Le Grand Boulevard au futur antérieur

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Je m’appelle Patrick Verstraete et je suis né le 4 décembre 1959, le jour du cinquantenaire de l’inauguration du grand boulevard dans la petite maison de mes parents située rue Ma campagne à Tourcoing. J’ai été baptisé quelques mois plus tard, dans l’église du Sacré-coeur à Tourcoing, boulevard gambetta. Mes premiers souvenirs de cette enfance insouciante sont des balades le long des allées ombragées par les tilleuls de l’avenue de la Marne qui bouchaient un peu la vue.
    J’ai ensuite suivi une scolarité normale à l’école Jean Macé, rue du flocon. J’y allais à pied et je devais courir pour traverser le boulevard, le cycle des feux tricolores étant bien trop court pour un enfant de cet âge. J’étais un bon élève et terminais mon CM2 avec les félicitations du conseil d’école pour mon passage en 6 ème. Le collège de secteur étant situé en centre-ville tourquennois, mon père m’y amenait dans sa première voiture, une coccinelle 1200 dont je me souviens encore de l’immatriculation (6132 FU 59). Nous tombions régulièrement dans les embouteillages, ce qui me valu quelques “colles” pour retard. J’obtins néanmoins mon brevet avec une mention. C’est un peu plus tard que mon père est décédé dans un accident de voiture, un automobiliste sortant d’un estaminet lui ayant refusé la priorité au carrefour St Maur à La Madeleine. Ma mère en est morte de chagrin 5 ans après.
    Lorsque j’arrivais, toujours à Tourcoing, au lycée gambetta pour le bachot, la taille de l’établissement m’effraya un peu ; je me réfugiais alors dans le travail. Néanmoins les tramways qui faisaient crisser les rails à la hauteur du Pont hydraulique réussissaient à me sortir de cette léthargie laborieuse. Ces rails où j’ai failli me rompre le cou à maintes reprises car à cette époque, j’allais au lycée à vélo, utilisant également sans vergogne les trottoirs des contre-allées pour gagner du temps !
    Le bac C en poche, je suis parti à l’université de Lille 3 suivre des études d’histoire. Je prenais le mongy à l’aube tout les matins pour une demi-heure de trajet rythmé par les stations qui défilaient et suivie d’un bon 45 mn de bus pour rejoindre le campus. Ce tramway qui peinait dans la montée de Saint Maur me permettant ainsi d’admirer les donjons, les coupoles monumentales et les façades rythmées d'arcades des habitations bourgeoises. Et comme je jouais dans un petit orchestre de rock, Heisengott et que nous répétions à la fac, combien de fois ai-je du courir pour attraper le dernier tram T vers Tourcoing qui me ramènerait à la maison. J’ai aussi, un bon nombre de fois fait du stop au Croisé-laroche, à la hauteur du supermarché qui avait remplacé le Château Chanteclerc, guitare à la main lorsque je n’avais pas couru assez vite et que j’avais du prendre le R et m’arrêter à Marcq en Baroeul !
    Parallèlement à mes études universitaires, j’avais obtenu un poste de pion au collège Carnot à Lille où je me rendais en scooter (un Zündapp Bella acheté d’occasion et retapé avec un copain) en empruntant les 7 mini-tunnels et les latérales qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Sur quinze kilomètres, tous les styles architecturaux du XXème Siècle défilaient. Mallet-Stevens, Cordonnier, Pagnerre, etc. Les architectes en avaient fait leur terrain de jeu. J’avais le béguin pour une des mes collègues, une jolie brunette qui habitait non loin de l’avenue de Flandre à Croix. Je la raccompagnais régulièrement à son domicile familial, parmi les belles demeures, les villas prestigieuses et les châteaux d’industrie. Mais avant qu’il ne se passe quoique ce soit entre nous, ses parents eurent vite fait de lui faire comprendre que je n’étais pas du même monde qu’elle et s’en fut fini de notre liaison.
    N’ayant donc ni petite amie, ni charge de famille, j’écumais les vide-greniers et autres marchés aux puces de la métropole à la recherche d’objets, de cartes postales, de tout ce qui pouvait me servir afin de préparer ma thèse. J’avais choisi comme sujet de mémoire de recherche: “La construction du grand boulevard, une œuvre révolutionnaire”. Je devenais petit à petit, un spécialiste du début du XX ème siècle sur la métropole.
    C’est chez un antiquaire de Mouvaux, au carrefour des 3 Suisses que je découvrais cette photo. Il s’agissait d’un autochrome sur plaque de verre particulièrement bien conservé. Ce premier procédé véritablement pratique de photographie en couleurs avait été inventé par les frères Lumière. Elle représentait un tramway mongy sur les pavés du “nouveau boulevard” comme l’indiquait la légende, avec quelques passagers à l’intérieur et une femme sur le marchepied.
    Ayant un petit labo de photo aménagé à la cave de mon domicile allée des roses à Wasquehal, je décidais d’en faire un agrandissement. Du format carte postale d’origine, je passais au A4 puis A3. Je remarquais tout de suite quelque chose d’étrange. Chaque augmentation de taille était nette ! Normalement quand vous agrandissez plusieurs fois de suite une photo, il arrive un moment où l’on ne distingue plus que des gros points. Pas de ça ici mais une définition digne des meilleurs appareils actuels. Fasciné par ce prodige de la technique photographique, je décidais d’aller plus loin en allant au préalable dévaliser en papier photo, le petit artisan-photographe du quartier. J’avais dans l’idée d’agrandir au maximum l’autochrome d’origine, dussais-je le faire morceau par morceau. Puis, vêtu d’un bleu de travail, je me mit à la tache, enthousiasmé comme un enfant qui déballe ses cadeaux le matin du 25 décembre. Au bout d’une nuit de labeur, je m’endormais dans le canapé, harassé devant la reconstitution à l’échelle façon puzzle géant de cette rame de tramway sur le mur de ma salle à manger.
    Mon sommeil fut peuplé de secousses et de freinages, d’accélérations et de virages comme dans les trajets de mes années fac. C’est une main ferme qui me réveillait en me secouant, une voix me disant «: Terminus, tout le monde descend”. J’étais assis sur un siège en bois dans le wagon de la photo et nous étions Grand Place à Roubaix. Face à moi se tenait l’église St Martin et son clocher reconnaissable. A proximité, j’apercevais la mairie et sa pendule affichant l’heure; 10H04.
    En descendant du tramway, un individu vêtu d’un costume trois pièces sombre passa à coté de moi. Ses cheveux étaient courts ; Il avait une moustache ainsi qu’une petite barbichette pointue. Il affichait la parfaite panoplie de dandy ; Montre à chaînette d'or, canne à pommeau sculpté, gants de chevreau,... La dame qui était à ses cotés avait une silhouette en S; Mince, les hanches et fesses en arrière, les reins très cambrés, tandis que sa poitrine pigeonnait. D’autres couples autour d’eux arboraient le même type de vêtements. Ici et là, des hommes et femmes en tenues très simples d’ouvriers ou de paysans allaient et venaient sous le soleil d’une belle journée d’été. J’avais l’impression d’être dans la reproduction très réussie d’une scène de vie de la belle époque.
    Mais ce fut la manchette des quotidiens affichés sur le kiosque de l’avenue Lebas qui m’arrêta. Le Matin & le Journal titraient: “Mme Caillaux est acquittée”. L’Humanité faisait sa une avec: “Jaurès assassiné”. Sur tous ces quotidiens, seule la date retenait mon attention; Samedi 1 er août 1914. Il ne me fallut que quelques secondes pour comprendre que ce n’était ni un rêve, ni un cauchemar. Par je ne sais quelle sorcellerie, nous étions le jour de la mobilisation générale. Dans quelques heures, tous les clochers de France allaient faire entendre un sinistre tocsin.
    Désespéré par mon incroyable sort, je me mis à traîner le pavé roubaisien, à l’ombre des maisons de maîtres pour me protéger des rayons brûlants. Indifférent à cette guerre mondiale qui se déclarait, j’errais à la recherche d’un moyen pour regagner “mon époque”.
    Mon estomac se rappela à mon bon souvenir par une série de gargouillis: J’avais faim et surtout très soif. Après tout je n’avais ni mangé, ni bu depuis plus d’un demi-siècle ! Il devait être aux environ de 20 heures et mes déambulations m’avaient mené Place de la Liberté. Au même moment, un groupe d’une cinquantaine de jeunes filles sortait du 24, une grand bâtisse qui semblait avoir été bâtie récemment. Au vu de leurs habits et de leurs discussions, elles étaient ouvrières d’une fabrique des alentours. L’une d’elles était un peu à l’écart et nos regards se sont croisés dans un sourire. Hypnotisé par cette première marque d’attention de la journée à mon égard, je traversais la chaussée pour m’avancer vers elle pour lui parler lorsqu’un tramway surgit de nulle part. Je me souviens du wattman qui faisait teinter sa cloche frénétiquement.
    Je me réveillais dans mon lit et dans la pénombre de ma chambre d’enfant.
- Maman, c’est toi dis-je à la présence féminine que je sentais à mes cotés.
- Doucement, calme toi me répondit-elle. Tu as dormi presque 12 heures.
- Oh oui, quel horrible cauchemar. J’ai rêvé que je voyageais dans le passé. C’était affreux.
- C’est finit, il n’y a plus rien à craindre. Tu es toujours en 1914.
Je me levais d’un bond et allais jusque la fenêtre afin de tirer les rideaux. Je n’étais pas dans ma chambre d’enfant mais toujours au même endroit et à la même date.
- Qui êtes vous ? Et où suis-je  ? demandai-je à la jeune fille.
- Je m’appelle Jeanine Huygevelde. Je suis fileuse à la fabrique Lepoutre. Souvenez-vous, vous avez failli vous faire envoler par un mongy. Mais il a juste heurté votre pied et vous avez été déséquilibré. En tombant, votre tête a heurté le trottoir et vous vous êtes évanoui. Vous êtes ici chez les Soeurs de l’Ouvrier où je viens deux fois par semaine, de 18 à 20 heures, pour apprendre à faire et à raccommoder mon trousseau. C’est devant chez elles que vous avez eu cet accident. Je leur ai dit que vous étiez mon frère pour qu’elles puissent vous soigner. Et vous qui êtes vous ?
Je reconnaissais maintenant la fille qui m’avait souri hier soir.
- Je m’appelle Patrick Verstraete et l’histoire que je vais vous raconter est incroyable.
- Moi, je vous crois me répondit-elle en s’approchant et en m’embrassant..

    Nous passâmes les jours suivants entre les draps de sa petite mansarde située à proximité de la fontaine des 3 Grâces à l'entrée de Roubaix et les promenades au beau jardin, le Parc Barbieux à coté du vélodrome. Nous allions régulièrement à Lille en empruntant ce nouveau boulevard, véritable trait d'union entre Lille, Roubaix et Tourcoing. Nous nous déplacions tantôt en tramway, tantôt à bicyclette par la piste cavalière. Une sorte de promenade verdoyante et lumineuse avant que le XXème Siècle, celui de l'automobile, dénaturerait ces tranquilles "Champs Elysée". Et pourtant, derrière les façades, il y avait la campagne. Au bout de quelques kilomètres, les demeures se faisaient plus rares, car trop excentrées. Le père de Jeanine était un petit cultivateur de Mons-en-Barœul qui avait été exproprié de ses terres du Sart, là où le mongy croisait la ligne F. De riches industriels et autres aristocrates avaient fait construire des villas somptueuses à la place. L’urbanisation n’atteindrait ces quartiers que dans les années 1920 ou 1930 avec de belles maisons Art déco.
    Néanmoins, je savais que ce conte de fée n’allait pas durer. D’ici peu, le 13 octobre, les soldats allemands entreraient dans Lille. La première guerre mondiale allait faire environ 10 millions de victimes. Mais elle serait suivie d’une succession d'inventions qui modifieraient profondément les modes de vie. Les femmes et les hommes de l'entre-guerre fonderaient leurs espoirs dans le développement de la technologie ; pour eux, elle serait capable de tout, même de l'impossible 100 ans auparavant. Au fil du temps, le tramway se moderniserait et l’artère qui traversait les champs se borderait peu à peu d’impressionnantes constructions témoignant des grandes tendances architecturales du siècle. Puis dans les années 50, la circulation automobile s’intensifiera. La chaussée centrale sera élargie et la voie cavalière disparaîtra au profit du cycliste et du cyclomotoriste. En 1973, on creusera le 1er mini-tunnel.
    En y réfléchissant bien, j’avais trouvé le moyen de regagner mon époque. Ce grand boulevard avait été dans ma vie depuis le début et c’était comme un juste retour des choses. J’avais pris ma décision, mon époque c’était ici et maintenant. Avec Jeanine.

    J’ai trouvé ce texte dans les affaires de mon grand-père paternel Patrick Verstraete mort le 16 octobre 1918. Il est décédé lors d’un dynamitage des ponts du grand boulevard par les Allemands, leur but étant de freiner l'avancée des troupes alliées mais aussi de paralyser l'économie. Mon père a toujours pensé qu’il s’est suicidé, sa mère, Jeanine étant morte de la grippe espagnole le 10 octobre 1918.
    J’ai vérifié dans les archives de l’Académie de Lille; Il y a bien un Patrick Verstraete né le 4 décembre 1959, qui a fait ses études dans les établissements mentionnés de 1962 à 1977. J’ai consulté les dossiers de l’université; Il y a bien eu un groupe de rock à la fac à la fin des années 70 avec un Patrick Verstraete à la guitare. Le site internet du collège Carnot à Lille mentionne bien un surveillant dénommé Patrick Verstraete. J’ai même fait dater le papier et l’encre. Tout semble vrai dans le récit. Il ne manque que l’autochrome.

Patrick Eillum
11 novembre 2009

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