Le géant et la puce
Yves Montmartin
L'équipe va se restaurer et va pouvoir enfin se reposer jusqu'à la fin du spectacle où le démontage commencera. Depuis quelque temps, les hommes ont remarqué que Rodolphe après le repas, reste avec Paulette pour l'aider à nettoyer le réfectoire, et personne ne se souvient l'avoir vu regagner sa chambre pour la sieste. Cela s'est fait comme cela, naturellement. Le géant et la puce, un couple improbable. Chacun a son rôle à jouer, lui, la rassure et la protège, elle, elle le calme et l'apaise.
Rodolphe et Paulette continuent de se vouvoyer pour donner le change, mais personne n'est dupe. Pendant cinq ans, Paulette et Rodolphe vont partager leur quotidien. Paulette est toujours impatiente de reprendre la route et de s'asseoir dans la cabine à côté de Rodolphe.
La vie de saltimbanque n'est pas facile, il y a les jours de pluie, les jours de gel, les jours où les gars sont nerveux sans savoir pourquoi. Les jours où la commission de sécurité est tatillonne, les jours où des travaux signalés trop tardivement arrêtent le convoi. Même si les gars sont des durs à cuire, si Rodolphe est intransigeant sur les procédures à respecter, il y a les accidents, les chutes. Faire venir les pompiers, accompagner le monteur blessé à l'hôpital, un mois de plâtre, deux bras de moins pour monter et démonter.
Chaque année, la tournée commence à Rouen, les Tréteaux y restent trois jours, le chapiteau est monté sur l'esplanade Saint Gervais, c'est une tradition, cela permet à chacun, techniciens et comédiens de prendre ses marques. Pendant ces trois jours, le chapiteau fait le plein, les Rouennais sont fidèles, en plus ils sont curieux de voir la nouvelle pièce mise en scène par Jean Danet. Ensuite, par petites étapes le chapiteau va plonger vers l'océan Atlantique, flirter avec le Pays basque, effleurer la Méditerranée et remonter par le Massif central, un petit tour vers la frontière suisse, le Doubs, le temps d'apercevoir quelques cigognes en Alsace, on replonge vers la Champagne puis la région parisienne.
La tournée se termine toujours dans le jardin des Tuileries, pendant plusieurs semaines, la pièce de théâtre, alterne avec des soirées caritatives, dont la plus courue est sans aucun doute celle organisée au profit d'Emmaüs, en présence de l'abbé Pierre.
Ce soir-là, il n'y a pas de prix fixé, les spectateurs laissent ce qu'ils souhaitent dans deux grandes lessiveuses posées à l'entrée, sous la garde de deux cerbères, façon men in black costumes noirs, lunettes noires, oreillettes. Paulette observe les dames en longue robe et les hommes en nœud papillon déposer des gros billets, jamais elle n'a vu autant de Pascal de sa vie. Ce billet de 500 francs imprimé de 1968 à 1994 restera en circulation jusqu'en 1997. Au recto, au centre, on retrouve, Blaise Pascal reposant sa tête sur sa main, d'où le nom donné au billet « un Pascal ».