Le Hall B2

luinel

Dans le parc des exposition déserté, le Hall B2 est vide. Un type y ouvre une porte. Il voit un autre type, assis, seul, inoccupé. Que se passe-t-il quand on ouvre une porte...


LE HALL B2


I 

Avez-vous déjà ouvert une porte sans raison ? Par réflexe, sous l'effet d'une impulsion inédite ? Qu'avez-vous trouvé de l'autre côté de la porte ?

J'ai souvent pensé, depuis que cette histoire m'est arrivée, à cette phrase que citait Frédéric Dard pour évoquer le début d'un roman : « Il poussa la porte et entra ». Si vous êtes capable d'écrire la suite, disait-il, c'est que vous êtes un romancier. Et si vous êtes capable de la vivre… ? Moi, je ne suis pas un romancier mais la suite de mon geste fut une étrange aventure. Pas un roman, une expérience…

Je traversais le parc des expositions de notre ville. Il n'y avait alors aucune foire, aucune manifestation quelconque et l'espace, ses allées, ses bâtiments, était totalement vide. Je passais par là car pour rentrer chez moi, c'est un raccourci. J'emprunte souvent cet itinéraire quand le parc est déserté. Je connais les endroits par où il faut passer, la brèche dans le mur de clôture pour y pénétrer, la porte jamais verrouillée pour en sortir.

Donc, je traversais le parc. C'était un jour ordinaire, le temps avait été frais et humide toute la matinée mais, en cet après-midi, le ciel s'éclaircissait.

J'ai longé le bâtiment B5, j'ai tourné à gauche comme je fais habituellement lorsque je passe par là. L'allée est large, bordée de lampadaires design qui s'allument lorsqu'il y a nocturne. A ma droite, il y avait la rotonde du bâtiment B3, celle des grands écrans et des salles de conférence. Je suis arrivé au bâtiment B2 qui est le hall principal. Un long mur blanc, une haute verrière et des doubles portes aux battants bleus. Il y en a cinq jeux. C'est par ces passages que s'engouffrent ou ressortent les visiteurs, les foules qui fréquentent les foires et salons. Mais avant ces grandes portes, quasiment au coin du bâtiment, il y a une petite porte blanche. Une porte de service peut-être. Une porte de service, probablement.

Je ne sais par pourquoi, ce jour là, je me suis avancé, j'ai actionné la poignée. La porte s'est ouverte.

Cette porte, je l'avais vue des dizaines de fois, lors de chacune de mes traversées. Je n'avais jamais songé à…

Pourquoi ce jour là… ?

Derrière la petite porte, un immense espace. Vide. Une nef de béton aux piliers de fonte qui devait couvrir… je ne sais, moi… deux hectares, peut-être même plus… Un hall rectangulaire dans lequel on se sentait perdu.

D'emblée je l'ai repéré. Il y avait un type qui était assis sur une borne, un bloc, le fût d'une colonne – que sais-je. Un type immobile qui paraissait tout petit au milieu de cet espace incroyable, de ces volumes hors normes, un peu comme un personnage dans un dessin de Sempé. Je n'ai pas pensé que moi-même je devais être lilliputien au seuil de ma petite porte. Je n'ai eu d'yeux que pour lui.

Il était là, immobile, vêtu d'une gabardine, sans bagage ni accessoire, la tête légèrement inclinée, les mains jointes rassemblées sur les cuisses.

Je l'ai longuement regardé, il était à quelques dizaines de mètres de moi. Il n'avait pas bougé, pas tourné la tête. Il restait impassible.

J'ai eu cette réflexion idiote : « Que vais-je faire de lui ? »– me suis-je dis. Comme si je l'avais inventé, comme si j'étais responsable de l'avoir posé là, seul dans ce bâtiment B2.

Attendait-il un train ? Il avait en effet l'attitude caractéristique d'un homme qui attend un train, qui connait l'horaire, ne s'impatiente pas, laisse tranquillement passer les minutes, les heures peut-être. Tout dépend de la gare où l'on attend, de la ligne de chemin de fer en question, selon qu'elle est très fréquentée ou pas, et même du pays dans lequel on est parti voyager. Mais cet homme n'était pas dans une gare, il était dans le bâtiment déserté d'un parc des expositions.

Alors ?

Cette histoire de train, je me suis dit que c'était vraiment caractéristique de ce que je suis. Je prêtais à cet homme immobile la situation d'un homme qui voyage…

Moi, je suis un voyageur. J'aime bien découvrir mes semblables, les observer, noter leur jeu, leurs attitudes, leurs mœurs, je suis curieux de nature. J'aime aller ailleurs. Bouger. On me dit souvent et depuis toujours : « Tu ne tiens pas en place… » Un psy pourrait même me demander : « Que fuyez-vous ? » Je sais bien que je suis excessif.  Bref, je bouge.

C'est peut-être pour cette raison que j'ai ouvert la petite porte blanche, que j'ai découvert ce type. Et que je me suis interrogé.

S'il n'attendait pas le train, qu'attendait-il ici ? Un événement ? Une rencontre, moi par exemple - pourquoi pas ? Une révélation ? Il y en a des motifs d'attente dans la vie… Ca me rappelle l'histoire d'un type qui attendait une lettre d'amour. Il vivait seul, n'avait pas de partenaire, était loin de tout et pourtant il attendait une lettre d'amour. Elle pourrait arriver d'un instant à l'autre, elle arrivera bien un jour, se disait-il… Du coup tous les jours il guettait le facteur. C'était peut-être le cas de ce type, là-bas…

Mais peut-être aussi n'attendait-il rien.

On peut très bien s'asseoir et ne rien attendre, me suis-je dit. C'était pour moi une hypothèse un peu étrange tant je suis d'un naturel agité mais une hypothèse que je ne pouvais pas exclure. Il fallait la prendre en compte. On peut s'asseoir simplement parce qu'on veut réfléchir, résoudre des problèmes, faire murir une pensée. Ou s'asseoir parce qu'on veut être tranquille, se reposer, laisser couler le temps…

Oui, bien sûr. Ca doit exister des gens de ce genre… Peut-être le gars assis là-bas relevait-il de cette catégorie. Il n'attendait rien, même pas une lettre d'amour.

Laisser couler le temps : c'est une jolie formule, une belle idée. Peut-être y a-t-il des gens qui ne cherchent rien d'autre dans la vie que la saveur du temps qui passe sans prétendre l'encombrer d'activités ni de gadgets. Ni de mouvements inutiles. Un mouvement est une dépense, une dépense d'énergie, disent certains, il faut savoir économiser.

Mais pourquoi choisir cet endroit, cet espace clos et normalement interdit, ce lieu retiré ? A l'écart ? Il y a nécessairement une intention à ce type de choix. On n'est pas assis là par hasard. Sur un quai de métro oui, sur un banc public d'accord, sur le bord de n'importe quoi, je veux bien. Mais au milieu de bâtiment B2, non.

Non !

J'en étais là de mes réflexions quand le type là-bas a bougé. N'allez pas croire qu'il s'est levé ou qu'il a même changé de place. Il s'est simplement gratté la joue gauche de sa main droite. Une manie peut-être ou un réflexe. Moi-même depuis que j'avais ouvert la porte, j'étais resté immobile. Du coup ça m'a fait bouger. J'ai fait un pas, deux peut-être. Je suis entré à l'intérieur du hall, j'ai avancé de 80 centimètres, de cet ordre là, pas plus. La porte derrière moi s'était refermée. J'étais à l'intérieur, je me retrouvais comme lui là-bas, pleinement immergé dans cette immense nef emplie de vide. Enfermé au milieu de nulle part. Coupé du reste.

J'ai fermé les yeux une seconde.

Et j'ai compris.

C'était l'isolement. La quiétude. L'éloignement de tout.

En un instant j'étais envahi de douceur, d'une douceur cotonneuse et protectrice. Coupé du monde, non pas au sens où l'on en est rejeté, mais épargné de son agitation, de sa rumeur permanente. Dirais-je le mot ? De sa vanité…

Ce type là bas, c'était ça.

Alors je me suis avancé. 

II

 Tout le monde connait la chanson de Renaud : « J'étais tranquille, j'étais peinard ».

Monsieur A. était tranquille, en effet.

Et puis soudain une porte s'est ouverte, là-bas dans le coin, une petite porte blanche dérobée, non pas l'une de ces grandes portes bleues à deux battants qui permettent l'entrée et la sortie des gens quand il y a un salon. La petite porte s'est ouverte et une silhouette s'est inscrite dans l'embrasure.

Il était là depuis un bon bout de temps déjà, Monsieur A. Peinard, donc. Il y a ses habitudes. Quand le parc des expositions est vide, entre deux salons, il sait qu'il peut venir s'y réfugier. Il habite à deux pas, dans la rue du 20 juin, celle qui donne sur le boulevard.

Ici dans ce vaste espace, il possède un siège attitré en quelque sorte : c'est un bloc de béton, une de ces bornes qui délimitent les allées quand il y a exposition. Celle-là est scellée sur le sol. C'est le trône d'un royaume qu'il s'est aménagé. Il ne l'a conquis sur personne, ne l'a pas volé. Ce royaume n'existe que pour lui.

Il en est le souverain. Souverain de lui-même, de ses songeries, souverain de son propre vide qui le nourrit si bien.

Lors de l'un de ses passages, il a remarqué que le bloc en question, son trône, était situé environ aux deux tiers de la longueur et aux deux tiers de la largeur du hall B2. Un emplacement idéal qui répond au nombre d'or. Il n'y a pas de hasard. C'est pour cette raison probablement que lorsqu'il y siège, il se sent si bien. Si apaisé et si serein.

La première fois qu'il s'y est installé c'est quand Evelyne et lui se sont séparés. Autant dire que ce n'est pas d'hier. Ils s'étaient querellés au déjeuner. Assez violemment, c'est vrai. Puis ils sont sortis faire des courses dans la galerie marchande. Et sur l'allée centrale, au milieu de la foule dense des samedis après-midi, du cri des camelots et des annonces promotionnelles enveloppées de musique assourdissante, ils ont divergé. Leurs chemins se sont séparés. Pas un adieu. Un simple écart de trajectoires. Au retour, à l'approche de la rue du 20 juin et de ce parc des expositions, il a reçu en plein regard ce grand hall, ce bâtiment B2 dressé face à lui. Un vaisseau immense, haut, long, large. Blanc, vierge. C'était en février, entre le salon du bricolage et la revue du vêtement maritime. Il s'est senti aimanté. Il a trouvé une ouverture dans la grille, il a trouvé la petite porte blanche, il est entré, il s'est installé.

« Ouf ! », a-t-il dit dans le calme immobile de cette nef vide.

C'est par cette déclaration monosyllabique qu'il venait de fonder son royaume.

Il était donc assis sur le trône de ce vaste domaine quand est apparue là-bas, à quelques dizaines de mètres, la silhouette inscrite dans l'embrasure de la petite porte blanche.

Il y avait eu un petit grincement, la plainte légère d'un gond qui s'actionne. Ca aurait dû rester inaudible mais dans le grandiose espace de ce hall déserté, le moindre bruit résonnait.

Que venait faire ce type ?

Monsieur A. assis sur son bloc, resta immobile, ne modifia même pas l'angle de son regard, ne bougea pas les paupières. A quoi bon ? Les battements de son cœur demeurèrent les mêmes. Pourtant son esprit s'alluma. Il était précédemment dans une douce torpeur, envahi d'une sérénité contemplative totale et voilà que l'encéphale se remettait en marche. Comme si l'on avait appuyé sur le bouton On/Off, côté On.

Une phrase alors se déclencha dans la matière grise de Monsieur A. : « Que faire de ce type ? » Comment traiter cet importun ?

Comme si lui, Monsieur A. avait un quelconque pouvoir pour en faire quelque chose…

« Je n'attendais personne. Je n'ai besoin de personne. J'étais bien, si bien… »

Pourtant, si. L'arrivée de ce type - parka épaisse, pantalon de toile, casquette en cuir digne d'un leader ouvrier des années 30 - suscitait un effet étrange. Pas vraiment un dérangement ni un mécontentement. Plutôt un étonnement. Un sentiment de surprise comme lorsque survient quelqu'un qu'on n'attendait plus mais que… comment dire… on espérait peut-être un peu. Une arrivée à laquelle on ne peut croire mais qu'on ne demande qu'à croire.

Le retour d'un disparu par exemple. Le retour du père, pour dire les choses. On n'attend pas mais il arrive. Inévitable !

C'était peut-être l'effet de cette casquette de cuir, allez savoir.

Monsieur A. avait perdu son père vingt ans auparavant. Ce père austère et autoritaire, ce père engagé politiquement lui manquait. C'était par phases. Des semaines, des mois entiers, Monsieur A. n'y pensait pas, trop pris par la vie quotidienne, les activités du moment, ou la plupart du temps d'autres pensées, d'autres songeries. Puis soudain, à la faveur d'un mot, d'un détail, l'idée du père lui revenait en tête. Des souvenirs surgissaient en masse, en trombe même. Sa grande absence de trois semaines par exemple lors d'une grève avec occupation des locaux. Les mots lutte, syndicat et son regard fier. A la clef de ces souvenirs, une vague d'émotion. C'était à la fois douloureux et d'un grand bonheur. Ce père était mort, mort et enterré, enfoui désormais dans les songes du passé. Les vibrations de son souvenir ne devaient plus se manifester dans beaucoup d'autres cœurs que dans celui de son fils.

Et ce fils se retrouvait tout à coup avec une sensation étrange, celle d'une attente aboutie. C'était comme s'il avait attendu son père, sans y croire vraiment d'ailleurs, et que ce père arrivait. Le type là bas, dans l'embrasure de la petite porte blanche, ça aurait pu être lui.

Et sa mère ?

Oui, sa mère ? L'idée lui vint aussitôt après.

Il aurait pu tout autant attendre sa mère, en effet. Cette femme brune et énergique que tout le monde appelait Madame Aimable, était morte longtemps auparavant, bien plus longtemps que le père. Et au fur et à mesure que Monsieur A. vieillissait, le souvenir de sa mère se réactivait. Images d'enfance et de jeunesse, propos, convictions fermement affirmées et mises en pratique. Sa mère, quoi… Oui, il pourrait l'attendre, l'attendre et être surpris de sa venue. Incrédule et ému.

… mais le personnage là-bas était un homme. Pas d'ambigüité.

Monsieur A. revint au présent. Au réel.

Le présent, ce n'étaient pas les fantasmes, les méandres de pensées incontrôlées, c'était ce hall où lui, Monsieur A., venait se réfugier et qui était perturbé par l'arrivée inopportune d'un type surgi de nulle part. Un agent de gardiennage peut-être – mais il n'en avait pas la tenue. Un contrôleur de je ne sais quoi, pointilleux et intransigeant. Un emmerdeur, un chieur quoi, qui venait le chasser. Un quidam qui pénétrait dans son royaume de paix et de sérénité pour réintégrer cet espace magique dans la triste réalité du monde ordinaire. N'en faire qu'un pavillon de Parc des Expositions mis en sommeil entre deux manifestations. Un décor matériel de cette ville où des bonshommes de tous les jours allaient et venaient tristement – et des bonnes femmes aussi.

C'était bien ce monde-là, décevant et médiocre que Monsieur A. fuyait quand il se réfugiait dans ce Hall B2.

Ce n'était pas un hasard s'il y venait de plus en plus souvent. S'il se déconnectait pour des phases de plus en plus longues de la vie réelle et s'il plongeait avec délectation dans un monde de songe, de vide, de riens, petit bonhomme isolé dans une vacuité de béton isolée des autres.

Le type là-bas fit un geste. Ou plutôt il avança d'un pas. Presque rien mais cela suffit à ce que la porte se ferme derrière lui. Deux toute petites choses mais qui furent un bouleversement pour Monsieur A. Un renversement, pourrais-je dire.

Le pas en avant du bonhomme ce n'était pas une intrusion supplémentaire, l'avancée d'un conquérant dans un royaume préservé. Ce fut tout à coup, pour Monsieur A, l'exact opposé. Etrange mécanisme dans la tête… La prise de conscience que le monde existait le saisit tout à coup. Et que lui-même, Monsieur A. s'il avait fait le choix de s'en éloigner, s'éloignait aussi de la réalité avec un grand R, du tangible et de l'incarné. Il s'en était coupé, abstrait. Et d'évidence cela ne convenait pas.

S'il continuait, s'il persévérait dans le confort de cette fuite, il deviendrait fou peut-être. Un fou tranquille et apaisé, un fou ignoré. Pas si grave. Mais ce qui le menaçait vraiment, ce qui se jouait c'était bien pire : à rester cloitré dans son hall B2, un jour il n'aurait plus la qualité d'être humain. Une entité dévitalisée, un faux vivant sans vie, voilà ce qu'il serait. Tout simplement. Il n'aurait même plus la promesse de devenir un souvenir possible dans l'esprit de certains proches, comme l'étaient devenus, dans son propre esprit, son père, sa mère, Evelyne et bien d'autres.

Il aurait disparu dans un néant absolu.

Alors il se leva.

III

 Les deux hommes se sont avancés l'un vers l'autre.

Deux petites silhouettes cheminent pour se rencontrer, deux fourmis sur une terrasse. Les murs de bâtiment qui sont habituellement témoins de rumeurs multiples, de houles humaines, de densités colorées, d'encombrements de toutes sortes lorsqu'il y a salon, ne vibrent aucunement face à ce micro déplacement. Ce n'est rien. Rien pour les puissants piliers, rien pour la haute voûte, rien pour l'infini espace du sol. Rien qu'un bonhomme en gabardine et un autre en parka épaisse qui vont à la rencontre l'un de l'autre.

Vingt mètres les séparent, trente au maximum. Il leur faut peu de temps pour être face à face. Ils se regardent, dialoguent de façon muette, se comprennent peut-être.

L'agité, celui qui vient de l'extérieur, coiffé de sa casquette de cuir est un homme d'une cinquantaine d'années, mine plutôt sympathique au demeurant, avenant, ouvert. Monsieur A. a lui un faciès un peu étrange, un regard de myope, des joues rebondies couverte d'une barbe laissée à elle-même, un visage lunaire.

Au moment précis où ils se trouvent à quelques centimètres l'un de l'autre, ils ne s'arrêtent pas, se croisent, se sourient et poursuivent…

Monsieur A. sort par la petite porte blanche.

L'homme à la casquette va s'asseoir sur le bloc de béton.

 

Cublac, le 01.02.23

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