Le fils du torero

tonymila

« Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait fait renoncer personne à avoir une vie. » répétait-il avec cynisme.

Dès l'âge de 16 ans, il lisait et relisait des auteurs tels que Spinoza et Hemingway. Plus tard, il se passionna pour les ouvrages de Bukowski et Emil Cioran, dont il admirait « la clairvoyance ».

Il était de nature timide et vouait une admiration particulière aux enfants dotés d'un charisme naturel.

L'année de ses 13 ans, son père, toréro, fut sévèrement mutilé lors d'une corrida. Il tomba alors dans une profonde dépression et se suicida quelques années plus tard, dans l'arène où il avait été blessé. Sa mère, couturière n'évoqua plus le moindre souvenir du défunt.

Philippe Deanard était né à Espelette en 1930. Une année avant sa naissance, ses parents avaient perdu une fille, Philippine, décédée à 5 ans de la tuberculose. Philippe avait donc naturellement hérité du prénom de sa sœur.

Sa relation avec son père oscillait entre rivalité et admiration.

Grand, les cheveux châtains longs, il plaisait aux filles et enchainait les aventures. Pour lui, c'était uniquement dans la sexualité que le millionième de dissemblable apparaissait comme une chose précieuse, car il n'était pas accessible publiquement et il était nécessaire de le conquérir. Il fuyait obstinément la routine et chérissait l'inconnu. Régulièrement, il marchait, sans but particulier…cela était déjà pour lui une forme d'aventure. Tout aspect de déterminisme, le simple fait de prévoir, lui donnait une impression d'enfermement.

Deux ans après son mariage avec Edith, elle l'avait surprit à nouveau avec une autre femme. Et cette fois, plus d'autre chance. Il passait depuis ses soirées dans un bar du IIe arrondissement à diluer sa douleur dans du single malt. La seule chose qui le consolait, était l'odeur du whisky à chaque inspiration. Il avait pourtant toujours considéré ses deux années passées en ménage comme « une paisible progression vers la mort ».

A 18 ans, Philippe s'était installé à Paris pour étudier la finance à la Sorbonne. C'est à ce moment là qu'il avait commencé à boire avec des amis, avant de se découvrit une affection particulière pour le whisky. Au début, cela le rendait sympathique et sophistiqué puis il avait pris l'habitude d'en ajouter dès le matin dans son café ; il justifiait cette habitude en la faisant passer pour une coutume irlandaise.

Lors de sa dernière année à l'université, il avait restreint le nombre de ses conquêtes et avait commencé à fréquenter Edith de manière régulière.

Tous les mois, il retournait au pays basque et rendait parfois visite à son frère Emile installé à Dax. Ce dernier avait étudié à Bordeaux et avait eu 2 enfants avec une jeune femme originaire de la région. La vie de son jeune frère lui rappelait son échec et lui procurait un lourd sentiment d'ennui ; il le considérait « comme un être sérieusement ennuyeux ».

Avant de reprendre son train pour la capitale, il avait l'habitude de passer par l'arène dans laquelle son père travaillait. Ce lieu lui apportait du réconfort ; « au sein de cette arène tout devenait possible, rien n'était plus prévisible » disait-il. A ceux qui rétorquaient que la corrida était un spectacle barbare et sadique, il répliquait d'un ton provocateur que les bons sentiments, la vertu et la morale lui faisaient horreur et qu'il préférait « de très loin le sadisme à l'hypocrisie ».

Il avait en effet une profonde aversion pour toute forme d'idéologie. En 1942, alors qu'il jouait avec des camarades de l'école, il assista à l'exécution par les nazis d'une famille de Justes accusés d'avoir caché des enfants juifs. Cet événement marqua durablement son imaginaire ainsi que le début de ses insomnies chroniques.

Après son divorce, Edith s'était installée dans la région de Dijon avec sa fille ; elle s'opposait obstinément à ce que Philippe voie Sara. Il avait cependant réussi à négocier de la voir chaque année pour son anniversaire. Dans une volonté de dissiper son malheur, il travaillait dans la finance plus de 70h par semaine et fréquentait beaucoup de femmes.

Le samedi 22 mai 1971 au matin (jour de la Saint-Emile), après 10 ans de procédure judiciaire, Philippe reçut un courrier du tribunal de Paris à son domicile : « Au vu du mode de vie décadent de Philippe Deanard, ce dernier sera autorisé à voir sa fille, Sara Deanard, 1 fois par mois et en présence Mme Edith Disis ».

Ce matin là, il ne prit qu'un café noir ; exceptionnellement, il avait besoin de se sentir sobre. Il contacta son avocat, désigna sa fille Sara et une association française de Justes comme héritiers et prit dans l'après midi un aller simple pour Espelette. Il se tua d'un coup de fusil, comme Hemingway l'avait fait 10 ans plus tôt. Une lettre fut découverte dans ses affaires : « Merci de répandre mes cendres ici, dans cette arène, afin que je reste en mouvement pour l'éternité. Pas d'épitaphe ».

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