Le grand-père

june

La visite de Jojo, petite fille d'un grand-père tourmenté.

« Je viendrais simplement partager tes vingt ans ». Il écarte le rideau en la voyant pousser le portail. Les rhumatismes ont eu raison de son corps. Il a dû se résoudre à la canne, lui qui envoyait valser toute tentative pour lui refourguer des sonotones à mille euros. Les roses dans le jardin, il les coupe encore. Il fait toujours le trajet, le matin, pour les courses. Quelques mots pour l'homme qu'il croise, sac leclerc à la main. La petite fille. Elle a sa famille, bien sûr. Mais lui, il l'a élevée à la sueur de son front, travaillant dur pour qu'elle ne manque de rien. Il a fait office de père, de grand-père, pour pallier à la sécheresse du cœur des autres. Une photo dans sa poche, sa fierté. Bientôt diplômée, peut-être avocate, faut bien rêver. Il a sorti le pot de confiture de fraises du jardin, a tranché le pain en multiples tartines. Tout a été patiemment beurré et tartiné, le tout en écoutant France Inter à un volume trop élevé. Jojo ne toque pas, elle salue bruyamment son grand-père puis s'attable devant les tartines.

-          Jojo, Jojo bouge pas je vais te préparer un chocolat chaud

Jojo ne bronche pas, elle sait qu'il ne faut surtout pas le contrarier : quand il veut faire plaisir, rien ni personne ne peut se mettre en travers de sa route. Elle baisse un peu la radio, s'amuse à faire de petites volutes de buée sur la vitre. Déjà l'hiver. Aucune nouvelle du père, de la mère, du petit frère. Evaporés de son paysage mental. La dernière fois, c'était un message griffonné au dos d'une notice ikea. Ca disait : On va bien, on espère que toi aussi, les dents du petit sont tombées. On t'embrasse. Et ça avait mis le grand-père dans une colère au premier abord insondable. Puis elle l'avait aperçu dans le jardin, en train de piétiner les potirons. Ceux qu'il avait patiemment fait pousser au fil des années. Ils avaient laissé la petite au coin du feu, un jour de visite. Il avait bien vu comme son fils avait changé, comment son âme s'était craquelée, comme il n'était plus que l'ombre de lui-même. Sa femme était d'une pâleur mortelle, mais toujours enjouée, même quand elle s'apprêtait à abandonner son enfant. Ils avaient laissé Jojo pendant quatre ans. Sans donner de nouvelles. Impossible de les joindre, même  avec leur maudit téléphone portable. Ils s'étaient alors constitués une petite vie, et elle était heureuse avec lui, la petite. Puis un jour la mère était revenue, un double menton avait poussé sur son visage. Alors elle lui avait pris Jojo. En larmes, Jojo. Sans se retourner. Depuis, la graine de la haine avait largement germé.

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