le gouffre des hurlements

Jaap De Boer

BRUNO BOUTEVILLE
LE GOUFFRE
DES
HURLEMENTS
Deirdre Editions
La Ville aux Greniers
35 550 Pipriac
... "Mais dessous des fardeaux d'argile piétinée
dorment les corps des vampires gorgés de sang ;
suaires de sang et lèvres mouillées."
W.B. YEATS
LE VISITEUR SUR LA LANDE
La petite maison recouverte de tuiles grises était baignée
par les bourrasques d'un Novembre agressif.
Bien à l'abri, Joseph Rampain remonta frileusement le col
de son peignoir en cachemire. Il attisa le feu dans la cheminée
de grés rose, vieille d'au moins deux cents ans.
La soixantaine bien marquée par de nombreux voyages et
de nombreux climats, Joseph n'en demeurait pas moins un
personnage qui retenait l'attention. Ses yeux bleus, entourés
de mille petites rides qui le rendaient plus vieux mais le faisaient
paraître beaucoup plus sage, ses cheveux blancs
ébouriffés, sa barbe poivre et sel lui donnaient l'allure de ce
marin baroudeur qu'il avait été pendant plus de trois décennies
sur les mers de Chine.
Joseph, comme tous les soirs, décida de se servir un pastis.
Il avait pris cette habitude, là-bas, dans le sud, où le soleil
ronge la peau du visage et amollit les sens et les âmes. Il se
versa une généreuse rasade puis se dirigea vers le robinet
pour la compléter d'eau. La pluie martelait les carreaux
situés en vis-à-vis de l'évier. Le vieux marin effaça un peu la
buée qui s'était formée sur ceux-ci.
La forêt de Brocéliande offrait, par ce temps, un
visage de mystère où les démons et les elfes des mythes
semblaient pouvoir ressortir plus facilement dans la brune et
l'obscurité moite des éléments complices.
Il aimait cette forêt et avait hâte d'aller chercher sa
nièce, demain, à la gare de Rennes, pour lui faire redécouvrir
les mille et un endroits étranges de cet univers qu'elle
connaissait déjà bien.
Une affection sans borne le liait à la jeune fille depuis
qu'elle avait perdu ses parents, il y a dix ans, dans un tragique
accident de voiture. Il s'était chargé de son éducation.
Aujourd'hui, elle habitait près du palais de justice d'Aix-en-
Provence mais cela ne l'empêchait pas de revenir passer
presque toutes les vacances près de son oncle, dans cette
forêt où il lui avait fait croire aux fées et lui avait donné la
passion de ces écrivains romantiques qui avaient tant écrit
sur leurs mondes.
Si Gwanaëlle était aujourd'hui étudiante en sciences
politiques, elle n'en demeurait pas moins fantasque et
rêveuse, se demandant même parfois si le choix de ses études
correspondait bien à sa personnalité.
Joseph s'assit dans son fauteuil de cuir sombre.
L'âtre envoyait des étincelles incandescentes et la bûche
craquait, comme si les morsures du feu lui faisaient subir
quelques souffrances - c'était peut-être le cas, d'ailleurs -. Il
savoura sa boisson au goût anisé, cligna un instant les yeux
et se laissa bercer par une douce quiétude. Le sommeil l'envahissait
doucement. Les volets de bois claquèrent et résonnèrent
à l'extérieur, le tirant de sa torpeur.
Maugréant, il se leva, tout engourdi par la chaleur et
la somnolence qui devait être le résultat conjugué de l'alcool,
du feu et de l'heure tardive. Le hurlement sinistre du
vent fit de nouveau claquer les volets. Les gouttes de pluie
s'éclataient sur eux, telles de petits projectiles, sournois et
vicieux.
Joseph enfila un vieux trench-coat jaune et chaussa
ses bottes de pêche. Il transpirait à grosses gouttes. Avant
de se visser sur la tête sa casquette de tous les jours, il
s'épongea le front. Décidément, il n'aurait pas dû s'assoupir
près du feu. Un voile trouble dansait devant ses yeux. Mille
petites étincelles clignotaient autour de lui.
- Encore un de ces maudits étourdissements,
pensa-t-il.
- Il faudra que je me décide à consulter un spécialiste,
ça devient un peu trop fréquent.
Tout en pensant aux malaises répétitifs de ces derniers
jours, il souleva la gâche de la porte et fut accueilli par
des rafales glacées, dès qu'il l'eut entrouverte.
- Deux minutes de fraîcheur ne me feront pas de mal,
se persuada-t-il en s'enfonçant dans la nuit.
Il contourna l'angle de la maison, enjambant prestement
la remorque sur laquelle était posé son bateau. Ses
bottes collaient à la terre gorgée d'eau.
Il referma les volets, prenant bien soin de les crocheter
plus solidement qu'à l'accoutumée. Il se retourna, satisfait,
puis reprit le chemin en sens inverse. Son attention fut
détournée par un bruit semblable à un rire, ou peut-être un
hennissement de cheval. La tempête l'empêchait d'entendre
avec précision. Il s'immobilisa quelques secondes, dressant
l'oreille, en vain... Joseph se demanda si son imagination
ne lui jouait pas un tour. Non, décidément, il n'entendait que
son coeur qui battait plus violemment.
Un grondement de tonnerre ébranla la clairière et le
fit sursauter. Une lumière vive et bleutée la baigna un instant,
dévoilant au vieux Joseph une silhouette qui se tenait à
une trentaine de mètres et le regardait fixement. Il eut peur
et se trouva stupide. Il ne pouvait s'agir que de l'une de ses
relations, ou dans le pire des cas, d'un touriste égaré cherchant
sa route ou un abri momentané. Pourtant, le sentiment
de malaise qui l'avait assailli persista. Il constata que
son visiteur, loin de paraître pressé de trouver refuge, semblait
attendre, tel une statue immobile et fantomatique, dieu
sait quoi. Leur face à face dura quelques secondes seulement.
Il tourna le dos au vieux Joseph et, de manière grotesque
et sautillante, l'apparition s'éloigna tout en le regardant.
Figé dans son ciré dégoulinant, le vieux pêcheur vit un
bras qui l'invitait à le suivre. Un engoulevent hurla dans les
feuillages. La silhouette longea le petit chemin bordé d'ormes
et de chênes qui menait à la forêt, lança un ricanement
à glacer le sang et hâta son pas. Joseph décida qu'il allait
tirer cette affaire au clair. Il voyait dans cette histoire comme
une mauvaise plaisanterie. Aussi se promit-il d'infliger une
correction dont se souviendrait le farceur. Il saisit une
hache, plantée sur un billot, qui lui avait servi à tailler son
bois, la veille, et suivit hardiment le mauvais plaisant. Il assimila
ce geste à un vieux réflexe d'aventurier ayant souvent
côtoyé des dangers, tels que ces pirates des mers de Chine
qui pillaient et massacraient allègrement tout ce qu'ils pouvaient
aborder. Des souvenirs vagabondèrent en sa
mémoire, lui remémorant les batailles féroces menées
contre des bandits sanguinaires. La poursuite dura plus d'un
quart d'heure. Joseph tremblait sur ses jambes et son pas
était mal assuré. Plusieurs vertiges l'obligèrent à ralentir son
rythme. Il perdit son fuyard au détour d'une futaie et le
retrouva à la faveur d'un éclair qui illumina le ciel, tel un projecteur
de mirador. Il dévala quelques monticules en
balayant de la hache les fougères et enjamba quelques racines
vicieusement cachées dans la mousse. Il trébucha
aussi, mais heureusement sans gravité. Joseph avait le
sens de l'orientation développé -on n'est pas marin trente
ans pour rien- et savait que leur course les menait au "Val
sans retour", plus précisément au "Rocher des faux
amants".
Il pensait aux légendes qui baignaient cet endroit : à
mi-chemin entre le féerique et le démoniaque -Morgane la
Fée y avait emprisonné tous les chevaliers infidèles et seul
Lancelot, par sa pureté, put les en faire échapper en rompant
le charme.
Il s'arrêta un instant pour reprendre son souffle et
s'éponger le front. Il serrait plus fortement sa hache. Son
coeur lui martelait la poitrine de manière plus anarchique.
Son souffle saccadé se perdait dans des nuages de brume,
aussitôt happés par le vent. Il habituait ses yeux à l'obscurité
si épaisse, quand la silhouette sépulcrale, un peu plus
en avant, stoppa net. En équilibre sur un rocher, elle surplombait
une dénivellation d'au moins une cinquantaine de
mètres de hauteur.
Joseph sourit, victorieux, et put enfin détailler le costume
de son fugitif qui lui tournait le dos.
Une cape pourpre crottée, des bottes de peau, et un
casque de fer couvraient une vieille cotte de maille, tachée
de rouille et patinée par le temps.
La situation devenait rocambolesque et Joseph s'apprêta
à appréhender l'inconnu qui se retourna lentement.
Alors, des éclairs jaillirent de toutes parts et le vieux
marin, habitué à plus d'un danger, contempla l'horreur.
UNE NUIT PLUTOT AGITEE
Bob et Béatrice commencèrent à danser, entraînant
dans leur ronde les quelques amis invités à leur fête d'anniversaire.
Le bruit était assourdissant dans le petit studio parisien
de la rue Beaubourg et Elric regretta d'avoir accepté
l'invitation. Lui qui préférait l'ambiance feutrée des boites de
jazz ou des pianos bar, il était servi ! La fumée de cigarettes
le gênait et lui picotait les yeux. La musique assourdissante
était de celles, très à la mode, sans aucun son précis, qui se
voulaient originales dans leur médiocrité musicale. Il aurait
volontiers écouté un bon rock à la Elvis, mais ce qu'il entendait
en ce moment n'était vraiment pas sa tasse de thé.
Assis à califourchon sur une chaise à l'envers,
il regardait les gens se trémousser, tout en sirotant un grand
verre de jus de pamplemousse. Il vérifia l'heure à sa montre
tout en passant machinalement la main dans ses cheveux
pour remonter une mèche rebelle qui tombait sur ses yeux
bleus. A vingt-deux ans, le garçon était déjà taillé comme un
homme. Bien que de taille moyenne, il se dégageait de lui
une souplesse et une force qui étaient certainement dues
aux nombreuses années passées à faire de la gymnastique.
Un grand T-shirt blanc, qui le couvrait des épaules jusqu'aux
cuisses, masquait son jean déchiré, mais propre. Une paire
de bottes de motard, un foulard rouge, c'était la tenue
décontractée qu'il avait adoptée pour cette party. Il n'avait
pas eu à chercher longtemps, c'était celle qu'il mettait quotidiennement.
Il se leva et posa son verre vide sur un petit guéridon.
Se glissant entre les couples qui se formaient sur un slow
ravageur, il se dirigea vers la chambre où se trouvait son
vieux cuir, acheté la veille, dans un surplus américain. Il l'enfila
prestement et fit un geste de la main à ses amis, pour
leur signifier qu'il partait.
- Quoi ! Tu ne vas pas nous quitter déjà. Et Muriel qui
n'est pas encore là. Tu devrais l'attendre... Elle te trouve très
à son goût, tu sais...
- Je m'en moque éperdument, rétorqua-t-il avec une
certaine froideur, et par pitié, Béatrice, cesse de jouer les
entremetteuses. Je suis un grand garçon. Si je veux me
trouver une copine, je n'ai besoin de l'aide de personne.
Alors laisse-moi, tu veux...
La jeune étudiante fit une moue vexée. Elle aurait
aimé que son amie rencontre Elric. Bien qu'il eût un fichu
caractère et se montrât terriblement indépendant, il n'en
demeurait pas moins un garçon fort séduisant et sympathique.
Il s'embrassèrent donc chaleureusement en se promettant
de se téléphoner avant les cours auxquels ils assistaient
en commun.
Elric franchit la porte du studio au moment où deux
jeunes filles arrivaient.
- Jolies, ma foi... pensa-t-il pour lui-même.
Un petit signe amical, et le jeune homme s'engouffra
dans l'ascenseur, emportant avec lui les effluves de leurs
parfums. Tout en bas, dans la cour pavée, il retrouva sa
moto : une énorme Harley Davidson, la fameuse 750 Latéral
immortalisée par le général Patton lors de la seconde guerre
mondiale. Il avait réussi à remonter cet engin, grâce à un
ami garagiste. Si toutes ses économies avaient fondue lors
de sa remise à neuf, il n'en regrettait rien, la machine était
somptueuse.
Il l'enfourcha et, d'un coup de kick nerveux, la
démarra. Elle ronronnait doucement mais puissamment.
Elle ressemblait à une bête tranquille, à l'inverse de
ces nouvelles motocyclettes aux bruits hystériques et métalliques.
Il boutonna son cuir, sortit de l'une de ses poches
une casquette qu'il fixa sur sa tête. On pouvait y lire
"Raiders of the Lost Ark" en lettres rouges et jaunes sur
fond noir. Il enclencha le fameux levier de vitesses situé
près du réservoir, puis tourna la poignée d'accélération. La
moto, docile, s'éloigna et se fondit dans l'uniformité parisienne.
Une neige froide et verglacée commençait à tomber.
Un quart d'heure plus tard, il était chez lui, rue des
Renaudes, en plein dix-septième, et il était transi.
Confortablement installé dans son duplex, il se
réchauffa près de la cheminée où brûlait encore une bûche.
Son appartement était chaleureux et calme. Sur les murs,
des étagères croulaient sous des milliers d'ouvrages sur les
civilisations disparues, les mythologies et les peuples antiques.
L'une d'entre elles était réservée à tout ce qui était
écrit sur le monde celtique et proto-celtique - la passion du
jeune homme.
Un pan supportait les bandes dessinées qu'il affectionnait.
Plus particulièrement les Natacha et les Olivier
Rameau. En face, sur l'autre mur, des affiches des films
d'Indiana Jones et de Star Wars. Sur un petit meuble en
bois de pin, étaient posées statuettes, pin's, bibelots, porcelaines,
représentant La petite Sirène, héroïne d'un dessin
animé qu'il préférait entre tous. Ici et là, des piles de journaux
s'entassaient où l'on pouvait aussi bien trouver des
revues d'histoire que des journaux de cinéma et des Playboy.
Il vivait là depuis bientôt trois ans. Sa bourse d'étude,
ainsi que les articles qu'il vendait à diverses revues d'histoire
des peuples, lui servaient à payer le loyer, sans avoir
recours à l'aide financière de ses parents. Respectivement
archéologue et romancière, ils étaient trop occupés à voyager
pour s'intéresser à la scolarité de leur fils. Mais son sens
aigu des responsabilités lui avait attiré toute leur confiance.
Elric possédait une maîtrise d'histoire et un D.E.S.S. de
mythologie celtique. Il souhaitait exercer le même métier
que son père, hélas il n'était plus ce qu'il était. Le représentation
édulcorée de l'aventurier de Spielberg faussait tristement
la réalité. Elric soupira.
Il décida de visionner une vidéo avant de se coucher.
Il saisissait le Chien des Baskerville lorsque le téléphone
sonna.
- Zut ! Il y en a qui n'ont aucune notion de l'heure ... Il
est plus de minuit.
Marmonnant entre ses dents, il décrocha le combiné
tout en lisant la jaquette de K7 vidéo.
- Allô, qui est à l'appareil ?
- Elric, c'est toi ? demanda une voix émue de jeune
femme.
- Gwanaëlle ! s'écria le jeune homme, surpris d'entendre
cette voix qui lui rappelait de nombreux souvenirs d'enfance.
- Je ... Je te dérange peut-être.
- Mais pas du tout ! J'allais regarder un film. Que
deviens-tu ?
- J'ai besoin de toi, souffla-t-elle en se mettant à sangloter.
Il n'y a que toi pour me venir en aide ...
- Que se passe-t-il ? demanda Elric soudain troublé
par le ton que prenait la conversation.
- Tu te rappelles mon oncle ?
- Le vieux Joseph, tu parles si je m'en souviens. Qu'a
fait encore ce vieil hurluberlu ?
- Il est mort, Elric ... C'est affreux.
Un lourd silence s'ensuivit. Le jeune homme était
abasourdi par cette nouvelle brutale. Gwanaëlle pleurait
doucement au téléphone et ne pouvait plus parler. Il se ressaisit
et lança, péremptoire.
- Tu es où, en ce moment ?
- Chez lui. Tu sais la vieille maison près de l'église de
Tréhorenteuc ...
Elric connaissait.
- J'arrive. Ne bouge pas ! Couche-toi et attends-moi !
Dans moins de quatre heures je suis là-bas.
Il raccrocha et ne mit pas plus de dix minutes pour
réunir ses affaires de toilettes ainsi que quelques vêtements
qu'il fourra négligemment dans un sac de voyage. Il enfila
ensuite une marinière chaude et un chandail sous son cuir,
prit son casque "Cromwell", dévala les escaliers de l'immeuble
en direction du garage, et rejoignit sa Harley.
La nuit serait longue !
LA CHARRETTE DE LA MORT
Le ciel était bas, en cette fin d'après midi,
devant la petite église romane qui occupait la place centrale
du village. Seul un chien errant donnait signe de vie, en
reniflant par ci, par là, et en trottinant dans des directions
aussi variées que mystérieuses. A part le vent qui émettait
un bruit sourd, semblable à un orage lointain, pas de bruits.
Et puis soudain, alors que la grande cloche indiquait cinq
heures, les carillons se mirent à battre frénétiquement d'un
son sourd et métallique : dông ... dông ...
Les deux pans de la lourde porte en bois s'entrouvrirent
en grinçant sur leurs gonds, et un flot de paroissiens fut
déversé sur les marches. Dans leur précipitation pour se
mettre à l'abri, ils effectuaient un ballet, semblable aux tentacules
sinistres d'un monstre antédiluvien. Des petits groupes,
pourtant, se formèrent et des conversations jaillirent,
donnant un peu de gaieté et d'animation à cette froide journée
de novembre. Les vêpres se terminaient, et les quelques
cafés, situés à deux pas, allumèrent les néons dans
leurs pièces centrales, afin d'y accueillir les retardataires. La
nuit tombait quand la vieille Jeanne Kemener descendit les
marches glissantes de l'édifice religieux. Elle ne prit pas le
temps de papoter comme à l'accoutumée. Elle ne se sentait
pas très bien, et pensait qu'il aurait suffit d'une petite visite
chez le rebouteux pour mettre fin à ses malaises qui, depuis
quinze jours, devenaient de plus en plus fréquents. Elle irait
donc tout de suite à l'épicerie et rentrerait chez elle, d'où
elle ferait venir le médecin.
Elle salua Madame Guermenn, une dame encore
plus âgée qu'elle, qui répondit à son signe de la main. Elle
était ravie de ne pas avoir à faire la conversation avec cette
vieille acariâtre qu'elle était devenue depuis la mort de son
mari. Jeanne acheta deux poireaux, une salade, une boîte
d'allumettes, quatre chandelles et des tranches de jambon
blanc sous cellophane. Elle descendit ensuite la rue principale.
Tout en marchant, elle retira de son cabas une bouteille,
qu'elle avait remplie d'eau avant de partir de chez elle.
Elle avait encore de la fièvre -"à coup sûr". Elle porta le goulot
à ses lèvres et but quelques gorgées. Elle se sentit tout
de suite mieux et continua sa route plus allègrement.
Elle habitait tout en bas du village de "folle pensée"
et, pour y accéder, devait bien marcher quelque six bons
kilomètres. Le chemin vicinal qui y menait était monotone et,
souvent, la vieille Jeanne coupait par les champs. Mais
aujourd'hui, avec le sol détrempé et boueux, elle ne voulait
pas prendre le risque de salir ses chaussures du dimanche.
Aussi, continua-t-elle sur la route bordée de clôtures.
Elle n'aimait pas ce qui se passait dans les villages
avoisinants, depuis quelques temps. Il y avait eu ces touristes
l'été dernier - "des gens de la ville, tous bien habillés et
bien peignés ..." Ils posaient des questions et photographiaient
les gens et les maisons.
- Ce n'était pas sain du tout, pensa la vieille, tout en
dodelinant de la tête.
Et puis il y avait eu ces hurlements sinistres, presque
toutes les nuits, et ça, c'était plus bizarre. Elle ne les avait
pas entendus directement, elle habitait un peu loin, et sa
surdité l'en empêchait. Mais il y avait des témoins dignes de
confiance : le patron du café "Viviane la Fey", les couples
Tournedel et Penvènann, et puis le rebouteux.
- Non, tout cela n'était pas sain du tout.
Jeanne remonta son chasuble pour se protéger car la
pluie s'était mise à tomber, drue. Elle pressa son pas et
regretta de ne pas avoir mis ses galoches, car ses chaussures
la blessaient. - Dame, depuis la mort de ce bon Joseph
... ça ne tourne plus rond par ici, se persuada-t-elle, sans
aucune difficulté.
- Et sa petite nièce, si jolie, qui est toute seule à présent.
La pauvrette, elle ne va point s'en remettre. Et c'est
pas ce voyou de la ville avec ses beaux mots et sa machine
bruyante qui va la consoler, pour sûr, non !
Le vieux Joseph avait été trouvé, voilà plus de dix
jours, sur le rocher des "faux amants", la mine convulsée de
terreur et la main crispée sur son coeur. On racontait que
c'était un arrêt cardiaque qui l'avait terrassé. Mais que faisait-
il à cet endroit, par une nuit de tempête ? D'aucuns
avançaient la thèse d'un meurtre par un rôdeur, mais la
vieille Jeanne y voyait l'oeuvre du diable, et elle n'était pas
la seule à le croire. Après tout, la forêt de Paimpont regorgeait
de mystères et de vieilles légendes. Elle en avait
entendu parler par ses parents, qui le tenaient eux-mêmes
des leurs. Et elle repensa aux récits fabuleux et étranges
qu'ils lui chuchotaient le soir près de la grande cheminée.
C'était peut-être bien tous ces esprits anciens qui
revenaient faire le ménage dans leur forêt. On avait
déboisé, labouré, pollué les étangs, construit des pavillons,
bref, tout changé, et les nains et les farfadets devaient être
exaspérés.
Perdue dans ses hypothèses grand-guignolesques,
elle n'avait pas aperçu la charrette qui cheminait en contrebas
précédée d'un cheval efflanqué qui prenait quelques difficultés
à avancer. Son cocher l'encourageait par le harnais,
mais en vain. Il portait un large chapeau de feutre qui laissait
couler de grandes mèches blanches sur ses épaules.
Grand et maigre, il avait un de ces gilets noirs sans manches,
semblables à ceux que l'on portait autrefois dans les
campagnes, ainsi qu'une large chemise de coton blanc. Sur
son épaule, un râteau immense cadençait ses mouvements.
La charrette avança un peu plus vite. Posés à l'arrière, on
pouvait voir quelques outils, ainsi que d'immenses sacs de
plastique noir ; deux étaient pleins de terreau, deux autres
étaient pliés en quatre.
Jeanne Kemener s'arrêta pour boire de nouveau. Elle
n'avait pas particulièrement soif, mais sa gorge la brûlait et
elle transpirait en raison de la marche forcée qu'elle s'était
imposée. Elle leva la tête. Là-bas, trop loin pour qu'elle
puisse discerner avec précision, elle devina une silhouette
qui venait à sa rencontre en lui faisant des signes. Jeanne
prit peur et décida de ne pas s'arrêter. Elle pensa même,
bien que le terrain ne soit guère favorable, couper à travers
champs pour gagner du temps. Bien qu'âgée, elle était fort
alerte et s'accroupit pour passer sous la clôture. Elle posa
son cabas de l'autre côté et écarta les fils pour s'y glisser
prestement. Sa robe noire à pois blancs s'accrocha et elle
pesta quand elle la déchira, en tirant dessus pour la décrocher.
Elle prit son panier d'une main et s'aventura prudemment
sur la pente abrupte qui menait à un autre chemin.
L'âge aidant, et le manque d'équilibre, Jeanne glissa, tomba
sur le sol herbeux et boueux, chercha à agripper quelque
chose, mais ses doigts ne saisirent que de la boue et elle
roula près de dix bons mètres avant d'arriver en bas, heureusement
sans contusion ni dommage. Agenouillée, elle se
nettoyait comme elle pouvait et fut soudain surprise par un
bruit d'essieu venant de sa gauche. La vision de la charrette
et de l'homme qui la précédait la terrifia complètement. La
tête lui tournait, et elle hurla :
- Karriguel ann Ankou ...! s'exclama-t-elle, en breton.
- Karriguel ann Ankou ... répéta-t-elle en faisant plusieurs
signes de croix.
- J'veux point devenir comme toi. Retourne d'où tu
viens ...! hurlait-elle maintenant sur un ton hystérique.
Toujours aussi silencieux, le grand homme au chapeau
et son attelage n'avaient pas bougé d'un pouce. Il
releva la tête et Jeanne découvrit son visage : deux orbites
vides où fourmillaient des centaines de petits vers, des
dents déchaussées et une peau qui ressemblait à celle
d'une momie égyptienne.
Il ricana, prit sa faux de ses deux mains décharnées
et, d'un geste lent mais précis, la leva irrémédiablement vers
la vieille femme qui n'en pouvait plus de terreur.
- Yik, yik ... chantonna-t-il. Je viens te chercher,
Jeanne la trop vieille, je viens t'emporter ...
Sur la colline, un peu plus haut, Kerfannec le rebouteux
vit la vieille glapir et courir éperdue. Derrière elle, stupide
et indécis, Jérôme Guenardet ne bougeait plus. Il
regardait, éberlué, son râteau, sans trop comprendre ce qui
se passait. Jeanne s'écroula d'un coup, faisant éclabousser
les flaques en tombant. Elle hurlait des mots sans aucun
sens, entre deux spasmes qui la faisaient se tordre par
terre. Elle étreignit soudain sa poitrine lorsqu'elle vit la haute
silhouette qui se penchait vers elle pour la secourir.
Le rebouteux vit le corps de Jeanne Kemener se raidir
puis s'amollir doucement. Il s'accroupit dans les hautes
herbes mouillées quand Jérôme regarda à droite et à gauche.
Apparemment rassuré de ne voir personne dans les
champs avoisinants, le paysan courut vers sa charrette. Il
saisit un plastique noir qu'il déplia fébrilement et recouvrit le
corps de la vieille paysanne. Il se signa à la hâte, tira son
cheval impassible par le licou. Il l'entraîna en se dépêchant
de disparaître.
Derrière lui, les traces profondes qu'avaient laissé les
roues de charrette se remplissaient rapidement d'eau. Le
brouillard et la pluie qui tombait maintenant violemment
semblaient vouloir couvrir la scène morbide d'un rideau de
confusion.
INDICES
Elric décida en se levant ce matin-là d'aller prendre
un café au village de Tréhorenteuc. Gwanaëlle commençait
à récupérer, et elle avait besoin de sommeil. Quant à lui, il
avait envie d'un bon bol d'air frais. Il fit donc une toilette
rapide et, le plus silencieusement possible, descendit les
marches qui menaient dans la pièce centrale du rez-dechaussée.
Il chaussa ses bottes et enfila son blouson sur sa
marinière. Il vérifia qu'il avait bien un peu d'argent et sortit
de la maison. Il remonta l'allée qu'avait empruntée Joseph
pour suivre son fuyard, puis bifurqua sur la gauche. Il passa
devant une formidable demeure du quinzième siècle, le
manoir de la rue Neuve, réduite aujourd'hui à une étable
mal odorante. Elric soupira de déception en pensant au
lourd passé de cette bâtisse. Il laissa sur sa gauche la petite
église de Tréhorenteuc, à l'écart de la route. Bien que restaurée
en 1942, il savait qu'elle était antérieure au septième
siècle et demeurait, aujourd'hui encore, le seul édifice religieux
montrant la Cène , non pas avec le Christ et ses apôtres,
mais avec le roi Arthur et ses trente chevaliers de la
Table Ronde. Il continua son chemin et aperçut le café plus
loin dans le virage. Il y pénétra, s'assit près de la fenêtre et
commanda un café noir et deux tartines. Tout en les trempant
dans son bol, il se surprit à écouter les conversations
autour de lui. Plusieurs paysans, près du bar, y allaient de
bon ton.
- Dame, elle était plus toute jeune, la vieille Kemener,
mais tout de même, c'est bien triste...
- ...Et puis, il y avait des traces de charrette près du
corps... ça ressemblait à celles de l'Ankou !
- Y'a de la malédiction dans l'air, moi j'vous le dis...
Avec le vieux Joseph, ça fait quand même des morts bizarres,
et j'parle pas de la disparition de l'Edouard voilà trois
mois...
Elric se leva, s'approcha et salua le petit groupe d'un
geste amical. Il ne reçut en échange que des regards hostiles
qui le dévisagèrent. Bien sûr, il était l'étranger, le
Parisien dont les gens se méfiaient systématiquement. Elric
pensa, amer, que l'intolérance était définitivement partout.
- Excusez-moi, commença-t-il, mais j'ai cru comprendre
qu'un nouveau drame s'est déroulé dans les environs ?
Pour toute réponse, le plus grand d'entre eux fouilla
dans sa poche de veste et retira un journal plié qu'il jeta
négligemment sur le comptoir vers Elric.
- Lisez-le, l'étranger. Vous en connaîtrez autant que
nous...
Sur ces paroles glaciales, il se dirigea vers la porte,
suivi par ses compagnons. Alors qu'ils fermaient la porte
derrière eux, le jeune garçon se tourna vers l'aubergiste.
- J'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?
- Vous faites pas de bile, jeune homme... Vous savez,
les gens d'ici sont à l'ordinaire plutôt conviviaux, mais
actuellement ils sont à cran avec ce qui se passe. Faut leur
pardonner.
Elric ne répondit pas. Il lisait la gazette locale en parcourant
les gros titres : Morts bizarres, Malédiction, loi des
séries... Rien de vraiment réjouissant.
- Dites donc, interrogea soudain de propriétaire derrière
son comptoir, vous ne seriez pas l'ami de la petite
Gwanaëlle et du vieux Rampain ?
Elric le dévisagea un instant : son teint rougeaud, sa
calvitie naissante et son énorme moustache lui donnaient un
air bonhomme et sympathique qui lui plut.
- ... Mais oui, je me souviens, s'exclamait son interlocuteur.
Vous veniez souvent il y a quelques années. J'ai failli
ne pas vous reconnaître dans votre tenue. Son sourcil gauche
se fronça alors qu'il l'observait plus attentivement.
- Vous avez le sens de l'observation, le félicita le
jeune homme.
Le compliment plût à l'aubergiste qui délaissa sa
vaisselle et continua :
- Vous venez pour aider la p'tite ?
- Lui remonter le moral, oui ! Elle en a besoin. Dites,
demanda Elric en montrant le journal, l'article, là, qui parle
de l'Ankou, c'est une plaisanterie, je suppose.
- ... Faut voir ! Il se passe des choses étranges en
Bretagne. Il s'était remis à essuyer les verres et se lançait
dans un discours explicatif sur les traditions et les mythes
de la région et s'arrêta très vite quand, au cou du jeune
homme attentif, il découvrit la croix celtique en or qu'il portait.
- Enfin, je pense que vous êtes au courant, crut-il bon
de rajouter.
- Un peu, oui, lui sourit le jeune homme. Vous pensez
qu'il y aurait un rapport entre la mort du vieux Joseph et
celle de la vieille Kemener ?
- Pour tout vous dire, ils ont été terrassés tous les
deux par une trouille magistrale. Ils se connaissaient bien,
ça c'est sûr. Ils se voyaient souvent ces derniers temps,
mais on n'a jamais trop su de quoi ils pouvaient bien parler.
Ils étaient tellement différents.
Elric demanda à brûle pourpoint :
- Où l'accident de la vieille Kemener a-t-il eu lieu ?
- Un peu plus loin, sur la route qui mène au village de
Folle Pensée. L'endroit est signalé par une balise rouge.
Vous ne pouvez pas vous tromper.
Elric paya ses consommations, salua l'aubergiste et
quitta l'auberge. Il avait décidé d'aller voir l'endroit où avait
succombé la vieille dame. Le vent soufflait fort et il regretta
de ne pas avoir pris son chandail. En traversant le village,
des odeurs de charcuterie cuite et de cidre lui chatouillèrent
les narines. Quelques jeunes de son âge lui lancèrent des
quolibets auxquels il n'attacha aucune importance. Une
énorme berline noire s'arrêta d'ailleurs à leurs côtés et les
railleries cessèrent.
Deux gendarmes étaient sur les lieux alors qu'il atteignait
la fameuse balise rouge. Occupés à regarder les traces
de la charrette, ils ne le virent pas tout de suite et furent
surpris lorsqu'il leur demanda :
- Vous pensez que c'est l'Ankou ?
Le plus gradé des deux représentants de l'ordre se
releva. Sur un ton bourru, il lança à l'adresse du jeune
importun :
- C'est peut-être pas la charrette de la mort mais, les
traces de roues, celles des sabots et la vieille pétrifiée par la
peur, ça fait beaucoup. Qu'en pensez-vous ?
- Vous savez, les interrompit Elric qui observait attentivement
le sol, je ne pense pas que les chevaux de l'Ankou
étaient ferrés de manière si moderne ... avec huit clous carrés.
Regardez par vous-mêmes.
Les deux gendarmes se regardèrent, ahuris par ce
détail auquel ils n'avaient pas pensé ! Le ton du brigadier se
fit plus inquisiteur.
- Vous êtes qui, jeune homme ?
- Presque un parent du vieux Joseph, leur répondit
Elric qui scrutait les alentours.
L'officier se radoucit d'un coup. Elric apprit qu'ils se
connaissaient bien, aussi en profita-t-il pour poser quelques
questions, en apparence anodines, sur le déroulement de
l'enquête.
- On n'a pas trouvé grand chose. Un panier à provisions,
un sac de plastique dans le fossé, c'est à peu près
tout.
Ils échangèrent encore quelques détails sans importance,
puis se saluèrent. Les policiers s'engouffrèrent dans
une voiture bleue, une 4 L, et disparurent dans une gerbe
d'eau et de boue. Elric inspecta plus attentivement les sillons
laissés par les roues. Les traces avaient été faites par
des jantes en acier, et non en bois. Le sillon était trop profond.
Surpris par les herbes écrasées un peu plus haut sur
le talus, il grimpa vers elles en s'approchant de la clôture. Il
s'accrocha aux fougères, tant la pente était glissante et
abrupte. Il émit un sifflement alors qu'il apercevait un morceau
de robe accroché entre les fils qu'il décrocha, non
sans difficultés. Il le glissa dans la poche de son blouson.
- La gendarmerie n'est pas montée jusqu'ici. Les traces
ne sont guère visibles du chemin, et il aurait fallu se
mouiller pour y accéder.
Il enveloppa d'un regard perçant la campagne environnante
et ne décela rien hors normes, dans ce paysage
calme et tranquille balayé par le vent. L'ambiance grise et
mélancolique lui rappela le roman Les Hauts de Hurlevent.
Perdu dans ses rêveries romantiques, il vit une bouteille
d'eau minérale alors qu'il enjambait la barrière de protection.
Il l'observa quelques secondes avant de la saisir. Elle était
couverte de gouttes de pluie et à moitié pleine de ce qu'il
supposa être de l'eau. Il la fourra dans la poche de son cuir
encore vide, puis reprit la direction du village. Cette bouteille
était tombée du sac de la vieille Kemener. En soi, rien d'insolite.
Mais une question trottait dans la tête du garçon :
- Pourquoi emmener une bouteille, en boire plus de la
moitié, alors que la tempête soufflait et qu'il tombait des cordes
?
ALTERCATION DANS L'AUBERGE
Gwanaëlle était une très jolie jeune femme d'une
vingtaine d'années à peine, qui possédait beaucoup de
charme et de personnalité. Ses cheveux roux ramenés en
arrière sur une queue de cheval dégageaient son front et
agrandissaient ses yeux verts. Ses lèvres épaisses, bien
ourlées, et son menton volontaire, la faisaient ressembler
aux cariatides grecques. Ce matin, après que le jeune
homme l'eut entretenue des événements, elle semblait profondément
inquiète.
Manifestement, la nouvelle l'avait décontenancée.
Elle tournait machinalement sa petite cuillère dans son café
et n'avait pas dit un mot depuis que son jeune compagnon
s'était tu. Occupé à dessiner des graffitis sur la buée des
carreaux, Elric lui tournait le dos. Elle rompit soudain le
silence :
- Tu sous-entendrais qu'il y a quelque chose d'illogique
dans les décès de mon oncle, celui de la vieille
Kemener, et la disparition récente d'un villageois ?
- Avoue que c'est bizarre, non ? Quant à cette histoire
d' Ankou, elle ne tient pas debout.
- Certainement, assura-t-elle, et pas très intelligent de
surcroît. La personne, si tant est qu'il s'agisse bien d'un
humain, ne doit pas avoir quitté le coin depuis sa naissance
pour penser que la gendarmerie et la population locale
admettent cela...
- Il n'y a pas que cela d'embarrassant dit-il en effaçant
du revers de la manche le dessin qu'il avait effectué.
Prenant une chaise, il s'assit en face de Gwanaëlle qui ne
dit rien mais l'encouragea, du regard, à poursuivre. Il prit la
cafetière, se servit une énorme tasse de café, sans sucre,
puis porta à ses lèvres une gorgée qu'il recracha aussitôt.
- Trop chaud ? lui demanda le jeune fille.
- Non, mais l'eau de ce patelin est infecte. Nous
avons bien fait d'acheter une cargaison de bouteilles d'eau
minérale. Bouillie, j'aurais cru que le goût en serait plus
acceptable, mais penses-tu ?
Il regardait les yeux interrogateurs de la jeune femme qui
semblait se moquer de la saveur que pouvait, ou ne pouvait
pas, avoir l'eau du robinet - du moins en cet instant précis.
- Tu connaissais ton oncle. Cela ne te surprend pas
de savoir qu'à l'heure où les gens dorment, lui se promène
sur les landes par un temps de chien ?
Elle ne répondit pas. Bien sûr qu'elle s'était posé la
question.
- Cette vieille qui décide, sans raison apparente, de
couper à travers des champs plutôt incertains par temps de
pluie est chose étrange mais, ce qui me surprend le plus,
c'est qu'elle ait emmené et bu plus d'un demi litre d'eau
alors que, dimanche dernier, on était aux limites de l'inondation.
- On n'a rien trouvé, c'est vrai, et les autopsies ont
révélé le même arrêt cardiaque pour elle et mon oncle.
- ... Peur panique... De quoi pouvaient-ils bien avoir
peur à en mourir ?
- Je ne sais pas. Mon oncle n'était pas du genre à
être craintif. Tu connaissais, toi aussi, ses aventures passées.
Il a flirté pendant plus de vingt ans avec la mort, et je
le soupçonne, d'ailleurs, de ne pas nous avoir tout dit.
Elric fit craquer les articulations de ses doigts et dit à
Gwanaëlle qu'il pensait qu'une tierce personne était obligatoirement
intervenue.
- Peut-être est-elle même responsable de ces morts
subites.
- Un assassin ? fit Gwanaëlle terrifiée.
- Possible, mais pas sûr. La vieille Kemener n'a pas
dû être la seule à être terrorisée dans le champ.
- A quoi penses-tu ?
Elric ne pensait plus. Il regardait la jeune fille qui lui
semblait d'un seul coup ravissante. Dans son jean moulant
et son grand chandail irlandais, elle était craquante. L'enfant
qui avait longtemps été sa camarade de jeux, avait diablement
grandi, et il ne s'en rendait compte qu'aujourd'hui.
Gwanaëlle ne reposa pas sa question. Elle se
retourna en posant le regard sur la bouteille qu'avait ramenée
Elric.
- Que vas-tu faire de cela ? interrogea-t-elle.
Ramené à la réalité, le jeune homme eut un geste
évasif.
- Je ne sais pas trop. On verra plus tard. Pour l'instant,
je retourne au village. Il y a des détails à propos des
charrettes que j'aimerais élucider.
La jeune femme admira le sens de l'initiative de son
compagnon qui semblait décidé à provoquer les événements,
et se sentit rassurée. A ses côtés, le décès de son
oncle lui paraissait moins douloureux, stimulant de telle
sorte son imagination qu'elle en oubliait de s'apitoyer sur
son sort. L'excitation faisait place au chagrin. Dans sa tête,
trouver l'explication de la mort de Joseph ressemblait à un
dernier hommage qu'elle pouvait lui rendre. Aussi, quand
elle prit son blouson pour accompagner Elric, il n'en fut pas
autrement surpris. Il lui ouvrit la porte en souriant. Elle lui
rendit son sourire. Bientôt, tous deux sur la motocyclette, ils
se rendirent au village. Il décidèrent d'un commun accord
que l'hôtel de ville était le lieu idéal pour glaner quelques
renseignements sur les cultivateurs de la région.
Deux bureaux, dont un en bois, quelques panneaux
couverts d'informations générales, un téléphone et un minitel
servaient de mobilier à cette petite salle de vingt mètres
carrés qu'il était convenu d'appeler la mairie. Une petite
fenêtre apportait une lumière bien faible en cette saison et
trois lampes de bureaux, disposées savamment, compensaient
ce manque de clarté. Sous l'une d'entre elles, une
femme replète, d'une cinquantaine d'années, s'affairait à
classer des dossiers. Les deux jeunes gens se renseignèrent
sur les paysans. Qui étaient-ils ? Quelles terres possédaient-
ils ? Où étaient-ils dimanche dernier ? Bien que surprise,
la quinquagénaire qui faisait office de secrétaire municipale
n'en répondit pas moins du mieux qu'elle le put. En
sortant du petit local, une demi heure plus tard, Gwanaëlle
et Elric étaient effarés. La liste, que leur avait donnée leur
sympathique hôtesse, ne comptait pas moins de vingt-huit
personnes qui possédaient une, voire deux et même trois
charrettes.
Dehors, un petit groupe d'individus admirait la Harley
Davidson. Elric reconnut parmi eux l'un des jeunes hommes
qui tantôt lui avait lancé des boutades. Avec mépris, il
enfourcha sa moto. Dès que son amie fut installée derrière
lui, il démarra promptement. Les imprudents placés sur son
chemin s'écartèrent vivement pour le laisser passer.
- Ta moto ne laisse personne indifférent, lui chuchota
Gwanaëlle à l'oreille.
Le jeune homme lui répondit de s'accrocher fermement
à sa taille et accéléra.
Le premier paysan sur la liste était en train de soigner
ses vaches et ses veaux. L'écurie était sale. Le jeune couple
eut quelques hauts le coeur de dégoût. Elric prétexta
une enquête sur le monde agricole en Ille et Vilaine.
Jacques Menestrier répondit de bonne grâce aux questions
qu'ils lui posaient.
- Parmi vos collègues, y en a-t-il beaucoup à posséder,
comme vous, des chevaux ?
- Dame, jeune homme, le cheval a perdu depuis bien
longtemps sa rentabilité. Malgré tout, quelques uns s'en servent
encore pour de menus travaux.
- De quels genres ?
- Quand les champs sont inondés, les tracteurs sont
inopérants. Le cheval s'en sort très bien, lui... C'est pour
cela que quelques uns, sentimentaux, n'ont pu se résoudre
à s'en débarrasser.
Elric sortit la liste et un stylo feutre. Il cocha les personnes
susceptibles de les avoir encore. Ainsi renseignés,
ils reprirent leur chemin après avoir échangé un salut courtois
avec le paysan. Ils croisèrent, garée sur le bas côté, un
break que Gwanaëlle reconnut comme étant la voiture du
vétérinaire, vieil ami de la famille. Elric stoppa sa machine et
tous trois échangèrent quelques banalités à propos du
temps et des vaches qu'il venait d'examiner.
- Elles semblent devenus folles...
- Comment cela ? questionnèrent à l'unisson les deux
jeunes gens.
- ... Tics saccadés, tremblements, accès de fièvre et
pupilles dilatées, répondit le vétérinaire en frottant son menton
qui n'avait pas dû voir un rasoir depuis quelques jours.
Gwanaëlle posa quelques questions, visiblement très
intéressée par le sujet. Puis la conversation s'aiguilla sur les
drames survenus au village. Le vétérinaire fut évasif. Il pensait
néanmoins que le rebouteux serait sans nul doute la
personne la plus apte à connaître les secrets des habitants.
- Un individu un peu fou avec un oeil crevé qui
donne l'impression qu'il sort d'un film d'épouvante. Mais
attention... il possède une culture et un savoir que la plupart
des gens d'ici sont loin de soupçonner.
Ils se saluèrent amicalement, promirent de se retrouver
pour dîner ensemble, puis se quittèrent, chacun allant
vaquer à ses propres tâches. Elric pensait encore au vétérinaire.
- Sympathique personnage, admit-il en souriant.
- Oui, mon oncle et lui discutaient souvent ensemble.
Je me rappelle même qu'il avait beaucoup navigué durant
sa jeunesse.
La motocyclette réveilla le petit village. Des gens se
retournèrent sur eux. Une grande partie de la population se
trouvait déjà aux vêpres. Gwanaëlle, affamée, demanda à
grignoter un sandwich. Ils se garèrent donc devant le café
d'où Elric était parti le matin même. Une petite pluie fine et
glaciale s'était remise à tomber. C'est donc soulagés qu'ils
s'assirent devant la grande cheminée de la salle de restaurant.
Ils commandèrent café et chocolat chaud. La jeune fille
ébouriffa ses cheveux mouillés de la main gauche tout en se
plaignant du climat. Son ami se laissait bercer par la douce
ambiance que leur prodiguaient les hautes flammes.
- Alors, les touristes, on visite la région ?
Tout de suite ils reconnurent le jeune homme par
deux fois entr'aperçu aujourd'hui qui venait de leur lancer la
question sur un ton ironique..
- C'est Robert Lelouarn, un voyou de la région, le
prévint Gwanaëlle.
Il était entouré de deux amis, vêtus comme lui de
jeans et de treillis militaires. Ils donnaient l'impression
d'avoir consommé un peu trop d'alcool. Elric pensa que malgré
leur air agressif, ils n'arrivaient pas à masquer leur côté
dégénéré.
- Elle est chouette, ta bécane, tu la vends combien ?
Elric, avec nonchalance, se contenta de fixer son
interlocuteur en lui répondant qu'elle n'était pas à vendre.
L'air se chargeait d'électricité. Les quelques personnes présentes
avaient cessé leurs conversations et s'étaient tournées
vers le petit groupe.
- Et puis, elle est jolie, ta copine... surenchérit Robert.
Elric lui balança un regard glacial qui le déconcerta.
Mais, encouragé par les ricanements de ses comparses, il
insista :
- Elle est jolie... Pour sûr ! Il prit sans délicatesse le
menton de la jeune fille, l'obligeant à le regarder. Gwanaëlle
voulut retirer son visage mais elle ne le put, tant la main qui
la tenait serrait fort.
Elric décida d'interrompre le jeu. Ils voulaient la
bagarre, c'était évident. Il projeta de toutes ses forces son
pied vers l'intérieur du genou de Robert, qui se plia et lâcha,
déséquilibré, le menton de la jeune fille. Mettant à profit l'instable
position de son adversaire, il lui envoya brutalement
son coude au visage qui le fit s'écrouler en hurlant de douleur
:
- J'ai le nez cassé ! J'ai le nez cassé !
Avant que n'intervienne un de ses comparses, Elric
prit la tasse de cacao brûlant de Gwanaëlle et lui lança le
liquide fumant au visage, le mettant définitivement hors
d'état de nuire. Il fit face au troisième. Son regard était de
feu, et son attitude, celle d'un provocateur sûr de lui.
- Un contre un, que décides-tu ?
Gwanaëlle ne disait rien. Elle s'était réfugiée près de
la cheminée, surprise par la réaction féroce de son compagnon
qu'elle découvrait sous un jour nouveau.
- Tu te décides, insista Elric.
Seul et décontenancé, le voyou ne s'attendait pas à
ce retournement de situation. Les gémissements douloureux
de ses compagnons l'empêchaient de prendre une décision
-Il l'aurait pensé plus inexpérimenté que cela, le Parisien !...-
Il n'insista pas, tourna les talons et sortit en courant, suivi
par ses deux acolytes sanglotants. Dehors, ils évitèrent la
moto d'un bon mètre, pensant que celle-ci, à l'image de son
propriétaire, pouvait receler quelque réaction inattendue et
dangereuse. La tension retomba. Gwanaëlle se réfugia dans
les bras d'Elric en pleurant à chaudes larmes. Il lui caressait
les cheveux en la réconfortant. Les clients, autour d'eux,
sortirent de leur immobilisme. Des verres et des bouteilles
se remirent à tinter. Elric détesta cette populace qui s'était
contentée d'observer la scène sans avoir l'intention d'intervenir.
Il aida la jeune fille à enfiler sa veste, jeta son cuir par
dessus son épaule. Il bouscula deux paysans qui se trouvaient
sur le pas de la porte. Ils s'écartèrent. A la détermination
du jeune homme, ils comprirent qu'il valait mieux ne pas
protester.
- Le spectacle est terminé, grogna-t-il à l'encontre de
l'assistance. Puis il claqua la porte en verre derrière lui, la
faisant vibrer dangereusement.
UNE GLISSADE DANS LE PASSE
Elric vérifia une dernière fois son paquet avant de
l'oblitérer au bon tarif. Il le tendit ensuite à la préposée aux
postes qui lui adressa un sourire charmeur et un reçu en
échange de son billet de cent francs froissé. Il sortit des
bureaux tout en le fourrant négligemment dans sa poche. Il
pesta à l'encontre d'un passant qui le heurta violemment
avec son parapluie ridicule et coloré. Il haïssait ces gens
capables de blesser quelqu'un sans s'en rendre compte et,
surtout, sans même s'excuser. L'idée de posséder cet objet
ne lui serait jamais venue, lui qui adorait la pluie et ses bienfaits
de fraîcheur. Il faut dire qu'il pleuvait bien. La petite
bruine de ces derniers jours s'était transformée en ondée
violente et discontinue. De nombreuses rivières, dont la
Vilaine, et ruisseaux étaient en cru. Rennes, ce matin, était
noyé dans un épais brouillard d'humidité et le cuir d'Elric
avait perdu une bonne partie de son imperméabilité.
Il grimpa lestement sur sa moto, après avoir essuyé
de la manche de son revers de blouson l'eau qui inondait la
selle. Il démarra rapidement et suivit le boulevard. Il repéra,
aux motifs excentriques de son parapluie, la personne qui
l'avait négligemment bousculé et se plut à rouler dans une
immense flaque d'eau boueuse à ses côtés. Elric eut un
sourire carnassier, mais satisfait, quand il entendit le chapelet
d'injures que lançait à son propos sa victime trempée des
pieds à la tête.
Il était neuf heures trente. Il pensa qu'en une demi
heure il pouvait être près de Gwanaëlle à boire un bon café.
Elle avait décidé de ne pas l'accompagner, préférant ranger
le domicile de Joseph. Quelques questions et impressions
faisaient leur chemin dans sa tête depuis qu'il avait décidé
de s'occuper de l'enquête en franc tireur. Avec la jeune fille,
il avait interrogé plusieurs paysans de la région - ceux que
leur avait indiqués la secrétaire municipale - mais ils
n'avaient eu, pour toute réponse, que regards fuyants, évasifs
ou attitude butée. Une chose toutefois avait intrigué le
garçon chez l'un d'eux, Jérôme Guenardet, un cultivateur
excentrique et bègue. Il avait entr'aperçu un paquet de sacs
noirs, semblables à celui trouvé près du corps de Jeanne
Kemener. Certes, l'indice était mince, si tant est que cela en
fût un, car beaucoup d'agriculteurs utilisaient ce modèle
dont la marque était la seule que l'on trouvait dans le pays.
Le paysan s'était esquivé en demandant à son fils d'une
trentaine d'années de raccompagner le jeune couple jusqu'à
leur motocyclette. La démarche claudiquante de celui-ci fit
penser à une récente conversation au cours de laquelle il
apprit que beaucoup de Bretons étaient touchés par une
malformation de la hanche qu'on avait enrayé durant un
temps pas si lointain en langeant les nouveau-nés de
manière préventive et spécifique.
Tout en quittant Rennes, il songeait aussi aux quelques
objets découverts au domicile de Joseph qui l'intriguaient.
Il découvrait le vieil aventurier sous un nouvel
angle.
Il prit la nationale 24 en direction de Vannes et bifurqua
sur Plélan le Grand, en direction de Paimpont. L'averse
redoublait de violence et Elric décida de s'arrêter, espérant
une accalmie. C'est à contrecoeur qu'il repartit un quart
d'heure plus tard. Le temps était encore plus épouvantable.
Malgré l'heure avancée, le ciel était bas et gris et la visibilité
dangereuse. Les gouttes dégoulinaient en cascades sur son
visage et piquaient ses yeux qu'il fermait à moitié. Il alluma
l'énorme phare de sa moto et réduisit la vitesse. En face,
quelques automobilistes en firent autant. Il atteignait la
grande route traversant le croisement de "Huche-loup" et se
sentit en sécurité. Cinq minutes et il serait à l'abri. Cette
perspective le réchauffa un peu. En haut de la côte, noyée
dans un épais nuage de brouillard, il devina une auto qui
éteignit ses codes et accéléra. Elric ne prit pas garde et
continua. Il abordait le sommet. Soudain, le véhicule éblouit
le jeune homme de ses pleins phares. Il vit la voiture faire
une embardée dans sa direction pour le cueillir et il évita le
danger en "balançant" sa Harley sur la gauche. Hélas, les
pneus de sa machine n'assurèrent pas l'adhésion escomptée
et la manoeuvre dégénéra en une glissage qui s'éternisa
avant de s'achever sur le bas côté de la chaussée. Moto et
garçon heurtèrent le talus de plein fouet, les faisant voltiger
comme des fétus de paille dans la tempête. Elric revit le
visage de Gwanaëlle, celui de ses parents. Il se remémora
une chute de balançoire qu'il avait eue enfant et ce fut l'explosion.
Un craquement dans son crâne lui indiqua qu'il était
mort. Pourtant, juste avant de fermer définitivement les
yeux, il enregistra la marque et l'immatriculation de la voiture
noire qui s'enfuyait à toute allure.
Gwanaëlle constata avec colère que cette clef ne
convenait pas à la serrure de la porte du grenier. Une de
plus ! Elle avait astiqué, rangé, ciré les deux grandes pièces
du bas ainsi que les chambres du premier étage. Son travail
achevé, elle avait eu l'intention de s'attaquer au reste de la
maison mais, malgré ses recherches, elle n'avait pas été
capable de retrouver le trousseau qui lui permettrait d'entrer.
De vexation, elle bourra de l'épaule la porte peu solide qui
finit par céder sous ses coups répétitifs. Elle se retrouva
dans une obscurité moite où seul un rai de lumière perçait.
Elle avança à tâtons vers celui-ci, se retrouva devant une
petite fenêtre masquée par un rideau et tira sur l'étoffe
pleine de poussière.
- Je n'ai pas l'impression que Joseph faisait le
ménage tous les jours, pensa-t-elle en toussant et en se
frottant les yeux.
Profitant de la lumière du jour, elle examina la pièce
d'une cinquantaine de mètres carrés, occupée par une commode
en bois, un coffre et quelques autres objets sans
importance. Elle examina les deux tapis indiens rongés
jusqu'à la trame et constata avec amertume qu'ils étaient en
soie. Un vieux cadre en bois était posé contre le mur. Elle le
retourna et découvrit une toile représentant son oncle voilà
plus de trente ans. Il débordait de force. Sur son épaule
gauche, elle devina un tatouage fort bizarre représentant un
animal ne possédant qu'un seul oeil et surmonté d'un soleil.
Elle se promit de faire restaurer cette huile en constatant
que son état général était plus que satisfaisant. Son attention
se porta vers le coffre recouvert de poussière. Il était
ouvert et contenait plusieurs livres reliés de cuir. Elle en
ouvrit un au hasard, constata qu'il était écrit en hindi et le
reposa, incapable d'en déchiffrer le contenu. Un autre, écrit
en allemand, possédait un compas ouvert sur sa tranche.
Un autre encore ressemblait à un journal de voyages. Des
taches en souillaient le papier jauni. Quelques dates indiquèrent
à la jeune fille qu'il avait été rédigé entre 1947 et
1952, mais elle ne put en savoir plus : il était rédigé, lui
aussi, en hindi et Gwanaëlle ignorait que son oncle en
connaissait l'usage. Car c'était son écriture, cela ne faisait
aucun doute. Rêveuse, elle referma le coffre tout en décidant
d'en parler à son compagnon. Sa présence la réconfortait
et puis, il était plutôt séduisant et il lui manquait.
- J'aurais dû le suivre à Rennes...
Elle l'avait vu partir tôt dans la matinée avec un
paquet dont il ne lui avait rien dit. Elle attribua sa curiosité
soudaine à l'ambiance de mystère qui régnait dans ce vieux
grenier. Son exploration des lieux la poussa vers la commode
d'où elle retira un sac de cuir noué par une cordelette.
Elle le déplaça, en fit l'inventaire :
un caillou peint en bleu,
une miniature d'idole d'influence indienne, taillée dans
de la jade,
une lanière de cuir souillée en son milieu.
Elle examinait avec attention les objets devant elle
quand le téléphone sonna. Elle sursauta, comme prise en
faute. Son coeur s'était mis à battre la chamade. Elle sourit
de son manque de courage. Déboulant dans les escaliers,
elle se dirigea vers le combiné qu'elle décrocha hâtivement.
- Allô, de quoi s'agit-il ?
- Bonjour mademoiselle, ici le brigadier Buisson. On
voulait vous signaler que nous avons retrouvé le meurtrier
de la vieille Kemener. Il s'agit de Jérôme Guenardet, son
explication nous a semblé confuse et son alibi très contradictoire.
- Mais pourquoi me prévenir ? Je ne saisis pas.
- Saviez-vous qu'il briguait la propriété de votre oncle
? On a retrouvé une correspondance du vieux Joseph dans
laquelle celui-ci refusait ses offres d'achat.
Gwanaëlle demanda à tout hasard ce qui les avait
menés sur la piste.
- C'est votre ami, lui avoua-t-il humblement. Les traces
laissées sur place correspondent bien à celles de sa
charrette et de son cheval. On a retrouvé plusieurs sacs
aussi... En fait, tout prouve sa culpabilité.
Ainsi, ce qu'Elric et elle-même avaient soupçonné se
révélait exact. Leurs doutes étaient fondés et la police le
confirmait. Le gendarmes, d'ailleurs très fier, demanda à la
jeune fille d'adresser ses remerciements à son compagnon.
- Je n'y manquerai pas, répondit-elle en raccrochant.
Songeuse, elle s'assit un instant, afin de mettre de
l'ordre dans ses idées. Le mécanisme musical de la pendule
lui indiqua qu'il était seize heures. Elle s'inquiéta en pensant
que le jeune homme n'était toujours pas de retour. Elle souhaita
de tout coeur qu'il ne lui soit rien arrivé de fâcheux.
REVELATIONS
La première chose que sentit Elric en se réveillant fut
une douleur puis une main chaude se poser sur celle-ci. Le
picotement s'évanouit presque instantanément. Il décida
donc, soulagé, d'ouvrir un oeil, puisque apparemment il
n'était pas mort comme il aurait pu le croire.
Il était couché sur un lit moelleux et un homme d'une
cinquantaine d'années était assis à ses côtés. Il essaya de
se remémorer les derniers événements, mais renonça en
constatant que sa douleur revenait en même temps. Il était
habillé d'un chandail et d'un pantalon en velours côtelé qui
ne lui appartenaient pas.
- Buvez ceci, lui dit-on d'une voix rauque et étouffée.
Elric saisit une tasse, examinant le personnage qui la
lui tendait.
Il sut tout de suite à qui il avait affaire en voyant le
regard du géant qui lui faisait face. L'oeil crevé, bien que
peu visible, donnait une impression de fixité gênante et
Kerfannec le rebouteux semblait en jouer sur Elric.
Il porta la tasse à sa bouche et but le liquide chaud
dans lequel il reconnut des saveurs de sauge et de cannelle.
- Sacrée chute que vous avez faite mon garçon !!!
Vous avez eu de la chance que je passe dans le coin avec
ma camionnette...
Elric s'assit sur le lit. Son corps était tout endolori et il
ne put s'empêcher de gémir. Il constata qu'il avait du sang
coagulé dans les cheveux et que son bras gauche le lançait,
mais à part cela rien de cassé. Il en serait quitte pour quelques
hématomes.
La pièce où il était étendu était vaste et ressemblait à
une bibliothèque, tant le nombre d'ouvrages qui s'y trouvait
était impressionnant. Une cheminée immense lui faisait face
et, sur une chaise, séchaient ses vêtements. Dans un coin,
il observa la table où reposaient éprouvettes, alambics,
matériel de médecine et bocaux contenant plantes et poudres
aussi variées qu'odorantes.
- Comme quoi le port du casque a du bon...
Le rebouteux lui montrait son "Cromwell" fendu en
deux. Elric siffla entre ses dents en pensant à ce qu'il serait
advenu s'il ne l'avait point porté.
- Merci, dit-il enfin en rendant la tasse vide.
Kerfannec la saisit et la posa sur un guéridon. Du
haut de ses deux mètres, il était immense. Une force tranquille
se dégageait de lui. Son torse et son cou ressemblaient
à ceux d'un taureau et la chemise de bûcheron qui
l'emprisonnait rendait l'âme aux boutonnières. Il portait
barbe et cheveux longs qu'il avait noués dans un catogan et
l'aspect général du colosse faisait penser à un viking.
- Vous êtes arrivé après l'accident ? demanda Elric,
ou vous avez aperçu la voiture noire qui m'a accroché.
- La voiture noire ? Décidément ces gaillards sont
partout.
- Vous semblez les connaître. Qui sont-ils ?
- Des promoteurs immobiliers qui ont l'intention de
développer un parc d'attraction dans les environs.
- Un parc ?
- Oui, avec fées en carton pâte, chevaliers en béton
et certificat dûment signé à chaque visiteur ayant consommé
et visité le "Domaine de la forêt enchantée".
C'était donc cela ! Le jeune homme pensa à ce qui
pouvait advenir de cette forêt déjà abîmée par un incendie
voici quatre ans. Il songea à ses amis de Green-Peace qui
défendaient corps et âmes nature et animaux en voie d'extinction.
Il se souvenait de cette excursion où, terrorisé, il
s'était interposé avec eux entre un bateau de pêche japonais
et un troupeau de baleineaux.
- Joseph Rampain possédait un des terrains les plus
intéressants... Pensez, à deux pas du Val sans retour, du
Rocher des faux amants et du Miroir aux fées.
- Vous pensez que...
- J'ai souvent côtoyé la cupidité humaine. Je sais
qu'aujourd'hui la vie ne vaut rien contre un tas de billets de
banque. Et puis il y a aussi Edouard qui a disparu de la circulation,
comme envolé et...
- Et la vieille Kemener qui habitait elle aussi tout près
est décédée, le coupa Elric.
- ... Ah, là, c'est différent. Personne ne l'a tuée...
- Etrange, soupira Elric, j'aurais pensé que Jérôme y
fût pour quelque chose dans cette histoire.
- Eh non. Bien qu'il ait été là, certes. Mais il n'a fait
que voir la vieille Jeanne mourir de peur devant lui. Ca l'a
plutôt ébranlé et il est parti sans demander son reste...
- Remarquez, ajouta-t-il en souriant ironiquement, il a
fait son signe de croix et l'a recouverte d'un sac avant de
décamper.
- Et comment êtes-vous au courant de cela ? Je pensais
qu'il n'y avait pas eu de témoins.
- Faut croire qu'il y en avait un. Le rebouteux, complice,
cligna de l'oeil dans la direction d'Elric.
Il comprenait pourquoi Kerfannec n'avait dit mot à la
police. Le rebouteux est souvent mal considéré dans les villages.
Bien que respecté, il est souvent exclu et craint. La
crainte engendre souvent la haine. L'histoire était pleine de
victimes innocentes ayant fini au bûcher durant l'Inquisition.
- Eh oui, vous avez compris.
Elric sursauta. Le quinquagénaire lui avait donné l'impression
de lire dans ses pensées comme dans un livre
ouvert. Il reflua cette idée et observa attentivement le matériel
chirurgical posé sur la grande table.
- ... J'ai été médecin durant ma jeunesse. Une faute
professionnelle a été fatale à ma carrière et j'ai dû me réfugier
ici. J'aide un peu les gens du coin grâce à mes études
de kinésithérapeute. Si j'ai le "don", je l'aide pas mal, vous
comprenez ?
Elric interrompit la conversation et demanda à téléphoner
à son amie. Kerfannec lui indiqua le combiné près
de la bibliothèque. Tout en composant le numéro, le jeune
homme constata que la plupart des ouvrages traitaient de
philosophie, de médecine et d'ésotérisme. Pascal y côtoyait
Confucius. Gwanaëlle décrocha et Elric la rassura.
- La gendarmerie a appelé et ils ont découvert le
meurtrier de Jeanne Kemener et peut-être aussi celui de
mon oncle.
- Jérôme Guenardet ?
- Il y a des preuves à son encontre. La charrette, les
traces...
- Je sais cela, s'emporta-t-il, furieux d'avoir donné
une piste à la police qui s'avérait fausse. Retrouve-moi à la
gendarmerie, j'arrive.
Il raccrocha. Kerfannec le regardait.
- Si je comprends bien, commença-t-il, j'ai intérêt à
venir apporter mon témoignage si je ne veux pas être responsable
d'une erreur judiciaire.
- Oui, il faudra que vous me parliez de ceci. Elric
montrait la tranche d'un livre sur lequel figurait un compas
ouvert.
Kerfannec ne dit rien pendant qu' Elric se rhabillait.
Dehors, la camionnette les attendait. A l'arrière, la moto y
était couchée. Il enregistra qu'elle n'avait pas subi de grands
dommages. Kerfannec démarra rapidement après qu'il eut
prononcé un :
- On y va ?
Sur le chemin, le jeune garçon demanda que l'on
s'arrête près d'une cabine téléphonique. Le brigadier
Buisson était présent au poste de police et il accéda à sa
demande du numéro du médecin légiste. La chose eût pu
lui être refusée en toutes autres circonstances, mais le gendarme
avait une dette envers Elric qui le remercia et composa
le numéro aussitôt. Après les présentations d'usage, il
demanda insidieusement si Joseph possédait un tatouage
sur le corps ?
- Pas le moins du monde.
Le vieux avait bourlingué durant sa jeunesse. En
avait-il ramené quelques cicatrices ?
Après réflexion, le médecin déclara qu'il avait relevé
quelques estafilades anciennes faites au couteau et une
brûlure plus récente sur l'épaule gauche.
- Gagné ! pensa Elric triomphant qui demanda si une
analyse avait été demandée sur son dernier repas.
- J'attends les résultats du labo de Rennes. Si vous
voulez, je vous les communiquerai par l'intermédiaire de la
gendarmerie dès que je les aurai en ma possession.
Une fois dans la camionnette, Elric s'adressa au
rebouteux dont le visage pâlit tout à coup.
- La brûlure que Joseph a sur son épaule, vous en êtes à
l'origine ?
Kerfannec, enfonça ses 140 kilos dans le siège de la vieille
fourgonnette qui rendit l'âme sous le poids. Le rebouteux
avait du se plier pour entrer et Elric, en attendant une
réponse, se demanda comment il avait pu réaliser cet
exploit sans se cogner de partout.
Il tourna la clé de contact et le véhicule toussota en crachant
une fumée noire du pot d'échappement mais il ne
démarra pas. Quelques essais infructueux mirent à mal la
batterie mais le moteur s'inclina enfin et la vieille voiture
trembla de partout en émettant un raffut du tonnerre.
Kerfannec se tourna vers le jeune garçon tout en passant la
première.
- J'ai mis votre moto derrière. A part quelques éraflures sur
tout le côté gauche et le rétroviseur brisé elle s'en tire plutôt
bien... Ah, si ! le pneu avant est éclaté.
- Vous n'avez pas répondu à ma question Kerfannec. Mais
de toutes manières, je connais déjà la réponse. C'est vous
qui avez brûlé l'épaule du vieux Rampain pour en masquer
le tatouage, n'est ce pas ?
- Le tatouage, quel tatouage ? demanda son interlocuteur
qu'Elric devina faussement surpris. Il regarda ses mains
épaisses comme des battoirs à linge qui se crispaient sur le
volant.
- Dites, ne me prenez pas pour un idiot, j'ai visité le grenier
de Joseph et j'y ai trouvé ce vieux tableau qui le représentait
avec ce symbole sur l'épaule gauche. J'y ai trouvé d'autres
objets fort intéressants d'ailleurs...
Décontenancé, le quinquagénaire se tourna vers Elric, il
sembla un instant au jeune garçon que ses propos allaient
faire éclater quelques vérités cachées, mais il n'en fut rien et
c'est avec une maîtrise totale de soi que Kerfannec se remit
à scruter la route. Comme il se remettait à pleuvoir, il
actionna les essuie-glace qui couinèrent sur le pare-brise.
- Il... Commença-t-il, il voulait le faire disparaître. Il y a des
choses qu'on regrette, vous savez. Il a tellement insisté
auprès de moi que j'ai accepté. J'étais médecin, ne l'oubliez
pas ! Ceci dit, je dois admettre que j'avais prévenu Joseph
qu'il garderait une belle cicatrice, mais cela n'a pas semblé
le gêner... Mais il y a plus de dix ans que cela s'est passé...
Elric regarda le ciel ensanglanté entre les gouttes d'eau. Un
soleil timide et rougeoyant le teintait d'un pourpre malfaisant,
le paysage semblait tout droit sorti d'une de ses vieilles
illustrations de Weird Tales et un arc-en-ciel, le pont des
dieux selon la Mythologie Nordique, commençait à émerger
de la cime des arbres. Le jeune homme tenta de se rappeler
quelles étaient les couleurs qui en composaient la surface :
jaune, bleu, orange, vert, violet... Mais il dut admettre qu'il
ne se souvenait pas de la septième teinte. Déçu, il se
retourna vers le conducteur qui semblait étrangement nerveux.
- Cela fait longtemps que vous vous connaissiez, vous deux
?
Kerfannec lança un grognement tout en évitant un nid de
poule sur la route. Peut-être voulait-il dire oui, mais Elric ne
réitéra pas sa question.
- Vous savez quoi, Kerfannec ? Je me demande si le
Joseph Rampain que nous connaissions était le brave
homme simple et bon enfant qu'il semblait vouloir montrer.
Et je me demande aussi si vous n'êtes pas un peu cachottier,
car il me semble bien que vous ne me racontez pas
tout, Kerfannec. Je subodore des faits que vous cherchez à
éviter...
- Pure supposition, jeune homme, je connais peut-être effectivement
Joseph depuis un sacré bout de temps, mais
Brocéliande n'est pas si grand et les voisins que nous étions
étaient obligés de se connaître.
- Ah, oui ? fit ironiquement le garçon. Il enfonça sa main
dans la poche intérieure de son blouson de cuir et en sortit
quelques lettres au papier jauni et craquelé entourées d'une
ficelle.
- D'après ce que j'ai pu lire dans la correspondance que
vous échangiez avec lui, cela ne date pas que de votre voisinage
en Bretagne... Vous semblez partager aussi le goût
des voyages exotiques et plus particulièrement celui qui
vous a mené tous deux en Inde et au Bengale.
Kerfannec blêmit. Elric lui aurait mis une gifle qu'il n'en
aurait pas moins réagi. A l'attitude presque hostile que le
rebouteux adoptait d'un seul coup, Elric se demanda s'il
n'avait pas poussé le bouchon un peu trop loin. En fait il ne
connaissait rien de cet homme à la réputation douteuse et
craint de son entourage. Il lui avait semblé qu'il était très
proche de Rampain et le garçon se plut à le trouver sympathique.
Le grenier dans lequel Elric avait trouvé par hasard
ces lettres, et celles-ci justement, l'avait conforté dans l'hypothèse
de cette amitié entre les deux hommes, mais quelle
ne fut pas sa surprise à leur lecture quand il apprit que le
vieux Joseph avait très bien connu la mère de Kerfannec
lors d'un voyage dans les Indes britanniques. Elric se posait
une question: Kerfannec le rebouteux, le sorcier, le maudit
serait-il le fils illégitime d'une liaison entre un marin aventurier
breton dont l'existence semblait plus chaotique qu'on
n'aurait pu le supposer et une bourgeoise anglaise partie
retrouver son mari dont on ne savait pas ce qu'il était
devenu. Elric pataugeait dans le plus romanesque des mystères,
et n'eut été des morts bizarres qui étaient advenues
depuis peu, il aurait pu réellement trouver ces énigmes excitantes
et rafraîchissantes.
- En fait, Kerfannec... Gwanaëlle ne connaît rien de la vie
passée de son oncle...
Remis de son émotion et maintenant calmé, le géant marmonna
comme pour lui même :
- Peut-être vaudrait-il mieux ne pas trop en savoir, et peutêtre
ne vaudrait-il mieux ne pas trop en parler autour de
vous, jeune homme. Il y a des ombres dans l'existence de
chaque individu et certaines ne sont pas destinées à être
connues et traînées dans la lumière de la connaissance de
tout un chacun... Me fais-je comprendre ?
- Euh... pas réellement. Que voulez vous dire ?
- ... Que si on lance un boomerang très fort, il revient toujours
encore plus fort mais pas spécialement de la manière
dont on l'aurait souhaité...
Elric rangea ses lettres et médita sur les dernières phrases
lancées par son voisin. La camionnette traversa un pont qui
enjambait une petite rivière. Elle longeait la route et se jetait
dans un immense lac rendu boueux par les dernières précipitations.
- Nous arrivons bientôt à Paimpont.
- Oui, acquiesça Elric qui venait de se remémorer la couleur
manquante de son arc en ciel.
- Indigo, bien sûr !
Il était ébloui de constater que les méandres sinueux de sa
mémoire lui amenaient une connaissance oubliée dans une
situation remplie de dialogues, de questions confuses et de
troubles... Il en sourit.
Kerfannec, à l'entrée de la petite bourgade, ralentit son
allure. Quelques véhicules arrivaient en sens inverse et les
croisèrent. L'une roulait plus vite que les autres.
- La Mercédès noire ! C'est elle qui m'a poussé à l'accident,
hurla le jeune homme en la pointant du doigt... Suivez-la,
Kerfannec !
- Accrochez-vous, c'est parti ! lança celui-ci en écrasant la
pédale d'accélération.
La fourgonnette fit une embardée sur la chaussée glissante.
Avec une dextérité déconcertante le rebouteux effectua un
contre braquage de pro et la voiture se retourna dans un
demi-tour parfait. Elric s'était cramponné à la ceinture de
sécurité. Au souvenir de sa chute en moto, ses yeux étaient
devenus froids comme l'acier et une ride barrait son front, le
vieillissant. La manoeuvre avait semblé terriblement longue
au jeune homme qui en regardant le conducteur avait été
surpris par les réflexes aigus du colosse, guère gêné par sa
taille et son embonpoint naissant. La fourgonnette lancée à
pleine puissance se mit à suivre les quelques voitures qui
s'égrenaient sur l'asphalte telles les perles noires d'un chapelet
.
- Le ciel est avec nous, grogna Elric, ils ne sont pas trop
éloignés !
- Il n'empêche, lui répondit son compagnon, que leur voiture
est beaucoup plus rapide que la mienne... S'ils veulent nous
distancer, c'est du gâteau pour eux !
La voiture noire ressemblait à un corbillard. Des gerbes
d'écumes étaient projetées de chaque côté d'elle, et Elric
s'imagina que ce n'était pas la voiture qui les provoquait
mais plutôt l'inverse. L'eau innocente et craintive à l'approche
de cette masse sombre et sinistre s'écartait pour lui laisser
un passage. Elric se rappela ce film où Charlton Heston
incarnant Moïse faisait reculer les flots de la Mer Rouge, et
il ne put s'empêcher de sourire. La situation n'avait rien à
voir avec les dix commandements, et il aurait de loin préféré
être enfoui sous une couette à regarder un film.
Aveuglés par les éclaboussures des voitures, les deux hommes
constatèrent que le véhicule était en train de les distancer.
- Et zut, on va les perdre !
- Pas si sûr, Kerfannec. Regardez... Elle ralentit... Elle met
son clignotant pour tourner à gauche sur ce chemin de terre.
Le rebouteux ralentit son allure de manière progressive, et
s'immobilisa au croisement où avait bifurqué la voiture noire.
- Je connais le coin, il n'y a qu'une demeure après le virage
là bas. A deux cents mètres après le boqueteau... Puis se
tournant vers son jeune compagnon :
- Qu'est ce que je fais, je le suis ?
Elric ne répondit pas et se contenta d'ouvrir la portière de la
voiture.
Il en descendit tout en relevant le col de son cuir. Une bourrasque
ébouriffa ses cheveux et rafraîchit soudain tout son
corps.
- Ecoutez, Kerfannec, je ne sais pas si cette voiture m'a
volontairement fait tomber, ou s'il ne s'agissait que d'un malheureux
accident, mais je veux en avoir le coeur net.
Rejoignez la gendarmerie et faites ce que vous avez à faire
concernant Jérôme Guenardet.
Il claqua la portière derrière lui et sautilla en évitant les flaques
pour rejoindre le chemin de terre. Kerfannec le vit s'enfoncer
dans la boue et hocha lentement la tête. Ce garçon
était une tête de mule mais il ne pouvait s'empêcher de penser
qu'il était de la graine de ces aventuriers que rien ne faisait
reculer par manque de cervelle. Vieillir avait du bon.... A
condition de ne pas avoir de souvenirs trop amers. Il
embraya la première, regarda du mieux qu'il put dans son
rétroviseur et repartit à petite allure.
UNE VISITE INSTRUCTIVE
Elric tout en grommelant ne put s'empêcher de bénir ses
vieilles bottes de chantier qu'il avait achetées un jour à Paris
sur le marché aux puces de Clignancourt. Elles étaient
d'une imperméabilité à toute épreuve et c'était bien agréable
d'avoir au moins quelque chose au sec... Parce que, pour
ce qui était du reste, c'était plutôt raté ! Son blouson dégoulinait
de partout et laissait entrer l'eau dans son cou, son
jean tout crotté de boue lui collait à la peau, surtout sur le
devant des cuisses, et ses cheveux ne ressemblaient plus
qu'à ces balais pour éponger les sols. Il avait beau aimer la
pluie et ses ambiances nostalgiques, il y avait une limite à
ne pas dépasser, et celle-ci était franchie haut la main.
Le vent soufflait brutalement et le jeune homme semblait
parfois ne plus toucher terre dans sa progression. Il stoppa
net après le virage que lui avait indiqué Kerfannec. Au bout
du chemin, deux hommes fermaient une porte de garage
attenant à une maison plutôt cossue et ressemblant d'avantage
à un pavillon de banlieue qu'à une demeure campagnarde.
Pourtant Elric admit qu'elle était de belle tenue. Des
haies l'entouraient, lui donnant une discrétion tranquille, et
seuls dépassaient de cette barrière végétale quelques
arbres fruitiers. Un escalier en pierre bordé de fleurs montait
à une terrasse de brique orangée et prolongeait ce qui
devait être un salon ou une salle à manger. Quelques fenêtres
habillées de garniture pourpre se détachaient d'un mur
de crépi blanc cassé et tranchaient sur la couleur jaune
paille de leurs rideaux. La cheminée crachait une fumée
blanchâtre qui s'effilochait sous les coups de sabre ravageurs
que lui assénaient des gouttes de pluie agressives et
mauvaises. Un halo de bien-être se détachait du tout et Elric
avait du mal à s'imaginer que ces hommes étaient des
agresseurs redoutables responsables de sa glissade.
L'après-midi touchait à sa fin et la couleur du ciel commençait
à masquer les alentours. Il avança prudemment vers la
maison. Deux vitres s'illuminèrent et des ombres parurent
derrières elles. Une radio, ou peut-être un téléviseur, égrena
des sons discordants et se mêla aux éléments. Un bruit
sourd et lointain se fit entendre. Elric pensa que l'orage allait
être de la fête avant la tombée de la nuit. Il n'avait même
pas prévenu Gwanaëlle, et il se maudit en pensant qu'elle
devait se ronger les sangs en l'attendant. Son visage fut
soudain devant ses yeux et le coeur du jeune homme battit
plus vite. Il était en train de comprendre que la ravissante
jeune femme ne le laissait pas indifférent et il se promit de
chercher à savoir si ce doux sentiment était partagé. Des
visions tenant plus du fantasme éclatèrent dans son imagination
comme des perles de cristal sur la peau d'un tambour,
et Elric dut les balayer avec regret pour qu'elles n'interfèrent
pas sur les décisions qu'il devait prendre maintenant
:
- Qu'est ce que je fais ? J'y vais... Je n'y vais pas..?
Il scrutait la maison qui se tapissait, avec les minutes, plus
sournoisement dans l'obscurité - la nuit tombait maintenant
très rapidement - et elle lui sembla plus sinistre. Malgré tout,
sa décision était prise, et il avança vers la haie qui l'entourait.
Il se faufila entre les thuyas tout trempés dans l'espoir
de les franchir avec facilité mais se heurta à un grillage qui
lui bloquait l'accès du jardin. Il s'accroupit pour passer en
dessous. Après quelques contorsions il réussit à se retrouver
sur la pelouse que bordaient des massifs de pétunias,
de jonquilles flétries. En se redressant il posa la main sur ce
qui devait rester d'un rosier. une douleur fulgurante traversa
sa paume et lui arracha un cri sourd. Des petites épines
s'étaient fichées sournoisement dans celle-ci. Du sang perlait
et Elric maugréa tout en les ôtant une par une.
- Il ne manquait plus que ça...
Discrètement, il rejoignit le dos de la maison en courant à
moitié courbé. Il leva les yeux et vit une porte fenêtre à
l'étage, dont le battant était entrebâillé. Elric observa avec
attention autour de lui, puis testa la gouttière qui montait
vers le toit et s'en approchait de très près. Elle était solide. Il
la saisit du plus haut qu'il le pouvait et positionna ses jambes
pour la grimper. Ce n'était pas simple du tout. Pourtant,
dans les films et les romans policiers, tous les héros y arrivaient
avec une facilité déconcertante. Il se promit d'envoyer
une lettre d'insultes à tous les scénaristes et romanciers de
la planète, et réussit après quelques vaines tentatives à se
hisser le long de l'angle de la maison. Avec patience et
méthode, il renouvela ses gestes une fois puis, plusieurs, et
quoique maladroite, la méthode lui permit de se hisser au
niveau de l'ouverture repérée. De sa main gauche, il saisit la
grille en fer qui encadrait le bas de la fenêtre, et lâcha son
autre main pour s'y accrocher également. A partir de là, ce
fut beaucoup plus simple, et d'un petit saut sans élan il se
retrouva collé aux volets de la chambre. Un coup d'oeil
auparavant lui avait indiqué qu'elle était vide. Avec une lenteur
voulue, il s'y introduisit en fixant son attention sur les
bruits qui venaient du rez-de-chaussée. Rien ne lui signala
qu'une quelconque personne se décidait à grimper les escaliers
pour entrer dans la chambre où il se trouvait. Le seul
bruit qui l'affolait un peu venait de sa poitrine. Son coeur
cognait à tout rompre et toute la Bretagne devait l'entendre,
c'était sûr!
La pièce était agréable. C'était une chambre. Le lit était spacieux
mais les couvertures étaient défaites et les draps restés
pliés. Elric songea que la personne qui avait dormi là
n'avait pas dû enlever ses vêtements en prévision d un
réveil rapide ou d'une quelconque autre contingence de ce
genre. Quelques gravures à l'eau forte encadrées meublaient
les murs recouverts d'un papier pastel bleu, et un
bureau faisait face à la fenêtre. Quelques bouquins entassés,
un stylo en argent de marque Mont Blanc, une serviette
en cuir fermée à clé ne lui donnèrent aucun renseignement
si ce n'est une certaine aisance du propriétaire. Le lit,
comme le bureau, était en vieil acajou, et les cadres en
"bois de loupe" dénotaient de la valeur de ces objets. Une
tasse de café en porcelaine de Saxe, vide, et une petite cuillère
d'argent massif, des centaines de trombones, des
tickets de métro, un plan de Rennes et plusieurs livres terminaient
l'énumération des objets présents. Elric eut un soupir
de dépit en se demandant pourquoi il était là. N'aurait-il
pas été plus simple de frapper à la porte et de demander
quelques précisions sur
l' événement de l'après-midi. Après tout ce n'était pas des
tueurs et il craignait que sa fertile imagination ne l'ait
emmené sur un terrain Oh ! combien glissant. Il se sentait
ridicule et se décidait à rebrousser chemin quand il heurta
sauvagement une poubelle de plastique vert bouteille qui
déversa son contenu sur la moquette. En pestant, il s'accroupit
pour ramasser les papiers et vit qu'un téléphone et
un fax étaient posés derrière le bureau, à même le sol.
- cela ne m'étonne qu'à moitié, au vu de la panade qui
règne sur le bureau.
Parmi les papiers froissés, il tira une photocopie ou un fax
représentant une coupure de journal. Quelle ne fut pas sa
surprise quand il reconnut sa photo, et l'article passé dans
un "Libé". Il s'agissait d'un résumé sur l'action survenue à la
suite du massacre des baleines par les pêcheurs japonais.
Un petit Dinghy avec sept adolescents à son bord s'était
interposé entre les cétacés et le bateau, sauvant ainsi une
dizaine de bêtes. L'article continuait en citant son nom ainsi
que celui de quelques-unes de ses autres actions, toutes
relatives à la sauvegarde des animaux en voie d'extinction,
à la protection de l'environnement et enfin au respect du
patrimoine historique.
- Qu'est-ce que ça fiche ici, ça ? ne put s'empêcher de s'interroger
le garçon estomaqué par sa découverte.
Il triturait fébrilement le fax entre ses mains mouillées. L'eau
effaçait les caractères et il dut glisser ses doigts sur le blanc
du papier pour ne pas le tacher d'avantage. Il relisait son
contenu mais le connaissait déjà par coeur - n'en gardait-il
pas un exemplaire dans un cahier ?-.
Le garçon réfléchissait maintenant à toute allure :
C'était tout, sauf un simple accident. Rien n'était gratuit et
l'acte avait été volontairement prémédité. C'était bien lui que
l'on avait visé et non une personne prise au hasard par l'un
de ces automobilistes pris d'une folie meurtrière et en quête
de sensations fortes. Mais il devait y avoir des raisons qui
expliqueraient que l'on s'attaque à lui. A priori la piste semblait
être ses activités humanitaires. Alors, quoi ? Les propriétaires
de la Mercedes étaient-ils un groupe de pêcheurs
japonais devenus subitement riches, qui après avoir acheté
une voiture et un pavillon en Bretagne avaient décidé de se
venger ? Ca ne tenait pas debout. Comment pouvaient-ils
savoir qu'Elric serait justement ici en cette période ?
Décidément tout était confus dans ses pensées. Il secoua la
tête pour s'éclaircir les idées et s'empressa de fouiller le
reste de la poubelle éparpillé . Il trouva encore deux autres
copies chiffonnées d'articles parus:
Le premier était rédigé par lui-même et couvrait le massacre
des Kangourous en Australie. L'article avait été écrit pour la
revue Animan et datait d'un peu plus d'un an.
Le second était une enquête sur les organismes défenseurs
de la forêt amazonienne qui se réduisait comme une peau
de chagrin sous les assauts répétés des promoteurs.
L'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et
l'Agriculture avait estimé qu'un minimum de cent milles kilomètres
carrés de forêt tropicale étaient abattus chaque
année. L'Académie Américaine des Sciences estimait quant
à elle, que d'ici une cinquantaine d'années et à ce rythme,
toutes les forêts tropicales auraient disparu de la surface du
globe, entraînant la perte définitive de quatre vingt pour cent
de la flore mondiale et l'extinction d'ethnies vivant par celleci.
Elric s'était mobilisé pour cette cause, et là encore, son
nom figurait à côté d'autres dont quelques uns lui étaient
familiers.
Il défroissa les trois papiers, les plia du mieux qu'il put et les
fourra dans la poche intérieure de sa veste. Il se releva, un
peu hébété et regarda de nouveau les livres qui traînaient
sur le bureau. Il s'y intéressa d'avantage. Trois d'entre eux
traitaient de Légendes et Mythes Celtes en Bretagne. Le
quatrième était un bouquin fort épais sur les généralités de
la géologie française. Elric en feuilleta machinalement les
pages mais ne trouva rien d'autre qui pût l'aiguiller sur une
quelconque piste ; il le reposa négligemment.
En bas les voix portaient plus fort et l'on avait éteint le
récepteur de télévision. Il s'approcha à pas feutrés de la
porte et l'entrouvrit s'attendant évidemment à ce qu'elle
grince sur ses gonds. Mais il n'en fut rien. Il put glisser la
tête dans l'ouverture. Il jeta un oeil à droite puis à gauche :
le premier étage où il se situait se composait d'un couloir, de
trois portes fermées et d'une entrouverte qu'il reconnut
comme étant celle de la salle de bains. Une moquette
parme clair recouvrait le sol. Deux grands miroirs fixés aux
murs agrandissaient l'espace et étaient positionnés de
manière à refléter la statue dans le coin du couloir. Une
magnifique reproduction en marbre noir d'une oeuvre de
Donatello, son David, qu'Elric trouvait trop efféminé et
maniéré, contrairement à celui plus juvénile mais plus fort
de Michel ange. Au mur du fond, une reproduction, mais en
était-ce une, d'une oeuvre de Tamara de Lempicka offrait
avec sensualité la nudité et les courbes d'une femme dans
un chatoiement de couleurs vives. Elric jaugea l'espace qui
le séparait du grand escalier et s'y aventura. Trois silhouettes
que le garçon devinait plutôt qu'il ne voyait, étaient lancées
dans une conversation houleuse :
- Vous avez été fichtrement maladroits ! Pourquoi, au nom
du ciel avez-vous laissé le garçon sur la route. Vous auriez
pu au moins vous assurer qu'il était mort.
Les mots résonnèrent dans la tête du garçon avec violence.
Tout compte fait, il avait peut-être bien fait de ne pas frapper
à la porte pour se présenter et demander des explications. Il
aurait été bien reçu ! ça c'était sûr !
- Mais, s'excusa un des protagonistes, nous n'étions pas
seuls sur la route, des automobilistes nous auraient vus
près de lui et se seraient posés des questions...
- Bande de demeurés ! il ne vous suffisait pas de vous faire
rosser dans ce restaurant, vous vouliez un deuxième
échec... Le patron va être ravi, vous pouvez en être persuadés
!
Elric reconnut Robert Lelouarn et ses amis avec lesquels il
avait eu une altercation plutôt musclée.
Il s'accroupit pour se faire plus petit ; il tenait à entendre la
suite de la conversation. Brutalement, derrière lui une sonnerie
stridente retentit.
- Letéléphone songea-t-il avec angoisse.
Tous les regards se portèrent vers l'étage et découvrirent
Elric au sommet des marches, manifestement paralysé par
la surprise. Quelques secondes passèrent, trop longues, et
Lelouarn se rua dans l'escalier à sa rencontre. Il sortit d'un
des pans de sa veste un pistolet que le jeune homme fut
incapable d'identifier. En bas, deux autres silhouettes apparurent
sur le pas de la porte du séjour. Cinq ! Ils étaient cinq,
et Elric entendit hurler:
- Débarrassez-moi définitivement de cet enquiquineur ! ! !
La scène avait paru à Elric, comme passée au ralenti : à la
manière d'un film de Sam Pekinpah ou de Sergio Léone.
Tout allait lentement, mais avec une imperceptible perversion,
ses mouvements semblaient moins rapides que ceux
des autres. Ils venaient à sa rencontre, et leurs expressions
mauvaises ne faisaient aucun doute sur leurs intentions.
Deux silhouettes du bas passèrent devant la porte d'entrée
pour rejoindre leurs comparses. Il était perdu ! Mais que diable
était-il allé fabriquer dans cette galère ?
Un éclair illumina la maison et le tonnerre éclata. La porte
principale aussi, dans un bruit de verre brisé et de bois
déchiqueté. Tout le monde stoppa net dans son élan. Sur le
seuil une immense silhouette venait d'apparaître.
Kerfannec, immense, colossal, menaçant, les poings serrés
épais comme des enclumes et la tête rentrée dans les épaules
se découpait dans un contre jour qui le rendait sépulcral.
Son unique oeil brillait dans la lumière de l'orage et le faisait
ressembler à un cyclope ou mieux encore - à ce mythique
Cuchulain dont les récits Irlandais narraient les aventures
violentes et fantastiques... Ce même Cuchulain qui, pris par
des colères meurtrières, se déformait dans d'horribles
convulsions et détruisait ses ennemis de son oeil unique qui
lançait le gai Bolga .
Un peu décontenancés, les hommes qui lui faisaient face se
regardèrent avant de prendre une décision. Après tout, ils
étaient deux et assez robustes pour mettre à mal l'importun.
Un des deux s'avança, un couteau à la main. Elric, du haut
des marches, pouvait voir ses jointures blanchies sous la
pression qu'il exerçait sur le manche. Kerfannec fit un pas
en avant. Ses chaussures écrasèrent des bris de verre qui
crissèrent sur le carrelage souillé comme une craie sur un
tableau noir. Un second éclair illumina le géant. Il dégoulinait
de pluie et sa vieille veste collait à son corps comme
une seconde peau.
- Toc ! toc !, grogna-t-il dans un sourire qui ressemblait plus
à une grimace de sadisme.
Après, tout alla très vite. Kerfannec n'attendit pas que son
agresseur arrive sur lui. Son poing partit à sa rencontre, le
cueillit en pleine face et le décolla littéralement du sol. Trois
mètres plus loin il s'affalait lamentablement dans la réserve
de bûches près de la cheminée. Elric aurait juré avoir
entendu le craquement de sa mâchoire brisée, mais ce
n'était peut-être après tout que l'orage. Le second type hésitait
à passer à l'attaque, son regard allait des poings volumineux
de Kerfannec à la silhouette de son ami, inanimé. Il ne
prit aucune décision, Kerfannec la prit à sa place en s'avançant
vers lui tel un mammouth drogué à la caféine.
Tout comme Elric, Lelouarn et ses collègues n'avaient rien
perdu de la scène, mais ils sortirent rapidement de leur
léthargie et se fixèrent à nouveau sur le jeune homme qui
se ruait dans la chambre qu'il venait de quitter. Il savait qu'il
n'aurait pas le temps d'aller vers la fenêtre pour fuir, aussi
franchit-il le pas de la porte et la poussa-t-il de toutes ses
forces vers Lelouarn et les autres. Elle le heurta à toute
volée et Elric entendit des cris de douleur. Bloqué entre la
porte et ses complices qui se trouvaient derrière lui,
Lelouarn se retrouvait le bras coincé dans l'embrasure de la
porte. Elric poussa plus fort, et sous le choc Lelouarn sentit
une décharge dans son poignet. Il lâcha son arme en comprenant
qu'il était brisé. Il profita d'un nouvel élan d'Elric
pour retirer prestement son membre endolori. La porte lui
claqua au nez. Ils mirent à profit la situation pour débouler
dans les escaliers avec la ferme intention de mettre les voiles.
L'atmosphère était loin d'être bonne pour eux. Ils
avaient déjà affronté le garçon à mains nues dans l'auberge,
et ils le savaient redoutable au corps à corps. Quant au
géant, autant affronter Terminator et Conan réunis. Celui-ci
justement terminait d'assommer allègrement son deuxième
adversaire. Un coup d'oeil lui apprit la fuite des trois voyous
et il ne put que saisir le bras du dernier quand il franchirent
la porte. Elric dévalait maintenant les marches de l'escalier
quatre à quatre. Il aida son grand ami à ceinturer leur prisonnier.
Il était trop tard pour pourchasser les fuyards.
Le calme revint dans la maison seulement interrompu par le
bruit de la pluie et le grondement lointain du tonnerre qui
s'éloignait lentement. Elric regarda autour de lui : un tremblement
de terre semblait s'être produit :
le sol était jonché des débris épars de la porte dont il ne restait
qu'un petit morceau accroché désespérément aux
gonds. Une colonne en albâtre qui soutenait une énorme
plante verte s'était brisée dans sa chute et le pauvre végétal
était mélangé dans sa tourbe qui avait maculé deux petits
tapis chinois en soie. Près d'un fauteuil, une silhouette
gémissait en se tenant le visage tandis qu'une autre ressemblait
à une marionnette désarticulée près des braises.
Un couteau traînait par terre. Elric le ramassa machinalement
avec un morceau de ses vêtements pour ne pas y laisser
d'empreintes. Il regarda son ami qui terminait d'immobiliser
ses adversaires avec un grand rideau qu'il avait arraché
à une fenêtre. Cet homme était un bulldozer. Il avait tout de
Gengis kahn et d'Attila, et il valait mieux être de son côté
que contre lui. Elric se leva et se dirigea, l'air décidé vers un
des trois hommes attachés.
- Chez qui sommes-nous, ici ?
- Je... Je..., balbutia son interlocuteur, je ne sais pas,
nous sommes ici depuis quelques semaines, mais nous
ignorons qui est le propriétaire... Il téléphone parfois, mais
ce n'est pas moi qui décroche.
Elric s'assit sur une chaise, un peu las. Sa main le faisait
souffrir et le sang continuait à couler un peu. Il reprenait lentement
son calme. Il avait eu peur, sacrément peur et sans
l'aide du rebouteux...
- Alors, mon garçon... une chance que je n'aie pas
été tout de suite à la gendarmerie, n'est-ce pas ?
- On peut le dire, Kerfannec... je vous dois une fière
chandelle, sans vous...
- N'en parlons plus, lui répondit le rebouteux.
L'orage l'interrompit une dernière fois, très loin. Il semblait
redevenu normal et Elric repensa à l'apparition qui avait
surgi dans l'encadrement de la porte brisée ; elle lui avait
davantage fait penser à un diable qu'à un homme. Après
tout, le rebouteux avait peut-être quelque pouvoir caché. Il
effaça cette idée saugrenue de sa tête et fixa son ami qui le
dévisageait avec un sourire un peu ironique.
- ...Je ne savais pas que vous aviez décidé de rentrer
dans la maison par effraction, mais je me doutais bien d'un
coup comme celui-ci. C'est mon sixième sens... aussi, je
vous ai suivi jusqu'au jardin. J'ai même essayé d'escalader
la gouttière après vous, mais il faut croire qu'il n'y a que
dans les films que c'est simple...
Elric éclata de rire :
- Je crois savoir de quoi vous voulez parler ! et si je
comprends bien, vous avez décidé de passer par la porte
quand vous avez entendu tout ce bazar ?
- Eh ! lui répondit le colosse, dans une mimique qui
semblait vouloir lui dire, je n'ai pas pu faire autrement, ou je
m'excuse. Le jeune homme rit de bon coeur à nouveau en
voyant le chantier qui régnait autour de lui. Il se leva,
enjamba les débris et lança à son compagnon :
- Je vais chercher votre camionnette. Nous devions
aller à la gendarmerie pour faire une déposition, eh bien
nous serons simplement un peu plus nombreux que prévu,
c'est tout...
Elric referma la grille bordeaux de la gendarmerie, flanqué
à sa droite de Guenardet et à sa gauche de Kerfannec. Il
était soulagé d'avoir pu faire sortir sans encombre le brave
paysan encore éberlué de la tournure qu'avaient prise les
événements. Ils venaient de passer plusieurs heures à
déposer. Les révélations qu'avait assénées Kerfannec aux
gendarmes les avaient laissés complètement médusés. Elric
sentit également une certaine animosité quant à leur présence.
En effet, nos amis étaient plutôt sur le fil du rasoir
quant au respect de la loi qu'ils avaient manifestement
transgressée en entrant dans un domicile privé, et l'officier
leur avait précisé qu'il ne souhaitait guère une nouvelle
intervention musclée à l'avenir.
La grande bâtisse en briques rouges d'où ils sortaient
tous les trois datait, pensa Elric, des années cinquante. Un
drapeau tricolore essayait vaillamment d'arborer les couleurs
nationales complètement détrempées, et le mât qui le
supportait tremblait sous les rafales de vent. En haut de la
demeure - car après tout c'en était une - on pouvait lire sur
un panneau de couleur blanc cassé en crépis, des lettres
noires et grasses : R.F GENDARMERIE.
Derrière la façade, les habitations se noyaient dans une
brume cotonneuse qui empêchait le badaud de les voir avec
précision. Elric entra dans la fourgonnette par la porte latérale.
Kerfannec et Guenardet en firent autant. Gwanaëlle les
y attendait. A leur irruption elle ferma le Tom Clancy qu'elle
lisait. Elle rajusta un pan de sa mini jupe portefeuille qui
dévoilait sa jambe gauche gainée d'un collant noir. Son
Perfecto en cuir était entrouvert sur un chemisier rose, et
elle avait chaussé des bottines " rétro " à talons hauts et
fins. Vêtue essentiellement de noir, sa peau semblait plus
pâle et sa chevelure plus flamboyante. Seuls ses grands
yeux verts et ses taches de rousseur se détachaient de sa
silhouette faussement austère. Son regard de rousse lançait
des étoiles, et son petit nez mutin attendrit un instant le
jeune homme qui s'installa à ses cotés sur la banquette. La
jeune femme avait l'allure altière, et ses courbes d'une féminité
torride ne parvenaient pas malgré tout à masquer la
gamine intrépide, boudeuse et effrontée qui se cachait derrière
elle. Dix ans, peut être un peu plus s'étaient écoulés.
Elric se souvenait encore des vacances passées avec elle
et ses parents en Irlande. Des tonnes de souvenirs lui revinrent,
et il lui prit la main avec douceur. Leurs regards se
croisèrent plus que de raison une seconde qui dura très
longtemps. Gwanaëlle accepta la main chaude du jeune
homme dans la sienne et lui sourit. Elric, troublé, lui rendit
son sourire et secoua sa tête, et ses pensées, en un seul
geste. Kerfannec n'avait rien manqué de cet instant fugitif et
romantique. Il lui sourit d'un air amusé et entendu.
Gêné le garçon racla sa gorge.
- Et maintenant ?
Kerfannec les regarda tour à tour.
- Je vous invite à manger ? lança le géant interrogatif. Nous
avons, je crois, mérité un peu de repos. Je vous raccompagnerai
chez vous ce soir. Nous passerons aussi chez un
garagiste pour y déposer la moto. Nous avons des choses à
nous confier, dit-il en baissant la tête et en regardant ses
mains.
Avant 22 heures, ils avaient raccompagné Guenardet chez
lui, déposé la Harley, et s'étaient changés. Le brave paysan
avait voulu absolument les remercier et leur offrit un bocal
de quarante-quatre . Ils décidèrent,d'un commun accord,
d'aller dîner à Paimpont. Ils longèrent le lac par la rue du
Chevalier Ponthus, et choisirent de s'arrêter dans une petite
auberge sur la gauche.
Pas très loin une petite place arborait avec fierté un soldat
poilu de la guerre 14-18 en bronze juché sur une
colonne. Elric observa la petite abbaye derrière la statue.
L'édifice datant du XIIéme plut au garçon qui, en observant
de plus près sa rosace se promit de revenir la visiter le jour
où il aurait un peu de temps.
La crêperie Au temps des moines leur offrit un cadre plutôt
douillet et chaleureux, et leur menu s'avéra fort appétissant.
Ce n'est que fort tard qu'ils rentrèrent.
NAISSANCE D'UNE IDYLLE
Elric se versa un jus de tomates et apporta dans un
mazagran un thé parfumé à son amie alanguie devant le
foyer de la cheminée. Ils étaient rentrés depuis une demiheure,
mais aucun ne semblait avoir envie de monter se
coucher.
La soirée avait été agréable et leur gigantesque compagnon
s'était révélé un personnage sympathique quoique mystérieux.
Il semblait très cultivé, et ses connaissances de l'Inde
avaient stupéfié les jeunes gens... Il avait surtout parlé de
Joseph Rampain. Gwanaëlle, s'était découvert un oncle
qu'elle ne connaissait pas sous cette facette. Le vieux
Joseph pantouflard, sympathique et discret était un ancien
marin qui non seulement avait écumé les mers de chine sur
un petit bateau, mais s'était aventuré également sur la côte
Bengali pour y jouer son avenir plutôt turbulent. Les Indes
n'étaient pas encore rattachées au Commonwealh à l'époque.
Le fossé qui séparait les Hindous des Musulmans était
l'obstacle majeur à ce qui serait un jour l'état indien indépendant.
Mais il faudrait pour cela attendre les années cinquante.
Gandhi, assassiné deux ans auparavant par un Sikh
fanatique, n'avait pas vu son rêve se réaliser...
Le rebouteux leur avait raconté comment ils s'étaient
connus tous les deux. En ce temps là, Joseph traficotait plus
ou moins de l'alcool, des pierres précieuses et des oeuvres
archéologiques. Tout cela n'était pas très légal, et il agissait
souvent plus en pilleur de tombes qu'en véritable historien,
mais qu'importe, en 1947, les autorités Anglaises n'étaient
guère regardantes sur ce propos. Kerfannec à cette époque,
suivait ses parents. Son père, officier de la brigade, était
sous lieutenant cantonné là-bas. Lors d'un incident de frontière
avec la Birmanie, il avait disparu. Sa mère et lui
s'étaient retrouvés abandonnés. C'est sur la ligne de
Chandernagor, dans un train crasseux et bondé jusqu'à la
gueule, que Rampain les avait rencontrés et leur avait proposé
de les aider.
- Eh, oui ! avait-il souri, je suis Anglais par mon père. Ma
mère, elle, était issue d'une famille aisée de Rouen qui
négociait avec les comptoirs commerciaux des Indes
Occidentales. Noémie, c'était le nom de ma mère, était tombée
amoureuse de cet aventurier qu'elle a dû trouver séduisant
et protecteur dans un pays qui commençait à subir les
désordres de l'anarchie. Durant des années, ils ne se sont
plus quittés. Ils se seraient mariés si le corps de mon père
avait été retrouvé. En vain. Les autorités compétentes ont
dû refuser leur liaison légitime.
Gwanaëlle et Elric apprirent que le garçonnet s'était comporté
avec Joseph comme avec son père. Rampain était un
homme sensible qui avait su se faire aimer. De surcroît, il
avait initié l'enfant aux arcanes ésotériques de la culture
indienne.
- Quand on est jeune, avait précisé le rebouteux, le mystère
et l'inconnu sont des voies bien séduisantes sur lesquelles
on aime s'aventurer. Il faut comprendre que l'Inde, et plus
particulièrement le Pakistan, étaient des régions encore très
méconnues. Il y courait toutes sortes de bruits étranges
concernant de vieux sages aux pouvoirs magiques... Oh,
bien sûr, mon imagination d'enfant exagérait pas mal les
faits, néanmoins les indigènes ne démentaient pas ces
rumeurs qui font partie de leur quotidien. Joseph était
quelqu'un qui savait faire partager ses passions. Ma mère,
pourtant cartésienne endurcie, s'était laissée séduire, elle
aussi par ces récits.
Elric, tout en buvant son jus de tomates, se souvenait que
l'expression de Kerfannec avait changé à mesure que son
histoire progressait et que ses souvenirs affluaient.
Il rajouta du sel de céleri dans son jus de tomate qu'il aimait
particulièrement assaisonné.
La voix grave et posée du rebouteux lui martelait encore la
tête.
- J'avais quatorze ans quand Joseph nous a dit qu'il partait
pour une expédition archéologique dans la jungle au nord
de Nagpour. Ma mère inquiète le supplia de ne pas y aller.
Elle était enceinte, et souhaitait garder Joseph près d'elle. Il
sut la convaincre et partit malgré tout Mais le pressentiment
de ma mère se confirma : nous avons appris que toute l'expédition
avait été massacrée par un groupe de fanatiques.
Quelques personnes ont parlé d'un survivant, un Européen.
Ma mère a perdu son enfant. Elle a longtemps espéré, en
vain.
Noémie, faible et maladive, à la suite de ce drame avait
attrapé la malaria, et bien qu'elle ait voulu rester à attendre
Joseph, elle dut se résigner à rentrer en France pour se
faire soigner. Elle et son fils, à la suite d'un voyage fatigant
se sont installés à Saint Malo, puis à Rennes. Sa fortune
personnelle lui permit de payer des études à Kerfannec qui
s'avéra être un brillant élève et poursuivit jusqu'à être médecin
généraliste. Pendant ce temps, elle s'étiolait comme une
chandelle usée. L'amour et le désespoir finirent par avoir raison
d'elle: elle disparut un 23 décembre. Au cimetière,
Kerfannec se souvenait seulement que la bise était glacée
et qu'il était resté longtemps à pleurer sur une tombe trop
fleurie pour être honnête.
- Depuis, commenta-t-il, je n'aime pas trop la période de
Noël.
Laissant à son fils unique une somme rondelette, Noémie
lui avait permis de finir ses études. Il les acheva brillamment
et termina premier de sa promotion.
- Un jour, j'ai reçu une lettre de Joseph, et puis d'autres...
Vous comprendrez aisément ma surprise.
- Celles que j'ai trouvées dans la vieille malle au grenier,
avait acquiescé Elric.
Gwanaëlle, surprise, les avait regardés assis, face à face,
durant quelques secondes. Un mince fil d'Ariane avait semblé
à cet instant précis, les réunir, bien que mille choses et
pas mal d'années les séparaient. Des non-dit ponctuaient
leur conversation . La jeune fille avait senti qu'une connivence
intellectuelle s'était installée entre les deux hommes,
comme un accord tacite où le silence semblait signifier des
choses qui ne devaient être que chuchotées ou bien tues.
Elle avait hâte aussi de lire ce courrier qu'Elric avait subtilisé
dans l'intention de le montrer au rebouteux à un moment ou
à un autre.
Rampain et Kerfannec s'étaient retrouvés un jour de mai 71.
L'affection qui les avait liés, jadis, ne s'était pas émoussée
d'une once. Pourtant, derrière la façade enjouée de
Rampain, le jeune médecin qu'était devenu Kerfannec avait
deviné des brèches graves. Un certain désordre mental
dans l'attitude de l'homme âgé qu'il était devenu lui signifiait
qu'il avait vécu pendant ces années d'absence des événements
qu'il n'avouerait jamais.
- De plus, se rappela Kerfannec, Rampain avait ramené des
Indes la maladie la plus abjecte que l'on puisse connaître: la
drogue ! Il en était complètement dépendant, et n'était plus
que l'ombre de lui-même. Il était devenu quelqu'un de fantasque
et d'angoissé. Je l'ai même vu agressif. Certaines
soirées passées chez lui se terminaient immanquablement à
barricader portes et volets avec une énergie maladive. J'ai
souvent pensé qu'il redoutait quelque chose.
Kerfannec s'était étonné aussi que jamais Rampain n'ait pu
se fixer dans un endroit précis plus de six mois. De surcroît,
il semblait avoir abandonné toutes ses anciennes activités
de trafiquant et vivait sur une rente pour le moins mystérieuse.
Kerfannec n'avait jamais osé lui en demander l'origine.
C'est donc avec une patience infinie que le jeune
médecin avait entrepris de sauver son vieil ami. Il lui avait
fallu des années pour lui faire accepter une désintoxication
totale et définitive. Le succès fut concluant et Joseph reprit
des forces. L'opération du tatouage sembla aussi rassurer
l'ancien marin et ses crises de paranoïa disparurent progressivement.
Joseph avait fini d'être torturé. Ses fantômes
avaient disparu et lui-même avouait que son sommeil était
devenu enfin serein. Il décida de s'installer définitivement
quelque part.
- son choix se porta sur une maison en retrait du village de
Trehorenteuc, dans la forêt de Brocéliande qu'il avait bien
connu enfant. Ses seuls voisins étaient la vieille Kemener
dont la propriété était assez proche et une ancienne étable
désaffectée dont le propriétaire ne semblait guère s'occuper.
Quelques travaux restaient à faire. Le branchement à l'eau
aurait été une commodité, mais lui, avait préféré se raccorder
directement à son puits. L'eau est pourtant dans ce coin
très riche en fer, mais malgré cela et sa couleur légèrement
rouge le vieux ne semblait pas y prêter attention
Tout semblait donc bien se passer pour les deux hommes
jusqu'au jour où Kerfannec dut prendre une décision qui
engageait sa carrière ou du moins la fin de celle-ci. Il décida
d'abréger les souffrances d'une patiente atteinte d'une maladie
incurable. Son affreuse agonie eut raison de ses
réflexions philosophiques et il augmenta la dose de morphine
de sorte que la pauvre femme décède plus rapidement
mais sans douleur. Hélas, son acte de charité entraîna
sur lui les foudres des autorités médicales et judiciaires. Il
fut accusé d'euthanasie . Après un procès qui l'entacha à
tout jamais et...quatre ans de prison, il renonça à son sacerdoce
et décida de vivre en retrait de la société. Cette
période fut pénible, car tout en lui le poussait à aider son
prochain. C'est Joseph qui lui fit entrevoir la possibilité de le
faire par le biais de l'image du rebouteux.
Kerfannec raconta encore à Gwanaëlle et Elric quelques
anecdotes, parfois drôles, d'autre fois tragiques, sur sa vie
plutôt mouvementée, mais plus rien en rapport avec le vieux
Rampain, et plus rien sur le lien qui les unissait. Elric surprit
parfois un regard désabusé et amer qu'il semblait affecter,
mais peut-être n'était-ce dû qu'à la fixité de son oeil invalide.
Maintenant, tous les deux assis sur des coussins devant la
cheminée, ils repensaient à cette soirée nimbée d'une aura
de mystère et d'aventure qui avait semblé jaillir d'un livre de
Kipling ou de Stevenson.
L'âtre crépitait, et les hautes flammes renvoyaient des reflets
mordorés sur les joues et les cheveux déjà flamboyants de
Gwanaëlle. Elles se perdaient dans une fumée blanche qui
était aspirée goulûment par le vent vicieux venu s'infiltrer
dans le conduit plein de suie brune. Dehors il faisait froid. La
pluie avait temporairement cessé. Malgré tout, l'humidité
était partout, et il faisait bon être près de cette source dispensatrice
de chaleur. Dans le jardin, le silence était entrecoupé
du cri d'une chouette effraie repérant une proie. La
jeune fille frileuse s'était pelotonnée et rapprochée d'Elric.
Lors de cette soirée, elle avait souvent dévisagé son compagnon
de manière soutenue. Bercée par cette quiétude
chaleureuse, elle se sentait de plus en plus attirée par ce
garçon qu'elle ne connaissait plus, mais découvrait sans la
chape de souvenirs qu'elle avait de lui. Elle eut un peu
honte de ses désirs et repensa aux très rares liaisons
qu'elle avait eues et qui s'étaient souvent terminées de
manière pitoyable. Elle avait cru être amoureuse mais s'était
aperçu qu'elle ne l'était en fait que de ce sentiment. Le choc
était souvent brutal à ce stade de réflexion. Elle avait souvent
souhaité partager des émotions avec un homme.
Echanger comme seuls peuvent le faire ces amoureux idéalisés
dans des romans ou des films... Tout se terminait
lamentablement dans les pleurs et le désespoir. Gwanaëlle
était une grande consommatrice de mouchoirs en papier.
Les hommes qui l'avaient approchée s'étaient souvent révélés
égoïstes et mufles, parfois même, cruels. Elle pensait
aussi à cet amour illusoire mais fou qui unissait un chasseur
de robots et une répliquante androïde dans le film Blade
Runner . Cette fiction l'avait bouleversée et laissée rêveuse
des semaines durant. Elle se sentait souvent très proche de
cette Rachel troublante et séduisante qui quêtait quelque
chose qu'elle ne connaissait même pas.
Elric la troublait. A un degré d'émotion jamais atteint jusque
là. Elle le regardait. Ses yeux bleu d'acier froid comme une
lame de métal et sa mâchoire crispée la séduisaient. Il était
perdu dans elle ne savait quels rêves. Il avait vingt deux
ans, mais la lumière, ou les événements passés et la fatigue
accumulée lui donnaient beaucoup plus. Des rides barraient
son front, et malgré sa jeunesse il ressemblait à une incarnation
de la maturité. Dans la lumière des braises incandescentes,
il semblait tout droit sorti d'une toile de Quentin de la
Tour.
- Tout ça, murmura-t-il, n'explique pas comment ton oncle
est décédé. Si le voile du mystère se lève sur ce qui a été
sa vie, il n'en résulte pas moins que nous demeurons dans
la confusion la plus totale.
Gwanaëlle ne répondit pas et dut faire un effort face à ce
brutal retour à la réalité.
- ... Et puis il y a ces coupures de presse me concernant. Je
ne vois pas du tout ce qui pourrait lier cette affaire à mes
activités humanitaires. Qui pourrait s'y intéresser ?
- Elric, lui soupira la jeune femme, tu ne crois pas que les
promoteurs aient pu s'inquiéter de ta présence dans les
parages. Après tout, ils ont peut-être cru que tu déboulais
pour contrecarrer leur plan de parc d'attraction. Tu es plutôt
connu dans la région et Lelouarn et sa bande savaient certainement
qui tu étais. Ils ont certainement fait parvenir ces
articles à la tête de cette organisation qui s'est sentie un peu
menacée et a voulu te faire comprendre qu'il serait plus souhaitable
que tu partes. L'accident leur à même peut-être
donné l'idée de se débarrasser de toi définitivement. Reste
à savoir qui est à l'origine de cela, bien entendu.
- Evidemment, cela se tient parfaitement, acquiesça le garçon.
Je me demande qui nous trouverons à la tête de cette
organisation ? Un homme d'affaire ? certainement... Mais
qui a pu l'amener dans le coin et flairer les profits possibles
?
La jeune femme fronça les sourcils.
- Tu aurais dû me dire que tu étais monté dans le grenier de
mon oncle. Ces lettres m'auraient intéressée, tu sais.
- Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour t'en parler,
mais je voulais le faire à mon retour de Rennes...
Le jeune homme la regarda et lui sourit avec tendresse. Il
approcha sa main du visage de Gwanaëlle. Il hésita un instant.
Comme elle ne bougeait pas, il lui ordonna une de ses
mèches rebelles qui masquait ses yeux d'émeraudes phosphorescentes.
La jeune fille sous cette caresse sentit un frisson
lui parcourir la nuque .Elle le sentait timoré et ce sentiment
la surprit. Il avait montré sa maîtrise dans des situations
pour le moins inhabituelles et dangereuses. Cette
poussée de timidité l'amusa au point de la flatter.
- Et... commença-t-elle, tu as vu ses objets ?
Il lui répondit de manière presque inaudible. Il fuyait même
son regard et elle comprit qu'il lui cachait quelque chose.
- Tu ne m'as pas tout dit. De quoi s'agit-il ?
Le regard inquisiteur de la jeune femme suffit à Elric. Après
tout il s'agissait de son oncle et elle avait droit de savoir,
même le pire...
- Tu sais, la cordelette dans le petit sac en cuir...
- Eh bien ?..
- C'est un ruhmal, bredouilla Elric, une sorte de garrot destiné
à étrangler les gens... Jadis, la secte des Thugs, appelés
aussi les étrangleurs de Kali, l'utilisait pour leurs sinistres
rituels. Elle a disparu depuis plus d'un siècle, exterminée,
dit-on, par les forces britanniques. Je me demandais comment
ton oncle pouvait avoir en sa possession un tel instrument
de mort.
- Dis, Elric... Tu n'aurais pas trop vu tes films d' Indiana
Jones ? Tes divagations te feraient-elles voir des adorateurs
d'une déesse disparus depuis je ne sais combien de temps
? Et comment peux-tu en être si sûr ?
- La statuette, lui répondit-il.
- Eh bien, ce n'est pas une effigie de Kali, elle est reconnaissable
à ses huit bras si je ne m'abuse, or elle n'en possède
que deux...
Elric se tordait les articulations. Il ne savait guère par
où commencer.
- C'est Dakini, une prêtresse Tantrique toujours associée
aux rites funéraires. En fait, c'est aussi une autre émanation
de la divinité Kali qui en possède plusieurs autres.
La jeune femme regardait intensément Elric comme pour lui
répondre mais elle n'en fit rien. Elle connaissait suffisamment
son érudition pour tout ce qui était du domaine archéologique
et mythologique pour savoir qu'il disait la vérité. Il n'y
avait donc aucun doute sur ses propos.
- J'ai l'impression de cauchemarder... Et si après tout, l'assassinat
de mon oncle avait été commandité par les promoteurs
? Cela me semble plausible...
Elric prit une branche dans la cheminée et fouilla les braises
machinalement. Des étincelles voletèrent telles des lucioles
ou des feux follets. Il but une gorgée de son breuvage, réfléchit
un instant, puis ajouta :
- Ecoute-moi, Gwanaëlle, Cette histoire me semble plus
complexe qu'elle n'y paraît. Bien que je commence à discerner
quelques éléments, c'est encore confus. Il y a aussi des
détails qui semblent sans importance, mais qui doivent avoir
leur raison d'être... C'est comme sur une fouille archéologique,
on trouve un osselet infime qui peut faire partie d'un
squelette de Brachiosaure de vingt cinq mètres. Demain,
nous retournerons à la gendarmerie de Plélan. Lelouarn et
sa clique nous apprendront peut-être des éléments nouveaux.
Il avait raison, mais tout ceci donnait l'impression à la jeune
femme qu'elle était toute petite. Elle posa délicatement sa
tête sur la poitrine de son compagnon d'infortune. Elle se
sentait fragile et elle avait besoin de sa vitalité. Là, dans ses
bras, elle se sentait sécurisée. Son contact lui plut et son
coeur se mit à battre follement. Elric ne bougeait pas. Il
savourait ce moment d'intimité qu'il espérait inconsciemment
depuis ses retrouvailles avec Gwanaëlle. Après tout, demain
serait une autre journée. Alors, pourquoi ne pas profiter du
moment qui leur assurait quelques minutes de répit et de
tranquillité ? Elric souhaitait rester comme cela, mais une
pulsion conquérante le poussa à prendre délicatement le
visage de la jeune fille. Elle ne dit rien. Il put à loisir s'enivrer
de son parfum et de l'odeur fruitée de sa longue chevelure
rousse. Il déposa un baiser chaste sur le front brûlant de
Gwanaëlle qui se blottit plus fort contre lui. Alors Elric l'embrassa
avec fougue et passion. Les lèvres de la jeune fille
avaient un goût de mandarine et il sentit ses bras s'accrocher
à son cou.
... Demain serait effectivement une autre journée !
DECOUVERTE AU VAL
Elric et Gwanaëlle ressortirent de la gendarmerie. Leurs
espoirs s'étaient soldés par un échec. Lelouarn ne savait
pas qui était le commanditaire de cette sournoise affaire. De
plus, les gendarmes semblaient peu coopératifs et le malfaiteur
était maintenant incarcéré à la prison de Rennes.
- Chou blanc sur toute la ligne, lança Elric énervé par l'attitude
des autorités.
- Il fallait s'y attendre, rétorqua la jeune fille qui se
nouait les cheveux dans une queue de cheval élégante et
pratique lui évitant ainsi de les avoir en permanence dans
les yeux.
- Que faisons nous ? continua-t-elle.
- Kerfannec doit passer dans l'après-midi. Rentrons et
réfléchissons, c'est la meilleure solution pour le moment.
Ils enfourchèrent la Harley qu'ils étaient allés récupérer
plus tôt. La machine marchait bien, et Elric prit plaisir à sentir
les bras de Gwanaëlle qui se refermaient sur sa poitrine.
En passant devant le manoir de la rue neuve, il eut envie de
s'arrêter pour monter au Val sans retour. Sa jeune compagne
acquiesça du chef. Ses mots se perdirent dans le bruit
du vent et du moteur de la moto. Elle savait que la proposition
du jeune homme n'avait aucune démarche romantique,
bien que le lieu s'y prêtât. Elle connaissait suffisamment le
garçon pour deviner qu'il était curieux de voir l'endroit où
avait été retrouvé Joseph Rampain. Sur le parking, ils laissèrent
l'engin, non sans avoir attaché la roue arrière à un
arbre à l'aide d'une énorme chaîne gainée d'un caoutchouc
noir et fermée d'un City gros comme une main d'enfant. Le
vent d'ouest leur apporta le son d'un clocher et ils devinèrent
qu'il était presque dix heures. La pluie avait cessé et le
matin était apparu dans une blême lueur où un soleil dilaté
remplissait de sa couleur sanguinolente le ciel mauve. A
l'horizon se profilaient déjà des nuages. Ils filaient à une
allure terrible et se déchiquetaient sous les rafales violentes.
Quelques corbeaux planaient et Elric aperçut un lièvre dans
les futaies qui détala à leur approche. Main dans la main, ils
gravirent la pente caillouteuse qui menait au Val sans retour
et au Rocher des faux amants" .
- Je me rappelle, commença Elric, une époque pas si lointaine
où l'endroit n'était pas balisé comme il l'est aujourd'hui.
Il fallait couper un peu plus haut à gauche et remonter dans
les genêts qui mesuraient presque deux mètres cinquante
de hauteur. Au lieu de cela un beau chemin nous y mène
directement et sans effort.
- Le tourisme demande des efforts de voirie, tu le sais bien,
lui répondit Gwanaëlle.
- Peut-être, mais prends l'exemple de la fontaine de
Barenton : Je me souviens avoir eu un mal de chien à la
trouver dans la forêt. Cela faisait partie de la légende et de
la tradition qui assuraient que seule une personne au coeur
pur pouvait y accéder. Eh bien, maintenant, merci le romantisme
! tu t'y rends par un chemin balisé à moitié bitumé
comme un terrain de tennis et seul le plus arriéré des idiots
pourrait ne pas la trouver. La dernière fois où je m'y suis
rendu, j'ai vu des chiens uriner dedans, des gens brailler à
tue-tête avec des canettes de bière à la main et d'autres
encore assurer - et là c'est le comble - que c'était l'endroit
où la fée Viviane et Leroy Merlin s'étaient rencontré. On
tombe dans une période d'obscurantisme à vouloir trop faciliter
les choses. D'autant plus qu'une grande partie des touristes
finit par vandaliser ces lieux qui dureraient des centaines,
voire des milliers d'années sans eux. Mais chacun y va
de son petit souvenir. Aujourd'hui on emporte une pierre,
demain une colonnade et après demain les statues.
Conclusion, nous devons parquer les vieux châteaux, les
pyramides et les monolithes...
- Je sais, c'est ce qui s'est passé à Carnac.
- A Carnac et ailleurs... En Angleterre, les Mégalithes de
Stonehenge sont inaccessibles, idem pour New Grange et
son tumulus en Irlande, et plus près d'ici Saint just suit le
même chemin ! C'est écoeurant ! Et attends, ce n'est pas
fini, je ne donne pas dix ans avant que l'on ait mis une
buvette, une friterie et un marchand de souvenirs à gogo
devant la fontaine de Barenton, le Miroir aux fées où le château
de Trecesson...Tu pourras y acheter ton petit menhir de
toutes les couleurs dans une boule qu'on secoue pour y voir
tomber des grains de polystyrène.
Elric s'énervait et Gwanaëlle souriait de ces excès d'intolérance.
Il lui avait raconté combien son père avait été
confronté à ce genre de situations sur des sites archéologiques
et combien de monuments historiques qui avaient
bravé les millénaires s'étaient écroulés sous les hordes
déferlantes des touristes souvent incultes mais avides de la
photo souvenir. Elric au fil de ses études et des années,
avait acquis une solide intransigeance et bien qu'elle fût
amplifiée par son caractère entier, il n'en demeurait pas
moins que la jeune fille comprenait ce problème qui au fil du
temps prenait des proportions alarmantes. De là à interdire
les musées et les lieux historiques comme le suggérait Elric
il y avait un fossé que le jeune homme avait allègrement
franchi.
- Tu te rends compte, lui avait-il raconté, en me baladant au
Louvre j'ai entendu, devant la Bethsabée de Rembrandt,
des choses inimaginables telles que :
- Pouah ! Elle est énorme cette femme.
- Moi, je préfère Cindy Crawford.
- Décidément ce peintre ne peignait que des grosses, aucun
goût.
Il s'était retrouvé dehors, encadré par deux gardiens. Il avait
exprimé, en effet, son mécontentement et son indignation à
ce troupeau d'imbéciles qui n'étaient venus au musée que
parce qu'il était ce jour là gratuit. De fil en aiguille, la joute
verbale s'était transformée en partie de pugilat. Personne
n'était sorti véritablement indemne de cette rixe, et pour le
coup, notre défenseur de la Culture et des Arts s'était fait
une réputation de barbare.
Ils arrivèrent au sommet. Il y faisait très froid. Des bourrasques
mordaient leur peau et leurs membres engourdis. Sous
la colère d'Eole les arbres rabougris gesticulaient, comme
torturés. Les genêts émettaient des plaintes en se frottant
les uns contre les autres. Elric tendit à Gwanaëlle ses gants
de motard qu'elle s'empressa de mettre. Elle tremblait, mais
lui offrit malgré tout un petit sourire pâlot. La falaise, faite de
schiste et de grès, s'échelonnait en marches irrégulières et
gigantesques jusqu'à un petit ravin où coulait un ruisseau .
Malgré un parcours semé de rochers et de branchages,
celui-ci cheminait avec une docilité tranquille et un murmure
agréable que l'hiver ne semblait pas vouloir changer. Il
régnait dans ce paysage désolé une aura de mystère et
d'immortalité.
. Elric, tel un loup, huma l'air. Son naturel solitaire et sauvage
reprenait le dessus dans des ambiances aussi mélancoliques.
Ses yeux reflétaient des lueurs de folie et la résurgence
de souvenirs antédiluviens enfouis au plus profond
de son âme. Il semblait égaré quelque part et Gwanaëlle fut
effrayée de ce spectacle hallucinant. Puis il redevint normal.
Il toussota et tenta d'ordonner sans succès les mèches de
sa chevelure décoiffée.
- On descend, en bas c'est le Miroir aux fées, lui murmura
d'une voix douce la jeune fille qui lui prit la main.
Il la regarda un instant surpris, comme s'il venait de s'apercevoir
qu'il n'était pas tout seul. Ils dévalèrent quelques
rochers en sautant comme des cabris de l'un à l'autre.
L'inconscience de leur jeunesse leur faisait oublier la précarité
de leurs points d'appui. La pluie rendait glissantes les
roches rongées par des mousses gorgées d'eau qui, de ce
fait, devenaient plus dangereuses . Entre deux énormes
masses de grès, Gwanaëlle montra un endroit et murmura
gravement à son compagnon :
- C'est ici que l'on a retrouvé le corps de mon oncle. Son
visage était déformé par la peur et il était complètement disloqué.
La pierre était encore recouverte d'une tache de sang
coagulée que les intempéries n'avaient pas totalement effacée.
Elric observa l'endroit et jeta un oeil verticalement vers
le sommet qui surplombait l'emplacement tragique.
- Il a dû chuter de ce promontoire. Allons y faire un
tour. Peut être y trouvera-t on quelques indices.
Il escalada en observant attentivement chaque roche. Un
lambeau de ciré arraché au vieux joseph par une roche coupante
confirma ses dires. Quelques minutes lui suffirent
pour grimper jusqu'au bord de la falaise. Il s'agenouilla pendant
que la jeune fille le rejoignait. Là, les genoux dans la
boue, il observait avec minutie le sol. Elle l'entendit émettre
un petit sifflement entre ses dents.
- Tiens, tiens, tiens... grommela-t il. Il se tourna vers
son amie qui arrivait sur ses talons.
- Attention, Gwanaëlle ! ne marche pas là. Regarde
sur le sol... Les empreintes.
Elle s'accroupit gracieusement et regarda effectivement les
traces laissées. Elle enfonça un doigt dans chacune d'entre
elles
- Il y en a deux sortes. Les plus grandes ont l'air de traces
de bottes de chasse ou de pêche. C'est classique dans la
région. Ca ne prouve rien, mais il n'empêche que mon oncle
portait les mêmes. La taille, du quarante deux approximativement
correspondrait également. Mais les autres ?
Elric fronça les sourcils comme s'il effectuait une mise au
point plus aiguë avec ses yeux.
- Elles semblent faites avec des chaussures sans
talons, ou peut-être sans semelles. A la manière de ces
mocassins indiens. Regarde, le pied droit est beaucoup plus
profond que l'autre, cela signifierait que notre homme est
boiteux. Joseph a dû rencontrer quelqu'un sur la falaise, il a
dû avoir peur et il est tombé.
On l'a peut-être poussé, suggéra la jeune fille,
regarde, la trace des bottes se termine près du rocher dans
une traînée qui laisse supposer une glissade.
Elric avança à quatre pattes vers les empreintes et s'approcha
du gouffre. De la boue collée ressemblait étrangement
aux marques qu'aurait laissées une main cherchant à
s'agripper. Gwanaëlle avait vu, elle aussi. Ils ne dirent rien
mais pensèrent à l'unisson aux dernières minutes qu'avait
dû vivre le vieux marin.
Gwanaëlle proposa de suivre les traces qui menaient en
contrebas vers les taillis touffus. Ils remontèrent la piste
avec précaution. Elle cheminait dans les genêts et les fougères.
Le sol détrempé avait permis de garder plusieurs
jours les pas de l'agresseur de Joseph qui les menèrent au
petit étang du Miroir aux fées noyé dans un brouillard épais.
Ses eaux sombres reflétaient avec difficulté un paysage
morne.
L'illusion qu'une ondine allait en sortir était forte tant son
aspect semblait mystérieux. Elric rêva d'une main de femme
gantée de blanc qui jaillirait pour tendre une épée ciselée
d'émeraude et de pierres précieuses. Il chercha un instant
les traces, mais ne trouva aucune marque de pas. Il se rua
sur le pont de bois qui lui faisait face, mais rien là non plus.
Il jura en donnant des coup de pied dans le chambranle.
Non, décidément ce n'était pas de chance. Elric observa
que tout le pourtour du lac avait été lui aussi balisé. Un
Brachiosaure de vingt tonnes n'y aurait laissé aucune trace,
même en sautant à pieds joints avec des chaussures à
crampons. Il pestait contre la fatalité, les promoteurs, la voirie,
les touristes et tout le reste. Il finit par jeter des pierres
dans l'eau. Il se calma un peu.
- Elric...
Il ne répondit rien. Il laissait filer sa colère dans une attitude
passive et muette. Les deux coudes posés sur la rambarde
du pont, il tenait sa tête entre ses mains. Le vent hurla dans
les feuillages rares.
- Elric, répéta la jeune fille.
Il leva la tête et la regarda de manière interrogative. Toute
menue sur la berge elle ressemblait à un fantôme. Elle était
immobile et lui tournait le dos. Ses yeux semblaient rivés sur
une partie de la surface de l'eau . Sa main droite invita le
jeune homme à la rejoindre. Ce qu'il fit.
- Là, dit elle en montrant l'étang, sous la surface, regarde...
Elric suivit son doigt pointé. Le miroir aux fées avait une eau
limpide bien que les boues de novembre aient entaché sa
pureté. Mais à un mètre, peut-être deux, sous la surface, il
vit ce que la jeune fille lui montrait. Un sac poubelle de couleur
bleue.
- Tu vois, c'est ce que je te disais. Dans six mois on y
retrouvera un tracteur , une machine à laver et trois ou quatre
cadavres. Je te le dis, Gwanaëlle, cet endroit est destiné
à devenir un dépôt à ordures.
- Ce n'est pas une poubelle ordinaire, regarde. Il est attaché
à une corde elle même nouée à une grosse roche qui l'empêche
de remonter. On ne jette pas des détritus avec tant
de précaution.
Elric observa avec plus d'attention. Elle avait raison. Il se
décida à ôter ses vêtements un par un. La jeune fille, sous
la surprise, ne détourna même pas son regard alors qu'il se
retrouvait nu sous ses yeux. Elle comprit qu'il allait plonger...
Elle observa que son corps était musclé et qu'une large
cicatrice de presque quinze centimètres entaillait sa hanche
gauche. Au regard décidé du jeune homme, elle comprit qu'il
était inutile de le dissuader d'un tel acte. La morsure du froid
le fit frissonner mais il avança néanmoins vers la berge. Il
trempa un pied et sourit à l'attention de son amie d'un air
contrit. Il s'avança progressivement et son visage se crispa
sous la violente froideur de l'eau. Elle ne devait pas faire
plus de cinq degrés.
- C'est de la folie, Elric. Renonce. Nous reviendrons avec
des crochets ou un grappin...
- Et qui sait si demain ce sac sera encore là ?
Il prit de l'eau entre ses paumes et s'en aspergea le corps.
Plus particulièrement sur le ventre et la nuque pour éviter un
saisissement trop violent et une hydrocution. D'un seul coup
il plongea tête la première. Il souleva un nuage de vase, de
feuilles mortes et de racines moisies en état de putréfaction.
Gwanaëlle le devina, plus qu'elle ne le vit, dénouer la cordelette
qui emprisonnait le sac. Il y mit plusieurs secondes qui
lui semblèrent bien longues. Elric ne sentait plus son corps.
Il avait l'impression de se trouver en état de cryogénie. La
panique le gagna quand il constata avec effroi que la corde
était, non pas attachée à une pierre comme il le supposait,
mais à une énorme barre en acier située un mètre plus bas.
Il contracta son corps et le détendit. La poussée lui fit
gagner son objectif, mais son coeur semblait ne plus vouloir
battre et le froid l'empêchait de réfléchir. A mi-chemin entre
l'automatisme et le conscient il réussit à détacher la corde. Il
remonta d'un coup en entraînant le sac dans son mouvement.
Gwanaëlle le vit surgir de l'eau tel un diable. Il ne
pouvait plus bouger et elle le saisit par le bras avant qu'il ne
coule de nouveau. De toutes ses forces elle l'entraîna sur la
rive boueuse, puis ôta son grand châle de laine pour le frictionner
avec toute l'énergie dont elle fut capable. Elric grelottait
et ressemblait à un zombie. La jeune fille l'enlaça pour
lui prodiguer sa chaleur. Il sentit un picotement douloureux
et abominable naître dans tout son corps transi. Le sang
recommençait à circuler normalement mais le faisait souffrir
atrocement. Ils restèrent plusieurs minutes collés l'un à l'autre.
Elric regarda Gwanaëlle avec tendresse et lui murmura
en claquant des dents une phrase qu'elle ne comprit pas.
Elle approcha son oreille de sa bouche et écouta ce qu'il
cherchait à lui faire comprendre .
- Du... Dddu... caa...fé... J'veux... du... café...
Elle l'aida à se rhabiller. Heureusement la maison n'était pas
très loin. A peine trois cent mètres à pied. Tout en franchissant
la porte de la demeure, Elric lui demanda d'un ton qui
fit pitié à la jeune fille .
- Ne ... ne me permets plus de.. de faire ce genre d'.. d'imbécillités
rien que pour t'épater...
Elle lui promit dans un sourire, l'enveloppa d'une couette
immense et lui prépara un énorme café brûlant pendant que
la cheminée vomissait ses flammes bienfaitrices.
UN LIEN ETROIT
Kerfannec détendit ses longues jambes sous la table.
Gwanaëlle lui tendit une tasse aux oreilles de Mickey qu'il
prit avec un certain scepticisme. Il la porta à ses lèvres avec
et la but d'une gorgée, bien que brûlante et la reposa sur la
table. La jeune fille l'avait appelé aussitôt qu'arrivée et lui
avait raconté leur dernière pérégrination. Le géant s'était
immédiatement rendu chez eux et avait concocté un breuvage
de son invention à base de plantes et de miel. Il avait
ensuite appliqué un cataplasme à la moutarde qui, bien que
difficilement supportable avait réchauffé totalement Elric.
Celui-ci s'était endormi peu de temps après. Le géant lança
à l'attention de la jeune fille un sourire charmeur.
- Il a voulu vous épater, c'est cela ?
Gwanaëlle sentit le rouge monter à ses joues. Elle
acquiesça dans une moue gênée qui amusa tout à fait le
rebouteux.
- C'est normal, il est jeune et amoureux donc complètement
idiot. Mais je dois avouer que son choix est bon et que ce
petit-là, faut le couver comme une mère poule... Vous voyez
ce que je veux dire ?
- Je... Je crois comprendre. Je vous remercie répondit la
jeune fille . Elle avait l'impression soudaine d'avoir douze
ans et que son père lui donnait un conseil pour bien apprendre
ses leçons.
Kerfannec était vêtu d'un jean délavé et déchiré au genou
gauche. Il portait une immense chemise à carreaux qui tombait
sur son pantalon. Ses cheveux étaient dénoués et tombaient
en cascade sur ses épaules aussi larges qu'une commode
bretonne. Il peignait nonchalamment sa barbe tout en
observant le sac poubelle posé sur la table entre lui et la
jeune fille. Un silence s'était installé et personne n'osait le
rompre. Le rebouteux déplaça sa carcasse vers la table.
Ses mains énormes saisirent le paquet. La porte de la
chambre s'ouvrit en haut et tous deux entendirent Elric descendre
les marches de l'escalier en colimaçon. Il apparut
beaucoup moins pâle que tout à l'heure, un sourire timide
sur les lèvres et les yeux railleurs.
- Je peux me joindre à la fête ?
Il était emmitouflé dans sa couette et portait des charentaises
confortables. Gwanaëlle sauta dans ses bras et le couvrit
de petits baisers affectueux. Elle lui apporta une tasse
de café et tous trois s'installèrent autour de la grande table
de chêne. Kerfannec déchira d'un coup sec le sac. Il en
secoua le contenu qui se déversa sur la table. Bien qu'encore
humide il n'était pas détrempé et les trois amis reconnurent
de suite les objets qui le composaient : une cape
pourpre et ancienne, une imitation grossière d'un casque
bosselé de type Normand qui semblait jaillir d'un film de
série Z sur Guillaume le Conquérant, une cotte de maille
usagée - peut-être un artifice de théâtre - une paire de bottes
en peau, et trois petits livres.
- Qu'est-ce que ça signifie ? interrogea la jeune fille
interloquée.
- On dirait un costume de théâtre. De chevalier plus exactement.
Dis-moi, Gwanaëlle, tu es sûre qu'il ne se joue pas
des parties de Donjons et Dragons en univers réel dans les
parages ? lui demanda Elric incrédule
- Pas à ma connaissance, lui répondit-elle. Et si c'était le
cas, cela se saurait.
- Eclairez ma lanterne, les enfants. De quoi parlez- vous ?
- D'un jeu de rôle célèbre. On y incarne au choix, un chevalier,
un voleur, un clerc ou un magicien à qui l'on fait vivre
des aventures en temps réel. Chaque personnage est doté
de points de force, de dextérité, de charisme , de constitutions
et autres facultés quantifiées par un jet de dés. De
plus, il possède des armes ou des sorts qui infligent plus ou
moins de dégâts à ses adversaires. C'est un jeu qui a été
introduit en France dans les années soixante dix huit, quatre
vingt. Il nous vient des Etats-unis, et se joue en principe sur
une table, mais certains fans se griment et se vêtent comme
leurs personnages et vivent les aventures sur terrain réel.
- Un truc de fou... grinça Kerfannec.
Elric sourit. Les générations avaient chacune leurs passions
et leurs loisirs. Les Jeux de Rôle étaient difficilement compréhensibles
par les adultes d'un certain âge. Le garçon,
lecteur acharné d'écrivains tels que Robert. Erwin Howard
ou Tolkien, avait passé des nuits entières à s'y adonner.
Depuis ses études par contre, il avait dû abandonner et le
regrettait parfois, tant il s'était amusé. Il ramassa une des
deux bottes et en inspecta le dessous.
- Pas de semelle ni talons, dit-il à la jeune fille qui observait
elle aussi. Cela résout un problème : celui des empreintes
sur la falaise. A en croire tout ceci, notre inconnu était
habillé comme un chevalier des temps médiévaux. Avec
plein d'anachronismes certes, mais de loin on pouvait s'y
méprendre.
Kerfannec tentait de feuilleter les pages mouillées et collées
d'un des livres. Il s'agissait d'un guide sur Brocéliande.
L'autre avait comme sujet les Contes Bretons et Celtes. Une
carte de randonneur de la région complétait le tout.
- Cela ne nous avance guère.
- Pas si sûr, répondit Kerfannec. Regardez ce qui est griffonné
à l'intérieur de celui-ci : le nom et l'adresse de
Rampain.
- En effet, affirma la jeune fille. C'est bien l'adresse de la
maison où nous sommes. Il y a des chiffres également.
L'eau a effacé la fin de la ligne mais on peut lire distinctement
les premiers : 00 91 11 42. De quoi s'agit il ? D'un
code ? D'une position sur une carte ?
- Rien de tout cela, répondit le rebouteux, il s'agit des indicatifs
téléphoniques de l'Inde et de Delhi. Vous pensez si je
m'en souviens. J'ai encore des amis là bas.
- Si je comprends bien, hésita Gwanaëlle, mon oncle n'en
avait donc pas terminé avec son passé. Et s'il semble qu'il
ait voulu l'oublier, quelqu'un voulait le lui rappeler.
Elle alla à la fenêtre et souleva le rideau vichy. Elle frissonna.
Dehors, dans le ciel, une buse faisait du sur place et
fondit d'un coup sur une proie invisible.
Kerfannec n'avait plus dit un mot. Il faisait tourner sa tasse
de café entre ses mains. Ses doigts, gros comme des bananes,
rendaient le récipient à grandes oreilles ridiculement
petit.
- J'en reprendrais bien volontiers une tasse, s'adressa-t-il à
la jeune fille qui n'avait pas bougé.
Elle se retourna et se dirigea vers la cafetière. Elle était
vide. Kerfannec s'en aperçut et se proposa d'en faire pendant
que la jeune fille rangeait le contenu du sac dans une
boîte en carton. Il déplia son immense corps et ouvrit le
robinet. Celui-ci crachota et émit quelques hoquets bruyants
et agités. Un liquide glacé et légèrement rougeâtre en sortit.
- Dîtes-donc, s'exclama le géant, vous avez une eau sacrément
ferreuse chez vous. Je trouve très surprenant qu'avec
tous les contrôles effectués par la Cise elle soit encore si
colorée.
- Vous sous-entendez qu'elle n'est pas buvable, s'inquiéta
Elric, qui faisait bouillir son café régulièrement avec.
Lui aussi avait constaté son drôle de goût et ne buvait que
de l'eau minérale en bouteille.
- Non, non ! je n'ai pas dit ça. Mais elle est loin d'être
à son top niveau. Vous savez ,on trouve de tout dans l'eau :
du gaz carbonique, de l'oxygène bien entendu, mais aussi
une quantité d'autres choses telles que du calcium, du
magnésium, du potassium, sans parler des bicarbonates,
nitrates, phosphates et chlorure qui la composent à l'état
brut.
- Tout cela ?
- Mais oui, on trouve également des particules argileuses où
viennent se fixer les bactéries ainsi que des matières organiques
issues de la décomposition des végétaux. Vous comprendrez
aisément qu'elle doit être filtrée, tamisée et passe
par d'autres étapes de purification. Une grosse dépollution
se doit d'être effectuée avant l'arrivée au robinet.
- Cela me fait penser, maintenant que vous en parlez,
que je n'ai pas trouvé une seule trace de facture de la
Cise dans les papiers de mon oncle. Il semblait pourtant
ordonné. Tout est classé dans des dossiers.
Kerfannec et Elric se regardèrent un instant et demandèrent
presque en même temps à Gwanaëlle s'ils pouvaient les
étudier. La jeune fille alla ouvrir une immense commode de
bois foncé datant approximativement de la fin du XIXéme
siècle et en retira deux immenses classeurs. Elle ouvrit les
dossiers sur la table devant les deux hommes qui constatèrent
effectivement qu'un grand nombre de traites et de factures
y étaient classées impeccablement. Dans des intercalaires
en plastique, Elric trouva les traites d'électricité et de
gaz ainsi que le montant des études qu'il payait à sa petite
nièce. Gwanaëlle extirpait des factures de téléphone et de
sécurité sociale. Elle lança soudain, triomphale :
- Regardez ce que j'ai trouvé dans ce dossier divers
Une facture datant de plusieurs années et relatives à une
installation directe du puits du vieux Joseph à sa maison.
- Joseph n'était pas relié au château d'eau de l'étang de
Paimpont. Il buvait l'eau de son puits, constata Kerfannec. Il
n'est pas le seul dans le coin. Il y a une dizaine d'irréductibles
qui refusent encore le contrôle d'une société des eaux.
Mine de rien, ils font une sacré économie car ils ne doivent
payer que leur compteur s'il est installé.
- Cela me fait penser à quelque chose, avança Elric en relisant
la facture. J'ai demandé une analyse de la bouteille
trouvée près de la vieille Kemener qu'on a trouvée morte
dans le champ voisin. Gwanaëlle, tu permets que je passe
un coup de fil ?
Il n'attendit pas la réponse de sa jeune amie. Il décrocha le
combiné, retira de sa poche un calepin qu'il feuilleta et composa
un numéro sur les touches. Chaque pression émit une
sonorité crispante.
- Allô ? l'institut médico-légal de Rennes ? C'est Elric, la personne
qui est passée pour une analyse d'eau... Vous me
l'envoyez par la poste ? Est-ce que je ne peux pas plutôt
passer en fin d'après midi ?.. Oui... Je vous remercie. Autre
chose, j'aurais une analyse du même type à vous demander,
cela ne vous dérangerait pas de l'effectuer devant nous.
C'est urgent et peut-être assez grave...
Gwanaëlle avait compris. Elle n'attendit pas que son compagnon
raccrochât. Elle prit une bouteille dans le placard, en
vida le contenu, et la remplit de l'eau du robinet. Kerfannec
enfilait sa canadienne et tendit son imperméable à
Gwanaëlle qui l'enfila.
- Je crois que vous allez devoir vous habiller, jeune
homme. Un petit tour à Rennes va peut-être éclaircir quelques
données à nos problèmes.
LE LABORATOIRE
- En fait, c'est diablement compliqué et avec cette
bouteille d'eau vous soulevez un sacré lièvre.
Gwanaëlle, Kerfannec et Elric étaient tous trois debout
dans une petite pièce agencée comme une salle de classe
spécialisée en sciences naturelles d'un collège traditionnel.
Ils étaient arrivés au C.H.U de Rennes une petite demiheure
avant midi. Ils trouvèrent le laboratoire d'analyses
médicales sur les indications d'un groupe de jeunes étudiants
en médecine. Garés devant la cafétaria bruyante
d'animation, ils avaient décidé de laisser passer l'heure du
déjeuner en allant consommer un café. Elric ne parvenait
pas à reprendre tout à fait sa forme, et il était encore pris de
tremblements malgré le remède de cheval que lui avait
concocté leur gigantesque ami. De nombreux jeunes internes
et étudiants étaient assis à leur côté, et il régnait une
bonne humeur agréable. Tout en buvant leur expresso ou
leur jus de fruit, chacun y allait d'un commentaire sur un professeur,
une grève récente ou les jambes d'une de leurs
jolies camarades. A ce propos, Elric constata que les filles
étaient majoritaires dans ce capharnaüm bon enfant, et il se
plut à imaginer le monde de demain où les hommes ne
seraient guère nombreux dans les professions para médicales.
Cela le fit sourire malgré lui. Il n'était pas ennemi du fait
d'être soigné par de charmantes infirmières et doctoresses.
Son regard à ce moment se portait sur une jeune brune
élancée au sourire ravageur. Perdu dans ses pensées, il ne
la vit même pas, mais Gwanaëlle capta son regard et une
pointe piqua sa jalousie. Pointe d'autant plus aiguisée que la
jeune fille en question dévorait Elric du regard. Après tout, il
est très séduisant, pensa son amie qui secoua sa chevelure
rousse dans un mouvement harmonieux
Après ce bref passage à la cafétéria , ils purent avoir rendez-
vous avec les médecins qu'Elric avait eus plus tôt au
téléphone. Là, devant eux, ils attendaient que leur interlocuteur
aille plus avant dans ses propos qu'il tenait en suspens.
- De quoi voulez-vous parler ? lança la jeune fille au
professeur Lenoir.
Elle se tenait debout, encadrée d'Elric et de Kerfannec et
tous trois faisaient face à un homme d'une cinquantaine
d'années, entouré lui même de deux médecins. Il était rondouillard
et portait une blouse blanche ouverte à laquelle il
manquait un bouton. Sa chemine bleu gris sortait de son
pantalon en velours côtelé vert bouteille et laissait entrevoir
un embonpoint qui lui allait bien et le rendait sympathique. Il
portait dans une chemise en carton tout un tas de papiers
qui ressemblaient à des comptes rendus d'examens, des
analyses et des photocopies en tout genre. Il se gratta
l'oreille, se racla la gorge et continua d'une voix juvénile et
fluette :
- Lorsque la gendarmerie de Paimpont nous a
demandé l'autopsie de votre oncle et de Madame Kemener,
nous avons évidemment accepté et effectué celles de
rigueur. De toutes façons, lors de morts brutales ou suspectes,
elles sont toujours pratiquées, avec ou sans l'accord de
la police ou de la famille.
- J'avais donné mon autorisation, murmura
Gwanaëlle.
- Je sais, mais malgré tout, nous n'avons rien décelé
de particulier. Pour ces deux personnes nous avons diagnostiqué
un arrêt cardiaque. Cela semblait fort logique.
- Quelles analyses avez-vous effectuées demanda le
rebouteux soudain intéressé.
- Traditionnelles, lui répondit son interlocuteur agité
d'un petit tic nerveux de la mâchoire. Prélèvements des viscères,
analyses sanguine, d'urine, et hépatique. En vain,
tout cela n'a rien donné de concluant ou susceptible d'éveiller
notre attention.
- Vous n'avez pas trouvé curieux que sur une commune
de 126 habitants et à deux cents mètres d'intervalle,
deux personnes passent de vie à trépas en quarante huit
heures ? interrogea ironiquement Kerfannec qui s'impatientait
d'en savoir un peu plus.
- Ils étaient âgés tous les deux, vous savez...
-... Et robustes, je les connaissais bien tous les deux.
- C'est effectivement ce qui nous a surpris, mes collègues
et moi-même, car nous n'avons décelé aucune déficience
cardiaque... Mais vous savez, tout est possible. Par
contre la bouteille d'eau que vous nous avez envoyée a
commencé à susciter chez nous un nouvel intérêt.
Les trois amis leur avaient donné l'autre bouteille dès
leur arrivée. Quelques laborantins terminaient les tests en
ce moment.
- On a trouvé des traces de drogue dysleptiques et
déstructurantes sur l'organisme. Elles peuvent de surcroît
entraîner une hystérie et une négation de l'altérité.
Gwanaëlle et Elric se regardèrent incrédules. Le jargon
médical avait quelque chose d'hermétique que ni l'un ni l'autre
ne semblaient comprendre tout à fait. A leur mine,
Kerfannec s'adressa à eux.
- Ce sont des drogues qui provoquent un trouble des
idées. On constate souvent chez leur utilisateur une perte
totale de jugement critique ainsi qu'une perception du temps
et de l'espace complètement faussée.
- Elles peuvent amener la mort, ces drogues ?
demanda Elric.
- A proprement parler, non ! Mais dans certaines
conditions elles vont provoquer un état de transe, de surexcitation,
qui peut entraîner un infarctus sur une personne
fragile, ou ... âgée.
- Kerfannec, lança Elric, vous nous avez dit, ainsi
qu'à la police, avoir vu la vieille Kemmener complètement
paniquée et en proie à une crise d'hallucination juste avant
de s'écrouler...
- C'est vrai. En voyant la charrette elle a cru voir
l'Ankou ...Elle en est morte de frayeur.
Les trois médecins se regardèrent. A leur tour ils semblaient
ignorer un mot qui ne semblait pas être celui d'un médicament.
Ils demandèrent à l'unisson.
- Mais de quoi parlez-vous ?
Un vieux récit, un mythe de Bretagne qu'on associe
à la grande faucheuse, répondit évasivement Elric avant de
poursuivre.
- Dites, Rampain aurait pu mourir de la même
manière. En proie à une frayeur telle qu'il n'aurait pu la supporter.
Imaginez un peu le jour de sa mort. Il y avait m'a-t-on
dit, un formidable orage, il pleuvait. Il se retrouve au Val
sans Retour. L'ambiance y est particulière et la brume l'empêche
d'y décerner correctement les choses. En outre, le
lieu est propice à tout un tas de légendes aussi fantastiques
les unes que les autres et Joseph les connaissait. Toutes
ces conditions pouvaient créer des facteurs favorables à
cette panique qui l'a terrassé.
- De surcroît, si un chevalier en cotte de mailles
apparaît devant lui en boîtant, surenchérit la jeune fille.
Encore aurait-il fallu que mon oncle ait bu de cette substance.
- Qu'avez vous trouvé dans la bouteille d'eau,
demanda Kerfannec.
- Deux produits, lui répondit le professeur. L'une est
de la psylocibe, une décoction fabriquée à base de champignons
que l'on trouve au Mexique, et chose étrange en
Bretagne également. Il a l'apparence d'un petit rosé des
prés. Son effet n'est pas sans rappeler celui du L.S.D.
Certains jeunes étudiants s'en servent pour des bizutages
ou égayer des soirées. Mais évidemment, à des proportions
infinitésimales. Nous avons trouvé également de la phencyclidine,
appelée communément poussière d'ange qui est
un puissant anesthésique.
- Ces produits sont en vente libre ? s'enquit
Gwanaëlle.
- Pensez vous... Mais un laboratoire de synthèse ou
des chimistes peuvent aisément le fabriquer.
- Où peut on en trouver ?
- Les médecins, les pharmaciens. La Phencyclidine
est surtout utilisée par les vétérinaires. Ah, mais.... s'interrompit
le professeur à la vue d'une de ses collaboratrices
qui venait à leur rencontre, voici Marie-Anne qui arrive avec
les résultats de l'échantillon que vous nous avez confié.
Une femme d'une quarantaine d'années en blouse blanche
arrivait à grand pas dans le couloir orné de posters anatomiques.
Elle était vêtue avec soin et portait un chignon qui
rappelait les femmes grecques de l'antiquité. Phidias et
Praxitéle avaient dû s'inspirer de femmes comme elle pour
sculpter leurs statues. Elle sourit en les voyant. Elle chaussa
ses lunettes sur ses immenses yeux bleus et remonta
machinalement une mèche de cheveux légèrement grisonnante.
Elle tendit un document au professeur qui plissa des
yeux pour en parcourir le contenu. Les trois amis l'entendirent
murmurer des termes techniques et le virent hocher du
chef.
- Il me semble que vous ayez raison tous les trois.
L'analyse recueille les mêmes éléments que dans l'échantillon
que vous nous avez fait parvenir, mis à part la quantité
de fer qui diffère. A priori, je dirais que l'eau ne vient pas de
la même nappe phréatique.
- Il s'agit de deux puits différents acquiesça
Gwanaëlle.
- Tout s'explique donc, , lança Elric en prenant la
main de son amie, ton oncle et la vieille Kemmener ont été
empoisonnés tous les deux. Quelqu'un savait les propriétés
de ces produits et en avait à sa disposition. Il en a versé
dans l'eau des deux puits. Ensuite, à la faveur d'une grande
frayeur, il savait que Joseph et sa vieille voisine succomberaient.
Kerfannec hocha négativement la tête. Il fit craquer nerveusement
ses articulations.
- L'hypothèse tient peut-être pour Rampain. Il semblerait
à l'évidence que tous les éléments réunis jusqu'à présent
ainsi que l'habit trouvé au Miroir aux Fées corroborent
une mise en scène destinée à se débarrasser du vieux
marin, mais si Jeanne est morte, c'est plutôt de manière
accidentelle. Rien ne laissait supposer qu'elle allait rencontrer
Jérôme Guenardet et qu'elle succomberait à la vue de
sa charrette. Après tout, l'Ankou n'était issu que de son imagination
et de sa croyance dans les vieilles traditions du
bocage.
- C'est juste, lui répondit la jeune fille. Mais peut-être
l'assassin n'avait-il décidé d'agir que la nuit venue, après
son retour de la messe. A cette heure-là, il savait qu'elle
serait présente. Le destin a peut-être précipité les choses
favorablement pour le ou les des meurtriers.
Personne ne répondit. Ils réfléchissaient. Les médecins
n'osaient rompre le silence. Il semblait évident qu'ils
n'avaient pas tous les éléments en main. De plus les légendes
rajoutait à leur incompréhension. Leur logique toute cartésienne
et bien matérielle était, dans ce genre de situation,
plus un handicap qu'un avantage. Malgré tout, l'un d'entreeux
tendit les documents à Elric, mettant fin au tableau
immobile qu'ils formaient tous.
- Ce sont des copies, vous pouvez les amener à la
Gendarmerie. Pas de problème pour nous.
- Je vous remercie, lui répondit le jeune homme. Il
plia soigneusement les feuillets et les rangea dans la poche
intérieure de son cuir. Les trois amis prirent congé de ces
spécialistes qui s'étaient montrés fort coopérants.
Installés confortablement dans la camionnette du rebouteux,
ils échangèrent quelques propos et repartirent sur la route
de Lorient. La quatre voies était fluide de circulation et le
vent violent bousculait avec frénésie le véhicule pourtant
vaillant. Kerfannec devait tenir le volant d'une poigne ferme
afin de contrôler la direction souvent hasardeuse que les
bourrasques leur imposaient.
.
L ' OEIL DE DAKINI
Gwanaëlle se fit du café.
La petite cuisine sentait le gâteau à la cannelle et le pain
d'épices. Un paquet entamé était posé sur la table recouverte
d'une toile fleurie. Gourmande, la jeune fille en grignotait
une tranche au fil de ses allez-et-venue.
Consciencieuse, elle versa à mi contenance du filtre le café
moulu et elle le positionna sur la cafetière. Elle la remplit
d'eau minérale et appuya sur l'interrupteur. Quelques secondes
passèrent. Un gargouillis humide se fit entendre et un
jet de vapeur chaude embua la vitre. Le café commença à
couler, sombre et lumineux grâce aux reflets des lampes qui
jouaient sur ses gouttes.
Elric était parti à Rennes. Il devait faire quelques emplettes.
Il avait besoin d'une veste. Son cuir imbibé de la pluie des
derniers jours ne suffisait plus à le protéger des intempéries.
Il envisageait de s'acheter une veste militaire américaine,
supportable pour son budget. Il connaissait un surplus situé
pas très loin de la place St-Michel où il pourrait en trouver.
De surcroît, il devait prévenir ses parents qui allaient s'inquiéter
de ne pouvoir le joindre dans son appartement parisien.
Un fax suffirait à les rassurer. Il ramènerait aussi quelques
pièces pour sa moto. La jeune fille ne comptait pas sur
son retour avant quatorze ou quinze heures. Il lui avait d'ailleurs
dit qu'il grignoterait certainement sur place dans une
pizzeria ou une crêperie. Etant donné la pluie qui tombait
drue, Kerfannec s'était proposé de l'accompagner avec son
véhicule.
Engoncée dans une robe de chambre en laine trop
grande pour elle, elle avait une drôle d'allure . En temps normal,
la jeune fille, coquette qu'elle était, n'aurait pas hésité à
s'en séparer, mais la chaleur qu'elle lui prodiguait était bien
agréable et le temps frisquet ne se prêtait guère à des frivolités
d'ordre vestimentaire.
Elle avait commencé sa matinée en rangeant la demeure de
son oncle. Les bibelots, les livres, tout lui rappelait les
moments passés avec ce vieil oncle si étrange qu'elle
découvrait au fur et à mesure de leur enquête. Ici, le livre de
contes de fées qu'il lui lisait souvent avant que, petite fille,
elle ne s'endorme. Là, la Sainte-Victoire de Marseille dans
une boule abominable en plastique transparent. Elle lui avait
envoyé cette représentation de la statue sous la neige en
guise de farce. Pourtant, elle était posée comme une relique,
amoureusement, entre des photos d'elle et d'autres
objets lui appartenant. Joseph ne s'était pas rendu compte
du canular de la jeune fille à son égard. Elle lui faisait parvenir
de temps en temps des petits cadeaux lors de ses voyages
et ils étaient installés sur l'étagère de la commode tels
des icônes religieuses ayant appartenu à une sainte. Une
vague de souvenirs mélancoliques la submergea. Comme
une écume blanchâtre imbibant le sable, mille clichés à
jamais imprégnés dans sa mémoire lui revenaient. Elle
savait que Joseph avait laissé sa trace sur elle. La douleur
passée, elle penserait souvent à lui en guise de référence.
Telle une Cendrillon armée d'un balai et d'un chiffon,
elle grimpa l'escalier qui menait à l'étage et au grenier. La
porte n'était plus fermée depuis leur première visite, mais la
clé était toujours sur la serrure. Elle la poussa, ce qui la fit
grincer sur ses gonds. La lumière faible du couloir n'était
pas suffisante pour qu'elle puisse distinguer quoi que ce soit
à l'intérieur. Malgré tout, elle savait qu'elle était approximativement
devant le coffre et le tableau qui représentait
Joseph. Elle soupira. Un vent frisquet la fit frissonner. Le
grenier mansardé n'était pas isolé et il y régnait un froid
polaire.
- Un vrai nid à courant d'air, pensa-t-elle. Une bonne
isolation s'imposerait.
La pluie qui décidément n'en finissait pas de tomber tintinnabulait
sur les tuiles d'ardoise. Le bruit qui s'en répercutait
rappelait celui de mille petites clochettes semblables à celles
que l'on trouve dans ces magasins de marchandises chinoises
à bon marché. Frileusement, elle remonta le col de
sa robe de chambre. Elle ouvrit le coffre, mue par un désir
inconscient de regarder à nouveau les quelques mystérieux
objets qui s'y trouvaient.
En bas, une porte grinça et une rafale de vent souffla,
plus violente que les autres.
Gwanaëlle n'y voyait goutte dans l'obscurité. La
lumière n'y était pas installée. A tâtons, elle trouva la boîte
de bougie et les allumettes qu'elle avait entr'aperçus lors de
sa précédente visite. Non sans mal, elle en alluma deux qui
dispensèrent aussitôt une lumière ténue mais suffisante.
Elle les positionna de telle sorte que le vent ne puisse les
atteindre et de manière à éclairer le contenu du fameux coffre.
La cire chaude qu'elle fit couler sur le vieux cuir et l'acier
de son armature servit à emprisonner les deux tiges blanches
une fois qu'elle fut refroidie.
Elle prit le petit sac et le dénoua, non sans une certaine
fébrilité. Il était taché et moite d'humidité. Le cordon était
attaqué par la moisissure et poissait sous ses doigts. Elle
l'ouvrit. La cordelette des étrangleurs, le ruhmal, provoqua
presque la nausée à la jeune fille par la symbolique hideuse
qu'il représentait. Elle se demanda en l'examinant de plus
près s'il avait déjà servi à quelques tâches criminelles. La
trace sombre qui le souillait en son milieu lui apporta une
réponse qu'elle n'aurait pas souhaité de manière si évidente.
Elle le reposa et prit dans ses mains la petite statuette et le
caillou bleu. Elle les soupesa tour à tour et estima leur
poids. Elle tourna la représentation de Dakini entre ses
doigts fins. La statuette semblait l'observer avec un sourire
narquois. Sa pose obscène et son regard mauvais remplirent
de crainte superstitieuse la jeune femme qui la déposa,
mi-dégoutée, mi-admirative.
Elle tenait maintenant le caillou bleu. Il était de la taille d'un
goulot de bouteille de champagne. Que signifiait-il ? Joseph
l'avait-il ramené d'une de ces plages parfumées d'Asie ?
Dans quel but l'avait-il peint ? Etait-ce pour lui donner un
aspect plus esthétique ? Peut-être d'ailleurs ne s'agissait-il
pas d'une pierre mais d'un coquillage ou d'un morceau de
corail. Il pouvait aussi s'agir d'une boule de bois. Elle entreprit
de gratter l'objet à l'aide de son ongle verni .
L'escalier grinça.
La jeune femme soudain inquiète tenta de se remémorer si
la porte avait été verrouillée depuis le départ de son compagnon.
Quelqu'un était peut-être entré. Elle balaya cette idée
saugrenue d'un souffle mutin. Sa frange qui tombait sur ses
yeux verts en cascade de feu voltigea. Elle se raisonna.
Avec cette tourmente, il n'était guère étonnant que le bois
de la maison grince. Toutes les anciennes demeures ont
d'ailleurs cette réaction sous les différences climatiques du
temps. Comme pour étayer ses propos, une bourrasque
souffla et éteignit d'un coup les deux bougies. Une odeur
suave de cire monta aux narines de Gwanaëlle. Elle jura
doucement et se leva brusquement sans tenir compte du
plafond mansardé. Une poutre la cueillit au crâne. Mille étincelles
jaillirent et une douleur vive se répercuta dans la tête
de la jeune fille à demi estourbie. Sous le choc, elle lâcha
l'objet qu'elle tenait et tituba en portant la main à sa tête
endolorie. Quelques secondes interminables passèrent
avant que la douleur ne veuille s'atténuer. Du sang coulait
d'une petite plaie. Elle décida de remettre à plus tard ses
investigations et pensa que son café serait le bienvenu. Un
peu d'alcool à 90 degrés aussi. Elle se dirigea vers la porte
d'où un léger rai de clarté transparaissait et marcha sur
quelque chose de dur. Au bruit, elle sut que le fer du talon
de sa bottine venait de retrouver, dans un crissement qui lui
provoqua la chair de poule, le fameux caillou. Elle s'accroupit
pour le ramasser et sortit du grenier .Elle referma la porte
et l'odeur de bougie disparut. Gwanaëlle se massait le cuir
chevelu endolori par la blessure dont le sang était déjà
coagulé. Adossée, elle observa alors la pierre. Des striures
provoquées par le fer de sa chaussure en avait ôté des
éclats de la couche de peinture qui la recouvrait. Aux
endroits où elle manquait, des scintillements dorés et rosés
suscitèrent sa curiosité. De son ongle elle gratta la surface
bleutée et polie de la pierre et en ôta une fine pellicule.
Excitée par ce qu'elle croyait deviner, elle dévala les marches
quatre à quatre et se rua dans la cuisine. A l'évier, elle
fit couler de l'eau chaude. Quand celle-ci fut brûlante elle y
passa la pierre tout en la frottant avec délicatesse avec une
éponge métallique. Gwanaëlle venait de mettre à nu un
rubis superbe. Sa texture, le soin de la taille dénotaient au
bijou une grande valeur, et la transparence du minéral
aurait été parfaite si quelques bulles n'avaient été visibles.
- Mon dieu, ce bijou est merveilleux !.. Il doit valoir
une petite fortune ! s'exclama-t-elle.
- Et plus encore ! lui répondit une voix grave derrière
elle.
La jeune fille sous la surprise sursauta en se retournant. La
voix lui avait semblé familière et elle aurait pu jurer que la
silhouette qui lui faisait face dans l'embrasure de la porte
l'avait changée délibérément. Elle était de taille moyenne,
mais trapue, vêtue d'un costume sombre et d'un duffle- coat
détrempé par la pluie. L'homme, car c'en était un, aurait pu
ressembler à monsieur tout le monde si un bas de soie
noire n'avait recouvert son visage. Gwanaëlle le scruta pour
tenter de reconnaître les traits qui se cachaient dessous, en
vain... Ses yeux ressemblaient à deux masses sombres, et
son nez n'était plus qu'une excroissance anonyme. Il avait
l'apparence d'une momie égyptienne que l'on venait de
déterrer. Son aspect avait quelque chose de terrifiant dans
son inexpression qui terrorisa Gwanaëlle.
- Allez, petite. La comédie est terminée ! Rends moi
l'oeil de Dakini ! proféra-t-il tout en s'avançant lentement
vers elle.
La jeune fille apeurée découvrit dans les mains serrées de
son interlocuteur mystérieux une cordelette similaire à celle
qu'avait ramenée Joseph lors de l'un de ses voyages. Il la
tendait de manière nerveuse.
- Un Ruhmal...Non !
La panique fit battre son coeur plus fort dans sa poitrine. Elle
allait mourir, il allait l'étrangler sans pitié ni concession. Il
devait être un thug ou peut-être un représentant de cette
ligue d'assassins aujourd'hui disparue.
- Pourtant, constata Gwanaëlle pour elle même, il n'a
aucun accent !
L'individu n'était plus qu'à trois pas de la jeune femme. Mue
par une poussée d'adrénaline, elle poussa un hurlement de
rage et se rua tête en avant vers l'homme qui assurait sa
prise sur son arme silencieuse. De toute évidence, elle sentait
qu'elle devait disparaître car elle possédait cette pierre
dont elle n'avait même pas pris connaissance de la valeur
cinq minutes auparavant. Elle le heurta violemment et de
toutes ses forces le boula au sol. L'apparition, surprise,
hurla de colère en s'étalant de tout son long dans la poussière
du plancher. Elle ne s'attendait pas à cette réaction
désespérée de Gwanaëlle qui lui avait donné l'impression
d'une jeune femme plutôt fragile. Elle aussi roula, mais calculant
sa chute, elle se retrouva sur le pas de la porte d'entrée
que l'intrus n'avait même pas fermée - par négligence
ou excès de confiance - certainement.
Immédiatement, elle se releva et franchit le seuil de la maison
dans une enjambée aérienne. Dehors, la pluie lui cingla
le visage et l'éveilla de son état de panique. Ses idées revinrent
immédiatement, et son mode de pensée remarchait à
nouveau à cent à l'heure. Sans un regard derrière elle, elle
se mit à courir. Le village était à peine à trois minutes de
course. Son agresseur s'était remis de sa surprise. Relevé,
il la poursuivait en la couvrant d'injures et d'invectives.
La jeune fille ôta la robe de chambre aux motifs cachemire
qui la gênait dans sa course. Dessous, elle portait son vieux
jean serré et déchiré qui faisait s'offusquer certaines personnes
et provoquait parfois le regard des garçons qui la trouvaient
fort sexy dans cet accoutrement. Un débardeur aux
couleurs des Chicago Bulls moulait son buste et dégageait
ses épaules et ses bras. Dans cette tenue, elle se sentit
mieux et ne ressentit même pas le froid. Elle enjamba
comme une gazelle le petit muret qui longeait le chemin vicinal
et dévala à travers le champ de son oncle. Elle passa
devant le puits, mais ne le regarda pas. La pluie était glacée,
mais la sueur qui coulait sur son visage, entre ses
seins et dans son dos l'était encore plus. Ses bottines à
talons hauts n'étaient guère pratiques pour le cent mètres et
ses chevilles commençaient à la torturer. Le bas de son
pantalon et les socquettes en dentelles anglaises qu'elle
portait se souillaient de boue à chacun de ses pas. Elle s'en
fichait éperdument. Elle lança un oeil derrière elle. Son poursuivant,
bien qu'assez massif, la rattrapait. Trente mètres les
séparaient à peine, puis vingt. D'un geste, elle prit le temps
d'arracher ses chaussures et les fit valser sur le chemin.
Elle reprit sa course effrénée plus à l'aise. L'espace se
creusa. Gwanaëlle s'en aperçut et reprit confiance quand
elle devina les premières lumières de Tréhorenteuc noyé
dans des hallebardes de pluie. Elle tenait fermement le rubis
dans sa main gauche. Ses cheveux collés sur ses yeux par
l'eau de pluie l'aveuglaient un peu, mais elle n'en fit pas cas
et déboucha en hurlant dans la rue principale du village. En
face de la petite église, des lumières brillèrent aux fenêtres
des maisons. Chancelante, les jambes tremblantes, elle
constata que son poursuivant avait disparu de la même
manière qu'il était apparu. Elle tourna la tête à gauche et à
droite s'attendant à le voir surgir sur elle à tout moment.
Rien ne se passa. Alors, toute la peur et la rage d'impuissance
qui l'avaient soutenue dans son énergie se transformèrent
en larmes chaudes qu'elle ne put maîtriser. Ce flux
de sanglot la soulagea. Elle balbutia le prénom d'Elric et lui
en voulut de ne pas avoir été présent pour la protéger. Elle
connaissait sa force et savait qu'il aurait pu affronter son
agresseur. Le garçon savait se battre et elle avait constaté
qu'une sauvagerie toute barbare le saisissait dans ces
moments-là. Elle lui envia un instant cette faculté.
Son coeur ralentit un peu. Sa rancoeur se dissipa au fur et à
mesure que sa logique revenait. Elle tomba à genoux sur la
route qui brillait comme de l'huile sous l'éclat d'un lampadaire.
Elle offrait l'image de la fragilité, et se sentait petite
fille. Il était à peine treize heures mais il faisait sombre
comme si l'après-midi touchait à sa fin. Derrière les fenêtres
des demeures voisines, des ombres glissèrent telles des
fantômes dans leur suaire de nuit. Une porte s'ouvrit, puis
une seconde. Des gens se dirigeaient vers elle pour la
secourir. Une dame un peu forte et à l'odeur de violette la
releva avec des gestes très maternels. Elle lui sourit. Ses
grands yeux verts étaient remplis de larmes Elle se sentait
mieux, bien qu'elle offrît d'elle une image plutôt pathétique.
Elle scruta les alentours. Derrière le rideau de pluie et les
nappes de brouillard solitaires, là bas dans les genets et les
touffus, elle savait qu'une ombre prédatrice et inquiétante la
scrutait. Elle et ses deux compagnons d'infortune s'étaient
lancés par passion et par esprit ludique dans une enquête
qui s'avérait plus mortelle qu'elle ne l'avait supposé. Elle se
sentait la proie qu'un fauve assoiffé de folie, de vengeance
et de meurtre avait repérée. L'assassin de Rampain, car il
ne pouvait s'agir que de lui, n'en était pas à un assassinat
près, et il semblait décidé à vouloir prendre les initiatives.
Mais pourquoi ? Etait-ce pour le rubis qu'elle tenait dans son
poing fermé. Il semblait d'une grande valeur, certes, mais
méritait-il qu'on puisse commettre des actes aussi pervers et
calculés pour sa possession. Cela ne tenait guère debout.
Gwanaëlle se demandait aussi pourquoi son agresseur d'aujourd'hui
lui avait dit en parlant du rubis qu'il s'agissait de
l'oeil de Dakini ?
REPIT
Kerfannec raccompagna le brigadier Buisson flanqué
de deux policiers. Ils étaient venus prendre la déposition de
Gwanaëlle suite à son aventure survenue en début d'aprèsmidi.
De détail en détail, et de café en café, ils étaient restés
plus d'une heure trente à noter tout ce que la jeune fille voulait
bien leur dire et se rappeler.
Elle était revêtue d'un large chandail irlandais qui appartenait
à Elric et d'une grande jupe chaude décorée de paternes
celtiques noires et vertes sur fond rouge. Elle avait
séché et coiffé ses cheveux en une longue tresse serrée qui
la faisait ressembler à une viking ou à une princesse irlandaise.
En la regardant, Elric pensait à la fameuse Déirdré
de Synge Elle buvait un chocolat chaud dans une
immense tasse en grès, et n'eussent été les cernes sous
ses grands yeux verts, elle aurait semblé plus ou moins
remise de ses émotions passées.
Quand Elric et Kerfannec étaient revenus de Rennes,
ils avaient d'abord été surpris en découvrant la maison
ouverte à tous les vents. Ils s'étaient posés des questions.
Mais la surprise fit place à une inquiétude croissante quand
ils ramassèrent les bottines crottées de Gwanaëlle sur le
chemin. Heureusement, la dame à l'odeur de violette était
venue à leur rencontre. Tout en les rassurant, elle leur expliquât
que la jeune fille était chez elle. Elle leur narra par le
menu toute l'aventure. Kerfannec et Elric s'assombrissaient
au fil de l'histoire et un immense sentiment de culpabilité
s'emparait d'eux. Ils s'en voulaient, à présent d'avoir laissé
Gwanaëlle toute seule et de n'avoir pas pris suffisamment
au sérieux cette histoire. D'un commun accord, les deux
amis avaient décidé qu'elle ne resterait plus jamais sans la
compagnie de l'un d'entre eux si l'autre devait s'absenter.
Les bras chaleureux d'Elric et ses baisers redonnèrent
quelques couleurs à Gwanaëlle qui s'abandonna à cette
tendresse spontanée. Pendant ce temps, Kerfannec téléphonait
à la gendarmerie.
De retour dans la maison de Joseph, Gwanaëlle prit
un bain chaud pendant qu'Elric rangeait le désordre occasionné
par la chute de son amie et de son agresseur. Le
rebouteux s'était affalé dans un fauteuil près de la cheminée
et ruminait sa colère. La ride qui barrait son front et son
air sinistre encouragèrent le jeune homme à ne pas lui parler
momentanément.
Les gendarmes étaient apparus et leur enquête fut menée
brièvement et rondement. Elric, surpris, constata qu'ils ne se
donnaient même pas la peine de relever les empreintes qui
pouvaient être présentes sur la porte ou les meubles. Il leur
en fit d'ailleurs part. A cela le brigadier Buisson lui rétorqua :
- Vous savez, d'après ce que m'a dit votre amie, la
voix de son agresseur lui rappelait quelqu'un. Et vous n'êtes
pas sans savoir que Rampain recevait pas mal d'amis ici...
Cela allait du facteur à l'épicier en passant par l'aubergiste
et j'en passe.... Bref, des empreintes, on en trouverait certainement
une tripotée, mais elles ne nous amèneraient guère
à grand chose si ce n'est de soupçonner la moitié du village,
pour sûr !
Elric admit le raisonnement et n'insista pas. Pourtant, il
pensa qu'il aurait mieux valu trop de suspects, que pas un
seul. La logique policière était, semble-t-il, fort particulière.
Ils partirent et un défilé de voisins et amis commencèrent à
rendre visite à la jeune agressée. En tout premier le patron
du Viviane la Fey amena une bouteille de cidre bouché.
Ensuite ce fut Jérôme Guenardet qui les remercia à nouveau
d'être intervenus lors de son incarcération. Il leur
annonça qu'il renonçait à l'acquisition de la demeure de
Joseph, et souhaitait même qu'ils s'installent dans la région.
Il avait amené un énorme fard breton encore chaud.
Gwanaëlle, gourmande comme une chatte, l'avait honoré à
plusieurs reprises. La brave dame à l'odeur de violette revint
dans l'après-midi quérir quelques nouvelles et apporter également
une tarte " faite maison ". Elric sourit en pensant à la
gentillesse de ces gens envers sa jeune amie qui avait
décidé de prendre avantage de sa position de victime. "
Avantages " qu'elle dégustait sans aucune retenue. Sa
silhouette était la perfection incarnée, et confiante, elle ne
semblait pas préoccupée par des hypothétiques problèmes
de poids. De plus, les petits câlins qu'il lui prodiguait la portaient
carrément aux anges. Sa mine devint plus détendue
au fil des heures.
La pendule dans l'entrée sonna sept heures. L'aprèsmidi
était passée rapidement. Kerfannec n'avait pratiquement
rien dit. Il était resté étalé dans son fauteuil. Parfois, il
se levait pour regarder par la fenêtre et se rasseyait ensuite.
Elric et Gwanaëlle décidèrent de dîner plus précocement
qu'à l'accoutumée. Ils mettaient le couvert quand leur ami, le
vétérinaire Robert Miniac, frappa à la porte. La jeune fille
l'accueillit avec chaleur et lui proposa de s'asseoir. Il s'excusa
de n'avoir pu lui rendre visite plus tôt, mais il s'occupait
d'une vache qui vêlait à une vingtaine de kilomètres. Il
n'avait appris la nouvelle que dans la soirée par l'entremise
du patron du café Viviane.
Gwanaëlle lui proposa de partager leur repas.
Tous s'assirent à l'exception de Kerfannec, resté en retrait
dans son fauteuil, qui semblait ne plus vouloir parler. Malgré
tout il observait la tablée avec un drôle d'air.
- Ma pauvre enfant... commença Robert, vous parlez
d'une mésaventure. Heureusement que vous n'avez rien. Si
j'étais vous, je ferais changer les serrures et apposerais des
barreaux aux fenêtres du rez-de-chaussée. Sait-on jamais,
votre visiteur malintentionné pourrait revenir.
- J'espère bien que non, rétorqua la jeune fille dont le
visage s'assombrit à cette pensée peu rassurante.
Bien sûr, je ne voulais pas vous effrayer. On m'a dit
qu'il était masqué. Avez- vous pu le reconnaître malgré tout
?
- Je... commença Gwanaëlle, j'ai eu l'impression
qu'effectivement sa voix ne m'était pas inconnue. Mais elle
était étouffée et il semblait la changer volontairement.
- C'est un fait. Vous devez certainement le connaître,
affirma le vétérinaire.
- Oh, je ne sais pas, lui répondit la jeune fille troublée,
peut-être fais-je erreur...
- Et comment vont vos vaches ? demanda soudain
d'une voix forte Kerfannec qui semblait s'être réveillé.
La question surprit tout le monde et fit sursauter le vétérinaire.
- Mes vaches ? Que voulez vous dire ? Je n'ai pas de
vaches...
- Je plaisantais, sourit le rebouteux dont le visage
s'enfonçait dans l'ombre.
Seules ses mains captaient la lumière de la cheminée où
brûlaient quelques bûches.
. Elric intervint et expliqua à leur invité que le problème de
l'empoisonnement des bovins du coin allait être rapidement
réglé.
- On voulait tuer des vaches ? demanda Miniac estomaqué.
C'est inconcevable.
- Non, pas les vaches, sourit Elric.
Il expliqua que quelqu'un avait contaminé volontairement
l'eau des puits voisins pour se débarrasser de Rampain et
de la vieille Kemener. Or, cette eau était la même que l'on
utilisait pour les abreuvoirs du bétail. Elric précisa que l'empoisonneur
pouvait bien être la même personne que celle
qui avait tenté d'éliminer Gwanaëlle. Le vétérinaire ne disait
plus rien et semblait stupéfait par ce qu'il venait d'apprendre.
- Je ne comprends pas très bien cette histoire. Qui
pourrait imaginer un tel scénario ?
La question resta en suspens. La jeune fille arrivait avec un
plat de pommes de terre sautées et du rosbif en tranches.
- Je vous en sers une tranche ? demanda-t-elle au
vétérinaire.
Miniac fut gêné par la question. Il balbutia de manière plus
ou moins compréhensible qu'il était végétarien. Par contre
les légumes lui faisaient envie.
- Vous êtes végétarien ! s'exclama la jeune fille, mais
je ne le savais pas. Depuis quand ?
- Depuis tout petit. Mes parents m'ont inculqué un
certain respect vis à vis de la vie animale.
- C'est ce qui a orienté votre choix professionnel,
interrogea Elric.
- Un peu, répondit laconiquement Miniac qui portait
une bouchée de pommes de terre à sa bouche. Il mâcha
lentement et avala avant de poursuivre : j'ai un respect pour
toutes les formes d'existence.
- Certaines religions respectent parfois beaucoup plus
certains animaux que l'homme. Du moins, dans leurs actes
quotidiens, affirma Kerfannec qui s'était levé.
- Vous savez, répondit son interlocuteur, je suis peu
versé dans les domaines théologiques et philosophiques. Je
ne suis qu'un praticien qui oeuvre du mieux qu'il le peut.
- Vous n'ignorez pas, mon cher, que nous avons suivi
plus ou moins le même cursus universitaire et vous le
savez, notre vocation nous amène souvent à des réflexions
sur la vie et la mort. Si ce n'est pas de la philosophie...
- J'avoue ne m'être guère posé ce genre de questions.
Vous me voyez désolé de ne pouvoir entamer une
joute intellectuelle sur des domaines que vous semblez maîtriser
mieux que moi. Vous savez, je viens d'une famille
modeste et ne renie pas ma condition humble. J'avoue être
assez limité...
Elric n'apprécia pas du tout le ton condescendant qu'avait
pris Kerfannec pour parler à Miniac. Certes, le rebouteux
avait une élocution autre et possédait de grandes connaissances
intellectuelles et culturelles. Mais il trouva mesquin
de sa part de vouloir écraser une personne qui admettait
elle-même ne pas être à la hauteur. Que cherchait à prouver
Kerfannec ?
- N'en parlons plus, trancha le géant. Gwanaëlle,
pourriez vous me dire où votre oncle rangeait son cognac ?
J'en prendrais volontiers une rasade.
Un silence gênant s'installa. Les deux jeunes gens mangeaient
sans appétit. Miniac terminait son assiette. Près de
la grande cheminée, Kerfannec sirotait son verre. Il mettait
parfois des coups de pied dans l'âtre afin de réveiller quelques
bûches fatiguées. Des étincelles incandescentes virevoltaient
alors. C'est Miniac qui rompit le premier le silence
pesant au grand soulagement de Gwanaëlle.
- Savez-vous ce que votre agresseur voulait ?
demanda-t-il à la jeune femme qui se triturait une mèche de
cheveux. Pensez-vous qu'il en voulait à votre vie, ou voulaitil
autre chose ?
Elle ne répondit pas, mais se leva. Elle monta les marches
rapidement. Les trois hommes se regardèrent. Ils l'entendirent
ouvrir la porte du grenier qui grinça. Quelques minutes
passèrent avant qu'elle ne redescendît. L'air grave, elle
déposa le sac de cuir et son contenu. Le rubis et l'idole roulèrent
sur la table et le ruhmal sortit à moitié du sac. Le
regard des trois hommes brilla avec plus d'intensité alors
qu'ils voyaient le joyau. Kerfannec s'avança d'un pas. Il se
plaça derrière le vétérinaire. Il observait avec une curiosité
non feinte cet objet responsable de toutes leurs dernières
péripéties. Miniac siffla entre ses dents.
- J'avoue qu'il ne laisse pas indifférent, murmura-t-il, il
est très beau !
Tous hochèrent du chef à cette affirmative.
Il sortit ses lunettes qu'il positionna sur son nez et prit la
pierre précieuse entre ses doigts. Kerfannec s'agita.
- L'oeil de Dakini, chuchota la jeune fille pour elle
même.
- L'oeil de Dakini ! répéta-t-elle plus haut. C'est ce que m'a
dit l'agresseur en en parlant.
Le vétérinaire demanda qui était Dakini et Elric lui expliqua
de quoi il retournait.
- Ainsi donc c'est une divinité indienne ?
- Hindoue, pour être plus précis, précisa Elric qui lui
expliqua la différence entre le peuple et la religion.
- Je vois, je vois... Ce que vous dites est incroyable.
Peut-être devriez vous essayer de vendre ce rubis. Il est
d'une grande valeur. Sans m'immiscer dans votre vie, mademoiselle,
votre oncle est décédé et vous aurez besoin d'argent
pour poursuivre vos études.
- Je n'y avais pas songé, admit-elle. Il faut que j'y
pense effectivement.
- Si l'idée faisait son chemin, prévenez-moi. J'ai dans
mes relations quelques bijoutiers et collectionneurs que la
transaction pourrait intéresser.
Le vétérinaire déposa la pierre et Kerfannec se détendit. Il
tira la cordelette des étrangleurs et l'examina.
- Et ce ruhmal, me dites vous, serait donc une arme
qui servait à étrangler... Comment peut-on croire que des
gens tuaient de manière aussi sanguinaire.
- Evidemment, ironisa Elric, c'est plus propre avec
une Kalachnikov ou un Uzi .
Gwanaëlle revint avec une cafetière. Elle distribua les mazagrans
à chacun des convives et leur versa le café. Un
arôme fort et chaleureux se dégageait en volutes aériennes
et odorantes. Elle observa discrètement les trois hommes.
Miniac était perdu dans on ne savait quelle pensée. Ses
deux amis s'observaient et semblaient avoir envie de se parler.
Bien que le pauvre homme fut débonnaire et inoffensif,
le vétérinaire semblait les gêner. Elle ressentit cette connivence
entre eux deux et en exprima une certaine pointe de
jalousie.
La discussion se banalisa et l'on parla du temps, de l'hiver si
humide et de Noël qui approchait bien vite. Sur les neuf
heures, Miniac se leva et prit congé d'eux. Il les remercia
pour le repas et promit de revenir voir Gwanaëlle dès qu'il le
pourrait. Elric le regarda partir et observa le ciel. La pluie
était moins piquante et s'était transformée en crachin qui
glaçait les os. La température devait avoisiner les trois
degrés à peine. Alors que la jeune fille proposait à
Kerfannec de dormir là, et que celui-ci acquiesçait, ils observèrent
tout à coup leur jeune compagnon qui s'était mis à
marcher accroupi, le regard perdu sur le sol humide et
boueux. Il les vit venir à sa rencontre et leur expliqua qu'il
avait perdu le double de ses clefs de Harley. La jeune fille
aurait pourtant juré qu'il n'en avait qu'un seul jeu. Dans une
grande penderie elle trouva une immense couette faite en
plume d'oie et la tendit à leur gigantesque ami. Ses pieds
dépasseraient sûrement, mais cela irait. Elle se sentait
lasse. La journée avait été traumatisante et tout son corps
était courbatu par la course folle qu'elle avait effectuée. De
plus, elle s'était blessé dans sa chute alors qu'elle bousculait
son agresseur et portait deux bleus : l'un à la hanche, du
côté droit, l'autre à l'épaule droite. Aussi décida-t-elle de
monter se coucher. Elle s'étira, féline et sensuelle en baillant.
Elle embrassa fougueusement son jeune compagnon
et gravit les marches une par une. Le rythme de ses hanches
et le mouvement de ses jambes fines laissèrent pantois
Elric tant il les trouva sensuels et pleins de grâce. En
haut de l'escalier, sûre qu'elle avait été observée, elle lui
adressa un dernier baiser de sa main et caressa d'un air
mutin sa longue chevelure rousse avant d'ouvrir la porte de
la chambre et la refermer derrière elle. Elric, troublé par tant
de charme et de féminité, resta quelques secondes immobiles
à regarder l'escalier avant de se retourner sur Kerfannec
qui souriait de toutes ses dents.
- Kerfannec... Je crois que je viens de comprendre...
commença-t-il gravement.
- ...Que les femmes ont un pouvoir terrible sur les
pauvres hommes que nous sommes ? Je le savais déjà,
jeune homme, je le savais déjà. Gwanaëlle n'échappe pas à
la règle, et c'est très bien comme cela, non ?
- Je ne parlais pas de cela, répondit-il agacé et
comme pris en faute. J'ai l'impression que je viens de comprendre
quelques éléments qui nous échappaient jusqu'àlors
dans cette histoire.
Kerfannec tira une chaise à lui comme s'il s'était agi d'un dé
à coudre. Pourtant elle devait peser un bon poids. Il s'assit à
califourchon et se resservit un verre de cognac. Elric fit craquer
les articulations de ses doigts. Une bûche crépita. Il
s'assit à son tour et se servit un café. Il était froid, mais il
l'aimait comme cela. Dehors, les hiboux s'étaient mis à
chasser et un tueur se promenait calmement, en toute
liberté. Comme un fauve, il attendait son heure qui viendrait
à n'en pas douter.
DEDUCTIONS
Les deux hommes se servirent un café. Le silence
n'était entrecoupé que par le bruit de la pluie, le crépitement
du feu, et le grincement du bois de la vieille maison. Elle
semblait gémir de souffrance, comme si ces années passées
de bonheur étaient finies. Comme si Rampain était la
seule présence qu'elle avait acceptée. Aujourd'hui, à sa
manière, elle se révoltait peut-être.
- Qu'en pensez-vous, demanda Elric à son grand ami
dubitatif.
- A quoi faites-vous allusion ?
- Au vétérinaire, bien sûr. J'ai décelé quelques particularités
dans son comportement et son discours...
Kerfannec se sentait fatigué. Il aurait bien aimé se coucher
mais il savait que le garçon, comme lui-même, avait
constaté des anomalies dans l'attitude de leur invité de ce
soir.
- Moi aussi, admit le géant. J'ai en plus horreur que
l'on se paie ma tête, et je crois bien que Miniac s'en est
donné à coeur joie avec nous, ce soir. Je puis vous assurer,
que bien que le bonhomme nous ait paru sympathique, il
nous a démontré qu'il n'était pas aussi inculte qu'il voulait le
prétendre.
- Le ruhmal, n'est-ce pas ? personne n'avait donné le
véritable nom de la corde des étrangleurs. Pas même
Gwanaëlle. Aussi Elric avait-il tiqué quand le brave vétérinaire
avait mentionné son nom. Il balaya des mouches qui
bourdonnaient autour de la boîte de sucre en fer. Elle représentait
une ancienne illustration de Mucha . Elric se resservit
du café et bailla.
- Il faut bien admettre que ce genre d'instrument n'est guère
utilisé dans nos campagnes. Vous avez remarqué, Elric,
qu'il a dédaigné la tranche de viande que Gwanaëlle lui proposait
?
Elric ne vit pas où le rebouteux voulait en venir, aussi le
laissa-t-il continuer.
- Où respecte-t-on les vaches ? Dans quels coins du monde
sont-elles sacrées ? Où préfère-t-on mourir que de les manger
?
- Bon sang ! s'exclama le garçon en se frappant la tête avec
la paume de la main, mais aux Indes, évidemment !
- Eh oui, acquiesça le rebouteux. Vous ne trouvez pas que
cela fait deux détails importants pour une personne qui
serait issue d'une famille modeste du bocage breton ? Bien
sûr, admit-il, cela ne prouve rien, mais voici des éléments
pour le moins troublants. Vous avez remarqué que Miniac
était aussi fortement intéressé par le rubis ?
- Nous l'étions tous, précisa Elric. Le bijou l'avait, lui aussi,
fortement impressionné. J'ai d'ailleurs noté que c'est à ce
moment que vous vous êtes positionné derrière Miniac. Estce
un hasard ?
Kerfannec lui répondit laconiquement que c'est à ce moment
qu'il craignait que quelque chose n'arrive.
- J'avais des soupçons sur les détails dont je vous ai
parlé. J'ai même cherché à provoquer notre homme. En
vain. Je crois que s'il est l'assassin de Rampain, nous
aurons fort à faire car le renard est rusé. C'est d'autant plus
étrange que je le connais depuis des années. Jamais je
n'aurais pu imaginer qu'il fût à l'origine du drame qui frappe
notre pauvre Gwanaëlle.
- Il s'est laissé une porte ouverte avec cette histoire
de bijoutier. Peut-être attend-t-il que Gwanaëlle vienne
spontanément à lui pour lui vendre ce bijou. N'empêche
que pour l'homme modeste qu'il semble vouloir paraître, il a
bien des relations. Etrange, vous ne croyez pas ?
- En tout cas, surenchérit Kerfannec, nous avons
peut-être des soupçons, mais aucune preuve tangible.
- Vous croyez ? Je n'en suis pas si persuadé. Venez,
suivez-moi dehors...
Ils se levèrent de table. Kerfannec se laissa entraîner à l'extérieur
par Elric. Il pleuvait, et le froid était de plus en plus
vif. Il gèlerait certainement pendant la nuit. Le garçon pointa
du doigt le sol tout en s'adressant à son ami.
- Que voyez-vous, Kerfannec ?
- Ma foi, pas grand chose... De la boue. Et... Ah, oui...
Quelques empreintes.
- C'est ce que j'observais tout à l'heure. Je n'en ai
rien dit à Gwanaëlle pour éviter de l'effrayer plus. Elle a eu
une journée pour le moins agitée, et je ne tenais pas à en
rajouter. Mais regardez, on en trouve tout un tas devant la
porte. Ici, ce sont celles que laissent les fers de mes bottes.
En voici trois différentes mais qui bizarrement ont la même
forme : ce sont celles des policiers qui portent des chaussures
réglementaires à leur fonction, donc identiques. Seules
la pointure change.
Kerfannec scrutait du mieux qu'il pouvait et écoutait son
jeune ami avec une certaine admiration. Ce garnement avait
un sacré sens de l'observation !
- Tenez, là ce sont les vôtres... Dites-moi, Kerfannec,
vous chaussez du combien, quarante quatre, quarante cinq
?
Quarante cinq et demi, précisa-t-il avec le sourire.
- Ici encore vous voyez celles des bottines à talons
de Gwanaëlle, reconnaissables par la pointe du talon et la
petite taille. Juste à côté il y a celles de Miniac...
- Qui vous dit que ce sont les siennes ? Il pourrait
tout aussi bien s'agir de celles de Jérôme. N'est-il pas venu,
lui aussi. ?
- Impossible et pour deux raisons, trancha, affirmatif,
le jeune garçon qui lui montrait son pouce et son index dressés.
La première, est tout simplement que Guenardet portait
des bottes de chasseur. Ce ne sont pas les traces qu'elles
auraient faites. La deuxième est qu'au moment où Miniac
est sorti de la maison, je l'ai raccompagné et observé.
Simple, non ? Et il baissa ses deux doigts .
- Elémentaire, ironisa Kerfannec, élémentaire. Mais
où voulez-vous en venir ?
Ils franchirent une bonne dizaine de mètres. Il ne restait plus
que les empreintes de Gwanaëlle et celles du vétérinaire.
Kerfannec étendit ses bras en signe d'incompréhension.
- Eh bien, quoi ? Miniac est bien reparti par là, non ?
- Oui, mais en observant de plus près, on constate
qu'elles sont espacées d'un bon mètre cinquante l'une de
l'autre. Remarquez, leurs empreintes sont plus profondes
que devant la porte. Celles de Gwanaëlle offrent d'ailleurs la
même singularité. Elles ont été faites par des personnes qui
couraient. Le poids et l'espace sont complètement différents
et les paramètres changent. Or, si je ne m'abuse, Miniac
n'est jamais sorti de la maison en courant. Les pommes de
terre n'étaient pas si mauvaises que cela. A moins qu'il ne
soit venu plus tôt dans l'après-midi pour effrayer notre petite
Gwanaëlle...
Un silence s'établit où chacun d'entre eux réfléchit. Elric se
sentait de plus en plus fatigué. Kerfannec, par son attitude
plus lourde, ne semblait pas non plus en très grande forme.
Ils regagnèrent à l'unisson la maison. Ils se servirent un
café, le dernier avant de se coucher.
- Mais pour quelle raison Miniac cherche-t-il à dérober
ce bijou ? Et surtout comment peut-il être au courant
pour le ruhmal. Est-il possible qu'il connaisse la divinité
Dakini ?
- Tout ceci reste à élucider, répondit Elric en baillant
à se décrocher la mâchoire. Ses paupières s'alourdissaient.
Kerfannec tenta de se lever. Il avait l'air complètement éteint
et semblait peser trois tonnes tant il avait du mal à bouger.
- Kerfannec ! Kerfannec, ça ne va pas ?
Le rebouteux s'écroula comme une masse, entraînant dans
son mouvement la table et le banc qu'il avait agrippé pour
se retenir. Les tasses, les assiettes et la cafetière volèrent
en l'air avant de se fracasser sur le sol dallé.
- Le café, nom de Dieu... C'est le café. Il était pourtant
fait avec de l'eau... minérale ..
Elric avait de plus en plus de mal à réfléchir. Sa gorge était
sèche et sa bouche pâteuse.
- A moins que... pensa-t-il, Miniac... Il nous... a...drogué
! il a dû ver ...ser quelque chose... dans le ca...
Il ne termina pas sa phrase et tomba à genoux sans retenue.
Sa dernière pensée fut pour sa jeune compagne qu'il
ne parviendrait pas à prévenir. Il s'écroula à son tour, mais
avant de perdre tout à fait connaissance, il vit sur le pas de
la porte qu'il avait oublié de fermer, la silhouette de Miniac
qui se régalait du spectacle en ricanant grossièrement.
REVEILS
Gwanaëlle ressentit comme des fourmis dans ses
poignets engourdis et douloureux. Elle tenta de les bouger
mais ne réveilla qu'un bruit métallique et une formidable
pression qui lui fit mal.
Elle avait une terrible migraine et se sentait nauséeuse. Elle
avait aussi l'impression désagréable qu'on lui avait fourré du
coton dans son cerveau tant elle se sentait ramollie. Elle
avait un mal fou à rassembler sa concentration pour se rappeler
ce qui s'était passé et où elle se trouvait. Elle eut quelques
flashs malgré tout qui la mirent mal à l'aise.
Elle se souvenait de la visite de l'homme masqué d'un bas
de soie noire. De sa voix qu'elle pensait avoir déjà entendue
quelque part. Elle revoyait aussi sa course éperdue
devant son poursuivant... Des gens qui l'aidaient et le visage
d'Elric et de Kerfannec. Des images du repas qu'elle avait
partagé avec eux et l'ami de la famille, Miniac, lui revenaient
aussi, saccadées, incomplètes, cotonneuses. Elle était allé
se coucher tôt, attribuant sa lassitude à la journée harassante
qu'elle avait vécue.
- Après tout, pensa-t-elle, il ne s'agissait peut être pas que
de fatigue...
Elle avait eu l'impression de faire un cauchemar au cours
duquel un visiteur nocturne lui avait rendu visite. Dans son
rêve, il s'agissait du vétérinaire. Mais ici, il n'était plus tout à
fait le même. Malgré tout, elle sut intimement au son de sa
voix, qu'il s'agissait de la personne qui avait tenté de la tuer
un peu plus tôt. Miniac, penché sur son lit, lui avait parlé
d'un ton rauque et grave, l'avait soulevée comme une plume
et mise au travers de ses épaules. Il était ensuite redescendu
et elle avait vu ses deux amis inanimés sur le sol.
Miniac, par jeu, avait frappé violemment du pied, Elric, qui
sous le choc changea de position.
Gwanaëlle ouvrit avec difficulté un oeil, et elle sut que ce
n'était pas un rêve mais la dure réalité dont elle se souvenait
par bribes. Il faisait noir. Où était-elle ? Elle voulut derechef
bouger ses bras et ses mains. Ils étaient placés audessus
de sa tête et entravés par une chaîne à une poutre
ou à un poteau. Chacune de ses tentatives pour bouger
enfonçait les maillons froids et durs dans sa peau tendre.
Elle était à moitié à genoux sur le sol boueux et humide.
Une position qui entraînait quelques crampes dans ses cuisses
et ses mollets. De plus, elle avait froid. Elle tenta de
crier, mais le son de sa voix resta dans sa gorge. Un bâillon
de tissu l'en empêchait, ainsi qu'une boule de tissu mise
dans sa bouche qui lui provoqua un haut-le-coeur et une
envie de vomir. Des étincelles éclatèrent dans sa tête. Le
sang lui martelait les tempes avec douleur. Elle tenta de se
calmer et contrôla sa peur bien qu'elle fut toujours omniprésente.
Elle revenait à la raison petit à petit. Elle essaya de
percer les ténèbres mais ne vit rien. Elle pensa un instant
qu'elle était aveugle, mais se rassura en regardant au dessus
d'elle: une luminosité semblait venir de très haut. Elle
entendait aussi des gouttes d'eau qui tombaient sur du bois,
des planches certainement.
Il y eut un bruit mat et lointain, puis un second et un troisième
qui se rapprochaient : des pas ! Une porte grinça
près d'elle. Un déclic, puis une lumière vive la fit fermer les
yeux tant elle l'aveugla. Elle attendit quelques secondes
avant de les rouvrir. Un ricanement sinistre parvint à ses
oreilles. Elle le vit .
- Alors, jeune fille, on se réveille ?
Miniac était là, debout, inquiétant, le doigt encore sur un
interrupteur. Elle tourna la tête pour tenter de savoir où elle
se trouvait. Elle renonça. Tout lui était étranger. Elle se trouvait
attachée par des chaînes à une poutre plantée au centre
d'une petite salle circulaire taillée à même la roche. Tout
autour suintaient l'humidité et la moisissure. De l'eau dégoulinait
sur ce qui faisait office de paroi. Elle leva les yeux. La
pièce s'élevait très haute en se réduisant.
- Une bonne quinzaine de mètres, évalua-t-elle.
Elle se trouvait dans un tunnel vertical recouvert par des
planches dont l'interstice laissait échapper la luminosité du
jour.
- Il fait donc jour, murmura-t-elle.
Miniac avait observé sa jeune captive et deviné ses interrogations.
Sur un ton bon enfant il lui répondit :
- Mais oui, nous sommes dans un vieux puits désaffecté.
Surprise, n'est-ce pas ?
Il rit de bon coeur en s'avançant vers elle.
- Dans cet endroit, jamais vos amis ne viendront vous
chercher. D'ailleurs, à cette heure, ils doivent encore ronfler
comme des marmottes. L'image lui plut, il esquissa un sourire.
Il reprit plus sinistre :
- De toutes les manières, vos amis ne m'intéressent
guère. J'ai bien encore un vieux compte à régler avec
Kerfannec, mais j'ai du temps devant moi.
Gwanaëlle voulut lui parler, mais le bâillon l'empêcha de
proférer le moindre mot.
- Ah, jeune fille... Je vois à vos yeux que vous ne
comprenez pas très bien comment vous en êtes arrivée là.
Ma foi, c'est bien dommage. Mais il est vrai que je vous dois
quelques explications. J'espère que vous aimez les histoires.
La mienne est triste et il est dommage pour vous qu'elle
doive se terminer mal à la fin, mais que voulez-vous, on ne
décide pas toujours de ce que le destin choisit pour nous.
Il la regardait, les mains dans les poches et semblait terriblement
ennuyé de la voir dans cette si misérable situation.
Gwanaëlle savait que ce n'était pourtant qu'un jeu auquel
s'adonnait le vétérinaire. Son amitié pour elle et son oncle
durant toutes ces années n'avaient, semble-t-il, été que
mascarade et illusion.
- Toutefois, reprit-il en se dirigeant vers une petite
niche derrière lui, que Gwanaëlle n'avait pas repérée, j'ai
encore quelques tâches essentielles à effectuer avant de
commencer mon récit. Excusez-moi quelques secondes.
Il sortit de la petite excavation une boîte en bois qu'il ouvrit
avec fébrilité. Elle semblait fort ancienne tant le vert de gris
qui la couvrait avait rongé sa surface. Il en tira des bougies
qu'il alluma avec son briquet, sitôt celles-ci placées en cercle
autour de la jeune fille complètement affolée. A l'aide
d'une craie blanche, il griffonna des figures et des symboles
qui ne dirent rien à Gwanaëlle, mais qui ne lui laissèrent rien
présager d'agréable. L'air satisfait, il contempla le tout,
comme un esthète devant une toile de Waterhouse ou
Rosetti . Il se tourna de nouveau vers la caisse et sortit doucement
une statue qu'il avait, sembla-t-il à Gwanaëlle, protégé
avec des vieux journaux et des billes de polystyrène. A
son éclat, la jeune fille sut que Dakini, car c'était elle, était
en or. Son poids devait approcher la quinzaine de kilos et sa
hauteur à peu près trente centimètres. Gwanaëlle la trouva
encore plus hideuse que la petite réplique qui se trouvait
dans le coffre du grenier. Pourtant ce furent ses yeux qui
attirèrent son attention. Si l'une de ses orbites était comblées
par un bijou similaire à celui qu'elle avait encore eu
dans ses mains l'après-midi même, l'autre n'était plus qu'un
trou béant qui lui donnait une allure repoussante. Elle ressemblait
plus à un cyclope femelle ou une Gorgone qu'à
une déesse indienne. Malgré cet aspect terrifiant, la statue
avait tout de même une attitude sensuelle dans sa gestuelle,
ses bijoux, et la tunique impudique qu'elle portait bas
sur ses hanches rondes.
Il manquait donc un oeil à l'avatar de Kali.
- Est-ce donc pour cela que Rampain est mort et que
je suis captive ? pensa-t-elle en trouvant la situation injustement
ridicule.
Miniac fouilla dans sa poche et en retira le petit sac qui
contenait le ruhmal, l'oeil de Dakini et la petite idole. Il plaça
le bijou dans l'orifice vide de la statue et recula d'un pas,
esquissant de la main une prière orientale en signe d'adoration
et d'humilité. Elle sembla briller d'un éclat différent tandis
que ses yeux jetaient des éclairs mauvais. Mais il n'en
était rien. Seule la lumière chancelante des bougies créait
cette illusion d'optique.
- Quarante ans et plus que j'attendais ce moment, et
il est enfin venu. L'heure de la vengeance a sonné et tout va
rentrer dans l'ordre.
Il avait marmonné ces paroles à lui-même, plus qu'à
Gwanaëlle, mais la jeune fille les surprit et frémit.
Elric frottait ses côtes endolories suite au coup que
lui avait porté Miniac avant de partir. Il avait un bleu énorme
et la douleur était tellement forte qu'il se demanda si l'une
d'entre-elles n'était pas cassée. Il gémit en se levant et s'affaissa
lourdement sur le banc où il reprit son souffle. En
face de lui, Kerfannec n'était pas plus vaillant. Il avait réussi
néanmoins à refaire du café - du vrai !
Ils avaient compris tous les deux que Miniac les avait joués
en versant à leur insu, un somnifère dans leur tasse. Ils s'en
voulaient tous les deux de ne pas s'être méfiés d'avantage.
Une heure à peine qu'ils avaient repris leurs esprits. Le
rebouteux, le premier, avait bougé sa carcasse et s'était
levé. Il avait secoué le corps de son jeune ami et passé de
l'eau glacé sur son visage.
Ils faisaient le point : en fait tout allait très mal. La
pendule sonore indiquait quinze heures. Gwanaëlle avait
disparu de sa chambre et ils savaient qui était à l'origine de
cet enlèvement. Evidemment, un coup de téléphone au responsable
du rapt ne donna rien. La sonnerie retentit en vain
et le combiné, à l'autre bout du fil, ne fut jamais décroché.
Ils s'en seraient doutés. Miniac n'allait pas retourner chez lui
et attendre sagement qu'on vînt l'arrêter. Mais ils tentèrent
cette démarche par acquit de conscience et histoire que tout
ce qui était possible dans l'immédiat fût essayé.
En somme, perdus dans leurs idées à broyer du noir, ils ne
savaient que faire ni par où commencer, mais savaient que
cet enlèvement n'augurait rien de bon. Elric s'en voulait. Des
picotements dans la poitrine et une impossibilité à maîtriser
sa crainte lui indiquèrent qu'en peu de temps, la jeune
femme aux cheveux de feu et aux grands yeux verts avait
pris une place importante dans sa vie et son coeur. Elle avait
jeté ses charmes sur lui. Il ne s'en était pas défendu et avait
totalement été conquis. Son coeur inquiet battait plus fort et
l'angoisse ne le quittait plus depuis qu'il savait Gwanaëlle en
danger. Même les mots apaisants de son gigantesque
camarade ne parvinrent pas à le rassurer.
Le rebouteux déplia ses jambes et se leva, encore chancelant.
- Elric, mon garçon. Il faut prendre des décisions. Chercher
une piste. Prévenons tout d'abord la police et allons chez
moi où nous passerons à l'action.
Le garçon le regarda, dubitatif.
- Tout vient de cette histoire d'idole. Du moins en partie.
J'ai à la maison des ouvrages, qui, une fois compulsés,
nous aideront à trouver une solution... Ou tout au moins une
piste sur laquelle nous engager. Et puis, ajouta-t-il plus bas,
il faut bien commencer par quelque chose.
Il farfouilla dans sa poche. Les clés de sa camionnette y
étaient. Deux minutes plus tard, après avoir prévenu le brigadier
Buisson, ils étaient sur la route. Devant la maison de
Kerfannec, le sol était détrempé et ils durent sauter par dessus
d'immenses flaques d'eau boueuse pour parvenir sur le
pas de la porte. Elric regarda à droite et à gauche. Le
rebouteux entretenait bien son jardin. Des plantes étaient
sous serres, et tout un matériel de jardinage était entreposé
bien à l'abri sous une dépendance. Kerfannec n'avait pas
fermé sa porte à double tour et il la poussa sans ménagement.
Elle s'ouvrit brusquement. A l'intérieur, il faisait froid.
- Avant toutes choses, une bonne flambée nous réchauffera.
Ils se débarrassèrent de leur veste. Elric prépara du chocolat
chaud. Pendant ce temps, le rebouteux s'affairait devant
les étagères. Is prenait des livres qu'il posait en piles sur la
table et recommençait son manège. A la fin, une vingtaine
d'ouvrages s'étalaient devant eux. Ils sentaient le vieux cuir
et dégageaient des nuages de poussière. Elric éternua à
plusieurs reprises avant de les examiner.
La plupart étaient anciens. Le jeune garçon déchiffra sur l'un
deux, plus qu'il ne lut, 1743. Ils traitaient de mythologies
indiennes, de sectes et de religions. Un autre, plus particulier,
recensait plus d'un millier d'objets d'art venant de ce
pays. Celui que le garçon avait dans les mains était un journal
de voyages. Il était écrit à la main et chaque feuillet
manuscrit avait été relié artisanalement. Il s'étalait sur une
période de quinze ans et avait été rédigé par un allemand,
déduit Elric, à la consonnance du nom calligraphié sur la
tranche. En plus petit, un compas ouvert révéla au jeune
homme qu'il devait s'agir d'une personne ayant eu des liens
avec la Franc-Maçonnerie.
Il délaissa tous ceux qui étaient écrits en Hindi. S'il était
capable d'en déchiffrer les rudiments, il se heurtait par
contre aux expressions et phrases plus issues du Prakrit
qui en composait les bases, que du Sanskrit dont on a souvent
voulu faire entendre qu'il était à l'origine de cet idiome.
L'hindousatani ou urdu qui en découlait était d'origine sémitique
et souvent écrit avec des lettres perses, langue dont
il ne maîtrisait pas toutes les arcanes.
La plupart du temps, quand Elric se devait de faire des
recherches dans cette langue, il le faisait par le biais d'ouvrages
traduits, ou à l'aide du fameux ouvrage de référence
de 1884 de chez Platts.
Kerfannec n'avait apparemment pas ce problème.
L'ouvrage qu'il avait choisi parlait de manière pointue de la
signification gestuelle des idoles souvent représentées en
train d'effectuer des danses sacrées.
En d'autres conditions, Elric aurait apprécié cette
séance de recherche et de lecture. Aujourd'hui, il n'en avait
pas le coeur. Le temps pressait. Chaque minute perdue pouvait
être fatale à sa jeune amie qui devait vivre des affres
douloureuses. Il se concentra, et se pencha davantage sur
les pages.
PRISONNIERE
Miniac s'était assis confortablement sur la caisse en
bois vide. Il fumait une étroite cigarette et l'odeur d'eucalyptus
parfumait de volutes suaves la petite salle circulaire. Sa
pose était celle d'un élève studieux : dos bien droit et jambes
serrées posées à plat.
Gwanaëlle observa son faciès avec attention. En rien elle
n'y décela une quelconque origine indienne ou orientale.
Son visage était celui d'un européen au nez aquilin et au
menton un peu lourd. Si Elric avait été avec elle, il lui aurait
dit qu'après tout, Alexandre avait conquis les Indes au
VIéme siècle. Bien des Grecs et des Perses s'y établirent.
Sans compter que l'époque coloniale vit arriver des flots
d'Européens qui s'installèrent dans toute la péninsule.
Miniac pouvait être de la caste des Aryas, voire de celle
des Brahmanes.
- Vois-tu, Gwanaëlle, tout a commencé il y'a fort longtemps.
Avant que je ne vienne au monde. Il existait aux
Indes multiples religions et conceptions théologiques qui
s'affrontaient. L'une d'entre elles étaient la secte des Thugs,
plus connue sous l'appellation secte des étrangleurs. Ils
étaient adorateurs de la divinité Kali la noire et firent trembler
la couronne britannique. Bien qu'elle fut puissante, elle
fut détruite par les Anglais et tout ses adeptes exterminés
dans les années 1835-1837. Toutefois, des membres résiduels
se cachèrent dans les jungles et continuèrent à perpétuer
leurs rites et coutumes. Mes grands parents étaient
tous prêtres, et mon père fut le dernier.
- Nous y voilà, pensa la jeune fille. Tout se recoupe,
et je commence à discerner les morceaux du puzzle qui
nous manquaient. Mais que viennent faire les meurtres de
Rampain et de la vieille Kemener ?
- Mon père était chargé de veiller sur un feu sacré et
sur une idole cachée au fond d'un petit temple perdu au plus
profond d'une jungle. Ils étaient à peu près tranquilles bien
qu'ils dussent parfois se débarrasser de quelques inopportuns
qui tentèrent par les trésors cachés qu'ils enfermaient
jalousement. Mais mon père était un Thug, et le pardon
n'existe pas pour le sacrilège... Oh ! le sang n'a jamais été
versé, notre religion nous interdit de le répandre, toutefois
nous avons le droit d'étrangler ou d'étouffer nos victimes
avec un foulard ou... cela !
Il sortit de sa poche le ruhmal. Il joua machinalement avec
la cordelette tout en souriant.
Gwanaëlle, pétrifiée d'effroi, ne pipait mot. Elle ne voulait
surtout pas penser à ce qu'il pouvait advenir d'elle, et cherchait
d'un regard de biche aux abois de quelle manière elle
pouvait sortir de ce guêpier. En vain, ligotée et bâillonnée
comme elle l'était, elle était à la merci du fou dangereux et
fanatique qu'avait si bien caché le vétérinaire durant toutes
ces années.
- Mon père, pour une raison que j'ignore, dut se rendre
un jour en ville. Le destin, ou son karma , voulut qu'il
rencontre une jeune femme d'une grande beauté,
Svanayah, dont il tomba éperdument amoureux. Il lui
demanda de l'épouser et de le suivre dans le temple dont il
avait la garde. Elle accepta, heureuse de se soustraire à sa
fonction de domestique qu'elle était pour une femme
Européenne. Celle-ci avait pour nom Noémie Kerfannec.
Il fixa de son étrange regard illuminé celui de la jeune
femme complètement abasourdie par cette révélation.
- Mais oui, jeune fille, il s'agit bien de la mère du
rebouteux. Bien qu'elle fût charitable et généreuse, elle était
occidentale et considérait comme acquit le fait que sa
domestique indienne soit sa propriété. Elle l'envoya donc
rechercher.
Miniac fit une pause. Il renifla. Il semblait loin, très loin perdu
dans ses pensées. Ses cendres de cigarette se consumaient
entre ses doigts et s'allongeaient. Elles durent lui
chauffer les doigts, car il jeta d'un geste sec le mégot brûlant.
Il observa ensuite la fumée qui montait et se perdait
dans les hauteurs du puits imbibé d'humidité ambiante.
Ensuite, las de cette observation, il l'écrasa de son talon . Il
en ralluma une seconde. Il aspira une bouffée à pleins poumons
avant de poursuivre.
- C'est là que ton oncle intervient dans ce récit. Il était
l'amant de Noémie. Quand il apprit que Svanayah était partie
avec un thug en direction de la jungle, il comprit immédiatement.
Son intérêt était d'autant plus fort qu'il savait que
quelques temples bourrés de trésors s'y trouvaient disséminés.
Il monta donc une petite expédition composée de plusieurs
mercenaires français et de plusieurs sikhs. Ils mirent
du temps à retrouver la trace de mon père et de celle qui
allait devenir ma mère, mais il faut avouer que Rampain
était un bon pisteur quand il reniflait l'or et les objets précieux.
Sa cupidité et sa convoitise le rendaient plus intelligent.
C'est au bout de deux mois qu'ils apparurent devant le
temple sacré.
- Que s'est-il passé ? Mon dieu, mais que s'est-il
passé ? pensait la jeune femme dont la curiosité et la peur
dilataient ses pupilles.
Miniac lui parlait d'un homme qu'elle ne connaissait pas.
- Mon dieu ! Il ne peut s'agir de Joseph !
- En voyant toutes les richesses près du temple et à l'intérieur
de celui-ci, Rampain et ses sbires décidèrent coûte
que coûte de s'en emparer. Ils ont tenté de marchander,
mais ne trouvant aucun écho à leur minable petit commerce,
ils ont commencé à tirer sur tous les hommes qui se trouvaient
présents autour du temple. Ce fut une horrible boucherie.
Mon père mourut ce jour. Mais le combat dut être
rude car Rampain, seul, était sorti indemne, bien que blessé
de cette échauffourée. Il pénétra dans le temple et découvrit
Dakini.
Tout en disant ces derniers mots, il jeta un oeil sur la statue
hautaine dont le regard avait perçu mille secrets de la bêtise
humaine.
- Ma mère s'était cachée derrière une colonnade.
Joseph la découvrit. Couvert du sang de mon père et ivre
de carnage, il envisagea immédiatement de s'en débarrasser.
Après tout, n'était-elle pas le témoin d'un meurtre horrible
? Elle réussit à s'enfuir de la sauvagerie de son poursuivant
qui revint bien décidé à s'emparer de tout ce qui avait
de la valeur. En premier lieu, il pensa dérober la statue. Ce
qu'il ne savait pas, c'est qu'un mécanisme secret connu seulement
des prêtres la tenait scellée dans la pierre. Alors à
grands coups de couteaux, il s'empara d'un oeil...
Gwanaëlle tourna la tête vers l'idole. Effectivement elle vit
tout autour des deux rubis, au niveau des paupières, des
taillades profondes et dévastatrices pour la valeur de la statue.
- Il n'a pas eu le temps de dessertir le second. Des
hommes, des chasseurs, attirés par les bruits du combat
venaient en direction du temple. S'il restait, il était pris, jugé
et fusillé ou décapité. La justice était parfois fort expéditive
à l'encontre des assassins. Il a donc pris la fuite. Mais
avant, il a fouillé mon père. Il portait sur lui une réplique de
Dakini et un ruhmal. Il les lui a pris. Quelle ne fut pas sa surprise
quand la main de mon père accrocha sa gorge. Il a du
être sacrément paniqué. Mon père l'a maudit, lui, sa famille
et ses descendants pour plusieurs générations. Il lui a prédit
que quoi qu'il fasse, où qu'il aille il finirait par être trouvé et
châtié.
Gwanaëlle pleurait. Son oncle n'avait été qu'un misérable
assassin, pilleur de temples. Comment avait-il pu être aussi
attentif et doux envers elle, alors qu'il s'était montré aussi
abject pour les autres. Bien sûr, Miniac avait pu lui mentir.
Mais dans quel but l'aurait-il fait ? Tout concordait avec les
explications que leur avait données Kerfannec. Et c'était vrai
que le vieux marin avait parfois une attitude étrange.Peutêtre
avait-il regretté son geste, peut-être, en vieillissant,
s'était-il mis à respecter la vie et l'amour de son prochain. Il
n'empêche qu'il n'avait été qu'un ignoble barbare sans foi ni
loi. Gwanaëlle comprenait pourquoi il s'était caché durant
presque toute sa vie. Ce qu'il ignorait c'est que la revanche
sous l'aspect anodin d'un vétérinaire s'était glissé dans sa
vie.
- Les malédictions des prêtres Thugs ne sont pas à
prendre à la légère. Rampain le savait, et comme un lâche,
il s'est caché. Il a peint le rubis et l'a caché dans un aquarium
chez lui pendant plus de dix ans. Et puis nous l'avons
retrouvé et il a disparu de nouveau. Il savait que mes frères,
les thugs étaient sur ses talons. Il avait appris par je ne sais
quel traître informateur que j'étais né.
Miniac écrasa sa seconde cigarette. Il remonta son col de
veste. Bien qu'elle le vit frissoner, Gwanaëlle voyait des
gouttes de sueur perler sur son front lisse. Ses traits avaient
la couleur de la cire. Il donnait parfois l'impression de faire
des grimaces rien que pour amuser la jeune femme, mais
elle devinait que c'était la haine qui le déformait ainsi.
- J'étais né ! hurla-t-il à moitié. J'étais né pour le
détruire et me venger du mal qu'il nous avait fait ! il se
calma. J'ai appris qu'il avait quitté les Indes et s'était installé
en France. Je suis parti à mon tour. Avec une bourse, j'ai fait
des études à Paris. Il avait brouillé les pistes, mais je suis
finalement tombé un jour sur son frère. Ton père,
Gwanaëlle.
Elle était au bord de la crise de nerf. Il s'en aperçut et se
délecta du spectacle. Il la regarda froidement dans les yeux
et tout bas lui murmura :
- Tes parents ne sont pas morts d'un accident de voiture.
Du moins, je l'ai provoqué. Je l'ai provoqué, hurla-t-il
méchamment, comme si le fait d'infliger une blessure
morale à Gwanaëlle lui donnait un plaisir immense.
Bouleversée, terrifiée, elle voulut hurler sa colère et son
chagrin alors qu'elle ne le pouvait pas. Elle pleura comme
une petite fille. Alors, Miniac fut pris d'un rire strident et
démoniaque qui se répercuta en écho dans le puits.
CONTRE-TEMPS
Tout allait très bien. Miniac n'aurait jamais espéré
qu'au bout de tant d'années, il arriverait à mettre son plan à
exécution. Que de fois il avait perdu espoir et s'était découragé.
Pourtant, à ces moments, un petit élément lui apparaissait,
et il pouvait se mettre de nouveau à espérer.
Joseph n'avait pas été simple à filer, poursuivre et
trouver. Il avait fallu plus de huit ans pour comprendre qu'il
avait filé sur la France. Alors, Miniac avait abandonné ses
fonctions de prêtrise et pris la décision d'aller étudier en
France. Sa mère avait voulu le dissuader, elle était morte de
chagrin peu après son départ. Miniac l'avait appris trois mois
plus tard et en avait imputé la responsabilité au vieux marin.
Vasnayah, entre-temps comprit qui était véritablement
son mari et ce qu'il faisait. Elle avait accepté son erreur.
Tout en continuant à l'aimer, et sans oublier l'acte immonde
de Rampain. En Inde, à cette époque quand un mari décédait,
il n'existait guère de choix pour les femmes : soit elles
s'immolaient sur la tombe de leur mari, soit elles devenaient
courtisanes ou danseuses. Elle était donc devenue
Belayére dans un temple bouddhiste. Le temps avait séché
ses larmes et le désir de vengeance avait disparu de son
coeur. Pourtant, l'âme torturée de son fils l'inquiétait. Il avait
fait une fixation sur Joseph Rampain et ne voulait que le
détruire. De plus, alors qu'elle ne le savait pas, il s'adonnait
lui aussi aux préceptes thugs que lui enseignaient les frères
spirituels de son père.
Tout en terminant sa cigarette, il monta le petit escalier
qu'il avait façonné lui même. Il déboucha devant une
porte, la poussa et se retrouva derrière un meuble ancien
dans un petit appentis de jardinier.
Le terrain sur lequel il se trouvait ne lui appartenait pas,
pourtant quand il l'avait occupé sans en référer à la municipalité,
personne ne l'en avait empêché. Il était à l'abandon
depuis trente ans et Miniac attirait plutôt la sympathie dans
le pays. L'avantage du local est qu'il n'était pas très éloigné
de son pavillon tout en étant très discret. Il s'était mis, pendant
des mois, à creuser un puits et un tunnel qui y menait.
Il l'avait fait déboucher dans le sol et avait mis devant son
issue une lourde armoire. De l'intérieur de la réserve, personne
n'aurait pu imaginer qu'un passage se trouvait
camouflé derrière l'immense meuble vermoulu. Pourtant, si
une personne attentive avait poussé la porte du meuble, elle
se serait aperçu, en observant méticuleusement, qu'au fond
de celui-ci un double fond pouvait être poussé pour accéder
au tunnel.
- Du bien bel oeuvre, pensait souvent Miniac en songeant
au travail qu'il avait effectué.
Tout en se dirigeant vers sa demeure, il pensait à toutes ces
années passées. Il se rappelait le moment de bonheur
intense où il avait découvert fortuitement l'adresse du frère
de Rampain, Victor. En deux mois, grâce à sa bonhomie
calculée et son sens de la cordialité, il s'était insidieusement
glissé dans le cercle d'amis de la famille. Trois personnes :
le père, la mère et une fillette de huit ou neuf ans,
Gwanaëlle. Il avait décidé de les tuer. Trois " revanches "
sur le temps. Joseph, en apprenant leur mort, souffrirait
atrocement. D'autant qu'il le lui ferait savoir en temps et
heure. Tout avait presque fonctionné... La fillette était restée
chez une de ses camarades pour jouer, lors de la grande
soirée qu'avait prévue Miniac pour l'accident.
Mais ce semi-échec, il ne le saurait que dix ans plus tard ;
et Rampain, en apprenant le tragique événement avait
effectivement souffert. Il s'était d'autant plus senti coupable,
qu'une lettre anonyme lui précisait ce qui s'était passé réellement.
Un rictus dégagea ses dents. Comme il avait aimé observer
leur grand saut de la falaise, et cette tourmente de flammes
qui lui avait renvoyé leurs cris d'épouvante et de souffrance.
Il sortit son parapluie qui se rebella quelques instants avant
qu'il ne s'ouvre.
- Et cette maudite pluie qui n'en finit pas...
Ses pas laissaient des empreintes dans la boue qui collait
comme une sangsue à ses chaussures. Le costume noir,
étriqué, qu'il portait, lui donnait un aspect sinistre de croque
mort.
- ... Ah ! Joseph, si tu me voyais, si tu savais comment
ta nièce va mourir ! Elle était la dernière représentante
de ton infâme famille. Mais ce soir tout va être terminé, enfin
!
Tout en marmonnant ces terribles phrases qui le remplissaient
de bien être et d'auto-suffisance, il se rappelait comment
il avait retrouvé la nouvelle cache du vieux marin.
Tréhorenteuc, un village perdu dans une forêt bretonne. En
fait, l'idéal. Miniac s'y était installé. Ses connaissances en
médecine vétérinaire l'aidèrent à être accepté par la population
sans aucune réserve. Avec le temps, il avait même
noué des relations plus intimes avec quelques-uns.
Le week-end , les plus cultivés se retrouvaient souvent les
uns chez les autres à deviser, à refaire le monde, et à boire
du café ou de la bière. C'est comme cela qu'il avait rencontré
Joseph qu'il avait détesté tout de suite. Son aspect
d'homme robuste, sa nonchalance, sa sûreté étaient tout
son contraire. Bien que le marin se montrât insouciant, lui
connaissait la tragique vérité. Comment cet être paraissant
si loyal, si sympathique en apparence, avait-il pu commettre
un acte d'une telle barbarie dans sa jeunesse ?
Dans leur relation tout d'abord superficielle, était venue se
greffer ce que Joseph avait pris pour de l'amitié et qui n'était
en fait qu'un abominable calcul. Gwanaëlle aussi appréciait
le vétérinaire qui jouait le jeu. Bien qu'il prît assez mal le fait
qu'elle ne soit point morte avec ses parents, il n'en laissa
rien voir.
S'il n'avait pas tenté d' éliminer Rampain immédiatement
c'est qu'il cherchait à savoir où se trouvait l'oeil de Dakini
que le vieux devait cacher. Il ne pouvait pas l'avoir vendu.
De ce fait, il aurait tout de suite été repéré, et c'était bien la
dernière chose que le vieux marin souhaitait.
Miniac, par deux fois, s'introduit chez lui durant ses absences.
Malgré une fouille minutieuse de la maison il ne trouva
rien. Des pièces à l'étage étaient fermées à clef, ce qui rendait
la prospection difficile et trop hasardeuse, et il n'avait
jamais le temps. Alors la solution lui vint logiquement.
- Du temps, bien sûr ! Si je me débarrasse de Joseph, la
maison sera vide et je pourrai à loisir la fouiller totalement.
Miniac avait découvert chez le vieux marin une bonne dose
de superstition et une attirance pour tout ce qui était grande
tradition celtique. Ils avaient souvent devisé sur le cycle
arthurien de Chrétien de Troyes ou de Geoffrey de
Monmouth , dont le marin affirmait qu'ils avaient faussé les
premières versions de ces mythes en les teintant de cet
esprit si catholique du Moyen-Age.
Il avait donc joué sur cette corde, mettant en scène une
confrontation de Joseph avec un vieux chevalier hideux qui
le terrifierait. Avec une bonne dose de drogue hallucinogène,
l'imagination du vieux Joseph serait excitée. Une fois
que l'affaire serait tassée, cela ferait même une excellente
publicité pour le tourisme. Ce qu'il ne savait pas, c'est que la
vieille Kemener le verrait verser sa décoction dans le puits
de sa victime. Les choses ne se passaient pas comme
prévu, mais qu'importe, la vieille paysanne subirait le même
sort. Une visite à son puits pendant la nuit la mit dans un
sale état pendant les jours qui suivirent. Ainsi, Miniac pensait
que le coeur de la brave femme, si fragile, lâcherait au
second verre qu'elle boirait. Ce n'est pas du tout ce qui se
arriva. Elle ne passa pas de vie à trépas. Loin de là ! Elle
allait tout dévoiler à Rampain qui partirait de nouveau à la "
cloche de bois ". Il fallait que quelque chose intervint. Le
destin vint à l'aide de Miniac : la brave vieille succomba à
une attaque lorsqu'elle crut voir l'Ankou, alors qu'elle décidait
de sortir de nouveau et revenait de la messe.
Le surnaturel venait à la rescousse du vétérinaire de
manière détournée.
Deux jours plus tard, il voulut retourner de nouveau dans la
maison du marin afin de la fouiller plus consciencieusement
que précédemment. quelle ne fut pas sa surprise quand il la
vit illuminée et habitée par la jeune fille qui avait quitté Aixen-
Provence pour s'y installer.
Tout continua à se compliquer quand Elric, un de ses amis,
vint pour l'épauler et souleva des problèmes en trouvant des
indices. Ce que Miniac avait cherché à récupérer pendant
des années, un jeune citadin le trouvait en une journée. Il
rageait. Et puis Kerfannec, ce géant qu'il redoutait par son
passé similaire au sien et surtout sa corpulence impressionnante,
était venu se greffer sur le couple d'adolescents déjà
bien curieux. Les pistes allaient remonter jusqu'à lui.
L'analyse de l'eau, l'oeil de Dakini, le ruhmal, tout allait indiquer
à ce trio de fouineurs quelle piste suivre. Elle les
mènerait certainement à celle des Indes, et de quelqu'un,
qui suffisamment intégré dans les milieux pharmacologiques,
avait pu se procurer la phencyclidine qui avait tué
Joseph et la vieille Kemener. Il n'y avait plus qu'une chose à
faire : intervenir très vite. Récupérer l'oeil et tuer Gwanaëlle.
Après, il repartirait très loin et s'occuperait des importuns
plus tard. Bien que tout échouât lors de la première visite à
Gwanaëlle - il ne s'attendait pas à une réaction si prompte
de la jeune fille - tout se passait maintenant comme sur des
roulettes. Elle était en son pouvoir et ses amis inconscients
pour des heures, voire peut-être une bonne journée.
Il attendrait la pleine lune, cette nuit, et étranglerait la jeune
fille qu'il laisserait là. Tout serait consommé. Dakini qui
voyait à nouveau, aimerait cela. Il était sûr que d'une
manière ou d'une autre, Elle le récompenserait.
Il stoppa net. Devant chez lui, une camionnette surplombée
d'un gyrophare et des gendarmes.
- Aïe ! Cela suppose qu'Elric et Kerfannec sont déjà
réveillés ! J'aurais dûmettre une dose plus forte. Ca ne va
pas faciliter mes projets.
Caché derrière des buissons d'aubépines, il ne bougeait
plus. Il observait le petit groupe qui s'affairait dans son jardin.
- Les idiots, pensa-t-il, ils sont incapables de retrouver
un éléphant dans un couloir.
Les voyant rester plus que de normale, il s'irrita malgré tout.
Que devait-il faire ? attendre qu'ils partent ?
- C'est la solution la plus sage, admit-il en son for
intérieur. Une fois débarrassé d'eux, je reviendrai prendre
les quelques affaires essentielles à mon départ et je retournerai
me cacher au fond de mon repaire.
- Gwanaëlle aimera ma compagnie, c'est sûr, pensa-t-il avec
ironie.
Il quitta discrètement l'ombre des bruyères et s'en retourna
au puits. Il regarda sa montre. Bientôt, dans quelques heures,
l'après-midi toucherait à sa fin. Patienter jusqu'à ce
moment allait lui être difficile. Mais tuer la jeune fille maintenant
ne faisait pas partie de ses intentions. Il fallait la pleine
lune. Qu'elle brille ou non, il devait attendre cette période
afin que les dieux voient avec encore plus de bienfaisance
le cadeau qu'il leur ferait. Tout en rebroussant chemin, il
réfléchit au fait qu'il n'avait jamais ôté la vie à une femme,
de surcroît très jeune. L'expérience allait être enrichissante,
il en était sûr.
CONTRE-ATTAQUE
Elric avait les yeux qui le piquaient. L'attention soutenue
dont il faisait preuve pour chercher un petit détail qui
leur fournirait une piste lui fatiguait la vue. De livres en
livres, de chapitres en chapitres, de pages en pages, il n'arrivait
pas à tomber sur quoi que ce soit susceptible de les
intéresser.
- Il faut qu'il y ait quelque chose, Kerfannec, il le faut !
Le rebouteux avait chaussé une paire de lunettes rondes. Il
dévisagea son jeune compagnon avec insistance. Il sentait
que celui-ci, nerveux, arrivait de moins en moins à se
concentrer tant l'inquiétude envers le danger qui menaçait
son amie était croissante. Il hocha la tête d'un signe encourageant
et replongea dans ses recherches. Elric alla à la
porte qu'il ouvrit et respira un bon coup. La fraîcheur le ravigota
un instant. Il se dirigea vers l'évier où l'attendait une
théière dont il se remplit une tasse ; le thé était amer et parfumé
à la mandarine, et il le but avec plaisir. Tout en le
dégustant, il regardait la pluie tomber et vit l'obscurité
gagner. L'ombre des gigantesques chênes et peupliers s'étirait
sur la lande et sur le petit routin qui menait à la départementale.
Les herbes prenaient sa couleur sombre sur son
passage et semblaient vouloir définitivement bannir la
lumière de leur univers. L'ambiance était monotone, mais
grandiose tout à la fois. Elric pensa aux romans de Conan
Doyle et d'Emily Bronte : Le Chien des Baskerville et Les
Hauts de Hurlevent qui décrivaient de manières différentes
- l'une policière, l'autre romantique - les côtés hostiles et
âpres de la nature anglaise. Elric aimait cette atmosphére
qui l'entraînait dans des pensées mélancoliques. Il sentait
son âme et son coeur à l'unisson d'une nature où tout pouvait
arriver. La pluie baignait de gris l'ensemble, et les nappes
de brouillard flottant au gré du vent pouvaient laisser
supposer qu'une fée ou un trolls surgissent, semblables à
une apparition.
- Sous le soleil, il y a trop de clarté, trop de lumière...
Plus de mystère... s'entendit-il murmurer.
Un bruit derrière lui le fit se retourner.
- Elric ! s'exclama le géant, je crois qu'il va falloir faire
vite, lisez...
Kerfannec lui tendit un gros bouquin traitant des rites pratiqués
autour de certaines divinités. Il le saisit et lut les lignes
que les gros doigts de son ami lui montrait.
- ..." Alors quand elle te regardera et que le cosmos
sera en toi, tu comprendras. Là, tu sentiras comme une âme
qui ne désire que la mort, car la mort est un apaisement... "
Qu'est ce que cela veut dire ? interrogea le garçon.
- Continuez, Elric, là... la suite...
- " ...Ah, les bras de Dakini, Ah, le baiser de la mort...
Pourquoi souffrir quand le regard sanglant de Dakini t'apaisera
? Et l'offrande doit commencer quand la lune sera en
son plein... Alors le souffle de l'élue tu stopperas, et tu
pourras sourire car elle revivra dans le regard de Dakini la
noire... "
Elric avait du mal à lire les lignes mal imprimées mais tellement
compréhensibles par leur signification. Kerfannec lui
montra la gravure à l'eau forte qui précédait les lignes. Il
s'agissait à n'en pas douter de l'un des avatars de Kali la
Noire. Elle ressemblait bien à la statuette, même si elle avait
des différences. En dessous était écrit : " Conseils incantatoires
à Dakini ".
- Kerfannec, s'écria le jeune homme soudain affolé. Est-ce
que vous possédez un calendrier des postes ?
Le géant ouvrit un des tiroirs de la grande table en bois de
merisier. Il farfouilla et en sortit un qu'il tendit au jeune
homme. Tous les deux penchés, ils vérifiaient les dates des
pleines et nouvelles lunes.
- Là, premier quartier... Nous sommes quel jour exactement
?
- Le vingt quatre novembre, lui répondit Kerfannec.
- Mon dieu, c'est ce soir la pleine lune. Si nous nous
en reportons à ces lignes, Dakini est en mesure de demander
un sacrifice rituel. Miniac détient Gwanaëlle. Je crains
que ce fou n'essaie de la tuer cette nuit. Il faut faire quelque
chose !
Ils ramassèrent leurs vestes et franchirent la porte en toute
hâte.
- Allons chez Miniac, nous y trouverons peut-être
quelque chose...
Kerfannec démarra en trombe la camionnette alors qu'Elric
n'avait pas encore fermé la portière. Les manches retroussées
sur ses avant-bras comme des jambons, Kerfannec
scrutait la route. Il avait la mâchoire crispée par la tension et
les jointures de ses poings étaient toutes blanches. Il prit un
dos d'âne. Le véhicule décolla et retomba sept à huit mètres
plus loin. Il rétrograda en troisième et accéléra comme un
forcené. De nouveau un cassis, et encore le véhicule fit un
vol plané pour s'écraser puis rebondir de nouveau. La route
était heureusement droite et Elric avait confiance en la
manière de conduire de son ami. Ils arrivèrent en vue de
Tréhorenteuc. La camionnette aborda les virages de l'entrée
du village dans un crissement de pneus qui laissa de la
gomme sur l'asphalte noircie. La chaussée humide la fit
déraper un instant, mais pas suffisamment pour que
Kerfannec n'en perde le contrôle. Ils traversèrent comme
une bombe la bourgade à moitié endormie. Quelques villageois
lancèrent des imprécations méritées aux deux hommes.
Ils ne savaient pas que le dernier volet d'un drame se
jouait en ce moment même. Ils croisèrent la camionnette de
gendarmerie et ralentirent à sa hauteur.
Kerfannec ouvrit sa vitre.
- Alors ? lança-t-il à Buisson qui écrivait quelques
notes sur un calepin.
- Rien, lui répondit celui-ci. Miniac doit être parti se
cacher ailleurs que dans les parages. Nous allons lancer un
avis de recherche. Et demander un mandat de perquisition
au juge pour pouvoir entrer chez lui. Nous vous préviendrons
en temps utiles. Mais surtout ne vous inquiétez pas,
lui lança-t-il d'un ton rassurant. Vous aussi, jeune homme,
répéta-t-il d'un ton paternel. Nous maîtrisons la situation.
Kerfannec redémarra et grommela en refermant sa vitre.
- Dans six mois, on y est encore...
Les essuie-glace émettaient un couinement régulier sur le
pare-brise. Elric pointa du doigt vers la gauche.
- C'est par là, non ?
Kerfannec tourna sans diminuer sa vitesse et le garçon se
retrouva sous l'effet de la vitesse projeté dans sa portière. Il
ne dit pourtant rien. Il s'inquiétait pour sa jeune compagne. Il
avait en tête la vision de ses cheveux de flammes, de ses
yeux verts et mutins. Il toucha ses lèvres d'un doigt et se
rappela la saveur de ses baisers.
Le véhicule freina à la hauteur de la maison du vétérinaire.
La route se perdait sur un petit chemin qui devait mener au
Val sans Retour, à deux trois kilomètres. Les deux hommes
sautèrent de leur siège presque en même temps. Ils montèrent
quatre à quatre les escaliers du perron. Elric tourna la
poignée. Fermée, évidemment.
- Un mandat de perquisition, hein ? ironisa
Kerfannec. Poussez-vous, Elric, je l'ai le mandat en question...
Il se rua comme un quinze tonnes, tête baissée et épaules
en avant à travers la porte. Elle se déchiqueta sous l'impact.
Kerfannec roula dans l'entrée dans un éparpillement de
verre cassé et de bois fracassé.
Elric se rua à l'intérieur pendant que le rebouteux se relevait
et époussetait ses vêtements.
- Je monte à l'étage et je fouille. Vous, occupez vous
du bas.
- Entendu.
Kerfannec traversa le petit hall et monta les marches qui
menaient, semble-t-il, aux chambres. Elric entra dans la cuisine.
Tout était en ordre. Chaque chose rangée soigneusement
à sa place. L'intérieur de Miniac était entretenu de
façon maniaque. Pas une poussière de trop, pas une décoration
de travers. Elric cherchait quelque chose qui pourrait
avoir un rapport étroit ou lointain avec les Indes. Un bâton
d'encens, un poster de Krishna, une réplique du Taj-mahal .
Mais non, tout était meublé de style occidental. Miniac avait
bien masqué son jeu pendant toutes ces années. Il sortit de
la pièce, ouvrit un débarras, mais n'y trouva que quelques
paires de chaussures, une table à repasser ainsi qu'un fer et
un bidon d'eau déminéralisée. Il inspecta la salle de bains et
commença par le placard sous le lavabo. Des produits de
nettoyage ainsi que des recharges de coton et de papier
hygiénique étaient soigneusement rangés. Derrière tout
cela, Elric vit quelque chose qui lançait des reflets, comme
une boîte de conserve. Il balaya hargneusement tout ce qui
le gênait et tira effectivement une boite ronde hermétique.
Une étiquette décorée d'une tête de mort rouge indiquait un
produit nocif et très dangereux. Il lut la petite étiquette :
- Phencyclidine... Nous y voilà. On sait au moins que
c'est toi qui as empoisonné les puits, mon gaillard. Il chercha
encore un peu.
- Rien d'autre.
En haut il entendait son ami fouiller et faire du bruit comme
s'il déménageait.
- Kerfannec, hurla-t-il, ça va ?
- Je ne trouve rien qui pourrait nous aider si ce n'est
que notre homme était soigneusement ordonné.
- C'est aussi mon avis. Je fouille la salle à manger.
Elle était, elle aussi agréable, et bien entretenue. Au mur,
des aquarelles et un tableau représentant une nature morte
qu'Elric identifia comme étant de l'école flamande. Des bouquets
de fleurs séchées plantés dans des vases de porcelaines
multicolores égayaient l'ensemble. Il ouvrit un vaisselier
immense. Des tonnes de dossiers étaient rangés par
années. Il en ouvrit quelques-uns au hasard. Frais d'entretien
de la voiture, factures de gaz, d'électricité, de téléphone.
Il le reposa pour en prendre un second puis un troisième.
Celui-ci contenait une facture d'un magasin rennais.
Il y était question de sac de ciment, de pierres taillées, d'une
poulie, et de câbles électriques. Tout cela ne voulait rien
dire, et il délaissa négligemment tous ces documents pour
fouiller ailleurs. La table en bois verni était recouverte d'une
nappe mais ne possédait aucun tiroir. Quelques photographies
de personnes du village étaient posées sur un guéridon.
La bibliothèque attenante au salon était pourvue de
nombreux livres sur la physiologie animale et l'anatomie
descriptive. Un mémo écrit manuellement de la main de
Miniac traitait de la fièvre porcine.
- Une poulie ?
Le mot retentit dans la tête du garçon.
- Une poulie, répéta-t-il en se redirigeant vers le vaisselier.
Il en tira de nouveau le dossier. Effectivement, il
s'agissait d'une poulie, de dix mètres de corde, de ciment de
pierres, de câbles et d'ampoules électriques, de trois interrupteurs
et d'outils servant aussi bien à faire du terrassement
que de l'électricité. En fait, une grande partie de ces
matériaux auraient pu servir à faire un puits.
Kerfannec redescendait la mine sombre. Bredouille.
- Dites, Miniac n'avait pas l'eau courante ?
- Bien sûr que si. Le pavillon est parmi les derniers
construits. Huit ou neuf ans, pas plus. Il est relié.
Elric lui montra la facture. Elle datait d'à peine cinq ans.
- Bon sang, maintenant que vous m'y faîtes penser,
Miniac possède un puits pas très loin d'ici. A côté d'un cabanon
dont il se sert pour ranger ses outils de jardinage.
- Où est-il ?
Elric secoua les épaules du géant. La scène était cocasse.
Plus de trente centimètres séparaient les deux hommes.
L'un, robuste, bien que de taille normale. L'autre, démesuré
et épais comme trois tonneaux l'un sur l'autre. Pourtant, en
ce moment, Elric semblait plus fort que son ami tant l'énergie
qui débordait de ses gestes était palpable. Kerfannec
l'entraîna à sa suite à l'extérieur du pavillon. Il y faisait nuit.
Dans la camionnette, Kerfannec alla chercher une lampe
électrique. A sa lueur, il observa attentivement les alentours,
tentant de se repérer. Il pointa vers le nord, en direction du
Val. Tous les deux sautèrent la haie de troènes qui balisait le
jardin. Au fond, ils pouvaient effectivement voir la petite resserre.
A grandes enjambées, ils franchirent la distance qui
les séparait d'elle. Sur le sol, Elric vit les empreintes de
chaussures.
- Elles sont toutes fraîches. Avec la pluie qui tombe, elles
devraient être recouvertes et invisibles depuis longtemps. A
priori, notre homme a dû passer par là il n'y a pas très longtemps.
Les deux hommes continuèrent leur course. Une vingtaine
de secondes leur suffirent pour atteindre leur but. Elric, de
son pied gauche, poussa à toutes volées la porte qui s'ouvrit
brutalement. Si serrure il y avait, elle avait dû être fracassée
par l'impact du choc. Kerfannec entra le premier. Il dirigea
un peu partout le faisceau de sa lampe. La pièce n'était pas
très grande. Quelques étagères crasseuses et couvertes de
toiles d'araignées, des outils de jardin, des bouteilles vides,
tout un capharnaüm d'objets hétéroclites jonchait le sol et le
mobilier bien primitif et usé. L'obscurité ne permettait guère
qu'on puisse y voir de toutes façons.
- Rien, pas un chat... grommela-t-il.
- Il semblerait, lui répondit son jeune compagnon, que
Miniac ne doive pas venir bien souvent ici. Lui qui est d'un
naturel si ordonné, il doit y avoir belle lurette qu'un plumeau
ou un balai n'a soulevé quoi que ce soit comme poussière
ou détritus.
- En effet, admit le géant. Dites, vous ne sentez pas
quelque chose... Comme une odeur de brûlé, ou...
_ De bougie. Miniac a dû venir ici chercher quelque
chose.
La pluie s'était remise à battre furieusement et les restes de
carreaux qui pendaient aux fenêtres étaient complètement
criblés par ses impacts.
- C'est plus de la grêle que de la pluie, précisa Elric
qui avait mis sa main dehors.
- Il ne nous reste plus qu'à essayer de chercher un
puits dans le coin. Mais j'ai peur que cela nous demande du
temps et justement, nous en manquons cruellement.
- De plus, je n'ai qu'une seule lampe, admit le rebouteux.
Après tout , peut-être vaudrait-il mieux que l'un d'entre
nous demeure ici. On ne sait jamais, Miniac pourrait revenir.
Moi, je connais mieux les alentours. Laissez-moi trois quart
d'heure et je me fais fort de trouver un puits.
Kerfannec hésita quelques secondes et ajouta l'air soucieux.
- ... Encore que, je ne sais pas à quoi peut nous
mener de le trouver. Après tout, il n'y a rien de suspect à
vouloir en construire un, non ?
- Deux réponses Kerfannec : la première est que je
ne vois pas ce que Miniac en ferait, vu qu'il a déjà l'eau courante...
- C'est ma foi vrai, admit le géant.
- La seconde, est que je me demande pourquoi Notre
homme aurait eu besoin de fil électrique et d'interrupteur
pour sa construction. Honnêtement, il doit y avoir un lien, qui
nous échappe encore, mais nous le trouverons.
- Il y a peut-être d'autres hypothèses, jeune homme.
- Ah oui, bien sûr, j'oubliais, s'irrita Elric : il avait l'intention
de s'en faire un élément décoratif pour son jardin. Je
suis sûr qu'il allait le peindre en rouge et blanc, y mettre une
tripotée de petits nains en céramique autour et un bouquet
de fleurs dans le seau. Allons, Kerfannec, nous avons perdu
assez de temps en palabres. Agissons. Moi, je continue de
fouiller l'appentis en vous attendant.
Kerfannec sortit en haussant les épaules. Le sens de l'humour
de ce jeune homme lui échappait. Après tout, que
reprochait-il aux nains de jardins. C'était mignon et inoffensif.
Il en avait d'ailleurs deux lui même qui montaient la
garde autour d'un petit moulin et d'un champignon géant.
Evidemment, ce n'était certainement pas la panacée du bon
goût, mais il y avait pire. Tout en courant, il repensait à un
de ces cultivateurs voisins dont la femme avait empilé des
pneus en les peignant en vert prairie, et y avait mis d'immenses
jardinières. C'était d'un kitsch... Même les décors de
Star-Trek étaient moins ringuards.
Elric le regarda partir. Il soupira. Les ténèbres l'enveloppèrent
soudain. L'odeur. Il devait bien y avoir des bougies et
des allumettes qui traînaient par là, dans un recoin. Il
tâtonna en aveugle, mais ne trouva rien. Il pesta. Il se dirigea
vers la porte branlante et vit la lumière du pavillon au
loin. A l'opposé, le rai de lumière mouvant de la lampe du
rebouteux prouva qu'il était en train de scruter les coins et
les recoins. Que faire ? Il n'allait pas attendre sans rien
faire. Il sortit de la réserve et courût vers le pavillon. Il trouverait
de quoi faire de la lumière. Il pataugea dans les flaques.
La grêle était en train de diminuer d'intensité, mais
elle continua à lui griffer néanmoins le visage. Sa veste de
treillis étaient déjà trempée. Il était transpercé par l'humidité
environnante. Il avait froid aussi. Cela le surprit. En temps
normal, il n'était pas du tout du genre frileux. Il attribua cela
à sa baignade prolongée du Miroir aux Fées dont il n'avait
pas dû se remettre totalement. Il éternua.
Il franchit à nouveau le seuil du pavillon. Il se dirigea
vers la cuisine. Il y trouva une boîte d'allumettes familiale,
un briquet Zippo sur une commode et dans l'entrée, une
lampe tempête. Bien que prévue pour n'être qu'un objet de
décoration, Elric constata qu'elle était en état de fonctionnement.
Il ouvrit plusieurs placards et découvrit une bouteille
d'alcool à brûler. Il enfouit le tout dans un sac en plastique
de supermarché. Quelques minutes lui suffirent pour regagner
le cabanon. Le temps s'était soudain calmé. Le vent
était tombé, et des nuages s'effilochaient dans le ciel. Tout
au bout de l'horizon, la lune apparaissait, dilatée, rouge,
inquiétante. Un corbeau, ou peut-être une chauve-souris,
passa devant dans un battement d'ailes sombres et rapides.
Elric sortit la lampe, ôta le verre de son support et imbiba
d'alcool la mèche d'amadou qu'il alluma. Un souffle chaud et
brutal jaillit soudain faisant reculer les ombres. Il voulut
régler la molette sur le côté, mais constata qu'elle n'était
présente que pour la forme. Il la saisit et la porta au dessus
de sa tête. Il y avait quelques morceaux de bois. Il les prit,
les déposa devant la resserre et les aspergea d'alcool à brûler.
Une allumette jetée fit naître des flammes jaunes et
bleues.
- Kerfannec me verra de loin et pourra se repérer
plus facilement avec cette lueur.
Satisfait, il s'enfonça dans le petit local et se mit en demeure
de le fouiller plus minutieusement. Sous ce qui semblait
avoir été une table, il trouva une hache et une réplique
d'épée qui confirmèrent tous ses soupçons. Il constata la
négligence du vétérinaire qui n'avait pas pris le temps de
jeter toutes ses pièces à conviction. Il ouvrit la grande
armoire. Elle était vide. Il la referma. Il continua d'éclairer
tout autour de lui et se mit à penser aux traces de pas qu'ils
avaient entr'aperçus avec Kerfannec alors qu'ils courraient.
Son attention se porta sur l'entrée de la petite cabane. Des
pas dans la boue, effectivement, prouvaient que Miniac était
venu.
- Mon gaillard, pensa Elric, tu n'as pas dû aller très
loin. J'ai dans l'idée que si tu ne reviens pas ici, et avec le
feu que j'ai fait cela m'étonnerait, l'ami Kerfannec va te trouver,
et dans ce cas, prends garde à ton matricule.
Elric suivit les traces qui le menèrent devant l'armoire. Elles
repartaient dans le sens opposé. Le garçon fut surpris que
celles qui arrivaient étaient pleines de boue ramenée de
l'extérieur et que les autres semblaient aussi sèches que si
elles avaient été essuyées sur des patins. Il s'interrogea.
Dehors, la lune montait dans le ciel inexorablement et
telle une entité monstrueuse, semblait vouloir faire fuir les
nuages pour avoir le ciel à elle seule en peu de temps.
SACRIFICE RITUEL
Miniac avait attendu que la camionnette de gendarmes
parte pour entrer chez lui. Là, il prépara quelques affaires de
toilettes, un costume et son billet d'avion. Il comptait, une
fois que sa besogne serait exécutée, se rendre de l'aéroport
St Jacques, à Roissy, puis à Delhi, où il irait sur la tombe de
son père. Il ne se rendrait pas sur celle de sa mère. Elle ne
le méritait pas. Il n'avait accompli cette vengeance que pour
ses parents et Vasnayah, ingrate, l'avait rejeté quand elle
avait appris qu'il était devenu adepte de la secte Thug.
Qu'importe. Il en profiterait pour faire un pèlerinage dans ce
pays qu'il avait peu à peu oublié. Dans ses projets, il prévoyait
de se débarrasser du rebouteux, mais il attendrait. Il
avait le temps, il l'avait prouvé.
Une fois les quelques affaires prévues pour son voyage rangées
dans une petite valise, il retourna près de sa captive.
Le temps, avait mentionné la météo, devait se calmer vers
les vingt et une heures. C'était parfait. La lune serait là pour
le regarder mettre son grand projet, enfin abouti , à terme. Il
avait hâte d'être quelques heures plus tard. Quand il
referma le passage secret de l'armoire du cabanon derrière
lui, il n'entendit pas le véhicule de Kerfannec, accompagné
de son jeune ami, piler devant la maison. Il descendit les
marches suintantes de pluie. Il remonta le couloir silencieusement
et se plaça derrière la porte afin de surprendre sa
victime.
Que faisait-elle ?
Il se l'imagina terrorisée. Allait-il lui enlever le foulard qui
entravait sa bouche ? Elle allait le supplier, l'implorer.
Maintenant qu'elle avait compris ce qu'il envisageait, elle
allait faire preuve d'audace et de désespoir pour qu'il la
laisse en vie. Miniac décida qu'il lui laisserait croire, que pris
de remords, il allait la libérer. Le chat jouait avec la souris, et
comme le félin, il espérait un moment savoureux avant
d'étrangler la jeune fille. Il fouilla dans sa veste, en sortit la
cordelette des étrangleurs et entra. Une odeur âcre de
fumée lui chatouilla les narines. La jeune fille ne le regarda
même pas. Il en fut désappointé. Elle sanglotait en balançant
son buste d'avant en arrière.
- Ce n'est pas vrai ! s'exclama-t-il. Elle est en état de
choc !
Gwanaëlle était en effet perdue dans les brumes de la peur.
Elle avait oublié où elle était et ce qui l'attendait. Les révélations
de Miniac quant à son passé et sa tragédie familiale
l'avaient complètement sonnée. Elle s'abandonnait dans un
monde où elle pensait ne plus avoir mal, mais la tristesse et
le chagrin réclamaient encore leur dû, et elle ne pouvait
stopper les larmes qui coulaient sur ses joues livides.
Miniac fulminait. Il comptait tant voir la peur dans les beaux
yeux verts de la jeune femme. Elle lui enlevait son plaisir. Il
lui en voulut et la gifla. Les cheveux roux volèrent sous l'effet,
mais la jeune fille avait toujours le regard aussi perdu.
Tant pis, il allait attendre que la lune soit à sa place, il
l'étranglerait et repartirait.
- Il n'empêche... rumina-t-il, elle aurait pu faire un
effort.
Il prépara la caisse et la bourra de feuilles de journal mises
en boules. Il remettrait Dakini dans celle-ci et la posterait le
lendemain. Ensuite, il s'assit, le dos collé sur la paroi et
alluma une cigarette. Il se plut à regarder les bougies qui se
consumaient lentement. La cire avait fondu et constituait à
la base de chacune un petit amas grumeleux et blanchâtre.
Il observa la statue, qui, impassible, contemplait la scène et
ne disait rien. Il somnola. Un bruit le réveilla, mais il ne sut
dire s'il était réel ou issu d'un rêve qui naissait. Il secoua la
tête et bailla un peu. Il se leva et assura une prise ferme sur
le ruhmal. Doucement, il s'accroupit devant sa victime. Elle
semblait encore ailleurs, pourtant une étincelle de lucidité
jaillit dans ses yeux quand il passa la cordelette autour de
son cou.
- Je vais te tuer, petite fille, tu vas sentir le baiser de
la mort de Dakini. Tu dois me détester en ce moment, mais
tu verras que bientôt, tout sera beau et fantastique. Nous
nous reverrons peut-être un jour lorsque moi aussi je serais
mort, mais je sais que tu ne m'en voudras pas et que tu me
remercieras.
Miniac pataugeait dans la semoule. Durant des années, il
avait fait preuve d'intelligence, de réserve, de discipline pour
arriver à ce moment tant désiré. Maintenant qu'il y était, il
perdait peu à peu le contact avec la réalité. Il sourit, et
déposa un baiser paternel sur le front de sa victime.
La lune devait briller assez haut maintenant. Il jeta un oeil
en l'air. Un bruit assourdissant se répercuta sur les planches
qui obstruaient l'ouverture à l'extrémité du puits. Une à une,
elles se désagrégèrent sous ce qui semblait être des coups
portés par un poing ou un pied.
Miniac eut un instant de panique. Tout allait s'écrouler, c'était
sûr. Il se souvint de la hauteur du puits et réalisa que même
si une personne l'avait trouvé, lui, jamais elle n'aurait le
temps nécessaire de l'empêcher d'étrangler Gwanaëlle. Il se
reprit. La dernière planche vola en éclat et le visage de
Kerfannec apparut. Hirsute et ébouriffé, il était un diable qui
sortait d'une boîte. Le tableau que le rebouteux contempla
soudain, l'épouvanta :
Miniac sur le point d'étrangler la jeune et nouvelle amie
d'Elric. Il évalua la hauteur et le saut qu'il devait effectuer
pour arriver en bas. Une bonne douzaine de mètres. S'il le
faisait, il se briserait les jambes et n'aiderait pas la jeune fille
à se sauver des griffes de ce fou furieux. Au-dessus de sa
tête, la lune lui dessinait une auréole dorée et bien qu'il
semblât un ange, il n'avait aucun pouvoir pour stopper cet
épouvantable meurtre. Miniac, en bas, savoura le désarroi
du rebouteux et rit à gorge déployée. L'écho répercuta son
rire méprisant et hystérique sur les parois. Miniac savait qu'il
avait gagné. Qu'importe la suite des événements. Deux
possibilités s'offraient à lui. Soit il pouvait fuir après son
meurtre et disparaître par le cabanon. Le rebouteux n'aurait
pas le temps matériel de s'opposer à ses desseins et en
moins de deux minutes, il pourrait disparaître au volant de
sa voiture. Soit Kerfannec, ou son jeune freluquet d'ami certainement
dans les parages, l'empêchaient de prendre la
poudre d'escampette et il lui faudrait alors se battre. Mais
dans les deux cas, Gwanaëlle serait morte, lui vengé et
Dakini repue de satisfaction. Alors tout pouvait arriver.
Une bourrasque de vent glacé s'engouffra dans le puits
éteignant toutes les bougies. Kerfannec hurla. En haut, la
lune brilla.
Miniac tira sur les deux extrémités du ruhmal et il sentit le
corps de la jeune fille se contracter.
LE VAL SANS RETOUR
Miniac surprit un bruit derrière lui, et soudain une
masse lui tomba pesamment sur le dos avant qu'il ne puisse
réagir. Il s'écroula de tout son long dans la boue et la cordelette
vola de ses mains. Il entendit les hoquets d'étouffement
dans la gorge de Gwanaëlle et une voix grave qu'il
reconnut immédiatement malgré l'obscurité. Un poids sur
ses jambes l'emprisonna un instant, puis deux bras tentèrent
de l'immobiliser. Il décocha un violent coup de pied au
jugé et toucha approximativement sa destination. Elric ressentit
une déchirure dans son épaule gauche. Une rage
sourde et sauvage qu'il ne maîtrisait pas montait en lui. Il
était de nouveau ce barbare qui émergeait sur tout le vernis
de civilisation qu'avait acquis l'humanité durant des milliers
d'années. Il grogna et chercha de nouveau son ignoble
ennemi. Le faisceau de la lampe brilla dans la petite salle
sphérique rendant l'atmosphère plus angoissante et dramatique.
La lumière faisait se refléter les milliers de gouttes
d'eau qui laissaient des traces dorées sur la paroi.
Kerfannec pensa, en voyant les deux hommes a moitié
accroupis, prêts à se jeter l'un sur l'autre, à deux fauves
dans une arène. Miniac était plus grand et plus fort que son
jeune ami, pourtant l'attitude étrangement changée du garçon
le surprit. Tassé sur lui-même, il bondit tel un tigre sur
sa proie, qui, déséquilibrée, heurta le mur de son dos avec
violence. Elric le frappa de son poing au menton une première
fois et redoubla son coup encore plus férocement.
Gwanaëlle était revenue de sa torpeur, et elle suivait le combat
sans dire un mot. Sa gorge lui faisait mal et elle avait du
mal à reprendre son souffle à cause du bâillon qui létouffait.
Elle revoyait de nouveau Elric dominé par des pulsions qui
l'effrayèrent un peu. Elle se demandait en ce moment précis
quel était des deux protagonistes le plus dangereux et le
plus dominé par la colère et la haine. Miniac, bien qu'au sol,
semblait calculer l'espace qui se trouvait entre eux deux, la
trajectoire de ses coups et l'emplacement de leur impact. Il
cherchait à frapper le plus méchamment possible afin de
tuer son jeune adversaire qui le surprenait. Elric, lui, ne pensait
plus à rien. Un rideau rouge sang emplissait son âme
d'une fureur féroce qu'avaient peut-être connue ses ancêtres.
A n'en pas douter, il y avait un guerrier celte qui sommeillait
en lui ou peut-être encore plus : un redoutable Picte
qui franchissait les siècles, l'espace d'un instant pour habiter
le jeune citadin qu'il était en temps normal. Le vétérinaire
dut s'apercevoir qu'Elric n'était pas du tout dans son état
normal. Il feignit de lui porter un coup. Elric s'esquiva libérant
une issue. Miniac s'engouffra immédiatement dans l'ouverture
laissée par le jeune homme.
- Elric ! il fuit, prenez garde de ne pas le laisser
s'échapper, lui lança d'en haut Kerfannec.
Il leva la tête, esquissa un geste puis baissa les yeux vers
sa jeune compagne. Il se précipita alors pour la détacher et
ôter le foulard devant sa bouche. Il l'embrassa partout sur le
visage. Ses joues avaient la saveur salée des larmes et le
froid de l'hiver. Gwanaëlle se réfugia dans ses bras d'un
seul élan. La chaleur de sa présence, son apparition si soudaine
pour la sauver, sa lutte féroce, tout lui donnait envie
d'aimer ce garçon qui n'était pas très conscient du trouble
qu'il avait jeté dans le coeur de la jeune femme terrassée
par le chagrin, et la douleur des souvenirs.
- Ca va, petite fille... lui glissa-t-il à l'oreille. Je suis là.
Il recoiffait son épaisse chevelure rousse en arrière en déposant
des petits baisers furtifs sur son front. Il l'aida à se relever.
Il la repoussa lentement. La jeune femme ne semblait
pas décidée à quitter les bras protecteurs de son jeune
amant.
- Il faut que j'y aille... Il va nous échapper...
A regrets, elle lâcha son étreinte. Elric se rua comme un diable
à la poursuite de Miniac qui avait de l'avance. Il dévala
quatre par quatre les marches et faillit glisser. Il passa le
fond secret de l'armoire et déboucha dans la resserre. Un
oeil à droite, à gauche, de crainte que son ennemi ne l'attende
avec un morceau de bois ou une autre arme. Rien. Il
franchit le seuil et sauta par dessus le brasier de flammes
qu'il avait allumé. Il retomba prestement presque à quatre
pattes. Le rebouteux arrivait et lui lança :
- Il a pris la direction du Val sans Retour. Vous ne le
rattraperez plus. La police finira par l'avoir, il n'a plus aucune
chance de s'en sortir.
- Donnez-moi cette lampe et occupez-vous de
Gwanaëlle. Appelez une ambulance, elle semble mal en
point.
Il prit la lampe que lui tendait son gigantesque camarade et
partit à toute allure dans la direction que venait de lui indiquer
Kerfannec. Grâce à la lumière, il pouvait courir sans
avoir peur de chuter, ce qui était un avantage non négligeable
sur Miniac.
Il traversa des buissons tout mouillés et enjamba des flaques
d'eau où brillait la lune, maintenant à son apogée. Il
s'aida de racines pour escalader des petites buttes. Il s'arrêta
un instant et projeta le faisceau de sa lampe devant lui.
Tout au loin, il venait de voir une silhouette sombre qui
dévalait. Il reprit sa course effrénée. Il gagnait de l'espace
sur son fuyard. Tête baissée, il traversa une futaie de
genêts qui le griffèrent au passage. Il déboucha enfin au
sommet. où des rochers gris lui faisaient face partout autour
de lui . Tout près, la falaise du fameux Val Sans retour,
escarpée et dangereuse. Mais aujourd'hui, il ne s'agissait
plus de légendes, il s'agissait du passé qui avait rongé le
coeur d'un homme jusqu'à ce qu'il devienne fou. Pourquoi ?
Il ne le savait pas. Sa jeune amie le lui apprendrait peutêtre.
Miniac était du genre d'individu à raconter des histoires,
à se justifier afin d'excuser ses actes répréhensibles. Il
se demanda combien de personnes il avait tuées.
Il avançait, lampe en avant. Le vent était glacial, et des nuages
s'amoncelaient à l'horizon. La lune serait bientôt a
cachée de nouveau. Il vit une masse sombre devant lui, et
n'eut que le temps de se jeter à terre quand il devina qu'on
lui jetait une pierre. Elle passa près de sa tempe, mais ne le
toucha pas. Une autre pierre vola. Elric n'eut que le temps
de mettre son bras en avant. Elle cogna brutalement le
jeune homme qui eut tellement mal qu'il crut un instant avoir
l'avant-bras brisé. Ce n'était heureusement qu'une impression.
Il courut alors vers son agresseur et plongea dans ses
jambes. Les deux hommes roulèrent ensemble sur quelques
mètres. Le précipice était près d'eux. Miniac se releva le
premier et agrippa Elric par les cheveux. Celui-ci hurla. Il
posa ses deux mains sur le sol, et projeta en une ruade ses
pieds dans le ventre du vétérinaire qui tomba à la renverse
et ne bougea plus. Sa tête avait cogné contre un rocher.
Péniblement, le garçon se leva. En traînant à moitié sa carcasse,
il s'approcha près du corps inerte. Il le poussa du
pied.
- Mhhh ! Evanoui, sans nul doute. Eh bien l'histoire
se termine ici.
Il s'accroupit devant le vétérinaire.
C'est à ce moment que Miniac se releva soudainement et lui
flanqua une pierre au travers du visage. Elric vit trente six
chandelles. Il sentit la chaleur dans sa tête et sa vue s'estompa
en un brouillard diffus. De manière lointaine, il parvint
à entendre la voix stridente et hystérique de Miniac qui lui
parlait.
- Sale petit coq. Tu crois que tu vas pouvoir m'attraper.
Tu crois que j'ai pu passer autant d'années à pourchasser
un assassin, et qu'un vulgaire petit adolescent sera un
obstacle et m'empêchera d'assouvir ma vengeance. Idiot
que tu es. Tu vas mourir, mon garçon. Il ne fallait pas te
mêler des affaires qui ne te regardent pas. Je trouverais
bien un moyen de me débarrasser de la belle petite
Gwanaëlle, mais pour l'instant.
Il regarda autour de lui. Il vit un rocher de bonne taille et se
pencha vers lui. Sous le poids, il chancela un instant. Il
revint vers Elric, à moitié sonné, et souleva le rocher coupant
et lourd pour lui fracasser la tête.
Il fallut un dixième de seconde au garçon pour évaluer le
danger. Il allait mourir, la tête broyée sous une roche. Alors,
il déplia sa jambe droite qu'il glissa entre celles de Miniac.
Avec la gauche, il les bloqua et roula sur le côté, entraînant
le vétérinaire, qui, déséquilibré, ne comprit pas tout de suite
ce qui lui arrivait. Ses yeux s'agrandirent sous la surprise,
puis sous la peur. Derrière lui, le vide. Il tenta de lâcher son
énorme projectile mais sous le poids de celui-ci, ne maîtrisa
rien du tout. Un instant, il resta suspendu entre ciel et terre
maintenu par la prise d'Elric. Il ne vit plus Miniac. Celui-ci
tombait à la renverse en comprenant que le gouffre le happait.
Il poussa un cri horrible qui se transforma en gargouillis.
Elric entendit simplement le hurlement du vétérinaire et
le bruit de son corps qui rebondissait en heurtant les
rochers saillants dans sa chute mortelle.
Puis le silence.
Des secondes passèrent.
Elric se sentait encore étourdi. Il regardait le ciel à nouveau
rempli de nuages sombres. Il aspirait goulûment le vent tout
en essayant de reprendre son souffle. Le ciel prit soudain
une couleur blanchâtre et orangée et des millions de papillons
blancs semblèrent tomber. Quelques uns touchèrent
son visage.
- De la neige, pensa-t-il
Il resta là presque une heure à sentir sur lui la caresse
cotonneuse et glacée des flocons. Il se sentait bien. Un
poids venait de quitter sa poitrine. Il n'avait plus peur qu'il
puisse arriver quelque chose à Gwanaëlle. Il ne se le serait
jamais pardonné et se serait senti coupable toute sa vie.
Bientôt, une épaisse couche de neige recouvrit le Val Sans
Retour. Il se leva, observa la beauté du Miroir aux Fées.
Tout devenait blanc, comme si l'hiver avait décidé de recouvrir
de sa couleur virginale toutes les impuretés de la terre
et des hommes. Il ramassa sa lampe et descendit rejoindre
ses compagnons. Ses semelles crissaient, le vent était froid.
Il était tout mouillé, l'épaule endolorie, le cuir chevelu saignant
et pourtant, il se sentit étrangement bien.
EXPLICATIONS
Deux jours s'étaient écoulés depuis la nuit tragique.
Gwanaëlle avait passé son temps à l'hôpital à dormir. Elle
mettrait longtemps à se remettre. Les choses qu'elle avait
apprises la marqueraient à tout jamais, et elle ne serait plus
comme avant. L'éclat de son regard avait d'ailleurs changé.
Une lumière tout au fond d'elle-même avait cessé de briller.
Le passage de l'enfant qu'elle était à la femme qu'elle devenait
était douloureux. Elle savait pouvoir compter sur son
compagnon qui pendant tout son séjour à l'hôpital la couvrit
de baisers, de fleurs, et de paroles tendres. Kerfannec aussi
semblait avoir tiré des leçons de cette expérience. Rampain
qu'il avait toujours considéré comme un ami, presque
comme un père, n'était en fait qu'un homme qui durant sa
jeunesse avait succombé à l'appât du gain. Sa cupidité
l'avait entraîné dans un sillage morbide qui n'avait pas eu de
répercussions que sur son existence. Il avait brisé des vies
pour un moment de violence. Celle d'un prêtre, qui bien que
représentant d'une secte de tueurs fanatiques n'en était pas
moins demeurée innocente dans le cas qui les concernait.
Ensuite, Vasnayah qui avait tout perdu : son mari puis son
fils qui s'était éloigné d'elle. Ses espérances de jeune
femme avaient été brisées et elle n'avait dû son salut qu'en
essayant d'oublier un passé qui l'avait détourné d'un destin
plus serein. Miniac, lui, était plus une victime qu'autre chose.
Sa vie n'avait été qu'illusions et désirs de vengeance. En un
autre contexte, il aurait pu être ce vétérinaire bonhomme à
qui il tentait de ressembler pour masquer ses sinistres
ambitions. Lui aussi, peut-être, aurait pu avoir une vie simple
et dénuée de haine et pourtant...
Et puis Rampain avait entraîné dans son malheur la mort de
son frère et de sa belle-soeur. Il avait été responsable
même après sa disparition du destin lourd et chargé qu'allait
devoir vivre la jeune Gwanaëlle, heureusement épaulée par
des personnes fiables.
Elric était sorti plus tôt de l'hôpital. La gendarmerie
l'avait convoqué. Kerfannec se devait de raccompagner la
jeune femme chez elle en tout début d'après-midi. Il les y
rejoindrait.
La neige n'avait pas tenu. Une nuit tout au plus, et la pluie
avait recommencé son balai lancinant et monotone. Elric
avait remis son vieux cuir. Il avait revêtu son jeans délavé et
ses bottes. Sur sa Harley Davidson, il roulait gentiment et se
demandait ce que lui voulaient les gendarmes.
Il arriva vers onze heures. Il glissa un énorme antivol autour
d'un poteau et de sa roue avant. Il poussa la grille et entra
dans la salle. Trois personnes l'attendaient et l'invitèrent à le
suivre dans une pièce voisine. Une charmante contractuelle
au sourire ravageur et aux formes agréables leur amena
une tasse de café à chacun.
- Jeune homme, nous vous avons contacté parce que
nous avons eu quelques problèmes.
Elric savait de quoi ils voulaient parler.
- Vous pensez à la porte que nous avons fracassée ?
- Pas seulement, mais c'est vrai que vous avez joué
les apprentis détectives et que si je ne m'abuse la Police,
c'est nous...
Elric sourit. Il repensait à Stallone dans le rôle du juge Dred
affirmer qu'il était La Loi.
- Dois-je vous préciser, minauda Elric, que nous
avons sauvé Gwanaëllele. Vos gendarmes étaient pris dans
un système où les paperasses qu'ils devaient obtenir n'ont
été signées que trente six heures plus tard. Je crois pouvoir
vous dire que si Kerfannec et moi-même n'avions pas été là,
vous auriez le décès d'une jeune fille sur la conscience.
Mais peut-être n'en avez vous pas, lança, vicieux, le garçon
qui sentait la colère monter.
- Je crois aussi pouvoir vous dire, surenchérit-il, que
vos forces de l'ordre n'ont mené aucune enquête susceptible
d'amener Miniac à être accusé . Alors, certes, nous
avons agi de manière un tant soit peu cavalière, mais le
résultat est plus que probant, non ?
Les deux officiers en uniforme qui lui faisaient face furent
estomaqués par ces propos, mais s'abstinrent de tout commentaire.
- Euh, commença l'un deux, il faut admettre que votre
aide nous a fait avancer énormément. Toutefois, nous souhaiterions
que vous n'ayez plus à agir de la sorte dans le
futur.
- Entendu, jusqu'à la prochaine fois, répondit-il cinglant.
Plus rien ?
Buisson apparut derrière lui, gêné et conciliant.
- Oublions cela, jeune homme. Nous voudrions vous
parler de l'histoire que vous avez eue dans cette maison,
ainsi que celle concernant cette voiture noire qui a tenté de
vous tuer...
- Ah, se rappela le jeune homme, de quoi s'agit-il. ?
- Lelouarn a accepté de nous faire quelques aveux.
En fait il travaillait, comme Edouard pour un industriel hollandais
qui souhaitait acheter à bas prix toutes les terres
avoisinantes du Val Sans Retour.
Au regard interrogateur d'Elric, le gendarme crut bon de
préciser :
- Vous savez, le villageois disparu il y a plus de trois mois.
- J'avais oublié ce détail, avoua humblement le garçon.
- Son but était de créer un énorme complexe touristique
incluant, en plus des hôtels, des supermarchés, des commerces,
une discothèque et tout ce qui peut attirer de la
monnaie. La psychose qui était en train de prendre racine
arrangeait bien cette société qui escomptait acheter à bas
prix certains terrains dont les propriétaires commençaient à
prendre peur. Or, Lelouarn dans une discussion a glissé que
vous veniez d'arriver en ville...
Elric commençait à comprendre.
- ... Cet homme vous connaissait. Vous avez une
réputation d'enquiquineur quand il s'agit de défense d'environnement.
Il a pris peur et a cru que votre venue n'avait
d'autre but que de lui mettre des bâtons dans les roues. Ce
que vous avez fait d'ailleurs. La voiture devait au départ
vous faire peur ou vous supprimer en fonction de votre
degré de réaction.
Elric repensa à la bagarre magistrale qu'ils avaient menée,
lui et son ami le rebouteux.
- En tout cas, aujourd'hui tout ce joli monde a été arrêté.
Nous vous demandons de déposer une plainte afin que ces
gens n'essaient plus de souiller notre Bretagne à laquelle
nous tenons tant. Celle qui fait revivre en nous un passé
qui...
Le policier était parti dans une verve que plus personne ne
pouvait stopper. Ses élans de lyrisme fatiguèrent d'un coup
Elric qui se leva et salua à la cantonade avant de partir.
- C'est entendu, je viendrai demain matin. En attendant
quelqu'un m'attend.
L'enthousiasme oratoire du représentant de l'ordre n'avait
même pas été stoppé par son départ. Elric ressortit,
remonta son col, puis après avoir ôté son antivol, enjamba
sa moto et fila.
EPILOGUE
Un busard tournoya et piqua sur les arbres. Le Miroir
aux Fées était lisse et ses couleurs gris et argent ressemblaient
aux éclats d'un pavois médiéval. Main dans la main,
Gwanaëllele et Elric s'étaient assis tout près. Kerfannec était
resté chez elle à siroter un verre de cognac et à rédiger des
notes sur ce qu'il avait vécu. Toute une période de son
passé lui était revenue avec cette aventure dont il ne tenait
pas que le temps vienne émousser cette masse de souvenirs.
Les deux jeunes gens étaient alors sortis se promener.
Le géant les avait regardé sortir, attendri. La pudeur lui avait
conseillé de leur laisser un peu d'intimité.
- Ces tourtereaux l'ont bien mérité. Avec toutes ces
embrouilles ils n'ont pas dû avoir le temps de s'embrasser
très souvent
Bien qu'encore sensibilisée par toute cette histoire, la jeune
fille allait beaucoup mieux. Elle était belle comme le jour, et
sa chevelure rousse rappelait la couleur des feuilles d'automne.
Ses grands yeux légèrement maquillés et sa bouche
pulpeuse donnaient au garçon l'irrésistible envie de l'embrasser
sans retenue et il devait se contenir. Il le lui avoua
et elle rit aux éclats, du rire charmant et provocateur d'une
femme qui connaît son pouvoir de séduction.
Elle se blottit contre les épaules d'Elric et quémanda un baiser
au jeune garçon. Elle portait un parfum envoûtant et le
garçon se sentait pousser des ailes tant le paradis lui semblait
proche.
- Tu retournes à Paris, bientôt ? lui demanda la jeune
fille anxieuse.
- Eh bien je voulais t'en parler. J'envisagerais assez
de me situer dans la région. Le climat me plaît, et j'ai repéré
une petite maison pas très loin du bourg qui est fort charmante.
Je pense pouvoir l'acquérir pour une somme relativement
raisonnable.
- Tu t'installerais dans la région ? Définitivement ?
- Cela te plairait, demanda-t-il ?
Elle ne répondit pas, mais lui balança un sourire ravageur
qui le conforta dans son choix. Elric pensa qu'il était agréable
d'être amoureux. Il avait eu ses parents au téléphone et
leur avait condensé toutes les péripéties survenues ces derniers
temps. Sa mère avait voulu rentrer tout de suite, mais
il la rassura et lui rappela que de toutes façons il était
convenu qu'ils se verraient à Noël. Son père l'avait félicité
en lui rappelant qu'il avait des articles en retard pour des
ouvrages historiques commandés par le musée du Caire.
Décidément, son travail reprenait toujours le dessus.
Toutefois, il avait craqué quand celui-ci lui apprit qu'il lui
avait dégotté dans un souk égyptien le chapeau qui avait
servi pour les tournages des films d'Indiana Jones.
- Le vrai chapeau d'Indy ! tu es génial !
En raccrochant il sourit et pensa aux nombreux musées de
France et de Navarre qui s'enorgueillissaient d'avoir en leurs
murs le seul et authentique chapeau de Napoléon.
- Je ne perdrai pas grand chose, tu sais. Paris est
une bien belle ville, mais se conduit souvent en maîtresse
redoutable. On l'aime, puis avec les années on la subit, on
s'épuise et on s'enlise dans un rythme de vie affolant où
presque tout est basé sur le paraître et non sur la valeur de
l'individu. Oh, bien sûr, dit-il à Gwanaëllele, une bonne centaine
de jolies Parisiennes va pleurer en me voyant partir
,mais qu'importe...
Elle le pinça. Ils rirent. Ils s'embrassèrent tendrement.
- Les fêtes de fin d'années approchent. Que dirais-tu d'inviter
mes parents pour le réveillon ? Ils crèvent d'envie de te
connaître. Kerfannec serait évidemment des nôtres.
- C'est entendu, soupira la jeune fille. De mon coté, je ne
retourne pas à Aix. Je reprendrais mes cours à Rennes.
Joseph m'a laissé un petit capital non négligeable en plus
de sa maison dont j'hérite. De surcroît, la vente de Dakini
couvrira mes études pendant plusieurs années, et cela sans
que je m'inquiète de quoi que ce soit.
Elric pensa qu'il lui devait bien cela.
Elle était heureuse. Les tempêtes qui s'étaient acharnées
sur le frêle esquif de sa vie semblaient vouloir partir très
loin. Elric se leva, lui prit la main et l'invita à rentrer. Ils marchèrent
côte à côte. Un bruit soudain les fit se retourner.
Elric scruta le sous-bois. Il lui avait semblé apercevoir une
forme sombre et claudiquante. Il haussa les épaules. Les
événements passés lui avait fait imaginer qu'il pouvait s'agir
d'une silhouette pas très grande, mais qu'importait... Ils
remontèrent le Val et regagnèrent la douce chaleur de la
maison.
Ils étaient hors de vue quand une silhouette boîteuse
surgit de derrière les fourrés. Elle portait un haubert bosselé,
un casque et une cote de mailles usée par les années.
Une cape noire et émeraude couvrait son dos voûté. De
grands cheveux blancs tombaient sur elle. Son visage semblait
très vieux bien qu'encore ferme et viril. Ses yeux bleus
couleur des fjords scandinaves brillaient doucement sous
des sourcils épais. Ses mains étaient posées sur une large
épée rangée dans un fourreau de cuir.
La silhouette regarda l'horizon. Elle s'enveloppa dans sa
cape afin de se protéger du froid piquant, puis elle sourit
doucement.
- C'est cela, jeunes gens, rentrez chez vous.
Protégez-vous de la flamme du foyer et de l'innocence de
votre âge. N'ouvrez pas encore les yeux. Le temps n'est pas
encore venu... Et pourtant, un jour... Brocéliande livrera son
dernier secret.
Alors, la pluie tomba dru et au lointain l'orage gronda.

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