Le Géant du Markha
sifoell
Je vais vous raconter mon histoire, vous qui cherchez à savoir ce que fait un géant dans la glace.
J’étais un simple voyageur, accompagnant des guerriers dans leur drakkar. Nous faisions route vers l’ouest, vers ces pays de glace plus froids que le nôtre. Nous cherchions fortune, terres, femmes, et histoires de fantômes. Nous buvions dans des crânes le sang de nos ennemis, de ceux à qui nous arrachions fortune, terres et femmes. Mais sans doute avons-nous vogué trop loin de nos dieux.
J’étais le simple du village, moins dur et moins féroce que les autres hommes. Ignur, notre chef, était arrogant et voulait tenir entre ses mains l’assiette du monde. Il effrayait les guerriers les plus terribles qui s’en allaient chercher richesse pour lui, plus craint que vénéré.
Je voulais seulement voyager. Les préparatifs du voyage me mettaient en joie : construire les drakkars dans le bois le plus dur, plus dur que nos os, plus dur que le métal de nos épées ; emplir des vivres que nous avions chassées, ou volées, le fond des drakkars et prier silencieusement pour que les dieux soient cléments et nous fassent revenir victorieux.
Nous partions, immenses et fiers, à cinq drakkars, nombreux à effrayer les cieux, terribles. Dans notre arrogance, nous pensions que le monde était à nos pieds, que le chemin s’ouvrirait sous nos pas, par respect et effroi mêlés.
Je devais me montrer au moins aussi féroce que mes compagnons. Leurs chants parlaient de conquête, de pillage, de guerre, de duels à l’épée ; mes stances parlaient de l’aventure, de la curiosité, du voyage, de la chasse. Moi qui étais tellement méprisé dans notre village, moi dont la famille ne devait plus rougir de honte après ce voyage, j’attendais de la traversée autant d’aventures que possible, pour revenir en héros, ou au moins en homme.
Nous voguions, les voiles gonflées par les joues du vent, avec les à-coups de la poussée des rameurs, nous voguions, fiers et forts, sûrs de notre bon droit et de notre bonne fortune. Téméraires, le nez au vent, les yeux brûlés par le froid, embués par notre propre souffle, la barbe qui gelait à la mesure de nos expirations, nous n’avons pas compris que l’on ne défie pas le hasard.
Et cette longue traversée, à l’ouest, plus à l’ouest. Mais le courant nous a fait dériver, même si les rameurs étaient si forts qu’ils pouvaient battre deux hommes au bras de fer. Nous allions vers le royaume des glaces, chez la vieille femme au sang gelé, aux larmes qui tranchent la peau.
Nous avons franchi je ne sais quelle frontière invisible et hasardeuse, quitté notre mer pour un monde où nous n’étions que petite monnaie, étrangers à l’extrême, parasites presque. Et ce monde nous a fait savoir qu’il connaissait notre incursion, qu’il suivait chacune de nos progressions, le moindre de nos gestes. Ce monde alentour, vierge, bruissait de ses mille mouvements, chaque geste nous était adressé. Il m’a semblé être le seul à le remarquer.
Très rapidement, la nourriture a fini par manquer. Je ne sais quel sort la transformait immédiatement en froidure friable. Dès que la mort saisissait un être à la gorge, celui-ci se cassait comme un fétu de paille.
Aucun des compagnons ne broncha quand on se rendit compte, après avoir été pris dans le brouillard, que nous avions perdu de vue les autres drakkars. Perdu de vue et perdu de voix. La vigie les appelait et les appelait encore, seul le silence répondait.
C’est à partir de ce moment que nos vies ont cessé de nous appartenir.
Il y avait de l’agitation autour du glacier. Les explorateurs avaient découvert, rejeté par les glaces, le corps gelé d’un homme grand, très grand. Beaucoup trop grand pour être de Iakoutie, surtout en ce temps-là. Diable, il devait bien avoir au moins cinq cents ans.
Très vite, tout le petit monde s’organisa. Trois hommes redescendirent dans la vallée pour prévenir la Société d’Ethnographie et commencer les préparatifs. Il fallait un container frigorifique, pour que les conditions de conservation du corps soient les mêmes que pendant ces cinq putains de siècles. Il ne fallait en aucun cas altérer le corps qui devait être étudié dans la meilleure – et surtout la plus proche – université.
Les trois hommes revinrent au bout de dix jours, accompagnés de quinze autres hommes, des scientifiques et des porteurs, et tout le matériel nécessaire à l’extraction. Et surtout des vivres, parce que les quatre restés auprès du corps devaient se manger les doigts faute de mieux.
Très vite, l’agitation monta d’un cran. Les quatre hommes restés en arrière s’étaient occupés du corps, afin qu’il reste le plus longtemps possible dans sa gangue de glace. Ils l’avaient protégé du blizzard qui avait soufflé, du soleil qui s’obstinait à vouloir faire fondre ce glacier. Ils commençaient à se dire qu’ils allaient mourir de faim quand les autres sont arrivés. Et là, ça a été la liesse. Le corps datait d’au moins neuf cents ans.
Nous croyions tous que cela allait être facile. La mort. Mais c’était sans compter la peur. Nous crevions de peur à l’idée de souffrir. Certains d’entre nous s’étaient mis à pleurer de lourdes larmes silencieuses, comme des enfants. Ils ont eu leurs yeux gelés. D’autres, j’en faisais partie, étonnamment, eurent l’idée d’essayer de continuer. De manœuvrer le drakkar malgré les glaces, malgré les rameurs figés autour de leur rame, impossibles à dégager.
Il ne fallait en aucun cas succomber au sommeil à moins de succomber tout court. Il ne fallait pas se mettre à somnoler, ni même se mettre à rêver de nos terres lointaines. Il fallait agir, ne pas cesser de bouger, ne pas cesser de se parler, de se stimuler, en essayant de sortir le drakkar de l’embâcle, en pissant par-dessus bord pour faire fondre la glace, tellement vaine tentative. Une fois le bateau pris, nous n’eûmes pas eu d’autre choix que de le quitter.
Il restait sept hommes à bord, tous aussi épuisés les uns que les autres, tous aussi découragés, mais qui ne voulaient pas abandonner. Nous descendîmes deux barques sur la glace, faites dans ce même bois plus dur que nos os et plus dur que le métal de nos épées. Nous nous disions que nous pourrions les faire glisser…
Quatre hommes descendirent la première barque par-dessus bord. La glace paraissait solide. Un premier descendit sur la barque, puis un second. Au troisième, la barque s’écarta un peu, et l’homme, se rattrapant sur la glace, en brisa curieusement la surface, et plongea dans l’eau froide comme la mort. Les deux rameurs dans la barque tentèrent de le saisir par le manteau. Celui-ci, dans un effort désespéré, bondit presque hors de l’eau et agrippa le bord de la barque. Nous vîmes tous sa peau devenir blanche comme la banquise, ses yeux se vider de toute étincelle de vie, ses veines se solidifier. Sa main se statufia sur le rebord de la barque, et l’homme sembla devenir du plomb ; la barque, lentement, tellement lentement que personne ne comprit ce qui se passait, se pencha d’abord sur le côté, puis plus franchement, avant de verser, hommes et biens.
Elle ne se remplit pas d’eau, comme nous aurions pu le croire, mais elle se renversa et demeura à l’envers, l’homme toujours accroché au bord, jusqu’à ce que son bras se brise.
On découpa à la scie un cube de glace autour du corps. On plaça ce cube, et le corps, dans le container. Comme il était impossible pour un avion, ou un hélicoptère de se poser par là, les vingt et une personnes, après avoir fait quelques prélèvements de glace, d’air, pris des photos du site, formèrent une longue ligne de randonneurs du froid, reliés par groupes de trois ou quatre, deux groupes tirant le container posé sur un traîneau.
La longue ligne se mit en branle, doucement, tellement doucement qu’ils n’espéraient plus arriver à l’université avant la débâcle. Mais, en besogneux certains de leur prévisions météorologiques, ils avancèrent à leur allure de fourmi, l’un derrière l’autre, dans des jours de quatre heures.
Nous essayâmes dans la mesure du possible de réfréner nos larmes, de ne pas imaginer la mort de ces trois-là, gelés avant que d’être noyés. Nous essayâmes de ne pas nous dire qu’il aurait fallu, qu’on aurait pu, que si… Ils seraient encore vivants. La moitié de nos vivres et de nos hommes déjà décimés, venait de couler, et l’embâcle continuait. Nous n’aurions pas pu les sauver sans nous condamner nous-mêmes.
Nous décidâmes de rester encore deux jours dans le drakkar, mais comment compter les jours quand le soleil nous fait des tours ? Les jours raccourcissaient à une vitesse folle depuis notre départ. Il n’y avait guère plus de quatre ou cinq heures de lumière, et nous nous effrayions à l’idée que le soleil puisse ne jamais se relever.
Et surtout, affamés, mais avec assez d’eau pour abreuver la pleine assiette du monde, nous dûmes encore une fois nous battre contre nous-mêmes, contre notre fatigue, notre découragement, nos envies de pleurer comme des enfants. La peur de la colère d’Ignur nous avait quittée depuis bien longtemps. Nous craignions le sommeil, le doux, réparateur, et tellement confortable engourdissement qui nous prenait sans prévenir, venant sans inviter son jumeau le réveil.
Ainsi, nous perdîmes encore un homme.
Nous étions des guerriers. Il fallait que l’on se redresse, et que l’on crie à ces glaces qui nous voulaient pour nourriture que nous étions des hommes et que nous ne craignions personne. Il nous fallait nous relever, nous regarder dans toute notre fierté d’hommes de guerre, et nous dire que personne d’autre que nous ne pouvait choisir notre destinée. A part les dieux.
Et sans doute, dans cet orgueil du tout dernier seuil, ne pensions-nous même plus à cette étrange nature, tellement paisible d’apparence. Dans cette arrogance désespérée, nous ne cherchions plus à savoir dans la demeure de qui nous nous étions échoués.
La caravane continuait sa route, joyeuse de la trouvaille et peu craintive devant les obstacles et la route à parcourir. Trois hommes avaient mis dix jours à faire l’aller-retour, ces vingt-et-un hommes et cet autre, dans sa tombe de glace, allaient sans doute mettre moins de deux semaines à rejoindre la piste où les attendrait l’avion. Tous ne monteraient pas à bord. Seuls les scientifiques et le corps.
Ils bravaient gaiement les glaces, s’arrêtant peu. Quelques uns, peu habitués aux campements sur la banquise, craignaient que la glace ne se rompent sous eux durant leur sommeil. Ils ne dormaient que d’un œil et traînaient la patte le lendemain, sous le regard amusé des vétérans du froid. Les ours ne donnaient pas signe de vie. Tout allait bien. Pas un souffle de blizzard, pas un craquement trop proche.
Il se passa sans doute ces deux jours décidés, trois peut-être, avant que nous ne risquions de poser la seconde barque sur la glace. Ces quelques jours avaient passé on ne sait comment, nous n’avions plus aucune notion du temps. Avec des gestes de vieillards au bord de la mort, insupportablement lents, mais nous ne nous en rendions sans doute plus compte, nous avons tous quatre mis nos mains autour des cordes retenant la barque, pour en défaire les nœuds. Puis, avec ces gestes d’insectes, nous avons agrippé les rebords de la barque pour la faire passer par-dessus bord, sans même un regard pour l’autre barque, renversée, emprisonnée déjà par une croûte de glace, et ce qu’elle abritait encore.
La barque tomba avec fracas sur la glace, et nous eûmes un instant d’appréhension, un instant qui s’étirait, et s’étirait. Nous jetâmes au fond de la barque les vivres que nous n’avions pas touchées, des couvertures qui ne servaient plus, celles qui avaient encore forme de couvertures. Puis nous descendîmes, un à un, sans plus aucune méfiance car n’ayant qu’une infime conscience de ce qu’il fallait faire seulement, et pas des dangers qu’il y avait ni d’autres considérations inutiles en ce moment et en ces lieux.
Enfin, tous assis sur les bancs de la barque, nous mîmes un temps infini à nous rendre compte qu’elle n’avancerait pas toute seule. L’un d’entre nous se mit à hoqueter étrangement, semblant s’étouffer, d’une voix tellement éraillée qu’elle faisait mal rien qu’à l’entendre. Puis un autre suivit, de ce semblable et étrange hoquet. Nous finîmes tous trois par rire de ce rire qui n’avait plus rien de naturel mais qui réchauffait nos âmes. Deux d’entre nous décidèrent qu’ils seraient les premiers à pousser. Ça les réchaufferait.
Ils étaient en vue de la piste, cet espace qui n’est déjà plus blanc, qui se libère de sa croûte de gel. Ils continuèrent, avançant bravement de ces pas d’automates qui ne comptent plus les pas, ni les efforts, ni les jours.
Ils marchaient d’un pas une idée plus enjoué, le but étant juste là, sous leurs yeux, à portée de voix. Deux hommes campaient près de l’avion attendant le container à transporter.
Il paraît que c’est une découverte scientifique…
On se demandait ce qu’il pourrait encore nous arriver, après le froid, le brouillard et la glace qui se brise sous le poids de deux hommes. Mais cela, nous ne l’avions pas prévu. Dans notre emportement, en effet, nous n’avions jeté dans la barque que des couvertures, des vivres et nous-mêmes. Nous avions laissé nos armes, nous demandant bien ce qui, à part nous, pourrait être vivant sur la banquise. Ainsi, le voyage se poursuivit sans encombre quelques jours, il me semble, deux poussant la barque et un se reposant, jusqu’à ce que les premiers soient fatigués ou le dernier bien délassé.
Ce que nous n’avions pas prévu, c’était de trouver un autre être vivant dans cette immensité blanche, un être vivant dans son élément, et dont nous serions les proies.
Un ours blanc, grand comme trois taureaux, aux pattes énormes et garnies de griffes, à la gueule profonde comme un four. Nous continuions à faire glisser le traîneau improvisé, deux tirant, un se reposant, quand les deux qui tiraient s’arrêtèrent brusquement, la barque venant mourir dans leurs jambes, mais ils ne tombèrent pas. Ils restaient debout, immobiles, les yeux au lointain. De la barque, je regardai également dans cette direction. Il y avait du vent, et je ne vis l’ours qu’au dernier moment, blanc du pelage sur blanc de la banquise.
Il y eut comme un étrange arrêt sur image, une pause dans l’écoulement du temps, un grain de sable de trop dans la partie étrécie du sablier, empêchant les grains d’effeuiller les secondes. Je ne sais plus qui de nous tous bougea le premier. Mais le grand ours semblait amaigri, et affamé, et surtout énorme et féroce. Nous étions de bonnes proies, faciles à attraper et à combattre. Je ne me souviens plus non plus du déroulement de la bataille. Seuls de sinistres craquements me reviennent en mémoire, mais je ne sais s’il s’agit des os des guerriers sous les dents de l’ours, ou les craquements et grincements de cette bonne vieille banquise, qui n’en finit pas de gémir comme un bateau étonné des forces l’environnant.
Ils sont sept à bord du petit avion. Enfin, huit, en comptant la belle au bois dormant dans son cube de glace. A part le mort et les pilotes, ils bavardent tous, volubiles, se disant que cette découverte fera oublier celle du mammouth congelé datant de quelques années déjà. Ils s’imaginent tous entrer timidement dans l’Histoire, de celle dont on écrit des livres entiers. Non parce qu’ils ont lâché quelques bombes sur une ville dite ennemi, mais parce qu’ils ont découvert un homme de très grande taille, de type européen, à quelques milliers de kilomètres des frontières de l’Europe. Ils s’imaginent déjà le livre qu’ils écriront peut-être, les uns argumentant sur la couleur de la photo de couverture, les autres sur le titre.
Ils sont sept à bord, et ils sentent bien qu’ils transportent une future célébrité scientifique, sagement endormie dans ses vêtements de cuir, dans un container frigorifique, enveloppé de glaces.
Ils étaient tous morts, étonnamment ; eux les guerriers, forts comme des chênes, robustes comme des taureaux. Et moi j’étais encore vivant. Je l’étais forcément, vu que je pensais. Mais peut-être suis-je mort quelques heures, quand la barque a été prise par l’embâcle, quand l’ours nous est apparu, quand les seuls souvenirs qui me reviennent sont des craquements. Je sentais mon corps s’engourdir, dormir presque, mais j’étais encore conscient.
Allongé sur le dos, les jambes reposant sous le banc et le torse sur un tas de couvertures, j’ai gardé les yeux ouverts, longtemps. Jusqu’à ce que l’air me glace ces larmes que je ne versais pas. Je voyais encore, à travers cette pellicule rigide, que je respirais. Je voyais ce petit nuage de vapeur que j’expirais, je sentais la brûlure du froid dans mes poumons et la perte de chaleur à chaque expiration. Tout mon corps engourdi, mon esprit s’aiguisait, mes sens se déréglaient.
J’entendais le grincement atroce de l’embâcle de la mer, pressant, enserrant la barque de toutes ses forces. Cet infini grincement des dents d’une immense mâchoire prête à broyer. Je sentais chaque élément du bois de la barque, chaque fragment de glace se contracter jusqu’à se rompre, jusqu’à se rompre seulement. Et j’étais au milieu de ce poing clément qui me serrait si fort, si fort, que, lové contre sa paume, je sentais chaque particule de mon corps se coller à sa voisine, prête à éclater.
Je ne sais combien d’hivers cela dura. Je ne sais combien de temps je restai ainsi, presque pulvérisé, dans cet étau de glace, à tel point que je faisais partie de cette glace, du bois de la barque, de la peau des couvertures. Tout ce qui était autour de moi fusionna, s’évapora, se sublima, devenant une mêlée de glace, de bois et de peau…
C’est là que j’ai eu mes premières visions. Mes yeux gelés, ma bouche scellée par une main empêchant mon souffle, ma chaleur de quitter mon corps, ce masque sur ma bouche, cette seconde peau envahissant mon corps entier, le forgeant de la glace la plus pure. Cette volonté qui m’était étrangère de me garder vivant, à tout prix, par curiosité. Je ne sais quel ancien démiurge j’ai réveillé, de son sommeil éternel et lourd ; je ne sais quelle énergie créatrice ou destructrice, primitive, j’ai pu distraire de sa somnolence. Toujours est-il que sur un îlot de glace, dans mon tombeau de bois et de peau, j’étais toujours en vie, conscient, et tellement calme.
Je n’ai connu aucune panique, tout me semblant certes peu naturel, mais surtout tellement bon. Peut-être n’avais-je pas peur parce que je n’avais pas de sensations physiques de ce qui se passait autour de moi, malgré moi. Ma volonté obéissait à une autre volonté, bien plus puissante. Ma volonté se pliait à cette main qui retenait mon dernier souffle, à ces yeux de glace qui demeuraient aveugles à tout sauf à ce ciel si bleu, si pur, et à ces incompréhensibles rubans de lumières marquant le début et la fin du jour.
J’avais une rage tranquille de vivre.
Il y avait bien longtemps que je ne m’étais pas distraite. Quand je vis ces hommes franchir les frontières de mon domaine, effrontément, en territoire conquis, je me dis que j’allais m’amuser un peu. Que cela allait tromper ma solitude, car, depuis le Crépuscule, nous ne sommes plus très nombreux.
J’ai utilisé toute ma science et ma volonté pour ces petits caprices. Je voulais les éprouver. Ils se sentaient si braves, je voulais juste vérifier. Ils ont eu droit à tout. Blizzard, embâcle, folie. J’ai finalement choisi le plus résistant, et le moins orgueilleux. Parce que je ne compte plus les siècles depuis le Crépuscule. J’ai mes fils avec moi, le loup, endormi près du gouffre, et le serpent, enserrant de ses anneaux les frontières de mon territoire. Quant à ma fille, je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Mais il était convenu qu’elle ne succomberait pas.
J’ai abreuvé ce poète d’images propres à le faire rêver, propres à le maintenir, tout simplement, en vie. Parce qu’il est désolant pour moi de chaque jour vérifier combien il m’est difficile de me maintenir moi-même. Ce que je peux user de magie, uniquement pour ma survie… C’est pour cela que je désirais si ardemment un compagnon. Pour avoir un enfant, un autre enfant. Parce que, personne ne savait ce qu’il adviendrait au-delà du Crépuscule. Les devins sont morts, et les survivants ne voient pas l’avenir. Alors, je me livre à une petite expérience…
Toujours dans le fond de ma barque, je dérivais, enveloppé d’une fine pellicule de glace, les yeux ouverts mais les lèvres closes par une main qui ne m’appartenait pas. Je n’étouffais pas, étrangement. J’étais environné de douceur, presque de tendresse. A un moment, j’entendis une voix de femme qui me dit de ne pas m’inquiéter. Puis la main qui fermait ma bouche se retira, et là je vis, distinctement, comme un petit nuage blanc, ténu, mais effilé, qui s’échappait de ma gorge, et je me sentais partir.
Puis je vis, de très loin, une femme à l’apparence étrange – mais elle était une femme, et ça j’en étais sûr – qui aspira ce petit nuage expiré, me sourit, et m’embrassa. Son baiser me réchauffa, et se propagea à mes poumons, mes veines. Je repris vie. Je n’y avais rien compris, mais j’étais encore vivant.
Je n’allais pas te laisser mourir, alors que j’avais fait tant d’efforts pour t’attirer là. Je n’allais pas anéantir une des rares chances qui peuvent se profiler à mon horizon. Je suis la digne maîtresse de mon amant, qui, hélas, n’a pas survécu au Crépuscule. Je déteste m’ennuyer, et tu ne peux savoir ce que mon attente a pu durer. Et je suis prête à faire n’importe quoi pour occuper un peu de ce temps infini qui m’a été imparti. Et, tu commence à me connaître assez bien pour le savoir, que je n’ai aucune conscience de ce qui est ou n’est pas le Bien et le Mal.
Et je sais qu’elle est repartie, la vie. Je la sens, qui grouille dedans et hors de mon territoire. Je sens que pour l’homme, c’est reparti, aussi. Il a colonisé toutes les terres vierges, il a pris ce que le Crépuscule lui a laissé, nos restes. Et il n’est pas de créature à se contenter de reliquats.
Je les sens, hors mes murs, qui vivent, gémissent, prient en silence ou hurlent des imprécations. Je les sens souffrir, jouir, je les entends crier et pleurer, rire parfois, mais moins souvent. Je sentais l’emprise du serpent, enserrant de ses anneaux les frontières de mon royaume. Je pensais qu’il y avait là trahison, qu’il voulait détruire ce royaume et sa propre mère qui n’avait pu le défendre, mais je n’y étais pas du tout. Il cédait quelques centimètres à la poussée des humains, avides, toujours, bêtes avides de possession. J’entends les glaces gémir, je les entends fondre, goutte par goutte, sauf que là, elles ne donneront pas naissance à quelque géant dont la descendance peuplera la terre. Non. Il n’y a plus rien de bon dans ces glaces-là. Que le néant.
Et c’est ce que je voulais te faire comprendre, à toi que j’ai enlevé à la mort.
Je ne sais combien de temps j’ai demeuré dans le royaume des glaces. Mais, j’étais victime de la plus raffinée des réclusions : prisonnier de mon propre corps qui se refusait au moindre mouvement superflu. Mon corps vivait, c’est tout. Quant à la nourriture, ne me demandez pas. Je n’en sais rien. Je n’ai rien absorbé pendant tout ce temps.
Et puis, j’ai échafaudé un plan pour toi. Les signes ne trompaient pas. La vie frémissait hors mes frontières, bientôt, elle ferait irruption dans mon royaume de glace. Je suivais de loin les humains. Je sentais leurs guerres, leurs prières, leur désespoir. Je me suis demandée si l’espèce allait survivre à elle-même et prospérer, étant donné que les humains, c’est un peu l’histoire du serpent qui se mord la queue. L’histoire de mon fils qui enserre mon territoire entre ses anneaux, pour ne pas le mettre à mort.
J’ai attendu que vienne le bon moment pour t’éveiller de tes doux rêves, toi à qui j’avais prêté tant de temps. Je suis riche de siècles et de siècles. Je peux bien t’en laisser quelques uns.
Je vivais mais je ne pouvais toujours pas bouger. Maintenant, je n’étais plus dans cette demi-conscience de celui qui repose, hésitant entre veille et sommeil. Mon esprit était bien là. Il était revenu dans mes chairs encore engourdies. Et en moi, tel un leitmotiv, une question : comment ? Comment j’étais encore vivant alors que j’avais l’impression que des décennies s’étaient écoulées et que je n’avais pas bougé de ma barque. Je sentais d’ailleurs dans mon dos les côtes du bateau s’enfonçant dans mes côtes, comme si deux cages thoraciques enfermaient mon cœur. J’avais aussi deux peaux, l’une au plus près de mes muscles, l’autre de gel formant comme un bouclier contre le temps. Voyageur éternel dans une barque enserrée par les glaces.
C’était donc cela, man destinée, celle que je ne m’étais pas choisie. Aller, aller au loin, au nord, plus loin que les derniers hommes, plus loin que les rivières promettant de l’or, plus loin que les forêts giboyeuses. Aller dans ce pays blanc et bleu, ce pays froid au silence coupé des fracas des glaces, des frottements des icebergs venant défier la banquise. Aller dans ce désert peuplé d’une poignée d’hommes qui pour rien au monde n’iraient quitter leurs solitudes. Aller m’y perdre à leurs côtés. Ne jamais revenir.