Le Festin Cru
lauriannem
« Mais ce n’est qu’un gamin ! »
Tous les regards se tournèrent vers moi et le sien, en particulier, me fixa froidement. Je rougis, bafouillais quelques mots d’excuse. Un sourire passa sur ses lèvres, d’indulgence ou de moquerie ? Un instant, je crus qu’il allait me jeter dehors et j’attendis, comme une mauvaise élève attend de savoir à quelle sauce elle va être mangée quand vient l’heure de la punition. Il détourna son regard et prit la parole. J’étais quasiment sûre qu’il n’en avait pas fini avec moi. Son sourire carnassier m’avait perturbée. Un sourire sans âge. Sans âme… Allons, tu divagues ! Profite de la soirée.
L'invitation avait été déposée sur mon lieu de travail. Sur celle-ci figurait mon nom suivi de mon titre professionnel « Rédactrice en chef ». J’avais été intriguée par l’endroit où avait lieu ce vernissage : la galerie des Jésuites. Attenante à la Bibliothèque des Jésuites de Valenciennes, la galerie avait été créée dans un style typiquement XVIIIème et j’avais très envie de la visiter.
Lorsque j’étais arrivée, j’avais été accueillie par un homme d’une cinquantaine d’années, un certain Steve Harrington. Il me fournit une étiquette à porter sur la poitrine mentionnant uniquement mon titre professionnel. Par ailleurs, il me demanda de ne me présenter aux autres que sous mon titre. Pas de prénom, ni de nom, ni de surnom. C’était essentiel pour l’œuvre de l’artiste. J’étais réticente… mais je ne voulus pas paraitre impolie alors j’obéis. Je découvris rapidement qu’il était le propriétaire de la galerie. Alors que je lui parlais, il détournait le regard dès qu’un éclat de voix se faisait entendre parmi les « élites » présentes, envieux. Je le laissais s’éloigner pour me « permettre de profiter de l’endroit ».
L’invitation n’avait pas menti, nous étions peu à cette soirée, une dizaine. J’observais la pièce dans laquelle je me trouvais. En dehors d’un buffet, il n’y avait rien. Rien d’autre qu’une splendide baie vitrée donnant sur une véranda fermée et un jardin. Je cherchais les œuvres, je ne les trouvais pas. Est-ce que j’avais manqué quelque chose ? Je me rapprochais discrètement de quelques personnes qui s’étaient regroupées autour de Steve Harrington.
- Et toi alors, Mademoiselle… - il regarda mon badge – rédactrice en chef ! Qu'en penses-tu ? Est-ce que cette pièce EST l’œuvre d’art ou ce n’est qu’un avant-goût ?
Je n’étais donc pas la seule à m’être interrogée. Je regardais l’homme qui m’avait posé la question. La trentaine, plutôt beau mais un peu trop petit à mon goût, il attendait ma réponse :
- Et pourquoi pas une plaisanterie ?
Tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Trop tard. Il éclata de rire :
- Ces rédacteurs en chef, ils ont tellement d’imagination ! Je vais vous dire, nous sommes tous brillants. Rédactrice en chef, chirurgienne, ingénieur, chef d’entreprise… Peut-être que notre réussite est une œuvre d’art à part entière.
- Ou alors, c’est une réinvention de l’art, une volonté de sortir des étiquettes, des concepts. Vous n’êtes pas d’accord ?
Ce groupe d’individus ne se connaissaient visiblement pas et pourtant, chacun interagissait et évoluait en fonction du groupe. Aucune dissonance. Le chef d’entreprise menait la danse, valorisé par la chirurgienne. Steve avait adopté une attitude aussi docile que celle de l’ingénieur. Je décidais de me diriger vers le buffet. Tout semblait si bon que j’avais eu envie de tout goûter depuis que j’étais entrée dans la pièce.
Un couple m'intercepta. Je les avais vus discuter plus tôt avec deux autres invités, la femme ponctuant ses phrases de rires bruyants.
- Je suis architecte et ma femme… eh bien, c’est ma femme. Et vous ?
- Rédactrice en chef.
Je m’approchais discrètement et leur murmurait :
- Mais mon prénom, c’est Sera.
Après une légère hésitation, il me répondit :
- Et moi, Théophile. Ma femme s’appelle Charlyne.
Alors qu'elle se donnait en spectacle auparavant, elle était maintenant d’une élégance parfaite. Son mari m’impressionnait, il semblait à l’aise et pourtant, légèrement en décalage avec les autres invités. Passionnée par notre discussion, je n’arrêtais pas de me resservir en cocktails si bien que je finis par avoir très chaud. Je devais avoir forcé un peu sur le cocktail, j’avais une légère migraine.
Il choisit ce moment pour entrer dans la salle. Mais c’est un gamin ! Je l’avais dit trop haut mais je le pensais toujours : il avait l’air de sortir du collège. Un visage angélique, un costume qui semblait bien trop grand pour lui. Le seul invité qui ne cadrait pas avec le tableau que nous offrions. L’artiste.