Blue

ironist-lady

Il ressemblait à une immense couverture que l’on aurait jetée et qui découpait en deux les immeubles les plus hauts. Quelle vue pouvait-on bien quand on vivait au-dessus de ce ciel étrange ?

6 :30. Et pas une seconde de plus. 6h30min00s à chaque fois. Il pouvait fermer ses yeux c'était inutile. Le voilà bel et bien réveiller comme toujours à 6h30minutes00s. Il avait beau se concentrer autant qu'il le voulait, impossible de se rappeler une fois où il s'était réveillé à l'heure qu'il le souhaitait. De se rappeler un moment où il avait jeté la couverture sur sa tête, avait fermé les yeux et grappillé quelques minutes de plus de sommeil. Cette scène ne lui était pourtant pas étrangère, il l'avait tellement vu dans ces vieilles vidéos sans relief. Des enfants qui pour une raison, généralement l'envie de ne pas aller à l'école, ou pour une autre refusait de se lever et jeter leur couverture par-dessus la tête ou l'enfonçait sous le coussin pour se rendormir.

Il l'avait pu voir cette situation plusieurs fois en tant que témoin mais ne l'avait jamais vécu. Impossible. Depuis toujours, le sommeil de John avait été soumis à ces règles qui faisaient de ce monde un monde meilleur. Comme celui des autres, il était programmé à la fraction de secondes près par cette petite chose qu'on lui avait mise dès la naissance et qui avait un si grand pouvoir.

Pourtant ce n'était qu'un tout petit fragment de titane implanté derrière son oreille gauche, quasiment invisible, mais qui commandait son cerveau à la perfection. Une fois le message envoyé, ce n'était plus la peine de faire marche arrière. Voilà pourquoi il était à nouveau réveillé à 6h30min00s, comme programmé ces 5 dernières années, dans une pièce complètement sombre.

A regret sachant que c'était peine perdue, il quitta le lit en prenant soin de ne pas gêner Nat. Quelle chance ? Au moins certaines personnes pouvaient dormir un peu plus. Toujours engourdi, il traina son corps jusqu'à la salle de bain les petits néons s'allumant au fur et à mesure de son avancée même s'il n'en avait pas vraiment besoin. Même dans la pénombre il connaissait tellement sa chambre qu'il pouvait faire son chemin les yeux bandés.

Peut-être que la douche aiderait un peu à mettre ses idées en place…comme il tentait, sans succès, de le faire tous les matins. L'eau froide normalement c'était censé aider non ? Visiblement il ne devait pas être normal car dans son cas, cela ne marchait pas. Il savait d'avance que ça ne changerait rien et pourtant il espérait que pour une fois, pour une fois il n'agirait pas comme un robot. Peut-être était-ce sans importance. Après tout, il n'avait pas trop besoin de ses facultés mentales. Il pourrait agir pendant les prochaines minutes comme une machine sans que cela ne soit trop grave. Tout était fait pour. Tout était calculé, prévu.

Comme prévue la douche n'aida pas et il se retrouva quelques minutes après installé et toujours endormi à la table de la cuisine avec son café chaud l'attendant dans son mug préparé automatiquement par la machine à café vieille d'une décennie.

En attendant que son cerveau arrive à se mettre entièrement en route, ce qui pouvait prendre un certain temps, il passa nonchalamment ses doigts à travers les stores de la fenêtre qui donnait sur l'arrière-cour. Malgré la brume, il pouvait voir qu'elle était vide…comme toujours mais ça le rassurait de la voir encore là. D'ici peu, il en était persuadé, quelqu'un viendrait y construire un nouvel immeuble. Un espace vide qui ne sert à personne était un espace perdu qu'il fallait à tout prix rentabiliser. D'ici peu un promoteur viendrait, rachèterait le terrain et un matin, John pourrait dire bonjour à un voisin qui serait tellement proche qu'ils pourraient échanger leur petit déjeuner. En attendant il profitait de la vue.

Il observa la ville qui prenait vie petit à petit. Il se sentit moins seul en voyant les diverses autres fenêtres éclairées des immeubles alentour, les seules preuves d'une vie humaine. Les rues étant encore désertes contrairement au ciel. Levant les yeux, John scruta tous ces points lumineux au milieu de la grisaille. Ces petites lumières qui équipaient les centaines de drones circulant à vive allure passant aisément à travers l'épaisse couche qui stagnait au-dessus de leur tête.

Elle ressemblait à une immense couverture que l'on aurait jetée comme ça sur eux découpant en deux certains immeubles dont la construction n'avait eu aucune limite de hauteur. Les enfants plaisantaient souvent en la comparant à une sorte de barbe à papa, John trouvait qu'elle avait plus l'allure d'une guimauve épaisse. Petit il l'appelait le marshmallow gris, un nom qui avait le don de faire rire son père tandis que sa mère se contenait de lever les yeux au plafond. Peu important, il continuait à l'appeler le marshmallow gris, même si des fois, ce ciel était noir, d'autres d'un gris clair qui se rapprochait du blanc. La couleur avait beau variait selon les jours, sans raison apparente, le gris restait la couleur dominante.

Si lui vivait en dessous du nuage, il y en a, les plus riches d'entre eux, qui vivaient au-dessus. Quelle vue pouvait-on bien avoir là-haut ? Ceux qui habitaient dans la seconde partie des immeubles, au-dessus du ciel, étaient-ils eux aussi plongés dans la pénombre ? Y avait-il une brume ambiante ? A quoi ressemblait l'air ? Ces questions l'obsédaient depuis sa plus tendre enfance et il n'avait toujours pas trouvé les réponses.

Ceux qui avaient la chance de pouvoir les piloter ne parler jamais de ce qu'il y avait au-dessus du nuage, de ce qu'il voyait. Quant à ceux qui y vivaient, John n'en avait pour l'instant pas croisé. Aucun ne voyait l'intérêt de venir…en bas. Une rumeur disait que c'était par mesure de sécurité pour la santé qu'une fois en haut, il était impossible de revenir en bas. Le corps s'était habitué à des conditions de vie trop extrêmes et le ramener à la normale provoquerait de graves séquelles. Pourtant il espérait savoir ce qu'il y avait au-delà, comment ils vivaient. Ici-bas, tous avaient deux solutions passer par les souterrains ou prendre les transports en commun puisque la circulation privée avait été restreint.

Le mur face à lui le sortit de ses pensées quand il s'alluma, la partie du milieu se transformant en un rectangle au bond arrondi. Sur l'écran, le visage familier de la présentatrice du ministère de l'information apparu. Son sourire parfaitement en place.

« Bonjour secteur 10. A 5h ce matin, l'Avenue W a été en proie à une nouvelle inondation. Toute la zone souterraine est entièrement immergée et impraticable jusqu'à nouvel ordre. Les autorités conseillent donc à tous d'emprunter le tramway aérien. Ceux d'entre vous qui souhaiteraient passer par les rues en extérieure de nouvelles indications quant aux réglages de vos masques vous ont été envoyées. »

‘Génial,' pensa John. Il avait horreur de faire ces modifications constantes. Maintenant il fallait changer ces foutus niveaux trois fois par jour. ‘Pourquoi vous avez pas installé le réglage automatique dans la dernière mise à jour ?'

Il continua à écouter les informations le temps de finir son café qu'il tenta d'avaler malgré son goût affreux. Il ignorait qui avait imaginé cette recette mais soit il avait un sérieux problème de palais, soit il avait une légère tendance sadique.

Dans le lit, Nat n'avait pas bougé d'un centimètre. Sa tête bien posée sur le coussin, la bouche légèrement ouverte et le drap descendant jusque dans le milieu de son dos nu qui se soulevait à chaque respiration. A cette vue, John sentit sa frustration grandit. Il aurait aimé rester avec lui, trainer au lit un petit moment mais, à son grand désespoir, ils n'avaient pas les mêmes horaires. Ça lui manquait les matinées ensemble. John aurait aimé être comme lui, calme et posé. Nat ne s'énervait jamais. Optimiste, il prenait les choses comme elle venait. S'ils ne pouvaient pas passer leurs matinées dans la semaine ensemble, ils avaient au moins les week-ends. Il prenait tout bien même la mauvaise humeur de son fiancé. Il s'en moquait avec un humour frôlant parfois l'insolence.

Avec un petit sourire, John déposa un baiser sur l'épaule de son compagnon avant de se lever pour affronter cette nouvelle journée, la même que hier et avant-hier et avant avant-hier. Au passage il récupéra son casque dans le placard et commença à le régler selon les derniers paramètres requis.

Il fallait tout changer : la netteté de la visière, le niveau d'oxygène, le filtrage du CO2, la température, l'alimentation, la mise en veille. Tout ! L'homme qui avait inventé ces engins devait être de la même famille que l'inventeur de la recette du café dans leur machine. Nat était largement plus doué que lui pour tout ce qui touchait à la technologie et généralement c'était lui qui se chargeait des mises à jour. S'il pouvait s'en passer, John aurait cessé de le porter depuis un moment mais sans lui impossible de respirer à l'extérieur.

Il n'avait même pas fait la moitié des réglages quand il arriva à l'entrée de son immeuble. Pourquoi aujourd'hui ? Pensa-t-il alors qu'il continuait à se battre avec cet engin maudit. Ses doigts pianotaient sur l'écran tactile de la visière en suivant tout ce que la nouvelle circulaire ordonnait.

Quelques minutes plus tard, il avançait d'un pas rapide sur le bitume chaud de la rue, son casque enfoncé tout autour de sa tête comme un cosmonaute. Devant lui, l'écran de la visière le guidait et lui indiquer la route qu'il devait prendre pour se rendre à son travail. Même s'il la connaissait pas cœur…du moins il la connaissait quand il passait par les souterrains. A l'extérieur c'était différent. La légère brume environnante rendait la circulation un peu compliquée pour les rares fous qui préféraient éviter le tramway aérien, ou qui, comme John, n'avait pas assez d'argent pour prendre un abonnement. Ça avait beau être le moyen le plus rapide et le plus performant d'après les autorités, cela n'en restait pas un moyen de transport très onéreux. Une mesure prise pour permettre son accès aux gens de bonnes conditions sociales.

Ironique quand on considérait ce qu'était une « bonne condition sociale » dans ce bas monde.

Il avançait au pas de sa musique favorite diffusée par les écouteurs dans ses oreilles. Elle couvrait le bruit étourdissant des divers objets volants au-dessus de leurs têtes, leurs vrombissements incessants. Le bruit était si important qu'à la création des casques, une nouvelle option avait été ajoutée pour éviter les acouphènes. Il ne put pourtant pas s'empêcher de sourire en repensant combien ces bruits exaspéraient son grand-père. Et à chaque fois cela se terminait par une de ses histoires. Ses souvenirs de lui sortant dans une rue sans casque avec un ciel soit disant bleu et vide…et puis le jour de ses 4 ans il avait remarqué ces petits points noirs. Une dizaine puis une centaine et quasiment 2 ans plus tard ils étaient des milliers. C'était il y a plus de 100 ans en 2015 ou 2016. John ne savait plus.

« Ce sont des histoires de personnes âgées, » plaisantait sa mère. « Ils ont l'impression que le monde était différent et meilleur quand ils avaient notre âge. Et ils finissent par inventer des choses. »

Et pourtant, au fond de lui il avait une drôle d'impression. Et s'il disait vrai ? Et si ce que son grand-père lui racontait depuis tout petit était la vérité ? Il y avait tellement de zones d'ombre. Il n'était pas le seul à penser que ce ciel n'était pas naturel, qu'il n'était pas définitif. Un jour ou un autre il disparaitrait. Il devait y avoir un moyen. Des dizaines d'ouvrages avaient été écrits à ce sujet, des centaines d'articles. Il s'en souvenait pour les avoir vu dans les bibliothèques avant qu'elles ne disparaissent.

A l'époque, il était trop jeune pour les comprendre mais il avait une mémoire visuelle importante et s'en rappelait. Il se souvenait des couvertures, des titres et des noms des auteurs. Cela lui avait pris un moment mais il avait fini par les retrouver d'une façon loin d'être légale. Tous disaient la même chose.

L'homme avait créé ce ciel. L'originel était, d'après les descriptions et photos présentes dans ces divers manuels, bleu. D'un bleu absolument envoûtant comme le lui avait expliqué son grand-père. Il n'avait peut-être pas menti. Sauf d'après le gouvernement qui s'était empressé de publier des milliers d'articles, d'études et de rapports contrecarrant toutes les anciennes théories. Il régnait un sentiment d'incertitude et de peur parmi tous ceux qui osaient en parler.

Perdu dans ses pensées et toutes ses théories, il ne remarqua pas que le volume de sa musique baissait doucement. La voix du chanteur s'estompait pour finalement disparaitre tout d'un coup. Il marcha un petit moment avant de remarquer une petite lumière rouge clignotant dans un coin de la visière. Rapidement, il entendit un sifflement aigu suivi par la sensation d'avoir un bouchon dans ses oreilles. Le symptôme typique d'adaptation aux bruits extérieurs. John s'arrêta net, commençant à ressentir un violent mal de tête.

Incapable d'avancer correctement, il s'adossa contre le mur d'un immeuble où il ferma les yeux quelques secondes en espérant qu'il passe. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait. Le plus souvent ce type de problème survenait quand il rentrait à son appartement après une longue journée derrière son écran.

« Note à moi-même, » dit-il à voix haute « penser à acheter le modèle au-dessus même s'il doit me ruiner. » Ce n'était qu'un bug temporaire certainement dû aux derniers changements et d'ici peu la musique se remettrait en route….du moins il l'espérait. Il pouvait s'estimer heureux qu'il ne s'agisse que de la musique. Certaines personnes avaient eu des bugs avec le système à oxygène et s'était retrouvé à court en plein milieu de la rue, incapable de respirer.

Alors qu'il commençait à perdre espoir et s'apprêtait à reprendre la route, un bruit étrange attira son attention. On aurait dit comme une petite explosion. Au départ, il se dit que ce n'était que dans sa tête, une sorte de réaction suite à l'exposition aux bruits extérieurs jusqu'à ce qu'il remarqua une chose étrange dans la brume. Le bruit se rapprocha et soudain, il le vit.

Un drone. Il tombait à vive allure, fendant l'air jusqu'à la route.

‘Une de ses ailes devait être en panne,' pensa John

Soudain il remarqua une lueur sur le côté droit. Le drone était en feu certainement dû à un court-circuit. Malheureusement ce genre d'incident était loin d'être rare. Pire, ils étaient de plus en plus fréquents surtout avec l'augmentation du trafic. Pourquoi fallait-il toujours, dès qu'une chose était stable et sûre, tenter d'aller encore plus loin. Puisque le contrôle aérien semblait maîtriser, les autorités avaient fait des concessions et autorisés la circulation de plus d'engins. A ce nombre grandissant, il fallait rajouter tous les tests de vols de nouveaux prototypes. Résultat ? De plus en plus, les drones se percutaient entre eux et très souvent la rue devenait un cimetière de ces engins. La population ne risquait rien puisqu'elle passait par les souterrains où l'air y était plus acceptable et que, de ce fait, les masques consommaient moins. Enfin, ça c'était quand les souterrains étaient utilisables et pas inondés 4 fois par semaine. La montée des eaux devenait, comme le ciel, ingérable.

John commença à avancer quand un détail attira son attention. La plupart du temps. Normalement il aurait dû y avoir deux drones. S'ils s'étaient percutés, les deux auraient dû tomber. Or, il n'y en avait qu'un. Le drone venait de s'écraser seul. Où pouvait bien être le second ? La curiosité prit le dessus et qu'il se retrouva à traverser la brume.

C'est alors qu'il remarqua une petite boule bleue juste à côté. Plus il approchait, plus il la vit distinctement. Elle n'était pas en métal, ni en plastique mais recouverte d'un pelage…et elle bougeait. Une boule qui bougeait doucement. Il ne lui fallut que quelques secondes pour comprendre que, devant lui, se tenait ce qu'il prenait pour une légende : un oiseau.

*

Situé dans le très huppé secteur 9, le Callaway building était un modèle de réussite et de modernité architectural à l'image de son fondateur. A tout juste 20 ans, Mr Callaway était un petit génie de l'informatique. La technologie n'avait aucun secret. C'est pourquoi rapidement au lieu de suivre comme beaucoup les voix tentantes de la communication, il s'était tourné vers l'aviation. Il avait développé un système de gestion du trafic exceptionnel réputé et envié dans le monde entier. Dès le début des années 2000, ils avaient senti que le public voudrait aller toujours plus haut et à leur guise.

Dès 2015, lorsque le trafic aérien avait été ouvert aux drones personne n'avait prévu qu'en peu de temps tout cela deviendrait un enfer. Le succès serait tel qu'il vaudrait faire face au surplus de ces petits engins volants. Jusqu'à ce que Callaway mette en avant son système et propose une série de loi et de règles. « Le ciel sont nos routes d'hier, » déclarait-il.

Les diverses associations écologiques l'avaient prédit. A force de mettre de plus en plus d'engins avec du carburant en circulation, la pollution n'avait cessé de grandir. Et encore ils n'avaient pas prévu un nombre si important de vols illégaux. Non seulement les entreprises mais aussi le public avaient envie d'être présent et d'avoir sa part du gâteau. Le marché noir des drones avait vite grimpé, les gens se ruaient pour avoir le leur et s'amuser à le faire marcher, à s'envoyer des messages, des objets.

Les gouvernements avaient passé des lois pour tout contrôler mais la cupidité était compliquée à maintenir. Malgré l'illégalité, beaucoup enfreignait la loi et mettait en circulation leurs propres drones. Les voitures volantes par la suite étaient arrivées et avaient accentué le problème. Drone, transport en commun, voiture volante…la machine s'était emballée. Et puis le brouillard était arrivé. La pollution avait créé cette couche de nuage et de fumée qui était devenu le ciel.

Plus de 100 après, Callaway restait l'entreprise la plus performante dans le domaine. Cela faisait 5 ans que John y travaillait au pôle technique. Son rôle était justement de veiller au bon fonctionnement de ces engins et de faire face en cas d'accident. Mais ce matin-là, impossible d'y penser comme il aurait dû le faire. Alors que son esprit aurait dû se concentrer sur les itinéraires de chacune de ses machines, il se focalisait sur cette petite chose emmitouflée dans la poche interne de son manteau.

C'était une erreur, une terrible erreur, pensait-il en faisant la queue pour rentrer dans l'immeuble. Qu'allait-il bien pouvoir faire de lui ? Comment allait-il passer la sécurité ? Au moment de passer par le scan, il enclencherait probablement toutes les alarmes : « Objet non identifié ». Il se ferait convoqué par la direction, serait licencié, interrogé par la police. Nathaniel serait seul pour payer le loyer qu'ils avaient déjà du mal à régler avec leurs deux salaires.

Peut-être était-il encore le temps de s'enfuir? Faire demi-tour, laisser dehors cette chose comme il aurait dû le faire dès le départ. Il inspira profondément prêt à partir mais ses pieds ne suivaient pas, ils continuaient à le conduire plus près de la sécurité. Quelques mètres….puis quelques centimètres. Ses mains tremblaient alors qu'il retirait son casque et le posa sur le tapis à côté. Ça y est c'était la fin. Il passa sous les portiques et….rien.

Pas un bruit. Il passa normalement sans rien déclencher.

« Hey le dormeur, tu bouges, » râla l'homme derrière lui.

Tellement pris au dépourvu, John ne s'était pas rendu compte qu'il avait simplement cessé d'avancer. L'agent de la sécurité le réprimanda, lui redonnant violemment son casque. Son cœur s'arrêta de battre une fraction de seconde. Il bégaya un « excusez-moi » assez inutile et se dirigea vers les ascenseurs.

Mais une fois encore ses pieds décidèrent de suivre un autre chemin. Il passa devant la queue des ascenseurs et continua sa route l'autre bout du bâtiment. Inconsciemment, il se mit à traverser un long couloir sombre qu'il connaissait très bien. Il prit une série de petits escaliers, poussa quelques portes et arriva à la salle des archives abandonnée. En construction, elle allait être bientôt transformée en une immense salle de vidéo-surveillance puisque tous les documents papiers avaient été numérisés depuis longtemps. Ce lieu n'avait plus rien d'utile. Sauf pour John qui avait pris l'habitude de s'y réfugier pour se détendre dans un coin un peu caché et loin de l'entrée.

Il s'y installa comme toujours, défit son blouson et sortit de la poche l'oiseau bleu qui s'y était endormi heureux d'être à l'abri. Le déposant dessus, John l'observa un moment. Il était apparemment très jeune, âgé de seulement quelques semaines, et il était blessé. Son plumage bleu portait des traces rouges et il lui manquait des ailes. John se sentait impuissant et inutile. La seule chose qu'il trouva à faire fut de le nourrir. Heureusement qu'il avait un morceau de pain et une bouteille d'eau.

L'oiseau se jeta, autant qu'il le put, sur cette maigre pitance avec joie sous le regard fasciné de son protecteur. « Fascinant, » murmura John. Il n'en avait jamais vu hormis dans des livres interdits depuis plusieurs décennies mais que ses grands-parents et puis ses parents avaient gardé bien à l'abri. « Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? »

Pas de réponse. L'oisillon se contenta de manger rapidement jetant des coups d'œil vers John. « Va doucement, on est rationné ici. Cette eau c'est tout ce que j'ai pour la journée. » Mais l'animal n'écouta pas et continua son repas.

*

Si elle avait pu, elle lui aurait arraché la tête mais visiblement il ne devait pas en avoir. Elizabeth ne pouvait pas croire qu'il ratait son travail sans même avoir fourni une explication. Pire encore quand elle avait appris qu'il n'était pas chez lui. « Si il est encore dans cette maudite salle d'archives, » pensa t'elle en traversant le couloir. Oui s'il y était, elle allait lui faire son affaire.

Au loin, John l'entendit pousser les doubles portes battantes avec fracas et se dépêcha de cacher sa découverte en la recouvrant par son blouson.

« John, je te jure que si tu es là tu vas passer un sale quart d'heure. » Il ne répondit pas, soulagé d'entendre cette voix et pas une autre. « Sérieusement tu manques ton travail tu es fou. JOHN ! »

« Chut Eli.»

En quelques secondes, la jeune femme se tenait devant lui, les bras croisés. Si ces yeux étaient une arme, John savait qu'il serait mort depuis un moment.

« Tu veux te faire virer ou quoi ?! »

« Ne hurles pas. Tu vas lui faire peur. »

« De quoi tu parles ? Et pourquoi tu es assis par terre ? Tu sais que tu n'as pas le droit d'être là, la salle est...»

« …condamnée, je sais. Justement personne ne viendra. » Il prit une profonde inspiration « il s'est passé un truc aujourd'hui, un truc… Eli…je suis complètement perdu. »

« C'est à cause de Nathaniel ? Écoutes moi bien, vu ton caractère de cochon tu ne trouveras jamais mieux. Tu es tombé sur une perle alors mon conseil : il a raison, tu as tort. Peu importe ce qu'il a fait ou dit, tu t'excuses. Compris?»

« Compris. Mais ce n'est pas à cause de Nathaniel. »

Il leva les yeux pour la regarder pour la première fois depuis qu'elle était arrivée. Ses sourcils froncés en signe d'énervement ne changeaient rien à la douceur de son visage et de son regard qu'il connaissait par cœur depuis toutes ses années. Elizabeth était sa meilleure amie depuis leur plus tendre enfance. Elle était comme sa sœur. La confiance qu'ils avaient l'un envers l'autre était indescriptible et rendait les autres hommes jaloux. Elizabeth était une femme magnifique, la plus belle que John avait rencontrée. Ils se protégeaient mutuellement. Ils partageaient tout. Ils se disaient tout. Ils étaient inséparables.

Preuve en était qu'ils avaient réussis à trouver un travail dans la même compagnie, à des postes différents, mais ensemble. John ne pouvait rien lui cacher sans échanger un mot, ils se comprenaient. Comme aujourd'hui. Elle était la seule à connaître sa petite cachette et à savoir où le trouver.

La jeune femme comprit immédiatement lorsqu'elle l'avait vu assis par terre que quelque chose n'allait pas. Il avait beau être rêveur, John était un travailleur consciencieux qui n'était jamais en retard. Le simple fait qu'il ne soit pas à son poste ce matin, en 5 années de travail ici, lui avait mis la puce à l'oreille.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » Demanda-t'elle en s'asseyant face à lui avant que son regard ne tombe sur le blouson en boule au milieu d'eux.

« Il y a quoi dedans ? »

John sourit. « La chose la plus incroyable que j'ai jamais vu. Tu te souviens tous ces incidents avec les drones, tu me disais que vous n'arriviez pas à trouver ce qui causait ces chutes. »

Doucement il souleva le vêtement, dévoilant le petit oisillon qu'il avait recouvert rapidement à l'arrivée de son amie. Libre mais toujours assez faible, il émit un léger gazouillis tout en regardant autour de lui.

« Je l'ai trouvé ce matin. Il percuté un drone. »

« Le S3742. »

« Tu as noté l'incident ? »

« Oui, j'ai commencé plus tôt aujourd'hui. Tu y étais ? »

« Je marchais quand le drone est tombé et il se tenait juste à quelques mètres. Personne d'autre ne l'a vu, » ajouta t'il en voyant le regard inquiet de son amie. « Je l'ai immédiatement récupéré et caché dans mon manteau jusqu'ici. »

Elizabeth attrapa un morceau de pain qu'elle émietta avant de l'offrir à l'oiseau. « Il est magnifique. »

« Il s'appelle Blue. »

« Tu lui as donné un nom ? » se moqua-t-elle.

« Tu préfères l'appeler le piaf ? »

Ils échangèrent un sourire complice. Instinctivement, elle se mit à caresser Blue, sentant sous ses doigts les plumes douces et fines de l'animal Il ne bougea pas acceptant volontiers la sensation. Elizabeth était fascinée par lui. Son petit bec, son menton blanc, son ventre jaune, ses ailes bleues. Il était absolument sublime bien loin de tout ceux qu'ils avaient imaginé enfants.

Elle toucha doucement son menton, puis remonta pour effleurer son bec puis le haut de sa tête. Son doigt suivi le long de sa colonne vertébrale et ensuite elle remarqua les traces rouges. Il était blessé quelque part. Délicatement elle souleva son aile et pu voir qu'il était sacrément touché. Une partie des plumes avaient été arrachés lors de la collision. Elle avait mal pour lui. John suivit son regard sur l'aile disloquée du petit animal.

« Le pauvre je ne savais pas quoi faire pour le soigner. »

« Tu pourrais demander à Nat. »

« Nat est médecin pour les humains. »

« C'est pareil. Il soigne les blessures. »

« Et il me tuera ou me fera dormir dans le canapé, »

« Comme si tu ne savais pas que ça allait arriver en sauvant cette petite chose. »

Mince ! Il détestait vraiment quand elle lui prouvait qu'elle le connaissait mieux que lui. Ils avaient beau en rire, la réalité reprit le dessus. Il devait lui dire l'entière vérité.

« Eli….il n'avait pas de masque, » murmura-t-il.

La main de la jeune femme se stoppa immédiatement, un léger tremblement visible. Leurs regards se croisèrent et il put lire dans ses yeux qu'elle comprenait petit à petit. Ces simples mots voulaient tout dire. Elle resta silencieuse et préféra continuer à nourrir l'animal. Ce jour devait arriver.

« Je ne peux pas Eli. Ne me demandes pas de rester à ne rien faire. »

« Tu risques gros. Personne n'est allé au-delà sans autorisation et jamais ils ne t'en donneront. »

« J'irais sans. »

« John…. »

« Ecoutes, tu le sais aussi bien que moi. Il y a autre chose au-dessus bien loin de tout ce qu'on nous raconte depuis toujours. »

« C'est ce que tu crois. »

« Je le sens. Il y a autre chose, un second ciel comme celui que l'on voit dans ces livres. »

« Ouais ceux qui sont interdits, je te le rappelle. Je te signale que s'ils le sont c'est pour une bonne raison. Je n'arrive pas à croire que tu continues à les lire. »

« Mais ces livres sont là, ils existent et tous montrent un ciel immense et bleu avec un soleil magnifique qui illumine tout. Pas d'éclairages artificiels, pas de brouillard et pas une immense couche de nuages foncés constamment présente, les seuls fois où il y a des nuages c'est quand il pleut. La pluie Eli, de l'eau qui tombe sur les gens jamais on n'a connu ça. A part ça, il n'y a rien. Pas un seul drone. Aucun. Les seules choses volantes présentes ce sont les oiseaux. » Il baissa la tête vers l'animal qu'elle caressait encore.

« Les livres sont faits à base de fiction… »

« …les romans oui mais ces livres que tu as trouvé. Ce n'était pas de la fiction c'était de la science. Les vrais oiseaux ont existé, ils existent encore. Ce ne sont pas des machines mais des créatures belles et biens vivantes qui volent dans le ciel. Qui ont besoin d'oxygène. Ça fait longtemps que je le sens, il y a trop d'éléments qui me confirment que j'ai raison. Il y a un second ciel au-dessus des nuages. »

« Mais tu n'as aucune preuve. »

« Et Blue ? Il n'avait pas de masque, ce qui veut dire qu'il n'était pas dans notre zone sinon il n'aurait jamais survécu à découvert et surtout il a percuté ce drone… ce qui veut dire qu'il était à leur niveau…au-dessus. »

« John… »

« Eli, combien d'accidents vous avez recensé ces derniers temps que vous n'arrivez pas à m'expliquer ? Et la semaine dernière, cet accident qu'il y a eu : un seul drone. Tu n'en as repéré qu'un alors que sur le rapport final comme par hasard un 2ème a fait son apparition alors que tu ne l'as pas recensé. Tu me l'as dit toi-même, il n'y en avait pas de second. »

« J'ai peut être fait une erreur. » Ils se regardèrent un long moment. « Ok…imaginons deux secondes que ce que tu dis est vrai. Ça voudrait dire que Blue n'est pas le premier. »

« Ça veut dire qu'on nous a menti. Il y a un deuxième ciel au-dessus qui est plus vivable que le nôtre. »

« Ou pas. Peut-être que les animaux peuvent y survivre et c'est pour ça qu'on en a jamais vu ici. »

« Si c'est vraiment mieux ici-bas, pourquoi les plus puissants n'y vivent pas ? Je veux le voir. Et toi aussi tu en as envie. »

Elle détestait quand il faisait ça, quand il arrivait à se souvenir des détails de sa vie qu'elle faisait semblant d'oublier. Oui elle avait aussi envie de savoir ce qu'il y avait au-dessus de leur ciel. Maudit John. C'était lui qui l'avait mise dans cette situation. Depuis tout petit il lui racontait des histoires, partageait ses rêves avec elle, lui exposait toutes ces théories. 30 ans qu'elle l'écoutait avec attention sans se rendre compte que petit à petit il avait semé dans sa tête une petite graine de curiosité. Ils se l'étaient promis enfant, si un jour ils devaient franchir le ciel c'était ensemble.

« Peut-être. »

« Peut-être ? »

« Ok j'en ai terriblement envie. Mais c'est de la folie, c'est impossible. »

« Ou pas. »

Elizabeth inspira profondément son regard ne quitta pas une seule fois Blue qu'elle continuait de caresser. John sourit doucement. Même si elle avait la tête baissée, son silence voulait tout dire. Il la connaissait par cœur.

~~~FIN~~~


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