Diner Mortel
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- Bonsoir Céline !
- Bonsoir Marie-Agnès ! ô mais c’est beau. Spacieux. Très spacieux ! Je te félicite ! Récupérer tout cet espace pour faire connaître des artistes de talent, c’est une très belle consécration !
- Merci chère sœur…
- De rien ! Faut bien que je te fasse des compliments, histoire de te décoincer un peu !
- Merci. Mais tu vois, là, je suis super stressée alors tes compliments, je les prends mais je les savourerai demain, quand tout sera bouclé et que le chiffre des ventes sera ultra satisfaisant.
- Ah les ventes ! Il est où Anthony au fait ?
- Il se prépare. Il veut nous mettre en bouche avant de se dévoiler. Alors je te conseille de te diriger vers le buffet et de patienter comme les autres !
- Quoi ? Tu veux que moi, je me mélange avec la faune branchée de New York ?
- Oui ! Allé, file ! je dois accueillir Madame la Maire.
- Pfff…
M’échappant à pas joyeux de l’entrée de la galerie Mery&Foch, j’exécute quelques entrechats pour me placer au centre de l’immense pièce destinée à dévoiler les œuvres d’Anthony Freeze, artiste décalé pris par la postérité grâce a son cher papa milliardaire. Un peu cynique sur les bords en cette soirée huppée, moi, la jeune auteure un poil déprimée par ma dernière déception amoureuse présente dans la salle, je me dirige sans entrain vers les grands pontes de la ville et le festin qu’ils encerclent de leurs corps endimanchés de queues de pie ou de robes à volants.
Telle une table digne de la royauté, le buffet préparé avec soin par le traiteur Simon Bonval semble très apprécié. Les plats emplis d’amuse-bouche, de brochettes de fruits caramélisés et de mélanges sucré-salés, se font dévorer. Chacun en reprend allégrement et c’est avec amertume que je ne peux me régaler moi aussi. Une boule se creuse dans mon estomac, m’empêchant de manger quoi que ce soit. IL est là. Sa nouvelle conquête aussi. Filiforme, le sourire agaçant et l’œil amoureux, tout pour m’énerver. Chassant leur vision, je me rapproche d’Arthur. Lui saura me dire des mots doux…
Tendrement, Arthur l’Epine m’incorpore à son groupe. Des vautours assoiffés de pouvoir en plus des petits fours ! Les avocats sont de bien drôles de spécimens. Mais je m’en fiche car Arthur a la particularité d’être un cinq à sept très câlin. Restant sans attache, spécialisation dans les affaires de divorce oblige, et s’accordant tout le bon temps que je lui offre sans jamais me demander plus. Refusant de délibérer sur nos manières de vivre, nous nous côtoyons pour le plaisir, et uniquement cela !
Mais leur conversation ne m’intéresse pas. Elle est trop… stérile. Trop éprise de magnificence. Les « moi ceci » et les « moi cela » m’épuisent.
Ont-ils remarqué qu’il y a un truc qui cloche ?
Ont-ils vu les drôles de manèges qui se font dans leur dos ?
Non… pour sûr ! mais moi oui ! Par exemple, j’ai vu Élodie Brunoy, la célèbre journaliste de Void Of Fare se faufiler dans l’arrière salle avec Mr Bishop le petit fils de Miss Trading, troisième plus grosse fortune de Wall Streets. Je vois Susanne Berimare, la Susanne Berimare de l’émission de télé réalité « Here and Now » loucher allègrement sur le cou de Peter Broke, associé en second de Richard and Crow industries. Que de petites choses croustillantes sous mon œil aguerri. Mais pourquoi si je détecte avec tant de facilité les frasques amoureuses des autres, je ne puis m’épanouir dans l’une d’elle ?
A nouveau chagrinée par mon manque d’amour récurent, je m’en retourne dans leur conversation. Mr le juge Eriks s’est joint aux quatre avocats de la cour de proximité de la cinquième rue. Tendant l’oreille, je l’écoute. Sa voix et sa prestance me font l’effet d’une figure paternelle bienveillante…
- Où sont donc les œuvres du prodige ?
- Elles vont arriver Monsieur le Juge. Mademoiselle Langlois m’a expliqué que nous allions avoir droit à un spectacle.
- Un spectacle ?! Fort bien. Mais il ne faudrait pas qu’il se fasse trop attendre ce spectacle. Nous avons une audience à 8 heures demain matin Monsieur Freming.
D’un signe de tête, le petit groupe acquiesça. Dans ma tête, dansait l’image d’une bande de loups. Cherchant leur proie. Se défiant du regard. Méprisant les « autres ». Les groupes de deux ou plus autour des multiples délices d’un calice se vidant peu à peu. Deux couples avaient encore disparu. Ils restaient 34 personnes autour de moi. Marie-Cécile avait du fermer l’entrée car elle n’y était plus. Mon esprit un peu embrumé par le champagne et cet affreux morceau de quiche qui refusait de descendre, resta coincé sur le nombre des absents, l’attente et les regards des uns sur les autres. Leurs mains, leurs bouches, leurs odeurs m’attiraient au point que je me sentais défaillir.
Dans un cri intérieur de me raccrocher à celui que j’aimais et qui m’avait lâchement abandonné, je me ressaisis. La frayeur de ma propre perte. Ce sentiment d’oppression. Comme une attaque externe partit aussi vite qu’il était arrivé, ou tout du moins assez vite. Une sensation de manque s’insinua dans mon gosier mais je me refusais à avaler quoi que ce soit. Mon état physique et psychologique ne le supporterait pas. Vomir devant toutes ces personnes bien élevées serait plus que mal vu. Même si sur ses chaussures à LUI mon âme aimerait déverser une bile si acide qu’elle pourrait putréfier ses entrailles !
Reprise par ce dégout et cette peur de n’être pas assez forte pour survivre, je fis balayer mon regard de droite à gauche pour constater qu’aucun des couples qui s’étaient échappés ne revenaient. Les convives restant en salle discutaient plus qu’ils ne mangeaient.
Etait-ce la solution ?
Fallait-il manger pour partir d’ici ?
Goûter aux mets dorés et changer de pièce ?
Refuser le spectacle pour se créer sa propre lubricité ?
Non, ce ne serait pas du tout sympa pour Marie-Agnès ni pour Anthony. Mais où sont-ils ? Pff je suis sûr qu’ils fricotent ensembles ! Prête à fuir de ce lieu informel, mon corps est retenu par une main douce, un baiser langoureux sur ma paume et une douleur, a moins que ce ne soient des dents !