Le gardien du fort

Yeza Ahem

D'une époque à une autre, le protecteur devient parfois le protégé... [Texte inspiré d'une photo de l'artiste Nabil 1er]

Aujourd'hui, comme chaque jour et chaque nuit depuis plus d'un an, je veille. Mes yeux s'agrandissent à force de rester ouverts. Je ne peux ni sourire ni me fâcher : j'affiche une mine impassible qui ne varie jamais. Enigmatique, j'inquiète ou rassure, selon le camp de ceux qui me voient. Posté près de l'entrée, je surveille les allées et venues de ceux qui rôdent aux alentours du Fort.

Avant mon arrivée, il était à la merci de ceux qui voulaient l'investir, ou le voir réduit en poussière. C'est qu'il a bien vieilli depuis sa construction. Les éléments se sont déchaînés sur lui, et les hommes aussi ! Personne ne le protégeait car il était sensé être le rempart, et qui se soucie du rempart ? C'est le premier assailli, démantelé, la première victime et le plus grand opportuniste. Ainsi, il a connu différents maîtres : des bons, des mauvais, pas toujours ceux que l'on croyait. Ses occupants l'ont tous aimé et haï, tantôt refuge, tantôt piège mortel voire cercueil en béton, armé.

Quand les assauts du ciel, de la mer, de la terre et des hommes se sont calmés, c'est le temps qui s'y est attaqué. Il était déjà devenu bancal, percé par endroits, à peine rafistolé et surtout abandonné quand ses parois ont commencé à s'effriter. Et puis il a été muré car de protecteur il était devenu danger.

Les années ont passé. Ce sont d'abord les petits trafics qui sont revenus s'abriter, la nuit, dans son enceinte. Il impressionnait, masse noire dans la nuit, et tenait éloignés les badauds et curieux. Et puis ses failles et crevasses offraient de bonnes cachettes, véritables boîtes aux lettres. D'ailleurs, les malfrats n'étaient pas les seuls à s'en servir : des couples se risquaient parfois dans ses parages, de jour, pour glisser des paroles d'amour qui seraient recueillies plus tard par le complice aimé.

Mais ceux qui ont vraiment réinvesti le Fort, ce sont les chenapans. Il est devenu leur forteresse, leur vaisseau spatial ou fameux trois-mâts, leur château-fort ou palais des Mille-et-une nuits, Fort apache ou cité souterraine. Ils ont su dénicher toutes les entrées creusées par le temps et s'y sont engouffrés, inconscients des risques, aveuglés par leur esprit d'aventure et leur volonté de se soustraire au regard des autres. Dès lors, des générations de galopins sont devenues les maîtres du Fort.

C'est un grand frère qui m'a installé là, armé comme il se doit, mais bien habillé pour recevoir les invités. C'est qu'il fallait bien que quelqu'un garde leur trésor : la nuit quand ils doivent réintégrer leurs foyers, et le jour quand ils sont à l'école. Alors je reste là, je veille sur le Fort et ses nouveaux maîtres. Je resterai tant que le temps me l'autorisera...

Licence CC : BY-NC-SA

  • "aveuglés" m'est resté en tête comme une migraine fulgurante. Il a fallu que je reste immobile et conscient de la sensation pour que le terme prenne une dimension personnelle et même agréable. Car "aveuglés" est bien écrit d'un point de vue extérieur. Bravo.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Jom3

    jom

    • Merci beaucoup !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

  • J'aime beaucoup ! Belle inspiration :)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

    • tout est dans la photo, pour moi :-)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

Signaler ce texte