LE FLAMBEAU
Amarille
Ce matin-là, le village n'avait pas été réveillé par l'odeur du pain cuisant dans le four du boulanger. Ce parfum qui éveillait en chacun l'engouement pour le plaisir du beurre généreusement étalé sur une tartine de pain, dont la mie encore fumante buvait la couche jaune et épaisse, fondante comme neige au soleil, glissant dans les alvéoles. La mâchoire se fermant, croquant généreusement dans ce pain provoquait un pur instinct de plaisir : les yeux à leur tour, se cachaient derrière les paupières étirées – le sourire savoureux - et une symphonie de sensations faisaient palpiter la narine, frétillant sous l'hypnose ; les papilles enchantées se taisaient un instant, savourant dans le silence le meilleur moment de la journée. Celui où, assis à la table de la cuisine, on servait le café qui venait d'être passé ; la tasse chaude enveloppée des mains qui s'y réchauffaient pour le plaisir délicat de se sentir encore emmitouflé dans la douceur de la nuit tout en regardant le jour naître, et changer les couleurs du ciel. Ici, l'aurore offrait à celui qui la regardait la naissance d'un nouveau soleil. Ce soleil qui rythmait les vies. Ce soleil qui donnait alors un sens au monde dans lequel on vivait. Ce soleil qui était le flambeau loyal de la nature, et qui jamais ne l'avait abandonnée. Pas une seule fois, pas un seul jour. Et si les nuages s'imposaient, c'était ainsi… c'était bien, c'était la vie. En soufflant sur le café noir fumant, les lèvres posées dans l'expectative d'une gorgée pas trop brûlante, l'on regardait attentivement ce que le monde avait à nous offrir et l'on se préparait pour la journée.
Ce rituel n'était en rien routinier ; pas un seul jour, pas un seul matin, pas une seule aurore, pas un seul soleil ne ressemblait à l'autre. L'unique régularité de la vie. La nature avait ce don unique que n'avait pas l'homme, celui de ne jamais offrir un même tableau, mais de toujours rester fidèle à elle-même, aux saisons, aux intempéries, aux vents, aux chaleurs, aux incendies…
Et pourtant, l'Homme avait tant de fois voulu dompter l'indomptable. Et aussi cruel que cela fut, faisant d'une forêt un champ de parcelles parfaitement égales, labourées parfaitement parallèles ; rongeant la roche à grands coups de dents ; détournant les rivières à en tarir les sources ; la nature avait trouvé un chemin pour renaître. Ho, il lui était difficile de se remettre de ses pertes. Les animaux avaient disparu ; certaines plantes exploitées et terriblement amoindries de leurs facultés. Le Thym ne florissait plus aussi généreusement, mais exceptionnellement ; les rosiers avaient été apprivoisés, et pour les rendre plus beaux, plus agréables, on leur avait ôté les épines, histoire de cueillir les roses comme bon semblerait. Mais la beauté des roses s'étiolait. Les épines et le calice de pétales étaient le symbole de la conjugaison parfaite d'opposés s'unissant dans un Tout sublime et puissant. Les chênes centenaires avaient été déracinés car leur bois était une manne qui se comptait en pièces d'or. L'on aurait pu les conserver pour les bâtisses, mais ils étaient destinés aux flammes de l'enfer, cous couvert d'un paradis flamboyant dans le profit. Et là était la noble excuse qui pardonnait tout. Les lauriers avaient été recouverts d'or, et étaient mortes les feuilles embaumant l'air de ce parfum béni, celui qui apaisait tant les esprits que les cœurs et les corps.
Et c'est ainsi que l'Homme puissant regardait désormais sa montre le matin, le temps était un devoir de rendement et optimiser ce temps devenait un devoir à l'honneur.
Le temps était devenu l'argent, et ce fut ainsi que ce matin-là brutalisa les villageois.
Le boulanger n'avait pas pétrit son pain, et le fournil, resté clos, laissa les villageois affamés. Ils mangèrent des biscottes et engloutirent du beurre qu'ils avaient mal étalé.
C'était la sauvage, celle qui vivait dans une maison abandonnée qui s'était inquiétée la première. Lorsque elle était enfant, elle tomba amoureuse d'une maison abandonnée, un coup de foudre qui plongeait son entourage dans l'incompréhension la plus totale… elle était passée devant, et la porte d'entrée laissée ouverte par des vagabonds, lui laissaient entrevoir la montée d'escaliers qui s'ouvrait comme des bras accueillants dans le hall d'entrée. De droite comme de gauche, en arc de cercle montaient les escaliers, et elle aimait imaginer la présence d'un immense lustre suspendu avec ses bougies et son verre ciselé qui faisait tinter la lumière et briller les yeux. Lorsqu'elle descendait les 2 marches qui menaient au seuil de la porte, elle passait par une ouverture que les cyprès qui avaient poussé anarchiquement depuis tant d'années, eux dont les racines avaient même soulevé les marches, elle plongeait dans le passé. Un magnifique platane dominant, elle se cachait et regardait l'entrée. Elle voyait les gens monter descendre, les servantes habillées de noir, de blanc ; la Maîtresse de Maison et les enfants qui soudain sortaient de la maison en courant, riant aux éclats. Appuyée contre cet arbre, elle était parmi eux, et il fallait venir la chercher pour la ramener dans le présent. Adulte, elle offrit son cœur, prenant soin de cette maison aux murs avec ses fissures, ses blessures, les vents, les pluies, les soleils et puis les orages et les nuits… comme en train de perdre son âme, elle était belle.
Comme dans chaque maison, il y a une personne qui donne son âme au foyer. D'ailleurs, on ne dit pas « foyer » pour rien. Cette chaleur-là vient bien de quelque part, et lorsque s'éteint le porteur de cette flamme, c'est toute la maison qui perd son âme. Comme le jour où elle vit sa mère quitter le foyer, rendant chaque pièce plus froide qu'après le passage de la mort.
Dans le village, la Vieille Dame était en train de s'éteindre. La sauvage qui avait senti le vent tourner s'approcha de chez elle, couverte de son chandail qu'elles avaient tricoté ensemble. Elle resta dans la rue par pudeur, mais aussi parce que c'était plus sa place comparativement à la famille qui la veillait. Elle regardait attentivement le fenestron par lequel passait la lumière de sa bougie de chevet. Toute la journée, il y eut un cortège de visiteurs, elle entendit beaucoup de voix s'élever dans les ténèbres. Elle, sauvage, se sentait malmenée par ce manque de respect, tout ce qui se disait… ce n'étaient que des mots, des ragots de chevet avant même que la veillée funèbre ait commencé ; mais elle subissait la violence de la cruauté de ceux qui marchent droit, elle découvrait que les plus vertueux étaient les plus grands vicieux, et que nombre de ses défauts, lui paraissant être des montagnes à côté du monde parfait qu'on voulait bien lui vendre… elle qui ne croyait qu'en l'Amour et la Beauté passa la journée à écouter l'orage gronder au loin, sentir la terre trembler, et elle resta assise à contempler, pensive, subissant ce monde qui lui semblait si différent du sien. Le Monde ne voyait d'elle que ce qu'il l'obligeait à donner à voir. Ainsi, aveugle, il s'approcha d'elle, ricanant. « La Vieille Dame, on sait que tu l'aimes bien, elle va mourir. Si tu veux la voir c'est maintenant. Dépêche-toi ! » Elle se leva sans rien dire, regardant troublée par le vent glacial soufflé par l'attente, essoufflant, de quelques-uns de ses enfants qui étaient là à parler de sa vie, d'autres à rire, d'autres à manger, d'autres muets, et elle, seule dans sa chambre s'apprêtant à prendre le large. Ils avaient le nez pointé sur leurs horizons, et ici le temps passant doucement, s'achevait de couler dans le sablier.
La sauvage entra dans la chambre, et ses yeux perlant sa peine de voir un être aussi grand s'en aller… aussi seule. La Vieille Dame lui dit : « Ho ma caraque ! Je sais que tu m'aimes ! Et tu vas me manquer toi aussi ! » La sauvage se mit à rire lorsqu'elle l'appela la « caraque » mais la peur l'emportant elle pleura un moment, sa tête posée sur son ventre où elle écoutait attentivement son cœur battre. Elle ne voulait pas oublier. Elle voulait jusqu'à la fin s'en rappeler et elle s'en rappellerait.
Elles se mirent à parler. Elle lui confia que ce qui allait être dur pour elle, ce serait tous ces instants à prendre le café avec ses biscuits dans le placard et n'avoir personne avec qui les partager pour l'écouter lui raconter l'époque, lui raconter ses souvenirs, son amour de la terre, son amour de la nature, son amour de ce monde qui l'entourait lorsqu'il avait encore le sens le plus noble qui soit, les vrais combats du cœur de la guerre, les planques face à la gestapo, les blés sur les fusils dans les chariots tirés par un para déguisé en paysan qui passait au cœur du village comme si de rien n'était, colmatait son aventure d'un bras levé qui déguise le poing en criant au messager « Ho ! Collègue ! »…
La Vieille Dame lui dit alors « tu sais le sang qui coule dans tes veines n'est pas celui de mes enfants, cependant ton cœur bat au même rythme que le mien. Tu sais, le « sang pur » idéalise trop parfois la fratrie et n'accepte pas l'idée des sauvages sur ses terres, mais si aujourd'hui ils se bouffent le bec pour un bout de terrain, une pièce d'or, un titre, pour une idée meilleure qu'une autre, pour la jalousie, pour le pognon, pour le pouvoir… tout simplement alors, regarde ici » La Vieille Dame lui montra la bougie. « Tu vois, elle sera bientôt consumée et la flamme s'éteindra. Tu vois ce temps-là qui me reste, c'est de l'argent pour eux. Ils ne doivent surtout pas être perdants dans l'affaire. A trop vouloir, on a rien ! Tu le sais ! Alors donne, tu recevras bien plus… ça ne se calculera pas et ça ne changera pas ton poids sur la balance, mais l'éclat de tes yeux.»
Avant, c'était mieux car on avait une montre que l'on portait le Dimanche ou avec son costume ; et on t'enterrait avec. Ainsi, le soleil finissait sa course en même temps que toi. On interrompait le cours des aiguilles pour rappeler à l'humanité quand ton temps s'était écoulé. Et ainsi, tout suivait son cours.
Aujourd'hui, on ne risque pas de t'enterrer avec ta montre. Elle aussi rapporte de l'argent. L'Homme n'a plus de valeur, c'est sa montre qui compte. Et puis, tout ceci ce n'est qu'une course poursuite…
Tu sais, ils savaient que j'étais la mémoire vivante du village, mais les histoires ils les ont entendues et les ont détournées pour en faire du profit. Toi, tu les as écoutées avec ton cœur, et ça ma belle caraque, ça n'a pas de prix. Aussi sauvage sois-tu, tu as cette mémoire aujourd'hui, je te la lègue. Tu es si riche, si tu savais…
Ils se sont servis de leur intelligence pour faire le mal ; et ils ont la prétention de se prendre pour l'humanité… s'ils savaient que le cœur est le plus grand trésor. Sers-toi de ce cœur qui bat en toi, c'est là la richesse du monde à venir, mais ils l'ignorent encore… et l'ignoreront longtemps. C'est quand leur bougie sera presque consumée, qu'ils auront peur, et verront la lumière.
Et toi ma sauvage, tu le sais déjà depuis si longtemps ; il fallait juste que je te le dise, que tu te comprennes. Tu cherches tant à comprendre le monde en écoutant les oiseaux chanter… »
Fatiguée la Vieille Dame posa sa main dans celle de la sauvage qui la prit dans ses bras, qu'elle serra contre son cœur. La bougie s'éteignit alors doucement, la sauvage dans un murmure lui insuffla « Je vous aime ! »
Elle resta un moment ainsi, puis couchant son amie dans son coussin, lui caressant le visage, elle portait un délicat sourire, aussi délicat que l'onde d'un berceau, elle sortit de la chambre, puis, en ouvrant la porte, appela une femme qui passait devant. Elle lui dit que la Vieille Dame était partie. La femme la bouscula à la faire presque tomber, se précipitant près du corps. Elle sortit de la chambre en vitesse. « Appelez le Docteur ! Elle est morte ! » Et là les cris, les pleurs inondèrent la maison…
La sauvage partit et quelques jours plus tard accompagna son amie, déposant des fleurs de saison sur son cercueil. La famille se retrouva chez le notaire l'après-midi ; les manches remontées, les regards en chiens de faïence, la narine palpitante, le sang aux oreilles, les poings serrés pour ancrer dans la tête de l'autre son opinion… et la guerre pour de bon. Le Notaire ouvrit la porte, des chaises ici et là, en ligne droite. Chacun s'assit montrant son plus beau sourire dans sa plus belle tenue… on désossa la carcasse, et une étiquette fut collée sur chacune des branches de l'arbre.
Les uns se mirent à parler aux autres, le Notaire l'œil vif et l'oreille attentive, écoutait, observait, sourire en coin, la tête posée sur son poing, jouant du bout des doigts avec les pions combattant déjà sur son échiquier…
Ce jour-là, la sauvage prit un café et des biscuits sur sa terrasse, assise, contemplative de la nature, du monde, une musique sur un vieux disque… et puis… le calme puissant des tempêtes…
[…]