas plus de matière grise que les poules de leur espèce. Elle s'était infiltrée en intruse et en pique-assiette dans sa cérémonie officielle.

Elle referma la porte en continuant à jacasser dans le couloir.

Pendant des années, il s'en voulait de s'être comporté aussi infantilement, étant convaincu que la nouvelle a fait le tour de la compagnie et que tout le monde à dû en rire à gorges déployées. Y compris son petit chauve de Président, qui doit d'ailleurs faire le pitre derrière son pupitre panoramique, à partir duquel il commande à deux millions d'employés disséminés un peu partout dans le monde.

Une fois calmé, son regard se porte, non sans embarras, sur ses graffiti amoureux désespérés à la gloire de Madeleine, qu'il avait inscrits un peu partout sur les murs de la salle de bains, avec du rouge à lèvres.

Il s'empresse de les effacer avec le manche de sa veste. Il n'a certes pas pu effacer complètement les inscriptions, mais il a réussi tout au moins à les rendre indéchiffrables. S'il avait réfléchi un tant soit peu avant de passer aux actes, il aurait tout simplement fait usage de son mouchoir, qui dort au fond de la poche droite de sa veste.

Mais rassurez-vous, si Henry a effacé le nom de Madeleine sur les murs, il ne l'a pas pour autant évincée de ses pensées.

Il est devenu exigeant depuis qu'il s'était libéré de son piège en toile. Désormais, c'est toute la liberté qu'il désire. Et il aura par la suite tout le temps qu'il faudra, pour penser à Madeleine, ce rêve ambulant des âges perdus.

Il est devenu optimiste, le coquin!

Il se met en devoir de tester la solidité de la cordelette qui entrave ses mains. Il tente de les écarter de toutes ses forces. Il n'y a rien à faire, le noeud est à toute épreuve.

Dans ces conditions, que tenter d'autre? Pas grand-chose, à mon sens.

Un éclair traverse son esprit. Il se dirige vers la porte. Je me demande ce qu'il va entreprendre encore. Défoncer la porte, avec son dos, comme on le fait dans les films policiers? Il n'y pense pas.

Il se baisse et tourne tant bien que mal la poignée avec la bouche.

Miracle! La porte s'entrebaille, après un déclic sommaire quoique strident.

Décidément, il m'a encore battu sur le terrain du savoir-faire!

Il est tellement heureux qu'il en a des spasmes au ventre!

Il a évidemment une envie irrésistible de s'enfuir avec sa famille, qu'il aura récupérée au préalable, de ce lieu maudit et enchanteur tout à la fois.

Il referme la porte de l'intérieur et prend un temps de réflexion. Il a raison de marquer cette pause, car si des sbires sont postés à proximité, il n'aura aucune chance de s'évader; d'autant qu'il n'a aucune expérience dans le domaine du combat à mains nues.

But last and not least, dans le cas où le champ est entièrement libre, il n'aurait plus aucune chance de revoir Madeleine, s'il quittait le club de vacances.

Il repense à un vieux sujet de méditation qui l'aura accompagné toute sa vie, celui de la problématique du départ et du voyage. Il se souvient qu'à chaque fois, en général à l'automne, qu'il quittait les siens, et surtout sa mère-qui ne cessait de pleurer à chaudes larmes, en se déchirant ses cheveux, aussi bien au moment des adieux que bien des jours plus tard-pour retourner à Genève, en vue d'y reprendre le cours de ses études supérieures, il était toujours saisi par cette idée du départ, sur laquelle il développait des observations, souvent contradictoires. Il était notamment confronté à ce dilemme: d'une part, il y avait cette déchirure qui faisait qu'en un laps de temps infinitésimal, il fût engagé dans le voyage. Et d'autre part, il y avait cette permanence en lui-même de tout ce qu'il quittait, espace comme êtres.

Pendant des années, Henry notait sur des papiers épars des esquisses d'aphorismes sur le caractère illusoire du départ. Il pourrait en produire des centaines.

Je n'ajouterais pas foi à l'extrême majorité d'entre eux. Je ne pourrais tout de même pas le suivre jusque dans sa conviction que le voyage n'est après tout qu'une déchéance du départ.

Par moments, je me surprenais à en écrire certains moi-même. J'obtenais de petits textes de ce genre:

-Si le voyage ne nous transfigure pas, c'est qu'il n'existe pas.

-Parfois, on ne voyage que du bout du départ.

Je vous vois d'ici, chers lecteurs ennemis, faire la moue en notant au passage que je n'ai pas le droit de profiter du livre de Henry Down, pour placer quelques uns de mes aphorismes dont aucune revue ne veut.

Je m'élève de toutes mes forces contre cette critique acerbe car j'ai bien le droit de temps en temps de dire ce que je pense.

Quoi qu'il en soit, j'éprouve une profonde compassion pour notre Henry, qui est posté derrière la porte de la salle de bains, la tête entre les mains, ne sachant que faire, hésitant entre le besoin effréné de revoir Madeleine, et celui d'assurer sa survie et celle des siens.

On aurait beau lui faire remarquer qu'il est victime de sa propre imagination, il objecterait selon une logique qui lui est toute personnelle, que si Madeleine lui a rendu visite une fois dans la salle de bains, rien ne l'empêchera de recommencer au même endroit. 

Pour ma part, je ne sais absolument pas ce qu'il va décider.

Il colle l'oreille à la porte; longtemps. De manière à pouvoir entendre le moindre bruit. Mais il ne perçoit rien. Il ouvre la porte aussi doucement que possible. Cette fois, il a la conviction que la suite est déserte, et que ses sinistres occupants l'ont quittée définitivement.

Il y règne cette désolation tranquille des chambres d'hotel, qui attendent un nouveau client.

Il convient que ses geôliers se sont peut-être cachés dans les autres suites communiquant avec la sienne; et qui sait s'il ne va pas être pris comme un rat dans un de ces pièges qu'ils lui auront préparé. Et pour en avoir le coeur net, il en ouvre les deux premières.

Il gagne la sortie. Dans le couloir, il n'y a pas âme qui vive. L'atmosphère y est feutrée:elle découragerait tout bruit. C'est à croire que des boucliers invisibles sont tendus en permanence, pour faire taire la moindre velléité de bourdonnement.

Un couple de vieux Japonais en pantalons courts, surgit inopinément du fond du corridor.

L'apparition du couple japonais marque un signal dans l'esprit de Henry:c'est le moment ou jamais de se sentir en sécurité; ses ennemis, éventuellement dissimulés, ne pouvant en effet, le recapturer devant témoins.

Il se trouve bientôt presque face à face avec le couple nippon. Les enfants de l'Empire du soleil levant lui font des courbettes. Comme si de rien n'était. Leur mine ne présente pas le moindre étonnement à la vue de Henry. Celui-ci n'a rien d'anormal, si ce n'est que ses habits sont quelque peu froissés. Mais cette inélégance n'est pas pour les étonner, étant bien placés pour savoir que de longs voyages en avion font perdre aux vêtements leurs plis, et que tout le monde ne partage pas le même souci quant à leur repassage une fois arrivé à l'hotel.

Pour ce qui est de l'odeur de l'urine, ils n'ont pas eu le temps de la sentir.

Plus Henry Down s'avance dans le couloir, et plus il a l'irrépressible impression qu'il réalise sur le moment l'unique voyage consistant qu'il ait jamais effectué de toute sa vie, lui qui ne croit pas aux vertus magiques des départs.

Durant son voyage et surtout son séjour dans le camp de vacances, il a vécu des moments bien difficiles, mais pour la première fois, depuis son arrivée, il sent qu'il se décharge entièrement de lui-même. Ce voyage extraordinaire dans un voyage ordinaire, il ne peut se l'expliquer. Mais m'écouterait-il si je lui chuchotais que son hallucination présente est plus belle que Madeleine elle-même, et plus sublime que l'amour lui-même.

Henry Down reprend encore une fois ses observations quelque peu poétiques, largement baroques et surtout audacieuses: "Lorsque le silence impétueux se calme, ou encore lorsque les tempêtes que compose le silence s'affrontent, tout peut arriver".

A un autre tournant du couloir, il aperçoit un caniche blanc, dont il s'attend à rencontrer le maître d'un moment à l'autre. Or, il ne voit personne. C'est pourquoi il se demande si ce petit chien n'est pas annonciateur encore de surnaturel. Mais il saura sous peu qu'il se trompe.

Dans quelques instants, il ne sera plus en mesure de raconter rigoureusement ce qui lui est arrivé. Il sera aussi démuni que celui qui tente, au réveil, de reconstituer un rêve, à partir des quelques éléments disparates dont il se souvient. Il ne conservera de toute l'affaire que cette espèce d'apparition fugitive de Madeleine.

Mais allez savoir s'il n'établirait pas, pour la millième fois, un lien entre cette réminiscence miraculeuse, ce sont là ses mots à lui, et son incarcération, un peu comme si celle-ci était le prix à payer pour ses retrouvailles avec l'amour-déçu-de sa vie!

Il retrouve sa femme et ses enfants au restaurant, à la table où il les avait laissés. En le voyant revenir, ils ne manifestent pas la moindre surprise.

Bien évidemment, il n'éprouve aucun besoin de raconter à sa femme  ce qu'il vient de vivre, ne l'ayant mise que rarement au courant de ce qui lui arrivait d'essentiel dans l'existence. Et d'ailleurs, aussi curieux que cela puisse paraître, il ne l'a jamais vraiment considérée comme faisant partie de sa famille, à l'instar de ses parents, et de ses frères et soeurs. Et la raison de ce comportement pour le moins paradoxal, il faut la chercher dans son comportement à elle avec lui, qui a été de tout temps aux antipodes de la douceur, de la compréhension et de la complicté. Au plus fort de leurs continuelles disputes, il lui lance à chaque fois à la figure: "Mon pire ennemi, je l'ai à domicile!". Cependant, il juge constamment bon de préciser: "Ce n'est pas moi qui te déteste, mais c'est toi qui me détestes!".

A part les enfants, Henry ne partage rien d'important avec elle, ce qui est naturellement une exception de taille.

Au moment de reprendre place au restaurant, à la table familiale, sa femme le tance, presque à la cantonade: "Où es-tu allé, espèce d'imbécile, où es-tu encore allé te fourrer?. . . tu n'as même pas pris la peine de m'informer où tu vas. . . tu me considères comme une moins que rien. . . et tu me fais attendre comme une inférieure. . . !".

Henry qui ne rate d'habitude aucune occasion pour traiter sa femme de tous les noms de coléoptères volants et non volants, identifiés ou non identifiés, ne lui répond pas dans le cas d'espèce, étant encore sous le charme de son souvenir, finneveux et vamefel, de Madeleine.

Henry sourit à l'idée que Dieu lui réserverait Madeleine comme compagne dans l'au-delà. Là, se dit-il, la femme sera égale à elle-même, si ce n'est qu'elle aura la pureté en plus. Mais sa femme, constatant son sourire un peu niais, est naturellement à cent mille lieux de se douter que son mari pense déjà à la femme qui sera sa camarade d'éternité.

-Tu te moques de moi, par dessus-le marché, lui dit-elle sèchement!

Mais Henry est déjà aux fuviennes minoyantes avec sa Madeleine milarante.

Il la savait extrêmement belle, depuis qu'elle l'a quitté, mais il n'a jamais pu en reconstituer les traits, comme je l'ai noté auparavant; ce qui, est entre nous, une manière bizarre d'aimer une femme, durant des décennies. Mais maintenant qu'elle lui est reparue, fût-ce fugitivement, il est en mesure de se la représenter dans toute sa splendeur mivinoyante.

Henry n'aime pas les femmes de grande taille(l'idiot!), c'est à dire celles, il faut le préciser, qui dépassent les fatidiques cent soixante centimètres. Et d'ailleurs, il n'aura aimé dans toute sa vie, que de petites femmes putulittes, non je voulais dire putulliles. A l'exception, et elle est de taille, de Madeleine qui dépasse ce seuil rédhibitoire d'au moins une dizaine de centimètres. Moyennant quoi, l'amour de Henry pour Madeleine aurait ainsi commencé par une sorte de transgression d'une règle qu'il s'est lui-même fixée. Par l'effet de surprise. Il aurait été pris au dépourvu, en s'attachant à une fille qui n'était pas son genre, du moins pour ce qui est de la taille. Mais il faut ajouter que s'il enfreignait une règle qu'il s'était lui-même imposée, c'est que la fille sortait du commun.

Madeleine est l'harmonie en personne. Elle jouit de cette fausse minceur qui rend les femmes encore plus désirables. Sa silhouette est régulière, sans cette touche aguichante qu'ont les filles de son âge. Elle est d'une indéniable pudeur. Ce qui est admirable pour une Occidentale. Elle ne cherche pas à montrer ses rondeurs, ces vagues si magnifiquement figées parfois. Elle se veut femme-danse effacée. Cela tient à son caractère discret et réservé.

Elle est d'une classe certaine, qu'on ne découvre chez elle que peu à peu. 

Elle respire la maturité et le sérieux, qui tranchent avec la légèreté patente de toutes les filles qu'il avait connues jusque-là. En prise directe sur la vie, elle n'est pas dénuée de gravité. Mais sans présenter le moindre signe d'abattement. Cependant, elle semble touchée, ne serait-ce que philosophiquement, par un certain sentiment tragique de la vie.

Cache-elle un secret douloureux? Ce n'est pas impossible.

On voit que c'est quelqu'un qui a déjà agité de nombreuses fois sa louche dans la marmite de la vie. On a l'impression qu'elle a tout expérimenté, en dépit de son jeune âge.

Elle n'arbore jamais aucune affectation.

C'est une intellectuelle qui ne porte pas lunettes; et pourtant, elle n'a jamais mis les pieds à l'université.

Elle est brunette et quelque peu blondinette à la fois. Selon les moments, on parierait qu'elle est carrément blanche, ou légèrement brune.

Madeleine, et cet état de fait est rare ches les femmes, ne semble avoir aucune conscience de sa beauté, qu'elle ne cherche d'ailleurs  à rehausser ni par le maquillage, ni par des vêtements recherchés. Elle s'habille de manière impersonnelle, et même terne, mais demeure impeccable dans sa simplicité. Elle ne cultive donc pas sa féminité, mais elle est féminine à l'extrême, ceci expliquant cela:lorsqu'on est féminine à ce point, on n'a nullement besoin d'expédients esthétiques ou d'autres ornementations supplémentaires.

Madeleine, je ne le dirais jamais assez, a un air de famille évident avec la deuxième femme, à partir de la gauche, de la fresque de Botticelli:"Giovanna Degli Albizzi et les vertus cardinales".

Et si l'on cherche bien, elle ressemble aussi à la deuxième nymphe, à partir de la gauche, de la toile du même Botticelli "le Printemps". Elle en a certainement le regard.

Henry ne saurait indiquer qui de son visage ou de son regard est angélique.

Les pieds de Madeleine sont plutôt petits pour sa taille, cette qualité étant pour Henry la marque suprême de la beauté chez la femme. Les Asiatiques ont compris ce phénomène depuis des millénaires.

Après sa réincarnation dans la salle de bains, Henry comprend pourquoi il lui prêtait dans le temps des vertus de nymphe. Avec elle, il n'y a pas un gramme de gangue:elle est Madeleine à l'état pur.

Sa personne ne provoque aucune bousculade entre l'apparence et l'essentiel. Sa magnificence n'est jamais en état d'alerte.

Ses yeux sont d'un marron très légèrement vert. Grands, ils donnent à Henry aisance et confort avec la beauté. Le regard de Madeleine veille au sens des choses. Il est voyage insensible dans la douce nuptialité de l'être.

Ses cheveux sont d'un noir anthracite et son nez est très légèrement aquilin.

Ses pommettes sont un peu saillantes, comme les aime Henry chez la femme.

la rondeur parfaite de son menton et l'ondulation quasi insensible de ses lèvres semblent indiquer qu'elle est une passionnée cachée.

En dépit de ses longues recherches, Henry n'aura pas réussi à établir s'il l'avait connue avant le 20 juillet 1969, jour du débarquement d'Apollo XI sur la lune. Il se mord les doigts de ne lui avoir pas demandé de précision à cet égard, quand elle lui est apparue dans la salle de bains. Mais il aura convenu à maintes reprises qu'au moment où l'humanité découvrait la lune, lui, Henry Down, découvrait Madeleine. Chacun son événement. La conquête de la lune par les hommes constituait pour lui la référence cosmique de son amour pour Madeleine.

La bande de malfrats, et à sa tête, le faux joueur de sumo, n'est plus pour Henry Down qu'un mauvais souvenir. Mais était-ce cher payé pour retrouver la Madeleine de ses amours impérissables?

L'aventure de Henry aura été une équipée dans les labyrinthes de l'oubli. Peut-être que tout ce qui lui est survenu cet an-ci est une sorte de tour mystérieux que lui a joué sa mémoire, et qui ne se produira qu'une fois dans toute l'histoire de l'humanité.

Le rôle de Madeleine dans cette affaire aura été exemplaire:quelle autre femme que Madeleine aurait accepté de le suivre jusqu'à l'oubli?

Et Henry lui-même n'était-il pas resté attaché à Madeleine  jusqu'à l'oubli? N'a-t-il pas continué à l'aimer par voie d'oubli? Ne la revoyait-il plus que dans l'oubli?

Je ne peux terminer ce livre sans me demander si un amour aussi prodigieux que celui de Henry pour Madeleine, et surtout aussi immensément déçu, n'est pas condamné à errer comme un pauvre fantôme, ou encore à devenir une affaire métaphysique.

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