Le Jimmy James (Chapitre I)

lise-rose

Le jour où j’ai appris la fin

La décision est tombée ce mardi 24 mai à 10:27. Mes espoirs se sont évanouis quand le facteur m’a tendu mon courrier. La première lettre de la pile ne laissait plus aucun doute. Le déclin était prévisible. J’avais déjà entendu des rumeurs. Il n’y a pas de fumée sans feu. Mais les miracles existent parfois. J’espérais encore tenir un an, peut-être même deux. Je n’ai plus que six mois. Le bâtiment va être réduit en miettes par des pinces métalliques. Un autre bâtiment sera construit à la place. Les matériaux utilisés seront plus modernes. Ce sera un modèle énergétique pour la ville. Une sorte de vitrine géante qui se suffit à elle-même et qui ne pollue pas. D’après ce que j’ai entendu, ils ont même décidé de mettre de la verdure sur le toit. D’un café qui n’attire que les communs des mortels, le propriétaire n’en veut plus.

Le Jimmy James, c’était toute ma vie. Moi qui rêvais d’une vie de bâton de chaise, je me suis transformé en pilier de bar. Mais de l’autre côté du zinc. J’ai versé tellement de bières au fût, que je pourrais le faire les yeux fermés et peut-être même avec des moufles de ski. Je connais le mouvement d’inclinaison du verre par cœur, je visualise avec précision la distance nécessaire entre la tireuse et la paroi du récipient et je ne déroge jamais à la règle du ¾ liquide, ¼ de mousse. Quand je n’ai pas d’ouvre-bouteilles accroché à ma ceinture, je me sens nu comme un ver.

Pourtant, je n’étais pas du tout prédestiné à cette vie, ni à ce métier.

Mes parents s’étaient rencontrés dans un groupe d’échange dénommé « des petits bouts de rien ». Les membres se réunissaient une fois par mois dans la salle des fêtes prêtée à titre gracieux par la mairie. Ils partageaient leurs trucs et astuces pour faire des économies de bouts de chandelles. Les toutes-boîtes étaient étudiés en profondeur et les publicités mensongères étaient épinglées sur un tableau en liège récupéré à la déchèterie du coin.

Le jour où mes parents se sont vus pour la première fois, le groupe avait mis à l’ordre du jour les pertes d’eaux. Ma mère n’avait encore jamais assisté à pareille réunion. Elle s’était placée légèrement en retrait et adoptait le comportement passif caractéristique des nouveaux arrivants. Mon père, habitué des lieux, était venu avec son catalogue du Bricorama couvert de notes. Il avait comparé les débits de tous les robinets de cuisines.

Ca avait été immédiatement le coup de foudre. Il l’avait d’abord remarqué parce que ma mère était une très belle femme. Elle n’était pas habillée à la mode, ça coûtait trop cher. Mais ses vêtements austères étaient agrémentés d’accessoires réalisés de ses mains avec des bouts de tissus, des restes de rubans et quelques brins de laine. Elle était tombée sous le charme de mon père parce qu’il en connaissait beaucoup plus qu’elle en matière d’économie. Il avait l’assurance qui lui manquait. Il parlait au groupe comme un orateur hors pair qui maitrisait son sujet à la perfection. Il était spontané et drôle.

Mes parents avaient vite fait leurs calculs. La vie à deux coûtait moins cher que tout seul. Six mois après leur rencontre, ils avaient franchi le pas. Ils s’étaient mariés civilement un jeudi. La mairie prenait en charge les frais de dossier le jeudi. Dans ces conditions, pourquoi choisir un autre jour ? Ils avaient loué une salle en périphérie qui avait plus les allures d’une salle de congrès que celles d’une salle de bal. Mais le parquet ciré, il suffisait de se l’imaginer. Les petits fours au foie gras avaient été remplacés par des kroepoek. Une chaîne de traiteur chinois leur avait proposé une remise supplémentaire si les convives terminaient la fête au saké. Ma mère portait une robe couleur crème qu’elle avait achetée dans une vente aux enchères organisée en faveur des plus démunis. Le modèle avait été ajusté au gout du jour par une étudiante en stylisme. Le résultat était époustouflant.

Pour la décoration, ma mère avait pris son courage à deux mains pour réaliser des décorations florales en papier crépon. Elle s’était appliquée pour calligraphier les noms sur les marques places. Le pari était réussi. Ils s’étaient mariés à moindre frais dans une ambiance on ne peut plus festive. Comme quoi, l’argent ne fait pas le bonheur.

Mes parents vivaient dans un magnifique appartement qu’ils avaient eu au rabais parce qu’il bénéficiait d’une vue plongeante sur le cimetière et que les cloisons étaient tellement mal isolées que le moindre bruit était entendu par résonnance du premier au dernier étage. Ca permettait à mes parents de pouvoir se passer de télévision. Ils suivaient en direct les discussions des dix ménages qui partageaient le bâtiment.

Mon père était banquier. Tous les matins, il se levait à la même heure, enfilait le même costume, nouait la même cravate, attrapait la même serviette et empruntait le même chemin. Faire du profit était son quotidien. Il fouillait les comptes, vérifiait les soldes et poussait ses clients à investir dans les produits les plus rentables pour l’organisme financier qui l’employait. Son monde tournait autour des chiffres.

Les chiffres hantaient tout autant ma mère. Elle travaillait dans les assurances. Elle calculait l’espérance de vie des gens. Elle traquait les accidents de la route, les cancers, les guerres et les parricides. Elle prédisait la mort des gens beaucoup plus précisément qu’une voyante. Et pourtant, mon avenir, elle l’avait prédit autrement.

J’étais fils unique. J’étais bien désiré mais un seul exemplaire leur suffisait. Les sommes que je représentais étaient déjà assez affolantes. Il fallait compter les langes, les garderies, les chaussures, les vêtements, les jouets,… Ils gagnaient tous les deux bien leur vie, mais là n’était bien sûr pas la question.

Mon enfance n’en n’a pas pour été moins heureuse. Je n’ai pas souvenir d’avoir été privé de quelque chose. Je n’avais peut-être pas les jouets dernier cris mais à la place, je pouvais en choisir trois autres quand nous allions à la brocante biannuelle organisée par l’école. Mes vêtements étaient peut-être raccommodés mais c’est moi qui choisissais l’écusson thermocollant qui masquait les trous. Et le restaurant self-service du supermarché me convenait très bien. Là au moins, je recevais un cadeau. Pas comme dans les autres restaurants où j’allais avec ma grand-mère.

Puis est arrivé un âge où j’avais justement envie d’aller dans les autres restaurants, où je voulais être habillé à la mode et où les derniers appareils High Tech m’intéressaient. Lorsqu’est venu le moment de choisir mes études supérieures, j’ai voulu déjouer le destin. J’ai commencé la fac par les chiffres mais j’ai vite compris que ce n’était pas fait pour moi. Une année de perdue pour mes parents dont les frais sont toujours inscrits à l’encre rouge comme dépense à fond perdu dans leur journal de comptes. Je me suis lancé dans la psychologie ne sachant que choisir. Deuxième échec et deuxième cassure dans la courbe bien tracée par mes parents. La fac de lettres m’a heureusement été plus profitable. Ca me mènerait bien quelque part.

Mon diplôme en poche, j’ai décidé, au désespoir de mes parents, d’être serveur dans une taverne du centre ville. Comment pouvais-je songer à être serveur ? Un travail éreintant et peu valorisant, des horaires inconvenant et difficilement conciliable avec une vie de famille. Un emploi dont personne ne pouvait rêver ! Non, mes parents n’acceptaient pas mon choix alors que moi, je l’assumais pleinement. Je ne me voyais pas rester devant un bureau huit heures par jour. J’avais besoin de bouger, de rencontrer un maximum de gens, de parler et d’écouter. Et ça ne me réussissait pas trop mal. Des pourboires, j’en avais, en même temps que des sourires. Les clients venaient plus pour moi que pour le patron, un homme acariâtre qui avait hérité d’un café qu’il haïssait. Il avait un bon fond mais rares étaient ceux qui le savait. Il n’était simplement pas à sa place et ne parvenait pas à le cacher.

Après deux ans, j’avais économisé assez de pognon pour lancer mon commerce. J’avais un petit bas de laine légué par ma grand-mère. La pauvre ne faisait aucune confiance aux banques. Avec des parents comme les miens, mieux valait qu’elle assure mes arrières à sa façon. En dessous de son lit, elle avait caché des pièces d’or dans une boîte à chaussure. Quand j’étais petit et qu’il pleuvait trop pour qu’elle m’emmène au parc, elle me permettait de jouer avec les belles pièces dorées. J’imaginais être un pirate qui découvrait un trésor en dessous du lit d’un ogre mangeur de petits garçons. Je me glissais sous le lit pour retirer les pièces avec soin. Je fouillais les tiroirs de la commode remplis de bijoux. Je comptais, triais par couleur et par type mon butin. Je rassemblais le tout dans un balluchon de fortune, une serviette éponge râpée et décolorée. J’admirais mon travail pendant des heures. Déjà tout petit, j’avais bien compris que je devais cacher à mes parents mes jeux mercantiles si je ne voulais pas que le trésor enfui sous le sommier de ma grand-mère ne disparaisse définitivement. C’était notre secret.

Avec mes rudiments de langues modernes, mon initiation à la gestion des comptes et ma conviction de connaître la condition humaine, j’ai voulu ouvrir mon propre café. J’ai commencé à arpenter les rues de la ville et à regarder plus attentivement les annonces des commerces à louer. Mon budget ne me permettait pas d’obtenir un lieu éblouissant. Je commençais à désespérer quand je suis tombé dessus. Une taverne à l’abandon depuis que le tenancier était décédé d’une crise cardiaque. Aucun héritier n’avait montré le moindre intérêt pour l’affaire. Ils étaient pourtant cinq, mais ils avaient bâti chacun leur vie et ne se voyaient pas commencer une nouvelle aventure. Ils étaient par contre trop attachés à ces quelques murs pour s’en séparer définitivement. Un bail commercial et un pas-de-porte leur semblait une idée plus acceptable.

L’affaire avait été conclue en un coup de téléphone. Le Jimmy James était à moi.

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